La vodka en charentaise

Parfois les étrangers sont encore plus abrutis que les français de souche. Je sais, c’est dur à croire : moi-même en l’écrivant, je me rends compte de l’impossibilité cosmique de cette assertion et pourtant les faits sont têtus.

L’autre jour, me promenant dans les rues de ma pluvieuse citée, l’âme même pas en peine et le cœur pas assez en joie pour l’être vraiment, désœuvré et marmonnant de sinistres pensées à la perspective de passer Noël en solitaire, ma compagne rentrant au pays rassurer ses parents que je ne la battais plus, je tombais à l’arrêt devant cette vitrine servant de décorum à un marchand de spiritueux très inspiré :

Grand dieux, de la vodka en charentaise ! C’est paraît-il le comble du raffinement. L’assurance d’offrir à votre carte bleue une crise de tachycardie carabinée et d’épater à coup sûr la cousine de la maîtresse de l’ambassadeur.  Le moyen assuré d’emballer la mignonette récalcitrante à peine remise de vos tentatives lubriques de l’entreprendre l’année dernière lors de la cérémonie d’investiture du beau sapin tout enguirlandé de boules de testicules de caribou desséché.

France, te voilà rassuré : ton génie universel rayonne à nouveau et le monde s’agenouille devant la toute-puissance de ta pensée magnifiée ressuscitée.

Bien sûr, il faut penser à la servir accompagnée de caviar belge. Suivi de saumon fumé tunisien en provenance de Djerba-la-douce. Avec une jolie tranche de foie gras californien. La boire cul sec en dégustant une quiche lorraine japonaise. La savourer en se resservant d’un magret de canard écossais macérant dans un jus de truffes australiennes. La marier avec un Paris-Brest préparé par un cuistot polonais.

Et la dégueuler avec l’élégance d’un paysan polonais.

Du coup, j’en ai acheté deux paires.

Je m’en vais la déguster ce soir.

Avec une tripotée d’escargots canadiens.

A la vôtre.

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Confession d’un exilé fiscal au Canada

Moi aussi, cher Monsieur Ayrault, vous pouvez me traiter de minable. Je le mérite. Bien plus que l’autre clampin de Cyrano de Depardieu. En choisissant de m’exiler non seulement au Canada, mais qui plus est tout à l’ouest du Canada, pour des raisons, je dois en convenir, honteusement crapuleuses, je mérite tout votre dédain.

Mieux je le réclame.

J’avoue, si je me suis résolu, le coeur joyeux et l’âme en fête, à quitter ma patrie de naissance, cette terre nourricière à qui pourtant je devais tout, cette France éternelle  qui avait, malgré tout le florilège de mes tares congénitales, condescendu à me recueillir au sein de sa communauté nationale, ce le fut en grande partie pour des raisons bassement fiscales et non pas comme j’aime à le fanfaronner parce que je voyais en chaque français un milicien en puissance prompt à me dénoncer à la gestapo.

Voyez-vous, c’est qu’après avoir convoqué mon conseil d’administration, je me suis aperçu que si mes maigres revenus ne me permettaient pas de payer l’impôt sur le revenu en France, au Canada, ces toujours aussi maigres revenus non seulement ne m’autorisaient toujours pas participer à l’effort collectif mais en revanche obligeaient l’état canadien a cracher au bassinet en me rendant de l’argent sur la base de ma déclaration de revenus.

Oui, vous m’avez bien lu, monsieur le coup du sombre Ayrault.

Au Canada, non seulement je ne paye toujours pas d’impôt sur le revenu, mais l’état, veillant sur moi comme un maquereau sur sa fille de joie, me reverse chaque année une part de sa richesse nationale. C’est à n’y rien comprendre et à tout dire extrêmement déstabilisant.  Ils appellent cela un retour d’impôt ou un crédit d’impôt, j’avoue ne pas toujours comprendre la différence entre les deux.

Toujours est-il que chaque année c’est dans l’allégresse la plus folle que je m’acquitte de ma déclaration de revenus. Tout juste si je n’attends pas ce moment avec impatience. Je vais de cases en cases, je galope de rubriques en rubriques, je coche déduction sur déduction, je déclare tout ce que je peux, tout juste si je ne m’invente pas des revenus fictifs, et je dépose moi-même, en sifflotant, ma déclaration à l’agence du revenu.

Puis j’attends.

Quelques semaines plus tard, bingo, je reçois un premier chèque. Puis un suivant. Et encore un suivant. Tout juste s’ils ne s’excusent pas de m’avoir ponctionné de quelque taxe locale qu’ils s’empressent de me rembourser. Ils me chouchoutent comme ce n’est pas permis. On dirait qu’ils craignent par-dessus tout que je rentre en France.

Je sais, c’est minable.

Et oui Michel Sapin, je vous l’accorde bien volontiers, c’est aussi une sorte de déchéance morale.

De fait, je suis bel et bien un pauvre qui a quitté la France pour mieux profiter, tout comme Gérard, des largesses fiscales d’un pays de cocagne.

Minable vous disais-je.

Et quand j’avouerai que moi, mon chat et la compagne de mon chat, vivons tous trois dans un appartement presque trois fois plus grand que celui que j’occupais à Paris, que je mange à ma faim, que je me soigne sans avoir à me saigner, j’éprouve comme un indicible sentiment de honte de ne pas avoir continué à creuser ma tombe à l’ombre du périphérique parisien.

Je ne comprends pas bien comment à revenu égal mon niveau de vie semble être supérieur à celui que j’avais en France. Serait-ce juste une impression dû au bon air que nous respirons par ici ? Au charme du dépaysement ? A la proximité de l’Amérique ? A la fréquentation des ours bipolaires ? A ce que le Canada ne soit encore qu’au début de son histoire, encombré d’aucune tragédie qui plombe la vieille  Europe ?

Je finis par me demander s’il n’y a pas quelque chose qui cloche en France. C’est peut-être cela le mal français. Cette prétention à sauvegarder un système social qui tend à se précariser toute sa vie durant. Cette folie immobilière qui rend une location impossible dès lors que vos salaires radotent autour du smic.

Cette impression que tout est figé. Que tout est joué d’avance. Cette pesanteur administrative. Ce système scolaire qui ne vous apprend pas à apprendre mais à apprendre pour apprendre. Et cette ligue 1 moribonde où l’on complote à tout-va pour empêcher les Verts de retrouver leur lustre d’antan.

Pourtant, je vous l’assure, je n’entends rien à l’économie. Aux grands équilibres financiers. Aux niches fiscales. A tout ces grands mots qui m’ont toujours plongé dans l’effroi.

Je sais seulement que quitte à être pauvre, il vaut mieux l’être au Canada.

 

Enfin pour l’instant.

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Ma vie de parieur sportif

Qu’on se le tienne pour dit : on ne s’improvise pas parieur sportif certifié gagnant du jour au lendemain. Avant cela, il faut passer par un long et douloureux apprentissage, déceler ses forces et ses faiblesses, accepter les échecs cuisants et répétés, repérer et apprivoiser ses propres failles, veiller à ne jamais se surestimer, apprendre à ruser avec ses propres intuitions.

Nécessaire et perpétuelle remise en cause afin qu’un jour glorieux, cette activité hautement intellectuelle puisse vous permettre d’engendrer quelques bénéfices conséquents – enfin juste de quoi payer le détartrage de la mâchoire inférieure de votre chat.

N’ayant pas l’âme d’un kamikaze, je ne m’autorise à parier que sur le foot, domaine dans lequel la vaste et infinie immensité de mes connaissances accumulées depuis des décennies entières, le gavage intensif de retransmissions télévisées, la consultation acharnée de magazines spécialisés, m’autorise à avoir quelques certitudes sur les paris que j’ose entreprendre.

Sans oublier toutes ces années d’apprentissage où cavalant sur des terrains cabossés d’une lointaine Bourgogne, affairé à distribuer caviar sur caviar à des avant-centres manchots, j’ai fini par assimiler l’infini complexité des ressorts psychologiques à l’œuvre lors du déroulé d’un match de foot.

Ainsi d’expérience, je sais qu’une équipe qui ouvre le score après deux minutes de jeu finit bien souvent, au final, par une étrange alchimie, par s’incliner.

Qu’une équipe qui se prend un malheureux pion dans les ultimes secondes de la première mi-temps rentre en catatonie pour n’en jamais ressortir.

Qu’une formation qui menait allégrement par deux buts d’écart, sûre de son fait, déroulant un football de gala, peut parfois perdre de sa belle assurance en encaissant un but de raccroc sans mentionner l’effet galvaniseur produit sur les joueurs adversaires qui une minute avant se demandaient encore dans quelle boîte de nuit ils allaient oublier cette cuisante mais logique défaite.

Bref, je sens le foot avec la même sagacité et perspicacité qu’un inspecteur du fisc renifle une entourloupe en se penchant sur la comptabilité d’un rmiste roulant en Bentley.

Mais cela ne suffit pas.

Que le petit malin de parieur qui se pointe le samedi matin sans avoir rien foutu de la semaine sache que ses chances de remporter la mise sont quasi nulles. Qu’on ne parie pas comme on remplit une vulgaire grille de loto. Au petit bonheur la chance. Au bistrot du coin, entre un jambon-beurre et une part de tarte au citron faussement meringuée. En parlant avec Gérard de sa dernière conquête.

Non parier nécessite de la concentration, de l’abnégation, de la sueur, de la réflexion, un brin de jugeote, un soupçon d’audace, une énorme virgule de chance et du temps, beaucoup de temps.

Le temps, par exemple, d’aller fourrager dans un forum de supporters, de vrais supporters, recueillir la parole de ceux qui au lieu de marauder autour de pôle emploi à la recherche d’un introuvable boulot, préfèrent se cailler les miches en assistant aux séances d’entrainement et en profiter pour échanger quelques mots complices avec le gardien du parking qui d’un seul coup d’œil vous repère un joueur coupable d’avoir passé ses nuits à potasser sa technique de dribble chaloupé sur sa Play Station.

Reste que la meilleure façon de gagner au loto sportif n’est évidemment pas de parier avant le match mais pendant. Soyons franc : se risquer à l’avance à pronostiquer le résultat d’une opposition au sommet entre Reims et Evian relève de la forfaiture intellectuelle. Autant essayer de prévoir la date de la prochaine grève à la SNCF.

C’est ainsi que pas plus tard que ce week-end, grâce à ma réactivité foudroyante, j’ai pu dégager des bénéfices à rendre envieux le neveu de Jérôme Kerviel.

Le Barça recevait l’Athlético de Madrid.

Il faut savoir que Barcelone ne perdant jamais, il ne sert à rien de parier sur leur victoire, les gains engendrés avoisinant le néant cosmique. Sauf que dimanche dernier, au bout de 30 minutes de jeu, ce diable de Falcao a eu la bonne idée d’ouvrir le score. Conséquence logique : la victoire de Barcelone  est devenue un peu moins certaine passant d’un morne 1.16 à un juteux 2.14.

J’ai bien évidemment bondi sur l’occasion et, sans coup férir, j’ai misé toute ma fortune, à savoir 7 euros et 32 centimes sur la victoire des invincibles catalans. Deux minutes plus tard, sans surprise, le Barça égalisait avant d’empiler but sur but m’assurant dès lors de remporter la royale somme de 15 euros et 68 centimes investie dans la foulée sur l’impossibilité de ces bâtards de lyonnais d’inscrire le moindre but au portier parisien lors de la seconde mi-temps de PSG/Lyon.

Enfin, ultime conseil pour le parieur néophyte, il ne faut jamais au grand jamais parier positivement sur son équipe de cœur au nom d’une quelconque solidarité affective. A moins que cette dernière soit précisément Barcelone. Si c’est Bordeaux ou Saint-Etienne, mieux vaut miser sur leur probable défaite.

Cela vous permettra de gagner quelques euros et de suivre la rencontre  de vos protégés en toute décontraction, la déception de les voir perdre étant compensée par la perspective de consolider votre magot naissant.

 

 

Pronostic pour la prochaine journée :

Brest-PSG : 2/ Ajaccio-Rennes :2/ Bastia-Nancy :2/ Bordeaux-Troyes: N/Lorient-Reims : 1/Lyon-Nice :N/Lille-Montpelier : N/ Valenciennes-Evian : 1/Toulouse-Sochaux :1. Marseille-Saint-Etienne :1

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La masturbation n’est plus ce qu’elle était

C’est une évidence : on ne se branle plus comme avant. L’art masturbatoire, pratique autrefois hautement raffinée qui exigeait et réclamait des trésors d’imagination et d’élaboration, est devenue depuis l’essor d’internet et de son libre accès à une quantité faramineuse de sites pornos, un exercice routinier ayant perdu tout son pouvoir de suggestion et de fantasmagorie.

Finis les scénarios qui n’en finissaient plus de finir avec leur succession de séances où dans la brume vaporeuse d’un fantasme incandescent, l’esprit voguait sur une mer d’éternité et chavirait dans des océans luxuriants de paradis perdus.

Disparues ces évocations d’étreintes impossibles avec des créatures, mi- femmes mi-déesses, qui se laissaient désirer avant de se laisser gagner par  la griserie d’une situation délicieusement équivoque où tour à tour cajoleuses, évanescentes, prudes, provocatrices, elles mettaient le feu à notre imaginaire pour mieux nous rendre fou de désir et parachever en une extase éclatante, cette lubrique conversation entamée avec nous-mêmes.

Terminés ces effeuillages de magazines de charme ravis à nos pères où sur du papier glacé glissaient, toute en retenue, des femmes en ombrelle se languissant d’ennui sur une balançoire, nous laissant entrevoir, juste entrevoir, la possibilité d’une vie à venir qui scintillerait de l’éclat d’un érotisme feutré et brûlant où se murmurerait la félicité d’ineffables plaisirs.

Désormais quelques clics suffisent pour que surgissent sur nos écrans une ribambelle de scènes qui ne souffrent d’aucune équivoque : ca suce à tout va, ça sodomise à la chaine, ça ahane de partout, les corps n’ont même pas le temps de s’apprivoiser que le foutre jaillit à grandes pompes et le nôtre suit le même chemin sans même avoir été sollicité plus que de mesure.

C’est la décadence occidentale à son sommet.

Se branler vite et bien pour pouvoir passer à autre chose. Sans effort. Sans s’encombrer de fioritures ou de détails superflus. Efficace. Sans que le cerveau n’ait le droit au chapitre. Sans intermédiaire. Directement de l’écran à la queue. Avec désormais le clavier comme victime collatérale.

C’est une évidence : nos cerveaux rapetissent. Et nos queues ne grandissent pas pour autant.

Ce doit être tout de même assez effroyable pour les jeunes générations de débarquer dans la sexualité par le seul tropisme de la pornographie. De fracasser les portes de l’adolescence pour rentrer de plain-pied dans un monde sordide où la femme n’est plus considérée que comme un vulgaire réceptacle de membres extravagants dans leur longueur et l’homme comme une infatigable machine toujours prompte à pourfendre le cul de demoiselles même pas innocentes.

Fantasme-t-on encore de nos jours sur son professeur de grec ancien qui sous prétexte de vérifier l’exactitude de nos déclinaisons latines en profiterait pour nous initier aux sortilèges de l’amour sous toutes ses coutures ?

Prend-on encore le temps de mentalement la voir se dévêtir sous nos yeux ébaubis, enlever un par un ses dessous qu’elle laisse tomber savoureusement à ses pieds tout en nous fixant d’un regard de braise qui ne souffre d’aucune incertitude quant à ses intentions futures ?

Et les jeunes filles en fleur quand pour la première fois elles découvrent la turgescence d’un membre tremblant d’émotion, en le comparant avec celui d’un acteur vu sous toutes ses coutures dans un porno quelconque, pianotent-elles d’impatience en se demandant quand le jour se lève pour de bon ?

La pornographie signe définitivement la mort du romantisme qui n’en pouvait plus déjà depuis bien longtemps.

Et annonce la venue de temps nouveaux où se branler demandera autant d’effort que de lire un roman sous sa forme abrégée.

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Le fantasme du manuscrit envoyé par la poste

C’est la rengaine favorite des éternels recalés de la littérature franchouillarde. Les maisons d’édition les bouderaient sous prétexte qu’ils n’appartiendraient pas au sérail. Comme si tout livre, à partir du moment où il était écrit, se devait d’être publié. Sinon c’est qu’il y a entourloupe.

Ceux dont les manuscrits s’encrassent dans les tiroirs de leurs espérances perdues. Ceux qui jacassent d’être les victimes d’un système qui consacre leurs rois et leurs reines dans leur conclave du VIème arrondissement. Ceux qui, confrontés à l’image de leur propre médiocrité, ne peuvent imaginer un seul instant que leur œuvre immortelle ne vaut pas tripette. Ceux qui, accumulant les lettres de refus de maisons d’éditions évidemment corrompues et qui, ne pouvant se résoudre à l’anonymat, les exhibent comme des preuves manifestes de leur infortune et de leur génie incompris.

Puisque je ne parviens pas à être publié, c’est qu’il y a forcément magouille. Ou que Ben Laden n’est pas tout à fait mort.

Ils sont des milliers ainsi en France.

Qui souffrent. Qui souffrent vraiment et finissent par croire à leurs bobards complotistes. Et affirment sans vergogne que si leurs manuscrits ne croupissent pas d’ennui sur les étagères des libraires c’est pour la simple et bonne raison qu’ils ne sont jamais lus.

Il est vrai que dans un pays qui compte autant de maisons d’édition que de pharmacies il y a de quoi perdre la raison de se voir ainsi renvoyé à ses chères études.

Et pourtant.

Et pourtant, tous les manuscrits que reçoivent les maisons d’édition de quelque envergure, sont ouverts, lus, décortiqués avant d’être éventuellement rejetés.

Ne serait-ce parce que personne dans le monde de l’édition n’aimerait à traîner la réputation d’avoir laissé passer un roman qui se pavanerait quelques mois plus tard en une du Monde des livres. Ou qui se serait fait cocufier par son concurrent juste par négligence ou par paresse. (Oui, pas besoin de la ramener, on sait pour Gide avec Proust) (Et La conjuration des imbéciles aussi)

Mauvais genre. Mauvais calcul.

Il faudrait seulement s’entendre sur le terme de ” lire un manuscrit ” afin d’éviter tout malentendu malvenu.

Il n’est nul besoin de se farcir 358 pages d’un roman pour s’apercevoir en quelques minutes de sa qualité ou non. Quelques minutes suffisent. Le début, comment un dialogue est amorcé, quelques pages au hasard, une description au débotté, et la vérité éclate.

Un peu comme un professeur de tennis qui verrait défiler devant lui une ribambelle de prétendus champions en herbe.

A la façon dont la future étoile de la terre battue se tient sur un court,  frappe la balle, sert, amorce la préparation de ses gestes, tient sa raquette, se comporte lors d’un échange ou deux, se déplace, il décèlera bien vite des lacunes que ni le temps ni la répétition des efforts ne permettront de gommer et invitera les parents du gentil bambin à revisiter le plan de carrière de leur rejeton.

Il en va de même pour les livres.

C’est ainsi que neuf manuscrits sur dix ne sont effectivement pas lus dans l’exacte mesure où la plupart d’entre eux souffrent de défauts si manifestes, de faiblesses si criardes, de manque si criants qu’il est nul besoin de s’infliger une lecture complète pour décider de l’envoyer paître.

Restent ceux que le lecteur averti a jugé aptes pour une véritable séance de lecture. Ceux qui affichant une certaine tenue méritent qu’on y regarde de plus près. Qui arrivent plus ou moins à tenir un échange sans éborgner un étourneau de passage. A renvoyer la balle sans tutoyer les bâches ou jouer au ping pong avec le périphérique qui longe le court de tennis.

En deux années de lecture auprès d’une maison d’édition qu’on pourra qualifier de sérieuse, au rythme d’une dizaine de lectures par mois, en petit con prétentieux que j’étais, j’ai dû trouver deux manuscrits qui ne déshonoraient pas la littérature. Deux manuscrits qu’en toute conscience je jugeai à même de figurer dans le catalogue de l’éditeur qui m’employait.

Les autres, tous les autres, je pouvais leur trouver certes des qualités mais jamais sans qu’elles prennent le pas sur les défauts inhérents affichés par le roman. Des défauts si lourds et handicapants qu’aucun travail même de forçat n’aurait pu effacer.

Ce n’est pas que le roman était mauvais en soi, c’est que simplement il ne convenait pas, il n’avait pas en lui assez de ressort, de promesses, de chair, d’allant, de talent, de souffle, d’originalité pour qu’on puisse espérer qu’il finisse par concrétiser ses éventuelles latentes promesses.

Le travail d’un lecteur de manuscrit est un travail des plus ingrats qui peut mettre en péril sa santé mentale. Car tout refus se doit d’être explicité en long et en large. Il n’est pas question de se contenter d’un lapidaire “pas bon”, ” mal foutu ” original mais c’est bien tout “, ” début médiocre, milieu moyen, fin déplorable ”, ” Tient ses promesses de nullité de bout en bout “, ” Penche tellement qu’il se noye tout seul ”, ” Un talent rare, trop rare d’ailleurs”

Encore faut-il motiver sur une à deux pages la raison de son désenchantement.

Il se peut par ailleurs que de toute bonne foi un éditeur refuse un manuscrit parce qu’il ne le trouve pas à son goût. Ou qu’un lecteur fatigué soit passé à côté. Un manuscrit qui fera peut-être le bonheur d’une autre maison d’édition. Cela fait partie du jeu. Tout comme il  existe des romans dont on se demande encore pourquoi la poste n’était pas en grève le jour de l’envoi du torchon estampillé roman.

La littérature n’est sûrement pas une science exacte.

Le tennis non plus.

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A bas les adaptations littéraires

Je ne suis pas un homme à principes. Sauf pour une chose : je ne vais jamais voir les adaptions littéraires des romans qui ont eu une influence marquante sur ma pauvre vie de juif en cavale. Jamais. Par souci d’hygiène mentale. Par respect pour  l’auteur de ces œuvres qui m’ont rendu l’existence supportable. Par peur d’être dépossédé.

Je sais trop que si d’aventure je me rendais dans une salle obscure assister à la représentation cinématographique d’un de mes romans de prédilection, ce dernier perdrait son charme à tout jamais. Non pas parce que le film serait ” supérieur ” au roman.

Cela ne se peut.

A de très très rares exceptions, une poignée tout au plus et encore, aucun film n’a eu ce pouvoir que certains romans possèdent de me transformer si radicalement que celui que j’étais avant d’entamer sa lecture ne ressemblait plus en rien à celui que j’étais devenu une fois le livre refermé.

Cette métamorphose radicale, cette séduction sidérante, cette ivresse totale, ce sentiment de révélation, ce bouleversement du moi le plus intime, ce basculement de l’âme dans une toute nouvelle dimension, je ne l’ai pour ainsi dire jamais rencontré au cinéma.

Non ce que je refuse par-dessus tout c’est que le personnage d’un roman que j’ai mentalement conçu, dessiné, esquissé, lui donnant une destinée quasi physique, ce personnage qui m’accompagne tout au long de mes relectures et que je retrouve toujours comme un vieux confident prêt à attendrir mes peines, ce personnage, je ne veux pas le voir être revêtu des traits que lui prête l’acteur interprétant son rôle.

Je rechigne à ce que Madame Bovary se mette à ressembler à Isabelle Huppert, que Gatsby soit le clone de Robert Redford ou de Leonardo di Caprio, que le Consul d’Au-dessous du volcan m’apparaisse comme le  fantôme d’Albert Finney, que  Catherine, l’héroïne des Hauts de hurlevents, sur nos écrans ces jours-ci, choisisse de ressembler à je ne sais quelle Kaya Scoledario ou pis qu’Anna Karenine se confonde avec Sophie Marceau.

Ce serait comme trahir le romancier.

Tous ces efforts auxquels il se serait prêté pour donner vie à un personnage, personnage qui selon le lecteur n’est jamais le même, d’une complexité infinie, d’une profondeur vertigineuse, serait réduit à néant par l’apparition sur un écran de son incarnation cinématographique.

Et ceci n’a rien à voir avec le talent déployé par l’acteur.

Mais il suffirait de ce moment d’inattention où je succomberais au plaisir légitime de voir comment tel réalisateur s’est démené afin de récréer l’univers romanesque d’une œuvre qui m’est chère, pour que le personnage de ce roman meure et disparaisse, personnage crée de toutes pièces par mon imaginaire, écrasé par la seule force de l’image toute puissante.

Le contraire serait tout aussi vrai.

A supposer qu’une telle entreprise soit possible, a-t-elle déjà eu lieu d’ailleurs ?  il me serait impossible de lire un roman qui serait inspiré par une œuvre cinématographique de tout premier plan. Le boxeur syndicaliste de Sur les quais ne peut exister que sous les traits de Marlon Brandon. Et César et Rosalie ne peuvent prétendre à être personne d’autre qu’Yves Montand et Romy Schneider.

Les livres, ceux qui cheminent avec vous durant toute votre vie, sont trop précieux pour se risquer à de tels jeux dangereux. Quelle que soit la qualité de l’adaptation, fuyez-la. Elle risquerait de gâcher votre vie de lecteur à tout jamais.

Ce serait dommage.

 

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Lens/Louvre : quand l’art remplace le foot

Doivent être contents les lensois. Désormais au lieu d’aller supporter les rouges et jaunes au Stade Bollaert, ils vont être d’astreinte pour se coltiner la visite d’une annexe du Louvre avec son corolaire d’œuvres d’art poussiéreuses montrant leur minois au détour d’une sombre galerie.

Quelle cruelle déchéance.

Alors que son équipe de foot se morfond depuis de trop longues années en Ligue 2, que ses supporters doivent se taper de palpitantes rencontres entre leur équipe de cœur et des formations poussives composées de besogneux chamois niortais ou d’anonymes castelroussins, voilà maintenant qu’on leur inflige comme pour mieux les punir un prestigieux musée où il faudra filer doux, se contenter de murmurer son ennui devant des chefs-d’œuvres prétendus immortels et feindre de s’extasier devant des peintures blafardes représentant des monseigneurs bouffis posant en culottes bouffantes.

Ont-ils seulement songé ces nouveaux colonisateurs dépêchés en grande pompe de la capitale, ces inquisiteurs venant prêcher le salut par l’art, à construire une baraque à frites tenue par Germaine au niveau de l’aile A destinée à ragaillardir le cœur des visiteurs avant qu’ils n’aillent se farcir la contemplation de quelques natures mortes représentant des poires figées dans une sacramentelle posture d’éternité ?

A la buvette du musée a-t-on au moins prévu de régaler la populace de quelques saucisses bien grasses, de merguez trop cuites, de chipolatas gouleyantes d’huile ou devra-t-on se contenter pour se restaurer de goûter du bout des lèvres à quelques encas aseptisés sous la forme de frigides macarons au chèvre chaud ?

Auront-ils seulement le droit ces infortunés supporteurs/visiteurs de beugler à pleins poumons, devant le tableau de Delacroix, La Liberté, ce chant glorieux qui fit chavirer de bonheur les travées de Felix Bollaert :  ”Allons enfants de la patrie/ Le jour de gloire est arrivé/ Contre nous de la tyrannie/ L’étendard Sang et Or est levé/ L’étendard Sang et Or est levé/ Entendez-nous, les supporters/ Chanter : “Allez les Sang et Or”/Allez, allez les Sang et Or/ Vous êtes, vous êtes les plus forts/ Allez, les Sang et Or/ Vous êtes les plus forts/ Allez, allez, les Sang et Or/ Vous êtes les plus fort/Allez Lens ! ”

Trouvera t-on au moins au détour d’une des allées du musée un portrait de sa majesté le druide Daniel Leclercq avec sa chevelure volant au vent ? Un auto-portrait de Gervais Martel ? Une statue de Tony Vairelles ? Un marbre de Fréderic Déhu ? Une gravure de Bernard Lama ? Un buste de Didier Six ?

Si les politiques voulaient redonner du baume au cœur à cette population lensoise qu’on imagine toujours sinistrée et accablée de tristesse, il eût mieux valu proclamer un décret rétablissant sur le champ le RC Lens en Ligue 1 que de se lancer dans la construction d’un musée qui jamais ô grand jamais ne sera à même d’apporter le même sublime réconfort et la même joie transie d’émotion qu’une victoire arrachée aux dépends de Lille dans les dernières minutes de jeu.

Que peut donc bien représenter un tableau aussi elégiaque soit-il comparé à l’obtention d’un titre de champion de France ?

Comprendra t-on un jour dans ce pays qu’un enchaînement amorti de la poitrine reprise de volée en pleine lucarne vaut tous les chefs d’œuvres de la Renaissance ? Qu’une feuille morte s’en allant épouser avec une délicatesse inouïe la courbe des filets mérite plus de louanges qu’une estampe réprésentant le Christ montant au ciel ?

Amis supporters de l’A.J. Auxerre, méfiez-vous. Si votre équipe ne remonte pas fissa en Ligue 1, au lieu d’aller au stade de l’Abbé-Deschamps encourager les vôtres, c’est l’annexe du Musée Carnavalet qui vous guette !

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Saint-Etienne : Et si c’était pour de vrai ?

Évidemment ça ne va pas durer. Évidemment une fois la saison parvenue à son terme, ils seront encore là à se vautrer dans le ventre mou du classement, égarés quelque part entre la 5ème et la 10ème place. Évidemment qu’ils n’iront jamais au Stade de France disputer une coupe nationale.

Trente années de disette vous rendent un supporter acharné de Saint-Etienne des plus circonspects lorsque s’enchaînent les succès et que monte, monte, monte la rumeur qui les voit déjà en haut de l’affiche et les consacre comme les nouveaux rois de l’olympe.

Certes les plus optimistes d’entre nous, dans l’alcôve secrète de leurs espérances folles, pourront toujours se dire que vu le niveau affiché par les autres équipes de ligue 1, tout redevient possible.

Que dans un championnat léthargique qui se distingue avant tout par l’excellence de sa médiocrité, par ses funèbres journées qui se traînent, interminables, du vendredi jusqu’au dimanche soir, exsangues de tout mouvement d’éclat, déclinant des rencontres moribondes dégoulinantes d’ennui, sauvées seulement d’une mort certaine par quelques extravagantes décisions arbitrales tout juste bonnes à pimenter les commentaires, Saint-Etienne pourrait au final très bien tirer son épingle du jeu.

On reste sceptique pourtant.

Difficile d’avoir cheminé trente longues années dans un désert jalonné de défaites et de soudain s’enflammer d’espoir parce qu’au loin brûle comme une vague lueur d’espérance, comme une promesse d’un avenir meilleur auquel nous refusons encore de croire, désillusionnés d’avoir tellement marché à l’ombre d’équipes plus glorieuses et méritantes que la nôtre.

Nous ne croyons plus aux augures d’un Dieu footballistique qui nous maltraite depuis trop longtemps pour que nous cédions à ses mirages.

Nous sommes blindés.

Nous savons trop le goût des espoirs déchus, des promesses jamais tenues, des soirées blafardes où nous dégringolons au classement, aspirés vers le fond.

Nous sommes revenus de tout.

On nous dit que notre équipe pratique un beau football, qu’elle est généreuse et solidaire, qu’elle va de l’avant. Et il est vrai qu’elle a parfois belle allure.  Qu’elle affiche de temps à autre une flamboyance qui nous procure des frissons d’extase. Que son portier nous rassure. Que son milieu travaille et récupère bien. Et que son attaque a de quoi donner le tournis à n’importe quelle défense de l’hexagone.

Mais ça ne peut-être qu’éphémère, n’est-ce pas ?

Au fond de nous, nous savons bien que cela ne peut durer ainsi.

Que demain ou même ce soir, nous trébucherons et qu’alors  recommencera la litanie des matchs sans victoire, le cortège des rencontres au goût amer où la grâce et la chance nous auront quittés, où nos insuffisances apparaîtront au grand jour, où nous irons de déconvenues en déconvenues, égrenant les défaites atroces, les matchs nuls piteux, les prestations à peine convenues, les victoires étriquées.

Nous sommes des supporters traumatisés. Nous souffrons tous d’un stress post-traumatique qui dure désormais depuis plus de trente ans. L’idée de la chute et de l’échec est tellement ancrée en nous que déjà nous préférons nous préparer à des lendemains qui déchantent que de nous enthousiasmer de trop.

A force, prudence est devenue notre maître mot.

Comme le dit un proverbe forézien bien connu : ” Quand les verts reverdissent à l’automne, c’est au printemps qu’ils pâlissent ”.

Si seulement cette fois on pouvait se tromper…

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Les jeux video ne rendent pas violents, ils rendent idiots

Non malgré mon ardent et légitime désir de défendre une collègue écrivaine, enfin surtout vaine, je ne suis pas encore assez gâteux pour prétendre que la pratique à outrance de jeux vidéo qui proposent de buter des salopards de terroristes par containers entiers puissent d’une quelconque manière provoquer chez leurs utilisateurs une envie féroce de passer à l’acte.

Moi-même, il me faut confesser que pendant mon enfance, je me suis aussi livré à des jeux d’une violence inouïe.

Ainsi, je me souviens encore de ce fusil à pompe qui décochait de redoutables flèches à ventouses s’en allant s’encastrer dans l’œil de mes camarades et leur causant des dommages irréparables.

Et que dire de tous ces mercredis après-midi passés sur le tapis du salon où glapissant d’atroces cris de guerre je m’amusais à terrasser une armée teutonne à l’aide de ma colonie de petits soldats peinturlurés en jaune pisseux d’aspect foutrement repoussant, mes chers fantassins napoléoniens campés solidement sur leurs bases caoutchouteuses dans une posture si agressive qu’à leur seule vue les soldats prussiens tombaient comme des mouches.

Par contre ce dont je suis convaincu c’est que les jeux vidéo qui se proposent de nous initier à l’art de la guerre rendent totalement idiot et irréductiblement crétin. Complètement con.

Je pense très sincèrement que dans l’échelle infinie de la connerie humaine, les jeux vidéos outrancièrement violents doivent occuper de très loin la première place, à peu près à la même hauteur que celle du poker ou du jokari.

Car enfin il faudra un jour m’expliquer quelle part du cerveau est mise à contribution lorsqu’il s’agit, à l’aide d’une manette disgracieuse, de dégommer aussi vite qu’ils apparaissent de patibulaires individus sur un écran de fortune.

Certes, on pourra toujours avancer l’idée que de répondre dans un temps très court à un féroce assaut entrepris par une bande de zombies sanguinaires demande une agilité et une promptitude hors du commun.

Et que conséquemment elle exige du cerveau qu’il jouisse d’une pleine autorité et d’une vivacité triomphante afin d’ordonner sur le champ au doigt en charge de cette périlleuse mission de pilonner le bouton adéquat sur la manette de commande qui, faut-il vraiment le rappeler, n’en comporte que deux, et ce afin de repousser le danger avant qu’il ne soit trop tard.

Ce doit être à peu près cette même intelligence qui commande à une vache de reculer de quelques pas lorsqu’elle s’aperçoit dépitée qu’elle vient de brouter intégralement le carré de gazon étalé sous son museau et réalise, chavirée par la fulgurance d’une pensée foudroyante, qu’elle va devoir se bouger le séant afin de continuer sa séance de broutage.

D’ailleurs la comparaison avec une vache n’est pas fortuite.

Le regard halluciné d’un spécimen de la race humaine occupé à se livrer à une héroïque partie de full contact engagé avec un combattant armé jusqu’aux dents, n’est pas sans rappeler le regard de cette même vache qui contemplant passer le train de 17h54 se demande, soucieuse et pleine de gravité, si ce ne serait pas par hasard l’heure de rentrer à l’étable.

Ce qu’il y a de fascinant dans cette catégorie de jeux vidéos dits violents – je ne parle pas là des FIFA 2028 et autres EA 2056 qui bien entendu exigent des facultés intellectuelles bien au-dessus de la moyenne – c’est leur totale et irréductible vacuité, leur confondante bêtise, leur sublime inutilité.

Certes, je vous le concéde bien volontiers, ce constat pourrait s’appliquer à bien des champs de l’activité humaine, voire à tous.

Et pourtant il m’apparaît que  même regarder une émission de télé-réalité ou de télé-achat me semble demander de la part du téléspectateur une capacité cérébrale plus grande que celle exigée lors de la pratique d’un jeu vidéo qui finalement s’apparente à une brouillonne et furieuse succession de stimulis déclenchés suite à l’apparition soudaine d’un petit bonhomme de quelques centimètres surgissant dans le cadre virtuel d’une guerre tout aussi virtuelle.

 

Disons pour résumer que si la télé rend bête, le jeu vidéo rend con dans l’exacte mesure où la connerie se différencie de la betise en ce qu’elle peut se confondre chez certains individus avec de l’intelligence : c’est ainsi que le bovin de télespectateur passant sa soirée à zapper se doute quelque part qu’il perd son temps tandis que le tueur de vampires imaginaires finit lui par se considérer comme un être d’essence supérieur…

C’est bien là tout le problème.

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Manifeste pour un duel, un vrai, à l’UMP

Cela se passerait à l’aube. Sur le Champ de Mars. Loin des caméras de télévision. A quatre heures du matin, leurs camarades les auraient réveillés. Ils se seraient préparés. Rasés de près. Habillés avec soin. Auraient déjeuné frugalement. Embrassé une dernière fois femmes et enfants. Puis se seraient échappés par l’escalier de service sans se retourner.

Ils auraient retrouvé leurs témoins près d’un troquet de l’avenue de la Motte-Piquet. Pour se donner du courage ils auraient avalé un dernier calva. A six heures, l’aube blafarde surgissant d’un ciel triste à pleurer, ils se seraient dirigés d’un pas lent mais déterminé vers le Champ de Mars.

Une pluie fine les aurait accompagnés.

En les apercevant, Monsieur Juppé serait sorti de sa berline et serait venu à leur rencontre. Leur aurait demandé une dernière fois s’ils étaient bien sûrs de vouloir disputer ce duel. Qu’il était encore temps de se raviser. Que tout cela n’en valait pas la peine. Que tout ceci n’avait pas de sens. Que tout le monde comprendrait s’ils renonçaient. Qu’il se chargerait en personne d’annoncer la nouvelle à la presse.

Ils ne prendraient même pas la peine de répondre.

François aurait dit qu’on en finisse une bonne fois pour toute.

Jean-François aurait répondu cela fait longtemps que tu es fini mon pauvre François.

François aurait eu un sourire triste.

Ils seraient allés retrouver leurs témoins. Valérie et Lionel pour François, Michelle et Xavier pour Jean-François. De leurs mains gantées, les dames, emmitouflées dans leurs manteaux de velours, auraient sorti de leur coffret en acajou les pistolets puis les auraient tendus à leurs deux champions.

Deux beaux pistolets à un coup. Exactement identiques. Achetés la veille chez un antiquaire du faubourg Saint-Honoré.

Monsieur Juppé les aurait réunis pour leur rappeler le règlement du duel. Marcher quinze pas, se retourner et attendre son signal avant d’armer.

Puis tirer une fois qu’il en donnerait l’ordre.

Au loin, un chien se serait mis à aboyer.

Ils se seraient débarrassés de leurs vestons, auraient retroussés la manche de leur chemise puis, avec application, auraient compté leurs pas.

Au moment d’armer leur pistolet, ils auraient jeté un dernier coup d’œil au ciel, à l’école militaire encore endormie, aux arbres décharnés, comme pour leur dire adieu.

Tirez aurait crié Monsieur Juppé d’une voix tremblante.

Sans s’être même concertés, ce dont ils conviendraient par la suite en s’esclaffant d’un rire joyeux, ils auraient dirigé leur tir sur Monsieur Juppé qui se serait effondré, sans même émettre un son, comme si sa stupéfaction d’être ainsi visé l’eût emporté sur la douleur de la blessure poignardant son cœur.

Ils se seraient serré la main. Leurs témoins aussi.

Beau travail aurait dit François.

Je ne te savais pas si bon tireur aurait répondu l’autre.

Tu ignores encore beaucoup de choses sur moi Jean-François.

Ils seraient retournés rue de Vaugirard. Leur problème n’était toujours pas résolu mais au moins ils s’étaient débarrassés de ce pauvre Alain qui n’avait jamais rien entendu à la nature humaine. Au fond c’était un provincial que la violence des moeurs politique rebutait.

Et à l’idée que leur guerre intestine entamée depuis l’autre dimanche allait encore continuer, ils se seraient réjouis que l’autre fût encore de la partie.

 

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