Dieu est vivant, il s’appelle Bob Dylan

 

La mort n’a pas encore apprivoisé Bob Dylan. La vieillesse non plus. Dylan est intact. Et la fête n’est pas finie. Les forains des temps anciens sont toujours là. Les baraquements s’arc-boutent dans la boue écarlate. La grande roue tournoye dans un ciel de velours où papillonnent des fantasmagories d’étoiles pourpres. Les villes s’agitent au vent mauvais. Les campagnes mugissent des chants désolés. Des trains percutent des horizons assombris. Des déserts se fiancent avec l’éternité.

Dans Tempest, son dernier album, Dylan virevolte comme un archange parachuté des pages usées d’une Bible toute frippée. Dylan n’a plus le temps pour les bleuettes innoncentes ou les chansonnettes pour des révoltés aux idées courtes. Dylan parle désormais d’égal à égal avec Dieu. Et nous entraîne dans un voyage où passent et repassent les ombres fugaces de vies qu’ils décortiquent avec l’élégance feutrée des poètes qui sont revenus de tout.

Les oraisons funèbres explosent au détour des morceaux. Les tambourins claquent comme des cymbales triomphales mais amères. L’apocalypse n’est plus très loin. Et Dylan parcoure ce continent mental où le clair-obscur des aubes fatiguées rivalisent de beauté déchiquetée avec le crépuscule ensanglanté des nuits vociférant la chute de l’homme dans le puits inexorable de l’enfer.

De tripots douteux en trains clandestins, Dylan trace sa route. Seul. Il n’a plus que Dieu comme compagnon d’errance et une vieille Bible comme confidente. Il voit le monde sombrer comme a sombré le Titanic, ce naufrage qu’il nous conte par le menu dans la chanson phare de l’album. Où il tournicote une valse de personnages qui  s’entretiennent avec leur destin avant de disparaître dans la nuit étoilée, sous le regard de la lune complice. Et rit de cette grande foire aux vanités.

Dans Tempest, Dylan se montre de plus en plus vagabond. Il n’a plus nulle part où aller alors il va. Avec une grande cape pour le protéger du froid. Un chapeau pour se protéger des larmes de pluie. Et un bâton pour écraser les cafards. Personne ne le remarque plus. Normal : Dylan est devenu un fantôme qui chemine le long de voies ferrées dont les rails finissent par se perdre dans les brumes capiteuses de lendemains qui finissent toujours par déchanter. Il est ce chanteur  aux semelles de vent qui n’en finit plus de sillonner son pays pour mieux nous dire la désolation qui l’étreint.

Le vrai miracle c’est que Dylan a retrouvé sa voix. Si elle est toujours aussi crayeuse et grailleuse, chuintante et grimaçante, sardonique et rageuse, elle a assez d’amplitude et de certitude pour s’incarner dans des chansons qui revisitent le lexique musical de l’Amérique : du blues au rock, du folk au fox-trot.

Le tout avec une élégance rare.

Définitivement plus Cormac McCarthy que Hemingway.

Dylan n’a plus rien à prouver. Il ne lui reste plus qu’à tenter de continuer à vivre debout. Et s’il n’a renoncé à rien, c’est bien parce qu’il n’a jamais cru. Ni à la célébrité. Ni à l’argent. Ni à l’amour facile.

Et les femmes n’ont été que des consolatrices passagères. Il n’a plus que les mots pour se sauver.

Le cimetière n’est plus très loin maintenant.

Mais, c’est heureux, le Vieil Homme n’est pas prêt encore pour le grand voyage.

Ca tombe bien, nous non plus.

 

lire le billet

Télédéchargements

Voilà, à Vancouver, l’un des derniers endroits où l’on pouvait s’approvisionner encore en cd, dvd, livres pop, encyclopédies pop art, a mis la clé sous le paillasson et a prié le chaland en manque de biens culturels d’aller voir ailleurs si la neige est plus blanche. Après un été meurtrier où les vidéo stores se sont suicidés à un rythme précipité, où les cinémas d’art et essai se sont défenestrés à tout-va, où les librairies ont entonné des oraisons funèbres, il ne reste plus au promeneur égaré que des magasins de vêtements et des cloîtres à chaussures pour se rincer l’œil lors de sa balade dominicale.
Et de remercier vraiment du fond du cœur la cohorte des petits salopards de téléchargeurs frénétiques qui astiquent leurs nuits à compiler les bandes-annonces de films piratés passant à leur portée de souris, histoire d’être bien sûrs de ne pas s’emmerder le jour où leur forfait téléphonique tombera en rade, à coloniser des fichiers de morceaux de musique dans le seul but de divertir leur disque dur mais déjà rance, à s’amuser à se flinguer les yeux pour le seul plaisir de pouvoir lire Monsieur Bovary sur leur kindle surprise de mes deux ou leur Ipad de mes trois, toute cette colonie d’objets qui concourrent à la marchandisation funeste des esprits calibrés pour mastiquer des vies étriquées.


Ah, au nom du sacro-saint progrès, que de crimes nous commettons grommelle l’éternel vieux con grincheux qui sommeille en moi et qui, entre deux sanglots longs, se souvient, encore ému, de ces virées adolescentes lorsqu’il s’en allait promener son désespoir magnifique et éclatant à l’ombre de petites librairies anonymes ou de discrets disquaires qui lui offraient le réconfort apaisant de pochettes de disques élégantes et de couvertures de livres amicales avant de s’en retourner avec lui dans le refuge de sa chambre pour venir se dorloter au creux de sa bibliothèque, bavarder du temps qui passe avec d’autres livres aux reliures maintenant fatiguées, s’asseoir au milieu d’une vaste confrérie de vinyles rythmant le cœur de ses nuits solitaires.

Mais non.

Pour payer la retraite dorée de quelques capitaines d’industries japonisés, on a commencé par tout miniaturiser. Les horribles CD, décharnés et squelettiques, ont délogé les beaux disques des temps jadis, avant de se faire culbuter par des tripotées de branleurs de lecteur mp3, bientôt ipodisés pour satisfaire les besoins toujours aussi veules de la masse à jamais soumise et sotte, toujours prompte à se dégarnir de quelques centaines d’euros pour s’acheter le droit de se penser différente, alors qu’elle ne représente que les vassaux dociles d’un monde cupide et aveugle qui a entrepris aussi de miniaturiser les esprits afin de les dompter pour mieux les sodomiser. Cette même masse inerte et imbécile qui désormais, après avoir assassiné la belle petite gueule d’un Dylan emmitouflé dans son blouson sur l’avenue enneigée de son fringant Freewheelin pour la remplacer par de tièdes fichiers compressés, s’en va régler leur compte aux sept tomes de la Recherche du temps perdu, afin de l’assujettir au diktat spartiate d’une époque qui ne supporte plus de perdre son temps à tourner des pages, occupée qu’elle est à se flinguer le cerveau à coups d’entractes publicitaires.

Demain, ce seront les êtres humains qu’on ne supportera plus de fréquenter. Trop lourds, trop envahissants, trop indéchiffrables. Quand Facebook et ses affidés auront tout conquis, tout supplanté, tout remplacé, les nobles amitiés, les amours sincères, les sentiments vrais, les attendrissements du cœur humain, les chagrins des matinées pluvieuses, les splendeurs des soirs d’été quand le cœur robinsonne, alors l’homme, décharné, désincarné, déspiritualisé, ne se supportera même plus. Il n’attendra même plus Godot puisque Godot sera mort. Il sera devenu un fantôme spectral, évoluant dans la nudité d’un décor minimaliste qui lui renverra l’image d’un homme qui a tout perdu et qui ne pourra même plus consoler sa peine à l’ombre réelle et concrète d’une chartreuse de parme, pleine de bruit et de fureur, juste au-dessous du volcan lorsque tendre est la nuit quelque part sur la Highway 61 revisited.

lire le billet