2013 marquera deux étapes dans la vie de la chaîne de restauration rapide américaine McDonald’s : les 23 ans de son premier restaurant à Moscou, et l’ouverture de ses premiers restaurants en Sibérie.
Ce développement du géant américain peut sembler anecdotique tant ce restaurant est devenu l’un des symboles forts de la mondialisation, elle-même étant un trait caractéristique du monde d’aujourd’hui. Et pourtant, on oublie parfois qu’il n’y a pas si longtemps, les pays de l’ex bloc soviétique ne connaissaient pas l’économie de marché. Il y a un peu plus de 20 ans, ces pays n’avaient pas même le choix des produits qu’ils consommaient, et les pénuries alimentaires rythmaient le quotidien des habitants. Il y a un peu plus de 20 ans, ces pays ne connaissaient pas McDonald’s. Aujourd’hui, McDonald’s y est non seulement implanté, mais produit aussi localement.
Du communisme au lendemain de la chute du mur : une transformation de prime abord radicale
Revenons brièvement sur cette transition. Elle est – presque – connue de tous sous ses aspects politiques et symboliques, mais on ne l’évoque guère en termes de consommation.
Après la chute du mur, le paysage économique et social se transforme dans les pays de l’ex-URSS. On voit apparaître des supermarchés et même de grands centres commerciaux. Les enseignes des géants de l’industrie occidentale tels que McDonald’s s’intègrent rapidement, si bien que l’arche dorée, encore inconnue quelques mois auparavant, devient un point de repère pour les passants égarés.
Les pratiques culinaires se transforment également au contact de McDonald’s : la fréquentation des restaurants augmente, et ils deviennent des lieux privilégiés pour célébrer des événements tels que des anniversaires. De plus, les mets propres à ce restaurant, comme les frites, les hamburgers ou les milkshakes, sont très rapidement intégrés aux habitudes culinaires des familles, et sont proposés par les restaurants locaux au bout de quelques mois.
Mais plus que l’environnement du consommateur, c’est le processus même de consommation qui se transforme pour les Russes ou les Allemands « de l’Est » (cet article se centre principalement sur l’exemple de ces deux pays. Il est clair que les transformations ne sont pas nécessairement identiques dans tous les pays de l’ex-URSS). Sous le communisme, consommer se réduisait souvent à se nourrir, et l’on organisait le quotidien pour satisfaire à la nécessité. En effet, touchés par une forte crise causant des pénuries à répétition, les habitants devaient planifier leurs journées en fonction de leurs besoins, car chaque détour au magasin d’État demandait de passer plusieurs heures dans une file d’attente. Dès lors, la vie s’organisait en fonction de ces longues attentes nécessaire pour atteindre les rares magasins encore approvisionnés, des événements tels que des célébrations d’anniversaire qui devaient être planifiés des mois à l’avance de manière à être sûr de ne manquer de rien, des réserves qui devaient être faites car rien ne permettait d’assurer que les produits du quotidien seraient encore disponibles quelques jours plus tard.
Lorsque le mur de Berlin tombe, c’est donc tout un processus de consommation qui s’écroule, puis s’achemine vers l’hyperconsommation – en apparence, du moins. Désormais, les habitants doivent inclure de nouveaux déterminants dans leur acte d’achat : la variété, leurs goûts, le rapport qualité-prix. Avec cette possibilité de choix et la variable du prix, l’acte de consommation ne représente également plus la même chose. Alors que la pratique s’individualise, le produit devient également un marqueur social témoignant d’un statut. La valeur « sociale » attribuée à un bien est également transformée. Durant le communisme, si l’on voulait offrir un cadeau de valeur, on se basait sur sa disponibilité : plus celui-ci était difficile à obtenir, plus il était valorisé. Dans les années 1990, on s’oriente davantage sur des biens vecteurs de sociabilité : des chocolats étaient une bonne idée car ils seraient partagés à la fin d’un dîner entre amis, ou un cognac français était un beau cadeau pour le médecin de la famille parce que c’était plus original que de la vodka, plus cher, et évoquait davantage la société occidentale.
Ce ne sont donc pas simplement les nouvelles variétés de produits venant compléter des étals bien souvent vides qui marquent cette transition, c’est aussi l’acte d’achat et tout le processus de choix, voire de calcul coût-avantage. C’est l’apparition d’un homo œconomicus russe ou estonien.
Homo-economicus russe ou allemand, mais toutes choses égales par ailleurs, car si les frontières de l’ex-URSS disparaissent, l’histoire et le vécu qui y sont attachés laissent, eux, des empreintes bien plus profondes, encore visibles aujourd’hui.
« Buy Russian » et la bière RDA : nostalgie ou quête d’identité ?
Il serait une erreur de penser que les habitudes de consommation adoptées durant le communisme se sont parfaitement effacées au profit d’habitudes venues « de l’Ouest », occidentalisées. Dans les années 1990 et encore aujourd’hui, les habitants de l’ex-URSS ont su domestiquer une culture qui leur a longtemps été interdite.
Notons par exemple la campagne « Buy Russian » qui s’est déployée à la fin des années 1990. Celle-ci vantait les produits locaux, non pour relancer l’économie, mais tout simplement pour être en adéquation avec une préférence qui se dessinait de plus en plus chez les Russes. Ceux-ci avaient en effet la possibilité de consommer des produits venus de pays très différents, mais ils choisissaient de consommer russe.
Deux explications possibles à ce phénomène :
La campagne « Buy Russian » est un exemple de cette recherche d’identité collective, mais il en existe d’autres. Les ex-Allemands de l’Est ont également éprouvé ce besoin de reconstruire leur identité en assumant pleinement leur passé sous le communisme, et cela s’est concrétisé par la réapparition d’objets assez typiques, comme par exemple la bière traditionnelle de la République Démocratique Allemande. Ces vieux objets étaient remis en circulation, ou s’intégraient à la décoration de la maison, comme pour rappeler aux propriétaires leurs racines.
Revivre le passé pour ces ex-sovietiques et le faire partager à leur descendance ainsi qu’à de parfaits inconnus s’est également matérialisé à travers des salles de cinéma qui ne diffusaient que des films de l’époque ou encore des musées qui se sont spécialisés dans la reproduction de logements de l’époque. Cette envie de se replonger dans le passé s’explique une nouvelle fois par une déception suite à la fin de l’URSS. En effet, les anciens soviétiques n’étaient pas habitués à l’individualisme qui s’est petit à petit imposé dans les pratiques tant sociales qu’économiques, ou encore à la compétitivité. Les habitants ont alors connu un sentiment de désillusion et in fine un repli identitaire.
Gageons également que les industriels avisés ont su repérer cette nostalgie naissante et l’exploiter pour en tirer profit. Mais quoiqu’il en soit, à travers ces pratiques de consommation, à mi-chemin de l’adoption d’un comportement d’homo-oeconomicus et d’une volonté de ne pas oublier son passé, on trouve en fait un moyen pour les habitants de l’ex-URSS de connecter des biographies individuelles à un passé commun dont les frontières géographiques ont parfois disparues.
Et surtout, les entreprises ont su s’adapter à ce passé et ces traditions que les habitants des pays de l’ex-URSS ont voulu préserver. Si bien qu’aujourd’hui, le McDonald’s de Moscou est peut-être le plus grand McDonald’s au monde, mais il n’en est pas moins intrinsèquement russe.
« Des McCrevettes, s’il vous plait !» : McDonald’s peut-être, mais McDonald’s « nash » sûrement
« Il y a une dizaine d’années, mon père, en voyage en France, nous avait ramené comme souvenir des hamburgers McDonald’s. C’était alors une réalité qui paraissait inaccessible lorsque l’on habitait Varsovie », se rappelle Bartlomiej Zdianuk, originaire de Pologne.
Un Russe pourrait dire exactement la même chose. Alors imaginez l’effet que peut avoir l’ouverture d’un McDonald’s dans des pays où les habitants ont imaginé une culture occidentale d’autant plus idéalisée qu’elle leur était formellement interdite. Alors que des hamburgers étaient ramenés en guise de souvenir de voyage, qu’ils étaient passés en douce par-delà le mur qui séparait Berlin en deux zones, ils sont soudain devenus accessibles, libres d’être dévorés sans retenue. Résultat : dans le plus grand McDonald’s au monde (capacité d’accueil de 700 clients, tout de même), le restaurant de Moscou accueille le 31 janvier 1990 pas moins de 30000 amateurs de burgers, obligés de faire la queue sur plusieurs dizaines de mètre avant d’atteindre l’un des 27 tiroirs-caisses du McDonald’s moscovite. On peut peut-être voir là une touche d’humour du destin puisque les files d’attentes menant aux magasins d’État communistes furent remplacées du jour au lendemain par celles menant au restaurant, souvent considéré comme le parangon de la mondialisation et du capitalisme débridé. Tout un symbole.
Les Russes laissèrent alors pour un temps bortsch et chachlik, mais firent également la connaissance d’un tout autre style de service. Khamzat Khasbulatov, le chef exécutif de McDonald’s Russie et président de la division Europe de l’Est de McDonald’s se souvient de ces débuts dans cette entreprise, à la culture bien différente de ce qu’il avait pu connaître alors qu’il gérait un magasin d’État sous le socialisme : « When I moved from a state-owned restaurant to McDonald’s, it was not really a significant change for me as an industry, as a business. But the approach — how the business is developed, focus on very small details, customer and employee are first, how we treat all of these small parts of business — that was different under McDonald’s than it used to be under the state organizations »
Une approche de la relation client qui ne manqua pas non plus de surprendre les premiers concernés, peu habitués à être accueillis par des serveurs souriants et prêts à répondre à n’importe laquelle de leur demande : « When you see the faces of customers who have never been treated as welcomed guests, that was a surprise for me », se souvient Khamzat Khasbulatov.
L’arrivée de McDonald’s dans les pays de l’Est, et notamment en Russie, ce n’est donc pas seulement découvrir le BigMac, c’est aussi découvrir une nouvelle culture d’entreprise, et c’est finalement devenir des consommateurs d’un marché dont l’offre est de plus en plus personnalisée.
Mais la curiosité ne dure qu’un temps, et s’intégrer durablement dans des pays encore fortement marqués par le communisme et la planification demande une stratégie spécifique, ce que McDonald’s a bien compris.
Pour perdurer sur l’ex sol soviétique, il fallut donner confiance à ceux qui furent rapidement déçus par le capitalisme puisque la crise économique les rattrapa rapidement, il ne fallait pas imposer une culture toute entière mais seulement des petites touches et surtout, s’adapter à la culture et au passé local.
La stratégie du géant américain de la restauration rapide s’est développée selon plusieurs axes.
Des McDonald’s donc, mais des McDonald’s nash.
Mais attention, alors qu’en France on risque de voir les jeunes cadres dynamiques demander à leurs grands-parents la recette du pot-au-feu et de la blanquette de veau car ils n’osent plus se ravitailler chez Findus ou Picard, les jeunes russes ou tchèques ne sont pas avares de tradition et risquent de délaisser les fast food, aussi nash soient-ils.
Ainsi, lorsque l’on interroge des jeunes gens des pays de l’Est, ceux-ci ne voient plus McDonald’s comme un symbole quelconque. Il s’agit pour eux simplement d’un fast-food bien pratique car souvent situé au centre-ville, mais qui n’est pas forcément leur lieu de prédilection car plus cher et pas vraiment à leur goût :
« Je vais dans les fast-food le moins possible : je trouve les produits du McDo plus repoussants qu’attirants. Je pense pouvoir répondre au nom de la plupart des étudiants pragois : nous privilégions des formes de restauration “rapides” mais plus traditionnelles et tchèques. Les alentours de la faculté fourmillent de petits restaurants aux plats simples (salades, plats tchèques), à l’ambiance moins impersonnelle et à des prix surtout moins élevés », explique par exemple une étudiante à l’université Charles de Prague.
De la restauration rapide mais plus traditionnelle et tchèque, comment cela ?
Alors qu’en France McDo doit faire sa place dans un marché de la restauration rapide concurrencé par les « jambon-beurre » et autres sandwichs à la baguette française, il doit également affronter de nouveaux concurrents dans les pays de l’Est. Car le traditionnel a le vent en poupe, et les Chlebíček sýrový et autres Chlebíček šunkový (sandwichs tchèques) séduisent incontestablement les jeunes tchèques.
En Russie aussi on se prend au jeu, avec des restaurants rapides qui proposent de la nourriture traditionnelle russe. Fini le BigMac-Coca, bonjour le Bortsch-Kvas. C’est au « Ruskie Bistro » que vous pourrez déguster cette formule rapide à prix réduit. Un fast food à l’initiative de qui ? La mairie de Moscou elle-même. Serait-ce trop poussé de voir là une lointaine parenté avec les « Beryezka » (magasins d’Etat) d’il y a quelques années ? Taquin ce destin, taquin.
Eve-Anaelle Blandin
Sources :
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