Mon père, ce dépressif


J’ai toujours connu mon père dépressif.

Pas déprimé, pas mélancolique, pas triste, pas désespéré : dépressif.

De cette dépression qui vous agrippe dès le matin apparu, noircit le cœur et l’âme, assombrit votre esprit, enlève tout désir de vivre, épuise, écœure, tourmente, ronge, laisse exsangue et vous réduit à fixer hagard le plafond de votre chambre en vous demandant quand donc ce calvaire prendra-t-il fin ?

Une symphonie funèbre où toute la journée durant résonnent lancinantes les cymbales de votre dépression triomphante, cette incapacité à ressentir une quelconque joie ou envie, cette impossibilité à se soustraire à elle, cette apathie de l’intellect qui n’a plus goût à rien, cette fatigue aussi d’un corps qui semble charrier un sang lourd et épais comme du métal, cette atonie des sens qui colorent la vie, le ciel, les gens, les rues, les trottoirs de teintes sombres comme un ciel d’automne.

Cette impuissance à la combattre, cette volonté que les autres vous réclament de se mettre en action et qui ne répond à aucune de vos sollicitations, ces heures qui se traînent, lourdes et impavides, immobiles et figées,  muettes et ténébreuses, soupesant leur poids de tristesse accablée.

Ce désir de rien si ce n’est de goûter au repos, de s’enfoncer dans la grande nuit de son sommeil afin d’échapper à l’étreinte de sa fatigue existentielle, de reconstituer ses maigres forces, de dresser entre soi et le monde une barrière derrière laquelle il sera enfin permis de s’abriter, de s’oublier, de se retirer parmi les chuchotis de rêves empesés, de cauchemars silencieux, de pensées éparses.

Quand mon père avait cinq ans, la guerre éclata.

Il était belge, il était juif, il n’avait aucune chance de survivre.

On décida de gagner la France, on se cacha dans le sud du pays, sa mère tomba malade, on ne put la guérir : elle décéda.

L’errance repris, on parvint à gagner la Suisse, mon grand-père se remaria bien vite ; dans la confusion de son enfance confisquée, mon père oublia sa mère, prit la nouvelle épouse de mon grand-père pour sa véritable mère jusqu’à ce que plus tard, bien plus tard, une fois arrivé sur les rives de l’adolescence, la triste vérité lui fut révélée.

Il ne s’en est jamais remis.

Il n’y eut pas chez lui de phénomène de résilience. Pas de sursaut. Pas de rébellion.

Il ne revint jamais de ces territoires noirs de son enfance marquée par la peur, la mort, la fuite, la constante intranquillité, la douleur, le chagrin, l’amère potion d’une vie à peine commencée et déjà passée à échapper à l’inexorable, aux arrestations, aux déportations.

Des hommes revenus des camps ou ayant traversé ces mêmes terres désolées de l’histoire, vécu ces mêmes années de privation et de dissimulation, essuyé ces mêmes traumatiques tempêtes, sont parvenus à se reconstruire.

D’autres pas.

Chacun fait ce qu’il peut.

Mon père n’a pas pu.

Ou alors seulement par instants.

Mais toujours, il a dû combattre son inclinaison naturelle à renouer avec le  souvenir d’une époque qu’il a traversée comme un somnambule, comme un clandestin, comme un naufragé, hanté par la disparition d’une mère qu’il a eu à peine le temps de connaître.

Il n’a pas eu d’enfance.

Et sur le sable de cette absence, il n’a su bâtir de fondations assez solides pour lui permettre d’aller sans encombres sur le chemin de sa vie amputée.

Le mal était trop profond pour lui permettre de renouer avec le soleil de l’existence.

Il a vécu pourtant.

Il vit toujours.

Il continue à se débattre avec ses souvenirs, il interroge encore son passé ; il ne cessera jamais.

Il aura été toute sa vie dépressif.


Ce fut là son prix à payer pour être né à une époque où le comportement des hommes n’eut d’égal, dans son innommable barbarie, que le silence d’un Dieu occupé à d’autres tâches.


Puissent ces temps ne jamais revenir.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                            Pour suivre l’actualité de ce blog, c’est par ici : https://www.facebook.com/pages/Un-juif-en-cavale-Laurent-Sagalovitsch/373236056096087?skip_nax_wizard=true

5 commentaires pour “Mon père, ce dépressif”

  1. Bouleversant. On ne peut pas décrire avec plus de sensibilité et d’acuité la dépression. Une aide précieuse pour mieux comprendre ceux qui en souffrent et dont nous partageons l’existence.

  2. nul besoin d’avoir connu les couloirs de Treblinka ou de Bergen-Belsen pour s’engluer dans les marécages d’une profonde et irrémédiable dépression. Je suis sure qu’on nait désespéré comme d’autres arrivent avec les cheveux blonds ou un strabisme prononcé. J’ai ce père-là et ma vie n’est faite que des efforts épuisants pour échapper à ces tentacules de la tristesse dont on hérite parfois, comme des cheveux blonds…

  3. Ca me fait de la peine pour votre papa.
    Ma famille aussi a hérité de ce regard parfois plein de vide ou de souffrance ..

  4. Je suis un peu comme ton père. Je pense toujours que le malheur est proche et que le bonheur je viens de le rater toujours je pense ainsi. nous autre nous vivons toujours dans l’attente d’un grand malheur. c’est comme ça nous sommes comme ton père.

  5. Pour ceux ici qui semblent sombrer dans la fatalité (malika entre autres)

    Je pense etre sorti de depression il y a un mois. Peut être trop tôt pour crier victoire mais ni le temps pourri ni les attentats ni les nouvelles merdiques du monde ne parviennent plus à m’abattre.

    Ca m’a pris 3 ans après encore 3 années assez horribles (long cancer de ma mère et guerre civile en Syrie d’où elle était originaire).

    Un jour quelque chose à cliqué dans ma tête , je crois qu’une blessure s’est refermée. Et des souvenirs sont revenus comme par magie, des chansons.. Franchement un délice, ça vaut le coup de patienter.

    Je ne sais pas si ça peut aider mais je me suis mis en “retraite” pendant 3 ans (j’en ai 36…), je me suis enfermé, évite le stress, la télé, plus de musique violente (jazz ou classique maintenant), cuisiner, faire un peu de sport, éviter les cons.. Et euh… Je me faisait un massage du cuir chevelu quand mon déclic est arrivé… Je sais ça paraît idiot mais bon, on sait jamais.. si ça peut aider quelqu’un.

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