Avant Internet on s’ennuyait, aujourd’hui on ne sait même plus qu’on s’emmerde


Mais bon sang se demanda soudain Stabilovitch, comment diable s’emmerdait-on du temps où Internet n’existait pas encore, à quoi employait-on ses heures quand l’ennui hissait son pavillon noir à l’ombre d’un esprit déserté de toute envie ?

On foutait quoi au juste ?

On passait des heures devant sa télé à regarder des rediffusions moisies de Derrick ou de Columbo, on enchaînait sur les Chiffres et les lettres, on ” dechavanisait ”  à l’heure de l’apéro, on se tapait l’intégralité du 20 heures de Bruno Masure ou de Claude Sérillon, on s’ingurgitait une fiction populaire sur Antenne 2, on allait se coucher la tête saturée d’images.

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On marchait dans les rues à la recherche d’une âme sœur, on rentrait dans un bar, on s’enfilait quelques demis, on fraternisait en silence avec d’autres compagnons d’infortune, on abordait une inconnue pour connaître le plaisir d’être éconduit, on buvait pour s’oublier, bêtement, grassement, lourdement, on rentrait chez soi titubant d’une ivresse mauvaise, on s’affalait sur le canapé et on dormait d’un sommeil épais comme une porte de prison.

Le matin, on avait tout oublié.

On restait à la fenêtre à contempler le spectacle de la rue, on s’abîmait dans la contemplation de chiens occupés à chier en bas de chez soi, on suivait du regard une demoiselle qui jouait des talons aiguilles sur le trottoir, on scrutait l’appartement d’en face à la recherche d’une présence humaine, on spéculait sur le temps qu’il faudrait pour que la prochaine voiture déboule à l’angle de l’avenue Général Leclerc, on levait les yeux au ciel et on se demandait à quoi cela rimait tout ce bordel de vivre ?

On rêvait à des départs prochains, à des pays inconnus dont on ne savait rien, juste le nom repéré sur une mappemonde, on s’imaginait des contrées lointaines où l’on pourrait se perdre et ne jamais revenir, on se voyait partir au loin avec rien dans ses poches, on étouffait sous le poids d’une vie quotidienne morne à pleurer et on voyageait immobile en se doutant bien qu’on ne partirait jamais parce que la femme, les enfants, le chien…

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On crevait d’ennui en silence, on écoutait la radio pour penser à autre chose, on se laissait couler dans le périmètre clos de sa chambre, on fixait le plafond en se disant que ça ne pouvait pas durer, on ouvrait un livre au hasard, on le refermait, on n’avait pas la tête à lire, on allumait une cigarette, on jouait avec la fumée, on fermait les yeux et on rêvait à d’autres vies possibles.

On sortait une revue érotique de dessous du lit, on se demandait si ces créatures photographiées, lascives, sur des plages ensoleillées, dans des décors d’îles paradisiaques, au beau milieu de coraux surnaturels, existaient pour de vrai, on n’avait aucune idée de l’existence de triple pénétration anale, de fist-fucking ou d’autres saloperies du genre, on finissait par jouir en s’imaginant des étreintes furtives avec des sorcières lubriques.

Aujourd’hui on ne s’ennuie plus jamais, on n’a pas le temps, on vit constamment sous intelligence artificielle, on passe des heures à papillonner de sites en sites, à papoter avec des inconnus, à rivaliser d’insignifiance, à demander à un moteur de recherche si on est plus populaire que son voisin, à s’exposer sans retenue, à se loler le ventre, à se morderire le cœur, à se péterderire le cerveau.

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On se passionne pour des choses sublimement inutiles, on rit des acrobaties d’un chat, on scrute le trou du cul du monde à travers l’œil de son écran, on ne sait rien même si on croit tout savoir, on a un avis sur tout, on pond quelques commentaires, deux trois idées vaseuses, et soudain on se prend pour le roi du monde, on partage, on réseaute, on échange ; on est seul dans la multitude universelle.

On n’a même plus le temps de se parler, de réfléchir, de s’écouter, on attrape des attaques de panique si notre téléphone se met en grève, on rafraîchit chaque seconde sa boite mail afin de vérifier qu’on existe toujours, on reçoit des alertes pour nous avertir que le monde ne va pas bien, on n’a plus une seconde pour soi, notre cerveau a été pris en otage par des assaillants nommés Twitter, Tumblr, Instagram, Snapchat, Skype, Google, Facebook…


On est encerclé de partout.


On n’en sortira pas vivant.

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5 commentaires pour “Avant Internet on s’ennuyait, aujourd’hui on ne sait même plus qu’on s’emmerde”

  1. Tous partis en vacances en zone blanche.

  2. Pour jouer le jeu, parce que, si je vous ai bien compris, vous devez piaffer d’impatience en attente de commentaires…
    Un visiteur d’ennui.

  3. Pour une fois, un blog qui me fait aimer les blogs…Quelques mots sur l’ auteur ?

  4. Quel dommage cette vision. On dirait que vous parlez du point de vue d’un sexagenaire aigri. A l’époque, ce n’était pas mieux, mais ca vous ne le saviez pas encore. Si c’est la seule chose que vous faites du temps qui passe, ne vous étonnez pas de vous retrouver si triste au 21e siècle. Après tout, la vie, les innovations du quotidien et les changements sociétaux ne sont pas vraiment imposés, ils dépendent pour beaucoup de ce que vous en faites. Et à la lumière de vos écrits, mon avis est que vous faites très mauvais usage du peu de temps qui vous reste à vivre ! Ressaisissez vous !

  5. Bien vu ! Tout à fait d’accord. A bientôt 50 ans moi aussi je me fais une réflexion plus ou moins proche j’avoue. Nos cerveaux sont informatique ment occupés 24h/24. C’est encore plus vrai avec les réseaux sociaux qui nous plongent dans une solitude crasse. Quel est l’antidote ?

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