Non travailler à la maison n’est pas de tout repos

 

Souvent quand je confie à quelqu’un que je travaille exclusivement à la maison, ne m’aventurant à l’extérieur que pour me ravitailler en Coca Zéro ou permettre à mes poumons de respirer l’ivresse des sommets, je sens monter en lui le sentiment teinté de jalousie envieuse que je suis le plus chanceux des hommes.

Qu’il échangerait bien toute sa maigre fortune pour se retrouver à ma place.

Pourtant je suis à peu près certain que s’il venait à adopter le même genre de vie que je mène depuis des années, une vie solitaire, recluse, en perpétuelle confrontation avec soi-même, occupé à batailler contre cette inclinaison toute naturelle à la paresse et l’oisiveté, au bout d’une semaine, on le retrouverait au service des grands brûlés de l’existence, réclamant sa ration de psychotropes et suppliant d’être ramené à la vie normale.

C’est que la vie en solitaire, même si elle se déroule dans le décor familier de sa propre habitation, parmi le fouillis domestique de chaussettes à l’abandon et de vaisselle cavalant dans l’évier, ne convient pas à tout le monde.

Disons-le tout net : il faut une certaine dose de courage, d’abnégation et de volonté pour rester toute la journée durant en tête à tête avec soi-même avec comme seul compagnon d’infortune un chat roupillant du matin jusqu’au soir et comme unique distraction celle de jouer au mikado avec sa kyrielle de crayons à tailler.

Ce combat qu’il faut mener jour après jour pour trouver en soi l’énergie suffisante afin d’effectuer le périlleux voyage entre son lit et son bureau, sans s’offrir un détour par le salon où pourtant un canapé des plus moelleux attend d’assister en grandes pompes à votre avachissement royal qui sonnerait le glas de vos velléités à mener à bien vos travaux pourtant essentiels à votre survie financière.

Cette implacable rigueur qu’il faut s’appliquer afin de ne pas succomber à l’impérieuse envie d’aller gambader au dehors, de s’égarer dans les travées d’un café, de retarder par tous les moyens le moment de se retrouver assis le séant vissé sur sa chaise à essayer de poursuivre la tâche qu’on s’est assigné d’accomplir avant la fin de la journée.

Cette absolue nécessité de se mettre au travail sans le recours d’une tierce personne, chef de service sévère, tâcheron de sous-fifre ou collègue plus ou moins amical qui viendrait interrompre le fil de vos rêveries en vous signalant qu’il leur faut avant midi tapant le résultat de votre expertise concernant le dossier de l’expropriation de Monsieur Dupneu ou votre article sur les mérites comparés des tapis ronds à travers le monde.

Ces mille et une tentations qu’il faut éviter : la contemplation énamourée du plafond, l’arrêt prolongé devant sa fenêtre à regarder les joutes chevaleresques de deux pigeons amoureux, l’envie subite de repeindre sa bibliothèque, l’appel du cabinet à boisson, la tentation du rien, l’invitation du lit à prolonger sa sieste, l’offrande de la baignoire à savourer ses eaux moussantes, la possibilité de visionner en solitaire le dernier épisode de sa série du moment, la pensée toujours présente de se dire que rien ne presse, absolument rien.

L’affreux moment de la pause déjeuner, la flemme immense de se préparer à manger, le repli piteux sur une boîte de sardines à l’eau avalée debout dans la cuisine, les deux œufs flapis dégustés à même la poêle, le reste du ragoût encore froid ingurgité à la louche, le yaourt descendu en deux coups de cuillère à pot, la tristesse d’un repas passé dans le silence d’une maison figée dans une intemporalité imperturbable.

La sieste tout de même.

Mais le réveil amer, le café froid, la solitude encore, personne à qui parler, ces questions qui restent sans réponse, le retour dans la chambre des tortures, l’oubli dans un travail qui n’avance pas, le désir de tout envoyer paître, l’appel de la vraie vie, l’obligation de continuer coûte que coûte, le refus de se laisser aller, cette lutte épuisante contre son appétence pour la procrastination.

La journée qui s’achève, le retour de la compagne qui elle, a vraiment travaillé, qui elle, a le droit d’être épuisée parce qu’elle s’est farcie une heure de métro, qui vous raconte dans les moindres détails sa journée horrible sans jamais vous demander ce que fut la vôtre, se doutant bien que comme d’habitude vous avez dû la passer à jouer aux osselets.

 

Avant d’enchaîner avec la petite phrase assassine qui vous rend d’un coup nostalgique de votre célibat d’antan : au fait, qu’est-ce que tu as préparé à manger, je meurs de faim ?

 

( Pour suivre l’actualité de ce blog, c’est par ici : https://www.facebook.com/pages/Un-juif-en-cavale-Laurent-Sagalovitsch/373236056096087?skip_nax_wizard=true )

29 commentaires pour “Non travailler à la maison n’est pas de tout repos”

  1. Tout à fait d’accord ! Ainsi, vous anticipez sur ce que sera un jour votre temps de “retraite”, avec les douleurs en moins. Mais c’est aussi sacrément agréable de pas être sans cesse dérangé par des collègues “pompe-temps”, qui n’ont envie de rien faire et trouvent toujours un prétexte pour gâcher le vôtre, les chefaillons hystériques (pas seulement les femmes), les obligations réglementaires qui ne servent à rien si ce n’est à plomber notre si mince productivité … On travaille tellement mieux dans le silence, l’intelligence peut se déployer sans contrainte. Rassurez-vous, vous n’êtes pas seul dans votre délire … Moi aussi, il me faut une motivation pour me mettre en cuisine pour moi toute seule, sinon il me faut un public : j’ai même besoin d’une opinion, d’une cotation sur mes innovations.
    Vous avez le salut d’une grand-mère graphomane qui apprécie vos papiers.

  2. j’avoue ça doit pas être facile tout les jours, et si le chat parlait
    ça serait mieux?

  3. @the red, le chat qui parle, c’est dangereux aussi, il ne parlera pas qu’à son maître, et pourrait avoir bcp de choses à dire !

  4. Hahahaha ! C’est exactement ça, je confirme.
    Mais Laurent, le pire, c’est que quand on travaille chez soi, on travaille TOUT LE TEMPS, au bout d’un moment…

  5. et il faut lutter pour ne pas MANGER tout le temps…

  6. @baby, en théorie il devrait moins parler qu’une femme 🙂

  7. Les envieux, qui sont légion, croient qu’autrui a mieux, vit mieux, bosse mieux, gagne mieux, etc. que vous. Quel martyre ! Encore un papier comme ça, et on pourra lister, comme dans un martyrologe, le détail des tortures auxquelles vos parents vous exposèrent en vous concevant. La moindre n’est pas votre inclination à la paresse et à l’oisiveté, « mère de tous les vices », c’est bien connu.

    Du moins ne manquez-vous pas d’arguments opposables à qui devrait faire la diète dans vos murs : et d’abord, votre « appétence à la procrastination ». Voici un exemple de parade : « Reviens, revenez demain, je cuisinerai ». On l’adapte d’un emprunt aux ironistes espagnols du dix-huitième siècle. Ayant constaté chez leurs fonctionnaires un puissant penchant pour la procrastination, ils avaient rendu célèbre cette réponse qui jaillissait d’habitude des guichets : « Revenez demain ! » Alors, juré, craché : « Demain, je fais la bouffe ! »

  8. Putain!!! Vous allez pouvoir vous (ré)écouter Paco toute l’APM, chanceux! http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2014/02/26/paco-de-lucia-maitre-de-la-guitare-flamenco-est-mort_4373387_3382.html

  9. môme, j’ai dévoré manchette, adulte j’ai décortiqué son journal; il parle de ça : de domicile, d’écriture, de consommation excessive d’alcool, de paternité, de rendez-vous ratés.
    un extrait là :
    http://www.lexpress.fr/culture/livre/journal-1966-1974-de-jean-patrick-manchette_814213.html

  10. vous avez oublié : la pause cigarette, le ptit creux de l’après midi…

  11. on se demande qui est le plus pathétique: l’homme ou le chat ?

  12. effectivement cette vie de grand fauve fait envie !

  13. ah j’ai bien ri, on se retrouve : ) Surtout ici “Ces mille et une tentations qu’il faut éviter : la contemplation énamourée du plafond, l’arrêt prolongé devant sa fenêtre à regarder les joutes chevaleresques de deux pigeons amoureux, l’envie subite de repeindre sa bibliothèque…”
    mais bon c’est aussi: le loisir de prendre ses pauses au bon moment, de manger ce qu’on veut, de profiter de son long temps de midi…
    pas de chat ni de coke pour moi mais le thé/tisane à volonté.
    et depuis que j’ai un lave-vaisselle, plus d’assiettes qui trainent et s’empilent 🙂

  14. Merci Laurent ! C’est exactement ça ! Je me sens moins seule…

  15. le chat est bienheureux, on lui sert sa gamelle et il ne travaille pas ! le taulier travaille et fait la bouffe… pôvre homme ! C’est pas une vie !!!!

  16. C’est tellement ça.
    La bataille contre la procrastination.

  17. Un peu de math. Sachant que La recherche compte 1.5 million de mots. Que Sagrivelititzsch l’a lu d’après lui en quelque chose comme 5 mois, à votre avis à quelle vitesse lit-il? http://www.slate.fr/lien/57193/adulte-300-mots-minute Bien entendu il faudra prendre en compte le temps qu’il passe à compter les gouttes d’eau qui volent dans le ciel. Vous avez 5 minutes.

  18. @pedia, ce qui serait profitable au confort visuel de tout le monde ce serait que M.Sagalovitsch bacle un peu moins la déco : le rouge du coussin, le bleu de la cravate, le roux du chat et le rose des pantoufles, pas vraiment harmonieux…

  19. @Pédia : il manque une donnée : le nombre de mm de précipitations sur la période !

  20. J’avais calculé que Proust c’est du 30 pages à l’heure…

  21. elle est belle la littérature quand on en est à calculer le nombre de pages qu’on lit à l’heure…

  22. Ce qui manque quand on travaille seul à la maison, c’est vraiment le petit café-journal au troquet du coin, écouter les conversations de bistrots, participer parfois… Sinon quel plaisir d’être chez soi… Surtout si personne ne rentre le soir raconter 😉 😉
    et surtout cela permet de bosser quand on veut… matin soir nuit…
    un rêve que je peux enfin réaliser…

  23. C’est pas mal du tout!!! Ça peut m’arriver, quand c’est fluide, mais sur la durée….certainement pas!

  24. Je me reconnais également dans cet article ! Merci !!! Le plus difficile pour moi est de lutter contre l’envie irrépressible de travailler toute la journée en pyjama ! une lutte de tous les jours ! et parfois … c’est l’échec 🙂

  25. Ahah, oui peut être. Moi je le vis pas du tout comme ça ! L’honneur de gérer son temps comme on souhaite (travailler à ce moment et aller faire les courses le mardi apres-midi), avoir une vraie cuisine dans laquelle on peut préparer vraiment à manger et pas acheter une salade composée à 10 euros et entendre les collègues parler de leurs gniards tout le déjeuner, ce côté “tiens, j’en ai marre d’être derrière l’ordi, je vais faire des abdos !”. Pour moi c’est une vraie liberté que de disposer de mon temps comme je l’entends ! Et de pas être surveillée !

  26. On est vachement nombreux à travailler chez nous, finalement… 🙂

  27. Je ne voyais pas l’ensemble sous cet angle, mais ça se tient. Fort heureusement, mon compagnon s’abstient de me demander de préparer à manger. Et je prépare mes repas le week-end pour la semaine car quand je mange mal, je suis de mauvaise humeur. En tout cas, je me reconnais avec l’histoire du métro (mais avec la voiture).

  28. C’est pour répondre à tout ces pb du :”je travaille chez moi, ou pas????” ou de temps en temps que des espaces comme le nôtre “L’Estrade” à Limoges existent pour recréer du lien social, justifier d’un point pro pour clients et fournisseurs et “la famille” pour certains.
    La flexibilité temps/travail pour des résidents permanents ou intermittents…Avoir la possibilité de partager les potins devant la machine à café un jour et rester chez soi le lendemain…osez tenter l’expérience et si vous passez par là pousser la porte le café est toujours chaud!!

  29. et oui on a tendance à grignoter tout le temps en restant à la maison même en travaillant, c’est l’un des points négatifs de travailler chez soi

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