Keystone XL : pétrole visqueux, collusion d’intérêts et désobéissance civile

Retour critique sur le processus en cours au Canada et aux Etats-Unis, processus de destruction de la planète sur fond de collusions d’intérêts à haut niveau et d’un mouvement historique pour les droits environnementaux.

Le Keystone XL est le projet de pipeline de la compagnie canadienne TransCanada, destiné à acheminer les sables bitumineux exploités en Alberta jusqu’au Golfe du Mexique, en traversant de nombreux Etats canadiens et américains, avec leurs zones résidentielles, leurs milliers de cours d’eau, leurs réserves naturelles et leurs communautés autochtones.

Fort McMurray

Alberta : bienvenue dans le « Mordor »

Le pétrole de sables bitumineux, exploité dans la région d’Alberta au Canada, est considéré comme le pétrole le plus polluant au monde. James Hansen, climatologue et ancien directeur de la NASA, a déclaré que l’exploitation des sables bitumineux albertains signifiait un « Game over » pour la planète. Comprendre : pas de retour en arrière possible. L’extraction des sables bitumineux génère environ 5 fois plus de gaz à effet de serre que l’exploitation du pétrole conventionnel. La consommation d’eau et d’énergie mobilisée pour extraire le bitume est astronomique et assèche les cours d’eau, privant les communautés autochtones de leurs moyens de subsistance. Autour des zones d’exploitation, des médecins et scientifiques albertains estiment le taux de cancers à 30% au-dessus de la moyenne canadienne. Faites donc un tour sur Google Map au-dessus de Fort McMurray, afin de comprendre pourquoi certaines ONG canadiennes, comme Equiterre, utilisent la métaphore du Mordor : la forêt boréale est rasée sur environ 140.000 km2, laissant apparaître d’énormes bassins d’eau usée. Selon des chercheurs du ministère canadien de l’Environnement, les résidus toxiques présents dans ces bassins d’eau se rependent, contrairement aux dires des compagnies exploitantes, dans les nappes phréatiques et polluent actuellement la rivière Athabasca.

Des oléoducs qui fuient

Vient ensuite la question du transport par oléoduc : que ce soit le pipeline keystone 1 en 2011, le grand déversement de Kalamazoo avec le pipeline 6B d’Enbridge en 2010 ou encore le pipeline Pegasus d’Exxon le 29 mars 2013, tous ces oléoducs ont été à l’origine d’une multitude de déversements, de divers volumes, le long des tracés. Les compagnies n’investissent pas dans les technologies disponibles pour détecter les fuites et utilisent des oléoducs, à peine réhabilités, parfois vieux de 40 ans ou plus. Un déversement de pétrole issu de sables bitumineux répand des particules toxiques dans les airs (issus des mélanges toxiques utilisés pendant l’extraction). A Mayflowers, suite au déversement du 29 mars 2013, un quartier entier d’habitations a dû être évacué en raison des émanations toxiques. Par ailleurs, le pétrole de sables bitumineux, ou « bitume dilué » pénètre profondément les eaux (contrairement au pétrole conventionnel qui flotte), polluant les nappes phréatiques et rendant les opérations de nettoyage tout simplement impossibles.

Spill

Le projet Keystone XL traverse la frontière canadienne, il nécessite donc un permis présidentiel. La décision de ce méga projet reste entre les mains de Barack Obama, après que celle-ci ait été façonnée, à coup de rapports d’impacts environnementaux du Département d’Etat, dont la transparence et l’objectivité sont actuellement mises en cause par les associations écologistes. En effet, il s’est avéré que le sous-traitant du Département d’Etat, en charge de la rédaction du rapport d’impact environnemental, Environmental Resources Management, avait TransCanada dans sa liste de clients, entre autres groupes pétroliers.

Le mouvement pour les droits environnementaux

Pour avoir une idée de ce qu’est la mobilisation anti-Keystone XL, le mieux serait probablement de se rendre sur place… Faute de le pouvoir, laissons parler les chiffres. Lorsque les ONG, en tête desquelles 350.org et son leader charismatique Bill McKibben, organisent une mobilisation à l’échelle nationale,  pour faire pression sur le président Obama, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui descendent dans la rue, prêtes à risquer l’arrestation. Lors de la manifestation du 21 septembre 2013 dans le cadre de la campagne Draw the Line, plus de 1200 personnes ont été arrêtées. Plus récemment, la mobilisation étudiante « XL Dissent » qui s’est déroulée le 2 mars dernier à Washington a vu 398 étudiants arrêtés par la police dans le cadre d’une action de désobéissance civile. Jamie Henn, directeur de la communication de 350.org et nécessairement enthousiaste étant donné sa position, a évoqué « le plus grand acte de désobéissance civile de la génération ».

manif

 

Et les compagnies pétrolières ne prennent pas ces mouvements à la légère. Loin de là. On apprenait l’année dernière que, selon des documents obtenus par le groupe Tar Sands Blockade via une requête « Freedom of Information Act », TransCanada, probablement dans un élan de patriotisme, aurait fourni des stages de formation à la police locale du Nebraska mais aussi à des agents fédéraux, pour « éliminer les activistes non violents anti-Keystone XL » en les réprimant grâces aux dispositifs anti-terroristes. Plus récemment, on apprenait également l’existence de collusions entre TransCanada et les services de renseignements canadiens. Les écologistes américains et canadiens se rendent compte peu à peu de qui ils ont affaire. Mais cela ne les ralentit pas, au contraire : à l’heure actuelle, plus de 86.000 personnes ont signé le « Pledge of resistance » (« Engagement à résister ») lancé par l’ONG Credo Action, une pétition par laquelle les citoyens s’engagent à risquer l’arrestation par des actions de désobéissance civile pour « dire non au pipeline Keystone XL ».

Bill McKibben dans le viseur de certains médias marxistes

Bill McKibbenIl est un certain nombre de médias indépendants et progressistes, en tête desquels le média américain counterpunch.org, de sensibilité marxiste, qui opposent au combat du fondateur et président de 350.org, Bill McKibben, une critique sociologique de bon calibre. MacDonald Stainsby de Counterpunch.org formule particulièrement bien ce point de vue. Ce dernier appréhende le Keystone XL comme une non-décision de la part d’Obama, ce qu’elle est en effet : depuis 2011, l’approbation ou non-approbation du pipeline a été reportée à maintes reprises, pour diverses raisons politiques et judiciaires. Ce sont trois ans de débat politique et de mobilisation qui s’animent dans l’attente de la décision présidentielle. L’auteur dénonce un accord tacite entre l’administration Obama, qui a besoin d’être perçue comme une « alliée possible » des écologistes – base électorale d’Obama – alors que le mouvement de Bill McKibben – « grassement financé par de grosses fondations » – peut continuer à « enrôler » des militants issus de la classe moyenne blanche, et protester contre le Keystone XL, sans s’opposer frontalement au pouvoir politique. Pendant ce temps-là, TransCanada peut continuer à piller la terre et à détruire le climat avec divers autres pipelines en construction, en premier lieu desquels la section Sud du Keystone XL, qui échappe au permis présidentiel. L’analyste met donc en cause la focalisation médiatique et militante sur le Keystone XL, laquelle permet au président Obama d’apparaître comme un rempart pour les écologistes, sans pour autant contrarier l’industrie pétrolière, qui avance par ailleurs sur des projets similaires moins médiatisés.

En effet, le projet Keystone XL de TransCanada et la mobilisation qu’il suscite concentrent largement l’intérêt des médias écologistes américains et des grandes associations de défense de l’environnement. De l’autre côté de la frontière, les projets de pipeline d’Enbridge et de TransCanada traversent des processus d’évaluation environnementale et d’approbation politique aussi rapides que ces projets s’annoncent dévastateurs.

La stratégie Keystone XL

Ce tour d’horizon politico-bitumineux s’ouvrira cependant avec l’analyse de l’écologiste Joe Romm, qui tente de réhabiliter la « stratégie Keystone XL ». Selon lui, les détracteurs du mouvement sont aveugles sur un certain nombre de points : parce qu’ils estiment que le mouvement environnemental ne peut faire qu’une seule chose à la fois, que le blocage de l’oléoduc Keystone XL n’a pas de valeur stratégique et surtout, que la construction d’un mouvement n’a pas de valeur intrinsèque. Car oui, les Etats-Unis sont le terrain d’un mouvement populaire d’envergure nationale, qui réhabilite les méthodes et actions de résistance pacifique et de désobéissance civile nées de la lutte pour les droits civiques des années 60-70. Ce mouvement est par ailleurs soutenu par la communauté scientifique, par une partie du personnel médiatique et politique et prône, dans ses valeurs, le respect de l’environnement, des communautés, des générations futures, et revendique une économie orientée sur les énergies renouvelables, avec des créations d’emplois pérennes. Ce mouvement a clairement la science et l’économie avec lui et l’histoire lui donnera aussi probablement raison.

Malgré les ambiguïtés du jeu des grands acteurs politiques et écologistes, qui cherchent à maintenir des positionnements stratégiques, la réalité d’une mobilisation historique parce qu’environnementale existe et est en devenir. La voie du militantisme écologiste moderne ne s’éteindra, ni avec l’approbation du Keystone XL, ni avec la fin de 350.org, ni avec la fin du mandat d’Obama.

En France et en Europe, il manque cette force écologiste capable de faire descendre des citoyens dans la rue dans toutes les grandes villes, pour s’opposer pacifiquement aux perspectives “extractivistes” portées actuellement par Arnaud Montebourg et d’autres, ou encore pour influencer d’une voie claire et propre le débat sur la transition énergétique. De ce point de vue, le mouvement anti-Keystone XL, aussi « mainstream » soit-il, n’est pas dépourvu de sens historique.

David Mawas

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