Il m’arrive parfois de me sentir très seul. De regarder mes congénères autour de moi et de me demander si je n’ai pas raté le train de la modernité. Si je n’ai pas complètement échoué à être un homme de mon temps. Si je ne suis pas en retard de quelques décennies. Si je n’ai pas attrapé quelque maladie orpheline qui m’empêche de ressembler à mon voisin.
Je n’ai pas de téléphone portable.
C’est dit.
Je peux le réécrire afin que cet aveu apparaisse encore mieux dans toute son invraisemblance métaphysique: je n’ai pas de portable.
Enfin pour être tout à fait exact, il me faut confesser qu’on m’a obligé à en posséder un, un vieux bidule tout usé avec lequel on ne peut que vaguement téléphoner et écrire d’hypothétiques SMS: c’était cela ou le divorce.
J’ai eu beau protester, j’ai dit que je n’en avais pas besoin, que je détestais me trimballer avec cet objet ridicule dans ma poche, que c’était de l’argent jeté par la fenêtre: en vain. On ne sait jamais. Au cas où. En cas d’urgence.
Je ne m’en sers jamais.
Presque personne ne peut m’appeler puisque que je n’ai donné mon numéro à personne. Un numéro que par ailleurs je ne connais pas. Pour le connaître, m’a-t-on gentiment expliqué, il suffirait que je m’appelle. Mais je ne veux pas m’appeler. J’ai encore un souffle de raison.
Mes amis me regardent étrangement. Je sens que désormais ils se méfient de moi. Qu’ils s’apprêtent à me jeter hors de leurs sphères. Ils me disent que j’agis par snobisme. Pour me différencier. Pour me placer d’office sur un piédestal d’où j’aurais tout le loisir de me moquer d’eux. De les toiser.
Ce n’est pas vrai.
Même si quand je les vois pianoter à fond de caisse sur les touches de leur écran miniature, quand je croise le regard supplicié qu’ils jettent à leur téléphone qui tarde à bourdonner, quand je les surprends à secouer leur portable comme s’ils cherchaient à conquérir le graal de l’immortalité, je m’interroge sur ce qui ne tourne pas rond chez eux. A quel moment ils ont dérapé.
J’en arrive même à me demander si ce n’est pas toute l’humanité qui, d’un élan commun, n’a pas sombré dans cette même folie ravageuse. Une sorte de maladie collective qui affecte les individus d’une manière si scandaleusement sournoise qu’ils ne se rendent pas compte combien leur attitude a de quoi inquiéter. Cette incapacité à ne pas rester contemplatif ou simplement passif, cette volonté de savoir à tout instant ce que manigance un ami imaginaire, cette folie furieuse de se marier avec un objet dont on peine à comprendre la réelle utilité.
Parfois je me souviens du téléphone de mon enfance et de mon adolescence. Celui à cadran. Avec le bitoniau que l’on tendait à son voisin pour qu’il puisse entendre ce que radotait votre interlocuteur. Cela remonte à peine à une vingtaine ou une trentaine d’années et pourtant j’ai l’impression d’évoquer là des temps antédiluviens.
Je suis un homme du passé dépassé par ce qui se passe.
J’essaye de raisonner mes amis, je leur demande ce que j’aurais à gagner à me servir de leur godemichet mental. Avant de répondre ils m’examinent longuement comme si je venais de dire que Juppé m’était sympathique, ils me demandent t’es sérieux là, avant de lâcher un laconique et condescendant mais tout, tu aurais tout à gagner.
Je n’entends plus rien à leurs conversations. Elles ne tournent plus que sur les avantages et les inconvénients de l’Android dernier cri, du nouvel IPhone, de leur Samsung profilé. On dirait qu’ils s’entretiennent avec gourmandise des attributs de leurs maîtresses respectives. Combien ils pèsent. Le nombre de pixels de leur caméra embarquée. La vitesse d’exécution de leur processeur.
Certains me disent, tu te rends compte que mon téléphone portable possède plus de capacité d’analyse que les ordinateurs qui ont contribué à envoyer l’homme sur la lune. A cet instant précis, je les regarde éberlué et je comprends que le mal dont ils souffrent est profond.
Je les vois de moins en moins.
Les rares fois où je les rencontre, pour une raison qui m’échappe, ils me disent toujours, je viens de t’envoyer un sms pour te dire que j’arrivais, tu ne l’as donc pas reçu ? Je me retiens de leur dire que je savais qu’ils arrivaient puisqu’on avait rendez-vous. Je bafouille que je ne sais pas. Je n’ose pas leur avouer que j’ai oublié d’embarquer avec moi mon portable. Qu’il doit être encore dans la poche de mon veston accroché dans l’armoire.
Ils ne comprendraient pas.
Je ne leur en veux pas.
Je réalise seulement que si je persiste à me comporter de la sorte, les choses vont mal finir. Que je serai excommunié. Mis au rebut. Que les enfants me montreront du doigt quand je m’aventurerai au dehors.
Je vais essayer de m’améliorer. M’entraîner à m’envoyer des sms et tâcher d’y répondre dans la minute. Me bander les yeux et composer un numéro dans le noir. Prendre l’habitude de le poser sur ma table de chevet. L’emmener dans ma salle de bains. Le demander en mariage et l’emmener en lune de miel à Honolululu.
C’est quoi mon numéro déjà ?
lire le billet
Il faudrait peut-être songer à laisser tranquille Albert Camus.
D’abord, on a voulu que ses cendres s’enterrent du côté du Panthéon. Et depuis cet été, on se livre à une guerre picrocholine au sujet d’une exposition célébrant le prochain centenaire de sa naissance, censée se tenir à Aix-en-Provence, et rendant hommage à ce fils de la méditerranée qui jamais ne voulut choisir entre son Algérie natale et sa France d’adoption.
Drôle de jeu de massacre avec aux premiers rangs la mairesse atypique et légèrement exaltée de la cité provençale et Michel Onfray qui comme Richard Millet ou tout autre plante exotique se meurt d’ennui quand la lumière ne se porte plus sur son auguste personne.
Et au milieu comme juge-arbitre la fille de l’écrivain qui après avoir joué au jokari avec la candidature de Benjamin Stora comme maître de cérémonie semble vaciller à chaque nouvel acte de cette bouffonne comédie qui agite et secoue l’intelligentsia parisienne et donne le tournis aux irréductibles nostalgiques de l’Algérie Française qui dès qu’on prononce le nom de Camus ressortent leur machette pour mieux se défendre contre le fantôme de l’Arabe sanguinaire.
Camus est en train de devenir comme Jaurès, une figure morale d’exception que les politiques de tout bord se complaisent à disputer l’héritage. Que chacun cite à tort et à travers pour justifier ses moindres actes. Que tout le monde veut convier au banquet de sa propre vanité sans jamais se donner la peine de lire ses œuvres complètes.
Peut-être alors se rendrait-on compte que lorsque la mort a eu l’idée saugrenue et obscène de venir le faucher du côté de Villeblin, Albert Camus, tout Camus nobelisé qu’il est, demeure encore un écrivain en devenir. Un romancier en construction qui est tout juste en train de trouver sa voix.
Qui jusqu’ici a composé des œuvres qui souffrent trop de la contagion et de la fréquentation des grands écrivains qui l’accompagnent dans la construction de son être romanesque pour prétendre à être autre chose que des répliques certes inspirées mais trop appliquées de ses modèles.
Que l’Etranger, malgré sa prose lumineuse, souffre encore trop d’avoir été composé à l’ombre de Faulkner et de Kafka pour apparaître comme une création tout à fait originale, peinant à atteindre la puissance dévastatrice de Sanctuaire ou du Procès.
Que dans la Peste, roman à idée simplette, roman boursouflé où Camus en rajoute trop dans la métaphore symboliste, il ne parvient pas à se démarquer Des Possédés ou de Moby Dick et trébuche à créer le grand roman du milieu du siècle, loin derrière Vie et Destin de Grossmann ou Au-dessous du Volcan de Malcolm Lowry.
Ce n’est finalement que la publication posthume du Premier Homme qui instaure la légitimité romanesque de Camus. Là, parce qu’en évoquant le souvenir de son enfance algérienne et la mémoire de sa mère, il touche au plus près de sa vérité d’homme et entame son véritable parcours d’écrivain.
Évidemment de tout cela la dame patronnesse qui sert de mairesse à Aix en Provence, Maryse Joissains-Masini, dont l’histoire retiendra surtout sa volonté de porter plainte auprès du conseil constitutionnel afin d’invalider l’élection de François Hollande, n’en a que faire.
Elle ne se sert que de la renommée d’Albert Camus pour attirer la lumière sur sa ville.
Parce que bien entendu, en 2013, la France ne parlera que de Camus. Que chacun, du chef d’entreprise au politicard de service, ira de son hommage ému. Que la république sortira sa grande soupière en argent pour le décorer à toutes les sauces. Que notre président qui de roman ne lit jamais s’en ira fleurir sa tombe en récitant un éloge transi d’émotion. Que des philosophes de comptoir s’entartreront pour savoir si Camus philosophait ou s’il se contentait de professer une sagesse de bonne du curé.
Ce sera le bal des hypocrites où chacun se sentira obligé de réviser son bréviaire camusien. De parsemer ses dires d’une citation chuchotée à son oreille par un conseiller prévenant. De se réferer à lui pour montrer l’étendue de sa prétendue culture.
Et déjà, de tout ce barnum funèbre, on en a la nausée…
lire le billetLe 20 septembre prochain Francis Scott Fitzgerald débarque en Pléiade. A défaut de décrocher un Nobel posthume, c’est là une consécration qui vous place un écrivain à la plus haute marche des podiums littéraires. Comme une sorte de grandiose cérémonie funèbre où l’âme du romancier, enveloppée dans un gracieux coffret, couchée sur papier bible, marquée d’un liséré d’or, rentre à jamais dans le panthéon des lettres modernes.
On devrait s’en réjouir mais non.
Fitzgerald ne mérite pas la Pléiade.
Ou plutôt la Pléiade ne mérite pas Fitzgerald.
Il existe dans cette momification comme un relent d’académisme qui sied mal à l’écrivain américain qui fut, à n’en pas douter, le plus doué de sa génération. Pas un génie écrasant et tutélaire comme Faulkner, pas un pachyderme encombrant et inutile comme Hemingway, pas un conteur classique et stéréotypé comme Steinbeck, mais une véritable météorite qui a traversé les lettres américaines avec une fulgurance et une flamboyance que l’on ne rencontre qu’une fois dans le siècle.
Il a été un romancier précoce avec l’Envers du Paradis, un brillant et clinquant chroniqueur des années folles dans Les Heureux et les Damnés, un génial prosateur éclaboussant de classe, auteur d’un chef d’œuvre insaisissable avec The Great Gastby avant de se perdre en chemin, de composer un dernier grand roman malade, Tendre est la nuit, puis de disparaître dans l’immensité de la nuit américaine.
Il mourut seul, atrocement seul.
Et totalement inconnu.
Il n’a pas brûlé sa vie. Il ne buvait pas pour mieux se suicider et raccourcir le fardeau de vivre comme Malcolm Lowry. Il buvait parce qu’il avait découvert que l’alcool aidait les gens à le trouver amusant et spirituel. Il buvait pour se convaincre que l’existence était une fête. Il buvait pour s’étourdir et repousser une maladive mélancolie qui était le terreau même de toutes ses créations.
Tout ce qu’il a pu composer, ses nouvelles qu’elles fussent mièvres ou anodines, brillantes ou ébouriffantes, ses romans, parfois bancals et mal charpentés, sont toujours hantés par la grâce d’une écriture qui, fragile et aérienne, ciselée à la perfection, tenant sur un fil d’émeraude, racontait des destins d’hommes et de femmes pris aux pièges de leurs propres rêves et incapables de vivre dans un monde où la brusquerie de la réalité les rejetait encore plus loin dans le crépuscule de leurs songes à jamais recommencés.
Fitzgerald est trop vivant pour s’encroûter et s’assoupir déjà dans les lourds et pesants recueils de la Pléiade. Il est encore trop lumineux pour que ses romans comportent des appendices et des notes bien plus bavardes que ses propres créations. Il est encore trop contemporain pour qu’on l’alourdisse de commentaires d’érudits universitaires qui de son vivant l’auraient toisé du haut de leur rigide savoir et l’auraient jugé bien trop léger et inconsistant pour mériter leurs louanges.
Surtout l’œuvre de Fitzgerald se suffit à elle-même. Elle est d’une simplicité merveilleuse. Elle n’a nulle besoin d’être décortiquée par de rigoristes exégètes qui ont attendu que le train du temps passe et le consacre comme un romancier de tout premier ordre pour reconnaître la grâce de son talent.
Fitzgerald était un enfant prodige qui n’a jamais su ou voulu grandir.
En rentrant dans le catalogue de la Pléiade, voilà qu’il devient d’un coup un vieillard respectueux à qui on adresse des courbettes pour mieux le canoniser.
Il ne méritait pas cela.
Qu’on le laisse donc à jamais dans nos mémoires comme cet astre lumineux qui continue et continuera à éclairer nos existences étriquées comme le fantôme d’un coucher de soleil se suicidant toutes les nuits sur les vagues ensanglantées d’un océan mirifique et majestueux.
lire le billetAlors voilà il suffit qu’un éminent homme d’affaires français songe à acquérir la nationalité belge et toute la cavalcade médiatique lui tombe dessus comme un vulgaire chenapan pris la main dans un sac Hermès. Comme si choisir d’immigrer en Belgique relevait du crime d’état ou de l’abandon d’enfant.
Quoi les impôts ?
On ne se souvient pas d’avoir entendu un tel barouf quand Monsieur Brel a déposé ses valises en Gare du Nord.
Ou lorsque que Monsieur Simenon a trimballé sa machine à écrire jusque dans les bordels de la capitale.
Eus-je été à la place de ce Monsieur Arnault que j’aurais agi pareil. Ah mais je vous le demande comment peut-on résister au charme du plat pays une fois qu’on y a goûté ? Comment résister à l’appel de ces bières de moines trappistes qui vous tourneboulent l’esprit et vous ensorcellent l’âme avec leurs noms à vous donner le frisson, de la Mort Subite à la Gueuze Bécasse ?
Qu’est ce qu’il y a les impôts ?
Ce n’est pas la Suisse la Belgique. Ce n’est pas un mouroir pour personnes avariées au bord de tirer leur révérence sur les rives molles du lac Léman. La Belgique, c’est l’exubérance à l’état brut. C’est la générosité incarnée. C’est la drôlerie revendiquée. C’est l’art de ne jamais se prendre vraiment au sérieux. C’est la flamboyance d’un chagrin intemporel qui s’en va enguirlander la mort pour mieux l’étreindre et lui demander de passer son chemin.
C’est Knock le Zoute et le charme fou d’une station balnéaire où l’on ne se baigne jamais.
C’est la mer du nord qui vous dégrise à jamais avec ses longs rouleaux de vagues grises s’en allant vous mordre les chevilles de votre mélancolie toute automnale.
Mais quels impôts ?
On ne peut tout de même pas reprocher à Monsieur Arnault d’aimer arpenter la Grand-Place, de se perdre dans ses galeries au charme discret, de s’asseoir à la terrasse d’un troquet déguster une tasse fumante de chocolat chaud accompagnée d’un ballotin de chocolats aussi moelleux qu’une poitrine de soprano roumaine avant de monter dans un tram direction la place Sainte Catherine où Madeleine doit sûrement être en train de l’attendre.
Comme si on ne pouvait pas être riche à en crever et apprécier en même temps la poésie de Michaux, la peinture de Bruegel l’ancien ou le cinéma d’Agnès Varda ?
Monsieur Arnault est tombé amoureux de la Belgique comme Stendhal s’est amouraché de l’Italie ou Brel des Iles Marquises. Ce n’est pas un crime tout de même. Et ce n’est jamais rationnel l’amour. Ça vous tombe dessus un bon matin sans crier gare en promenant son chien le long d’un canal qui s’en va se suicider quelques kilomètres plus tard à hauteur d’Ostende ou de Charleroi. Ca ne prévient pas.
Mais quels impôts ?
A ce que je sache personne n’a jamais reproché à Monsieur Jean-Philipe Smet, né de père belge, d’avoir choisi de payer ses impôts en France.
Comment ça il les paye en Suisse ses impôts ?
C’est bien ce que je disais : on ne peut tout de même pas reprocher à Monsieur Hallyday d’aimer flâner du côté du lac de Zurich avec ses montagnes…
lire le billetVous ne vouliez pas mais c’est obligatoire. Si vous passez par L.A, vous devez visiter un studio de cinéma. C’est inscrit dans la charte du touriste de base. Marqué en gros sur tous les guides de voyage. Incontournable. Immanquable. Une occasion unique de découvrir l’envers du décor. Une plongée fascinante dans le monde merveilleux du septième art.
Alors, un bon matin, après s’être tapé une heure d’autoroute, une autre pour trouver la bonne sortie, une troisième pour parvenir à l’endroit où se planque l’usine à rêve, vous vous retrouvez, sans trop savoir comment, embarqué dans une sorte de mini bus électrique qui s’en va de son allure triomphale sillonner les allées de la Warner.
Le guide est super sympa. Il a une pêche d’enfer, il sourit tout le temps, il répète tout le temps great, great, great, et il a des supers vannes à dégainer sur les canadiens, les français, les chinois, les afghans.
Il fait une chaleur à crever, le soleil se prend pour Napoléon dans un ciel bleu comme l’enfer, mais on s’en fout.
On est en route pour le royaume des rêves.
Et on va être servi.
Le guide a des fourmis dans la langue et vous invite à vous dégourdir les jambes. On s’enfonce dans une forêt aussi impressionnante qu’un bosquet perdu dans une aire d’autoroute. Avant de s’arrêter pile face à la carcasse d’un bateau qui a jeté l’ancre dans une mini-mare du plus bel effet.
Le guide jubile, vous le reconnaissez ? Non. Pourtant c’est le bateau où trucmuche dans la série bidule prend son café en lisant son journal.
Personne dans la foule des touristes ne sait de quoi il parle mais qu’importe c’est trop great : on le mitraille quand même avec son appareil photo, on prend la pose devant, on est aux anges.
Et quand on rentre dans l’intérieur d’une maison vide comme un cercueil au chômage c’est l’extase absolue. En fait, c’est fou mais la maison n’est qu’une façade. Derrière les murs, il n’y a rien. Mais absolument rien. C’est donc ça l’envers du décor. On y est enfin. On pleure. On reste ébaubi de stupéfaction ahurie. On est presque gêné d’être là. On n’en revient toujours pas. On touche du bout des doigts la magie d’Hollywood.
Le temps de prendre une dernière photo et le guide, toujours aussi content de lui, siffle la fin de la récréation.
Il est temps de passer aux choses sérieuses.
Le tortillard passe sans s’arrêter devant d’imposants entrepôts cadenassés à triple tour. Tiens c’est là où on a tourné Casablanca hulule le guide en trépignant sur son strapontin. On est sur le cul. Transi d’émotion. Et pour être bien sûr de pouvoir revivre à l’infini ce moment unique on prend en photo ce lugubre bâtiment qui ressemble à un hangar pour aéroplanes sur le déclin.
Soudain, le guide devient grave. On ne plaisante plus. Il nous oblige à descendre de voiture et se plante devant une porte comme un chef indien devant son tipi. Il a des trémolos dans la voix. Il nous prévient que l’on s’apprête à rentrer dans le saint des saints. Que surtout il ne faut toucher à rien. Que normalement ce n’est pas autorisé mais que vu qu’il nous a à la bonne, il prend sur lui.
On pense qu’on va voir l’escalier où Brando hurle Stella.
Où Brando marche sur les quais.
Où Brando se prend pour le parrain.
La porte finit par s’ouvrir et là c’est l’extase. Les yeux sortent de leurs orbites, les bouches s’ouvrent grandes, les oreilles frétillent d’émotion : devant nous se tient le décor de Friends. Le vrai. L’unique. Enfin juste le café où les six couillons de service ont réinventé à coup de répliques tonitruantes le théâtre moderne.
C’est tout bonnement prodigieux.
D’une main tremblante, on tend son appareil photo au guide afin qu’il nous prenne en photo assis sur le canapé même où Chandler papotait avec Ross au sujet de la poitrine de Rachel.
C’est inouï ce qu’il nous arrive.
Le reste de la visite passe comme dans un rêve. On lévite. On a encore du mal à réaliser qu’on vient de s’assoir sur le canapé le plus célébre de l’histoire de l’humanité.
Et tout ça pour à peine soixante misérables dollars.
Le guide nous ramène au point de départ, on se congratule, on se tape dans le dos, on n’en revient toujours pas.
Et le lendemain on s’inscrit pour la visite de la Paramount.
Paraît qu’il y a moyen de mirer l’imperméable de Colombo.
lire le billetIl paraît que les français n’ont pas trop le moral ces derniers temps. Du coup moi aussi. Par solidarité patriotique on va dire. Par empathie nationaliste. Sauf que moi j’ai des bonnes raisons d’être déprimé même si je n’ai pas à cravacher pour payer les traites en retard de l’écran plat offert à l’aîné pour sa réussite à l’entrée à pôle emploi.
Pourtant moi aussi je suis au chômage. Au chômage technique même. Avec des perspectives de reprise d’activité à court terme quasi nulles. Voilà ce qui se passe quand on s’amuse à achever un manuscrit. Lorsqu’on l’envoie à son éditeur et que ce dernier le juge apte pour le service. Même s’il faudrait songer à mettre le milieu au début et le début vers la fin. Et penser à effectuer une cure d’amaigrissement au chapitre 7. Ratiboiser le chap 12. Circoncire le 13. Raboter le 14. Emincir le 14. Réduire le 15. Supprimer le 16.
Le 19 aussi.
Rien de bien méchant.
Du simple travail de dactylo que l’écrivain maugrée à accomplir mais qu’il accomplit tout de même.
Désormais il n’y plus qu’à attendre le dernier jeu d’épreuves pour valider le roman et l’envoyer se faire imprimer.
C’est presque fini.
Votre esprit tourne à vide.
Cette angoisse qui vous rongeait depuis des semaines, des mois, des années, cette angoisse à créer jour après jour l’édifice d’un roman tenant à peu près la route, cette angoisse qui vous donnait l’impression que la vie valait la peine d’être vécue a disparu, ne laissant derrière elle qu’un vaste champ de ruines où vous errez sans but.
Ces abrutis de personnages qui hier encore vous tourmentaient avec leurs affects et leurs manies, avec qui vous vous débattiez pour qu’ils apparaissent vivants et point trop bancals ont déserté votre cervelle et sont rentrés chez eux. Les journées n’ont plus de saveur. Elles tournent à vide. Et comme vous n’avez pas encore l’énergie nécessaire pour vous lancer dans une future entreprise romanesque, vous vous sentez comme bon à rien. D’ailleurs vous êtes un bon à rien. Vos parents et vos amis vous l’ont assez répété. Vous finissez par le croire.
Vous vous levez le matin en espérant que la nuit se dépêche d’arriver. Vos traits se creusent. Vous vous traînez dans votre appartement et vous vous surprenez à bavarder avec vos plantes. Rien ne vous intéresse. Pas même les jupons de la femme de ménage. Ni les cabrioles de vos maîtresses imaginaires.
Finalement vous vous décidez à prendre des vacances forcées. Ce sera déjà ça de gagné. Vous écrivez un dernier billet sur votre blog à la con, vous prévenez vos lecteurs, enfin plutôt le seul lecteur qui vous reste, que vous serez absent de la semaine, vous laissez votre chat au bon soin de la voisine, vous bouclez votre valise et vous vous envolez pour la Californie, visiter les fantômes de Steinbeck et d’Henry Miller avant d’aller voir si Johnny tient la forme à L.A.
Une vraie vie de chien.
lire le billetA chaque rentrée littéraire, son petit scandale. Sa polémique étriquée qui fait chavirer d’indignation la plume impeccable de bonne conscience des gratte-papiers de la presse nationale, le doigt sur la couture de leurs claviers, prompts à déclamer que la littérature part à vau-l’eau.
Cette année c’est Richard Millet avec sa nauséeuse défense d’Andres Breivik, le sympathique névropathe auteur d’une très réussie omelette norvégienne, à qui l’on doit le charivari saisonnier.
Sitôt le livre annoncé, bruit et fureur ont agité le landernau des lettres nationales.
On s’est offusqué, on a hurlé au loup, on a vomi l’écrivain par ailleurs gros rabatteur de supputés talents chez Gallimard, coupable d’avoir pris la défense de Breivik en qui il voit une magnifique incarnation d’un résistant refusant de voir son Europe millénaire se transformer en une succursale de l’Islam.
Il va sans dire que je n’ai pas lu l’opuscule de Millet pas plus que je n’ai perdu mon précieux temps à m’égarer dans la lecture de l’un de ses précédents ouvrages. Et que les thèses qu’il défend, la chute de l’Europe chrétienne, l’affadissement de la langue, la montée d’un islamisme sanguinaire, m’intéressent et m’interpellent tout autant que le sort des baleines bleues en mer de Chine.
Et que son hommage littéraire à Breivik me glace à priori le sang.
Mais pour autant je n’ai aucun goût pour les autodafés ni pour les exécutions sommaires sur la place publique.
Il n’y a pas de livres tabous.
Les pamphlets antisémites écrits pas d’obscurs négationnistes ne me dérangent pas. Ils m’amuseraient plus par leur extravagance sauvage. Et même s’ils peuvent parfois me choquer ou me heurter voire m’offenser, n’est-ce pas Monsieur Hessel, je ne demanderais pas à la justice leur retrait.
Comme je ne pense pas un seul instant qu’ils puissent contaminer des esprits aussi fragiles soient-ils. Que leur pouvoir de nuisance est nul. Et qu’ils ne séduisent que ceux qui veulent bien se laisser séduire. Et que se répandre en lamentations offusquées à leur sujet ne contribue qu’à attirer l’attention dessus.
Surtout lorsque l’auteur de cette infamie littéraire n’attend que cela. Que l’on se doute que Monsieur Millet doit jouir de se voir ainsi vilipender. Qu’il exulte en voyant que la condamnation de ses idées scandaleuses s’affiche désormais à la une de tous les journaux. Qu’il éjacule de plaisir en lisant tous les petits marquis de la pensée contemporaine réclamer qu’on lui coupe la main.
Ah qu’il eut souffert si son traité eut été reçu dans la plus parfaite indifférence. Si personne n’avait pris la peine de dire combien cet ouvrage empestait. Si nulle part, absolument nulle part, il eut eu droit à une quelconque tribune s’offusquant que cet écrivain aux idées odieuses puisse prétendre siéger au sein d’une maison d’édition aussi vénérable que Gallimard.
La tentation était sûrement trop forte.
Il fait toujours bon de s’indigner. De montrer que l’on se trouve du bon côté de la barrière. Que, fort de son humanisme de bon teint, l’on se ne souscrit en rien à ces discours de haine. Que s’il le faut, on serait prêt à dégoupiller sur le champ une pétition dûment signée par toutes les belles âmes de la capitale pour réclamer au ministre de la culture d’agir dans les plus brefs délais afin que notre littérature cesse d’être souillée par ces esprits malveillants.
Richard Millet, avec sa tronche de Marlon Brando revisité par le fantôme de Louis Acariés, macère livre après livre son amertume de ne pas être un grand écrivain.
Il n’est pas de plus grande souffrance pour un être versé dans la grande littérature et se rêvant un destin d’immortel que de réaliser que ses livres ne sont que d’aimables postillons que le temps effacera des bibliothèques.
Qu’on le laisse à cette terrifiante solitude.
Ce serait là la plus belle des réponses.
lire le billetNon ce ne fut pas un petit pas pour l’homme et un grand pour l’humanité. Tout le contraire. Ce fut l’ultime croche-patte que l’homme, dans toute sa crasseuse vanité, s’infligea pour s’automutiler sur le dôme du progrès.
Non seulement l’exploration de la lune ne nous rapporta rien, absolument rien, si ce n’est de lustrer de gloire les étoiles pâlissantes du drapeau américain, mais elle assassina l’une des plus belles et des plus évocatrices rêveries que l’homme n’ait jamais eue.
Pendant des siècles, la lune fut cet astre merveilleux, énigmatique, fascinant que l’homme aimait à contempler quand le chagrin se faisait trop lourd. Quand la pesanteur de vivre nous engourdissait de trop. Quand la réalité prenait les traits cauchemardesques d’une existence moisie que rien ne venait éclairer dans sa torpeur d’un quotidien effarant d’ennui.
Alors, par la lucarne de sa fenêtre, il pouvait se perdre à loisir dans la contemplation émerveillée de cette féerie ensorcelée et sans cesse changeante que dessinait cet astre rêveur, cette lune suspendue dans l’immensité du ciel étoilé se penchant avec sollicitude sur nos peines de cœur et sur nos amours défunts.
La lune confidente de nos pensées les plus secrètes.
La lune amicale comme une grande sœur attentionnée.
La lune tendre comme une amante délicate.
Sitôt que Neil Armstrong a posé ses godillots sur le ciel lunaire, il a souillé à jamais ce rêve d’un astre dont le mystère avait constitué tout au long de l’histoire de l’homme la source de tant de rêveries et de tant de fantasmagories.
Il ne fallait pas dépuceler la Lune.
Aujourd’hui quand on la contemple, maintenant qu’on sait à quoi elle ressemble, vaste et terne champ de cailloux gris, elle ne nous inspire plus rien. Tout juste si on prend le temps de la contempler. A quoi bon ? Elle reste là plantée dans la voûte du ciel comme un astre ahuri et encombrant. Tout juste si elle ne gêne pas.
Elle est devenue cette femme fantasmée à qui pendant des siècles on a écrit des lettres tremblantes d’amour et dont on découvre, une fois que son vrai visage nous a été révélé, qu’elle ne ressemble en rien à l’image qui peuplait notre imaginaire.
D’un coup, elle a perdu tout de sa magie et de son pouvoir d’évocation ou de séduction. Elle ne nous enchante plus. Ne nous emeut plus.
Elle reste là, hagarde et déboussolée, perchée au-dessus de nos têtes, se cherchant une raison d’être, ne la trouvant pas.
Elle ne sert plus à rien.
Mon père était un chercheur d’or, l’ennui c’est qu’il en a trouvé chantait Brel.
Et Dylan, comme toujours, mieux que personne, dans sa chanson Licence to Kill, a dit notre désenchantement et notre désarroi :
Man thinks ’cause he rules the earth/ He can do with it as he please / And if things don’t change soon he will/ Oh, man has invented his doom / First step was touching the moon.
Armstrong a peut-être décroché la lune.
Il a surtout assassiné la part d’enfance qui sommeillait en nous.
A trop vouloir repousser les frontières, l’homme atteint à sa finitude. Bientôt il ne lui restera plus que la nostalgie pour rêver.
lire le billetAh qu’ils sont donc contents les cassandre d’opérette, les journalistes aigris et la populace revancharde. Des années qu’ils attendaient cela. Qu’ils guettaient sa chute. Qu’ils rêvaient à
sa mise en bière. Qu’ils nous prédisaient qu’un jour le masque tomberait. Qu’éclaterait l’assourdissante vérité. Que la supercherie serait enfin découverte.
C’est qu’ils en avaient trop souffert. De cette insupportable succession de succès acquis par ce coureur revenu de l’enfer d’un cancer des testicules pour s’en aller conquérir des
maillots jaunes et les défier de sa superbe arrogance sur leurs Champs Élysées.
De cet horrible et horripilant américain, débarqué de son Texas natal, où les seules montagnes à gravir doivent être des derricks de champs pétrolifères, un américain plein de morgue outrancière qui osait venir parader sur les routes de nos villes et de nos cantons, de nos champs et de nos cols.
Lance Armstrong n’était pas sympathique. Hinault non plus. C’était un carnassier froid et calculateur que la fréquentation de la mort avait transformé en un être qui connaissait trop la valeur du temps, savait trop l’éphémère du temps qui passe et ne revient jamais, pour se perdre en bavardages ou répondre, le sourire au dent, à des sollicitations hypocrites.
Il ne venait pas sur le Tour de France pour se faire aimer ou aduler. Il n’avait pas besoin de cela pour se sentir exister. Il avait flirté de trop près avec le mot fin pour s’embarrasser
d’une popularité de fête foraine qui ne s’entiche que des médiocres et dénigre les meilleurs.
Il était le meilleur.
Et il le savait.
Et les autres le savaient.
Tous les autres. Ses coéquipiers autant que ses adversaires. Les journalistes comme les suiveurs. Les directeurs de course comme les pilotes d’hélicoptères. Les égarés sur le bord de la route comme les effarés sur la ligne d’arrivée.
Et comme il se savait supérieur, il n’avait pas besoin de fricoter avec eux pour gagner leurs suffrages. Cela ne l’intéressait pas.
Le grand champion se suffit toujours à lui-même.
Il n’avait pas besoin de la lumière des autres pour se sublimer. Il courait pour lui. Pour prouver à la mort que non seulement il lui avait échappé mais qu’il avait pris de l’avance sur elle. Et qu’elle ne le rattraperait pas de sitôt.
Il était un champion métaphysique.
Qui se dopait.
Comme se dopent, se sont dopés, se doperont tous les coureurs qui se présentent un jour sur la ligne de départ de ces compétitions qui exigent d’eux des efforts que le corps humain ne peut tout simplement pas fournir.
Il n’est pas question de triche ici.
Le Tour de France avec ses trois semaines de course folle disputée sous des chaleurs souvent caniculaires, avec ses étapes qui n’en finissent pas de finir, avec ses étapes qui culminent à des altitudes où mêmes les ours ont du mal à respirer, avec ses étapes disputées à des vitesses affolant les compteurs afin de satisfaire les diffuseurs, exigent des coureurs qu’ils aient recours à des substances interdites.
Tout le monde le sait.
A ce jeu-là, Armstrong s’est montré une nouvelle fois le plus habile. Le plus intelligent. Le plus adroit.
Il n’était pas le meilleur parce qu’il était dopé.
Il était le meilleur parce qu’il avait eu la “chance” de bavarder avec la mort. Et que cette conversation lui avait appris une chose, une seule : que pour triompher dans le cheminement de sa vie, il ne faut compter que sur soi-même, ne jamais pactiser avec les faux-semblants, et tracer sa route sans jamais se retourner.
Armstrong ne s’est jamais retourné.
Et c’est pour cela qu’aujourd’hui caquètent de joie les jaloux et les envieux, les médiocres et les aigris.
Ils l’ont enfin rattrapé.
lire le billetL’été tirant enfin à sa fin, les crèmes à bronzer ne servant plus qu’à lustrer le parquet de ses souvenirs de vacances, voici venu le temps des aveux et des confidences restés jusqu’alors confinés dans le placard de la mémoire confisquée.
Voilà, il m’est pénible de le revéler mais je suis ce qu’on appelle un géphyrophobe. Ce qui ne signifie en rien que je collectionne les gyrophares en pagaille ou que j’éprouve une passion irraisonnée pour les Zéphyrs. Non, tout simplement, j’ai peur des ponts. Des petits comme des grands. De ceux qui s’élancent haut dans le ciel comme de ceux qui rasent les fleuves ou les rivières.
Une peur panique. Tellurique. Atroce. De cette peur qui vous glace le sang et les os. Qui déferle en vagues successives et vient se fracasser contre les rives de votre conscience terrorisée. Vous empêche de raisonner. Vous cloue au pilori. Vous donne des regrets d’être né.
Étrangement, je n’ai pas peur en avion. Je prends les ascenseurs sans trembler. Les tunnels aussi. Je ne suis pas agoraphobe ou alors modérement, alors que je devrais l’être. Je n’éprouve qu’une tendre indifférence pour les araignées. Non en réfléchissant bien, ma phobie des ponts est la seule dont je puisse me vanter. La seule qui m’empêche de vivre normalement. Qui peut m’amener à effectuer un détour de 50 kilomètres pour éviter de passer dessus.
Le pire c’est que cette peur je l’analyse parfaitement.
Elle est triple.
Indubitablement, je souffre de vertige. Il m’est par exemple impossible de franchir un pont suspendu. Certes tous les ponts sont par nature supendus mais j’entends par là ces ponts à l’armature si légère qu’ils semblent ne tenir qu’à un fil. De ceux qui voltigent à des altitudes insensées. De ceux qui cotoyent les cieux et bavardent avec les nuages. Ceux-là me sont à
jamais interdits. A la rigueur je peux les emprunter la nuit venue quand le ciel se confond avec la terre. Quand le noir recouvre la distance qui sépare le pont de l’étendue d’eau serpentant en dessous de lui. De jour, c’est au-dessus de mes forces.
A cette peur du vide s’ajoute la peur de l’enfermement. Le fait qu’une fois engagé sur la bretelle d’un pont, il n’existe plus aucun moyen de s’en échapper. Vous vous retrouvez là, coincé au-dessus-de l’eau, pris au piège, sans pouvoir effectuer un demi-tour salvateur ou emprunter une sortie de secours. Une fois que vous êtes sur un pont, vous n’avez aucun moyen de faire machine arrière. Il n’y a pas même pas une minuscule aire de repos où s’arrêter au cas où. Juste au cas où. Et cette absence de pouvoir s’accorder une halte, cette impossibilité à se soustraire à cette atmosphère menaçante me terrifie.
Inutile de dire qu’un pont qui s’allonge au-dela de 300 mètres me met au supplice. Il ne semble jamais finir. Il s’étend devant vous à perte de vue. Il n’a pas de fin. Vous avez quitté la terre ferme et vous vous retrouvez littéralement suspendu dans les airs. Pour l’éternité.
Mais le pire c’est cette idée folle que j’éprouve quand je me dois de franchir un pont. Cette idée folle, sotte, insensée mais pourtant bien réelle que, contre ma volonté, je pourrais être amené à sauter dans le vide. Que sur une impulsion par nature incontrôlable, je serais amené à me précipiter hors de ma voiture pour franchir la rambarde de sécurité. Ce que les psychiatres appellent une bouffée d’angoisse. Je sais pertinemment que c’est une bouffée d’angoisse. Que cela n’arrivera jamais. Que je ne suis pas suicidaire.
Et pourtant.
Et pourtant rien qu’à l’idée que je vais être obligé de passer sur un pont, j’ai des sueurs froides. J’ai beau me raisonner. Me dire que je délire. Que tout ceci est ridicule. Que ce n’est qu’un pont, un simple pont. Ces paroles teintées de bon sens ne peuvent rien contre la panique qui me saisit. Je suis impuissant, réduit à avaler des kilomètres de tranquillisants pour contenir ces accès de panique.
Prévoyant un court voyage en Californie dans une semaine, j’ai commencé à répertorier les ponts que je serais amené à franchir. J’en tremble d’avance.
Fort heureusement l’Amérique est une contrée formidable. C’est ainsi qu’en fouraillant sur le net j’ai appris qu’il existait un service spécial de la police de la route qui pouvait se charger à votre place de traverser le pont. Il suffit de les appeler, un brave secouriste vient alors prendre votre volant et vous conduit, en toute sécurité, de l’autre côté du pont.
C’est à ce degré d’humanité qu’on reconnaît un grand pays!
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