Chaque année vous jetez 20 kilos d’aliments par an, soit entre 500 et 1500€ de nourriture encore consommable. Moi aussi. C’est en tout cas ce que révèlent les chiffres 2012 de France Nature Environnement. Impossible ? Non, mais un gaspillage inconscient, plus probablement.
De prime abord, lorsque l’on parle de gaspillage alimentaire, on pense rapidement à ces poubelles proches des supermarchés qui débordent de nourriture. On pense aussi à cet employé de Monoprix à Marseille qui s’était fait licencier en 2011 alors qu’il récupérait les aliments jetés par la grande surface pour laquelle il travaillait. On pense à ce geste devenu instinctif des employés de la restauration scolaire, qui vident les assiettes des collégiens et lycéens alors que celles-ci sont parfois à peine touchées.
Et on a raison de le penser.
Pourtant le gaspillage, ce n’est pas que « les autres », c’est aussi nous, chaque jour, à la maison comme au supermarché en faisant nos courses.
Comment ? Essayons d’y réfléchir un peu.
Je pousse mon lourd caddy dans le rayon bien rempli de mon supermarché habituel, bien décidée à aller acheter de quoi préparer ma moussaka, considérant que j’ai déjà de la viande hachée dans mon congélateur.
Commençons par les légumes. Quatre aubergines mûres à point, une belle grappe de tomates, quatre oignons. Me voilà devant les étals.
Je choisis avec soin mes aubergines, il faut qu’elles soient longues pour faire de belles tranches. Ca y est je les ai choisies. En fait non, celle-ci est tachetée, elle doit être abîmée, je la repose.
Bien, passons aux tomates maintenant. Cette grappe est parfaite, les tomates sont bien rondes, bien rouges. Je vais prendre deux grappes en fait, les tomates, ça se mange toujours.
Les oignons maintenant, tiens c’est moins cher si je prends un filet de 1kg, parfait, l’affaire est faite.
Arrêtons-nous là tout d’abord.
Cette aubergine pourtant est tachetée, juste tachetée. Ca ne présage pas nécessairement de son mauvais goût. De plus, on mange rarement les aubergines crues, alors une fois bien cuite dans une moussaka, qu’elle soit un peu molle ou tachetée au départ, ça ne changera pas grand-chose à la qualité de notre plat.
RIP aubergines, tomates, et oignons.
Reprenons nos courses. Il me faut également de quoi faire une béchamel. Du beurre, du lait … Mince, il me semble bien qu’il reste du beurre dans le frigo, mais en aurais-je assez ? Mieux vaut en prendre dans le doute, ce serait trop bête de devoir aller chez l’épicier du coin s’il m’en manque au dernier moment, surtout que je le paierais au prix fort. Un peu de fromage aussi, du gruyère pour faire gratiner tout ça, et de la mozarella pour donner de l’onctuosité, juste un petit peu, je finirai ce qu’il reste en salade avec les tomates.
Tiens, pendant que je suis dans le rayon des produits frais je vais prendre aussi des yaourts, je n’en ai plus beaucoup. Je commence à pousser tous les paquets afin d’arriver tout au bout de l’étagère, car je ne veux pas gâcher, je n’en mange qu’un par jour donc autant prendre le paquet dont la date de péremption est la plus éloignée. Oh et je vais prendre ces mousses au chocolat, pour le dessert.
Faisons une petite pause.
RIP moussaka restante, yaourts, beurre, et mozarrella qui a eu le culot de se renverser dans mon frigo.
J’ai tout ce qui me faut pour ma moussaka et mon repas de ce soir, mais je vais tout de même faire un tour pour voir si je tombe sur quelque chose qui pourrait m’être utile. Après tout, je ne viens dans cette grande surface à six arrêts de métro de chez moi qu’une fois par semaine, alors autant en profiter.
Je vais acheter beaucoup de choses, qui me font envie sur le moment, parce que je suis dans cette grande surface et que c’est donc une occasion que je n’ai pas le temps de reproduire tous les deux jours, parce que j’ai peur de manquer, parce que je veux faire plaisir à mes proches.
Et chaque année, je jette entre 500 et 1500€ de nourriture, alors même que j’ai horreur de jeter de la nourriture. Et chaque année, vous jetez entre 500 et 1500€ de nourriture, alors même que vous avez horreur de jeter de la nourriture.
Mais nous autres consommateurs ne sommes pas les seuls acteurs de ce gaspillage.
Évidemment, les distributeurs ont bien compris que les consommateurs sont rationnels et exigeants.
Tous les matins les employés jetteront immédiatement tous les produits dont la date de péremption se rapproche dangereusement. Enfin, dangereusement, question de point de vue. Dans beaucoup de grandes surfaces, les employés font un tri drastique tous les matins avant l’ouverture :
– les produits traiteur sont enlevés deux jours avant la date de péremption ;
– la charcuterie est enlevée cinq jours avant la date de péremption ;
– les yaourts sont enlevés six jours avant la date de péremption.
Pourquoi ? Parce que les distributeurs connaissent la technique des consommateurs qui consiste à sélectionner les produits qui se périment dans un long laps de temps, alors ils savent qu’ils ne pourront pas vendre ceux qui se périment dans un ou deux jours. De plus, la plupart des supermarchés font cela, or la concurrence est grande sur le marché de l’agroalimentaire, alors il faut s’aligner.
Par ailleurs, ils n’agréeront que les fruits et légumes aux lignes lisses, à la couleur éclatante, à la « normalité » incontestable. Les fruits et légumes qui ne passent pas le concours d’entrée seront renvoyés à l’envoyeur et devenus invendables après deux trajets en camion.
Par crainte de voir le fruit de leur production leur revenir, les producteurs mettront tout en œuvre pour que leurs légumes soient parfaits : ils seront retouchés pour être d’une taille égale, pas trop gros, beaucoup seront directement écartés car leur forme ne rentre pas dans la norme.
Le diktat de la norme, voire de la beauté, il semblerait que même les légumes n’y échappent pas. Un diktat imposé par les consommateurs, encouragé par les distributeurs, suivi par les producteurs, avec comme résultat principal un gaspillage alimentaire irréaliste et pourtant bien réel.
Mais ne vous sentez pas pour autant affreusement coupable, car en premier lieu les choix que nous effectuons au moment de nos courses en supermarché sont inconscients, ou somme toute rationnels. De plus, il y a également derrière ce gaspillage, une logique économique à laquelle nous n’échappons plus guère aujourd’hui.
Intéressons-nous à ces fameuses dates de péremption. Elles sont anxiogènes pour un bon nombre de consommateurs et certains industriels ne se privent pas d’exploiter cette crainte.
Il faut tout d’abord faire la distinction entre la DLC et la DLUO :
– La DLC correspond à la date limite de consommation. Elle s’applique à tous les produits frais. Une fois cette date dépassée (et elle est généralement courte) on considère que ces produits représentent un risque réel pour la santé humaine.
– La DLUO correspond quant à elle à la date limite d’utilisation optimale, celle que nous apparentons souvent à « consommer de préférence avant le » et que l’on retrouve sur les produits dits plutôt d’épicerie comme les pâtes, le riz, des boîtes de conserve ou encore des céréales.
Deux problèmes sont liés à ces dates de consommation.
Tout d’abord, la DLUO ne correspond en fait … pas à grand-chose. Un paquet de pâtes aura une date de DLUO portant son existence à environ cinq ans. Alors qu’en réalité, on pourrait encore les cuisiner d’ici 25 ans et peut-être plus. Les produits secs ne se « périment » pas. Replantez un grain de blé qui a été conservé à l’abri de la lumière pendant des centaines d’années, et il re-germera, l’expérience a déjà été faite. D’ailleurs la loi française permet de commercialiser les produits à DLUO dépassée, seulement la grande distribution ne le fait pas, pour des questions d’image.
Venons-en maintenant à la DLC. Puisqu’elle concerne les produits frais on pourrait penser qu’elle demande à être suivie scrupuleusement. Pour la viande ou le poisson, rien à redire, mieux vaut être tatillon. Pour les yaourts par contre, les industriels ont pris l’habitude de se protéger, un peu trop.
En France aucune règle ne fixe la DLC, c’est l’industriel qui a ce seul pouvoir décisionnaire, et qui est de ce fait responsable en cas de problème, voilà pourquoi il se protège. Mais en réalité, au-delà de la date on consomme le yaourt dans les mêmes qualités et ce pendant plusieurs jours voire plusieurs semaines.
Comment font les industriels pour fixer la DLC ? Ils réalisent des tests sur certains yaourts, et vérifient l’aspect, l’odeur, il faut qu’il ait conservé son goût initial et qu’il soit visuellement conforme. Mais lorsqu’ils calculent la date de péremption, ils prennent en compte le temps nécessaire pour vendre le plus de yaourts possibles et celui nécessaire pour re-remplir leurs stocks. D’ailleurs, lorsque les industriels doivent exporter des produits frais comme des yaourts, ils comptabilisent le temps de transport lorsqu’ils calculent la date de péremption, si bien que cette dernière est bien souvent doublée, pour des nécessités économiques.
Si le problème est maintenant posé, n’en restons pas à ce constat assez défaitiste et voyons plutôt les solutions envisageables.
Tout d’abord, des actions sont déjà menées pour tenter de rompre le cercle vicieux du gaspillage alimentaire.
– limiter les volumes dans les promotions ;
– améliorer la gestion du magasin ;
– développer les dons aux associations ;
– sensibiliser le client ;
– conditionner les produits de manière à se rapprocher le plus possible des besoins du consommateur.
C’est un premier pas important, mais d’autres voies pourraient être possibles.
– Il serait tout d’abord possible d’agir sur la différenciation entre DLUO et DLC puisque beaucoup de consommateurs les confondent. Certaines enseignes du Royaume Uni s’efforcent alors de rendre moins visible la DLUO, alors que l’association CCLV préconise de faciliter la distinction entre les deux en mettant par exemple au point des étiquettes de couleurs différentes. Le tout demandant évidemment un effort pédagogique et informatif qui pourrait faire l’objet d’une campagne de communication.
– Du côté des producteurs et industriels, une réglementation pourrait permettre de limiter des dates de péremption exagérément courtes, surtout lorsque l’on sait qu’il est possible d’ « allonger » – et ce sans aucun risque pour la santé – certaines dates de péremption pour des nécessités économiques d’exportation.
– Enfin, les distributeurs pourraient également se soumettre à une réglementation limitant le tri exagéré des produits ayant eu lieu tous les matins, ou au moins les mettre de côté pour que certains consommateurs puissent les acheter à prix réduits. Car si la « charte fraîcheur » oblige les distributeurs qui y adhèrent à jeter par exemple la charcuterie six jours avant la date de péremption, il n’est pas certain que tous les consommateurs adhèrent eux-mêmes à ces pratiques.
– En Angleterre par exemple, la chaîne Marks and Spencer ne vend plus ses fraises dans de simples barquettes, mais dans un conditionnement particulier fait d’une bande d’argile et de minéraux venant absorber l’éthylène, permettant ainsi d’augmenter le temps de conservation des fruits de deux jours.
– Toujours en Grande Bretagne, c’est cette fois l’université de Dublin qui a présenté un emballage capable de repérer l’état de décomposition du poisson et de fruits de mer. Cet emballage change alors de couleur en fonction de cet état, ce qui donne une parfait visibilité de la fraîcheur du produit aux consommateurs.
– Enfin, il serait probablement souhaitable d’encourager la vente de produits à l’unité ou dans des conditionnements moins grands.
Ainsi, si les produits laitiers sont parmi les produits les plus jetés à cause d’un dépassement de la date de péremption, cela s’explique probablement en partie car les yaourts sont vendus par huit ou plus, ou parce que les bouteilles de lait sont vendues dans des formats de 1L alors même que le lait peut rapidement tourner. En optant donc pour de la vente au détail pour les yaourts, et pour des formats plus petits pour le lait, les produits laitiers seraient sans doute moins massivement gaspillés.
Ce sont enfin des habitudes de la vie de tous les jours qui sont à revoir.
– Très simplement, beaucoup de consommateurs ne pensent pas à la congélation. Or, plutôt que de garder votre reste de moussaka pendant des jours alors même qu’il n’est pas particulièrement agréable de manger la même chose pendant une semaine, pensez à faire une barquette de votre reste de moussaka et à le congeler. Vous éviterez ainsi du gaspillage, et serez sans doute particulièrement content de trouver votre barquette prête à être dégustée deux semaines plus tard en rentrant tard du travail.
– Les supermarchés sont de toute évidence un appel à l’achat inutile : les promotions vous incitant à acheter plus pour payer moins sont bien souvent à l’origine de votre poubelle débordant de denrées alimentaires abîmées. De plus, la multiplicité des produits, des marques, ou même du packaging ne font que vous tenter davantage. Pour éviter cela, pensez simplement à faire une liste précise des produits dont vous avez besoin, et à faire un état des lieux de vos placards et réfrigérateur avant d’établir cette liste : oui, il y a suffisamment de beurre pour faire une béchamel et pour vos petits déjeuners de la semaine, il n’est donc pas nécessaire d’en racheter.
Pour vous en tenir à votre liste, favorisez également les magasins que vous connaissez bien afin d’aller directement à l’essentiel plutôt que de risquer de vous perdre dans des rayons divers et variés qui finiraient par remplir votre caddy bien plus que ce qui était prévu.
– Enfin, surveillez votre frigo puisque c’est bien souvent là que les tomates finissent par pourrir et vos yaourts par périmer :
Le gaspillage est un cercle vicieux dont les acteurs sont nombreux. Le côté positif de cela ? Des progrès sont possibles à tous les niveaux, et nous autres consommateurs en sommes un essentiel. Alors pensez y lors de vos prochaines courses, avant de repousser cette tomate à deux têtes, ou avant de vous ruer sur le filet de 1,5 kg de tomates en promotion. Parce que non, les tomates, « ça [ne] se mange [pas] toujours ».
Eve-Anaelle Blandin
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2013 marquera deux étapes dans la vie de la chaîne de restauration rapide américaine McDonald’s : les 23 ans de son premier restaurant à Moscou, et l’ouverture de ses premiers restaurants en Sibérie.
Ce développement du géant américain peut sembler anecdotique tant ce restaurant est devenu l’un des symboles forts de la mondialisation, elle-même étant un trait caractéristique du monde d’aujourd’hui. Et pourtant, on oublie parfois qu’il n’y a pas si longtemps, les pays de l’ex bloc soviétique ne connaissaient pas l’économie de marché. Il y a un peu plus de 20 ans, ces pays n’avaient pas même le choix des produits qu’ils consommaient, et les pénuries alimentaires rythmaient le quotidien des habitants. Il y a un peu plus de 20 ans, ces pays ne connaissaient pas McDonald’s. Aujourd’hui, McDonald’s y est non seulement implanté, mais produit aussi localement.
Du communisme au lendemain de la chute du mur : une transformation de prime abord radicale
Revenons brièvement sur cette transition. Elle est – presque – connue de tous sous ses aspects politiques et symboliques, mais on ne l’évoque guère en termes de consommation.
Après la chute du mur, le paysage économique et social se transforme dans les pays de l’ex-URSS. On voit apparaître des supermarchés et même de grands centres commerciaux. Les enseignes des géants de l’industrie occidentale tels que McDonald’s s’intègrent rapidement, si bien que l’arche dorée, encore inconnue quelques mois auparavant, devient un point de repère pour les passants égarés.
Les pratiques culinaires se transforment également au contact de McDonald’s : la fréquentation des restaurants augmente, et ils deviennent des lieux privilégiés pour célébrer des événements tels que des anniversaires. De plus, les mets propres à ce restaurant, comme les frites, les hamburgers ou les milkshakes, sont très rapidement intégrés aux habitudes culinaires des familles, et sont proposés par les restaurants locaux au bout de quelques mois.
Mais plus que l’environnement du consommateur, c’est le processus même de consommation qui se transforme pour les Russes ou les Allemands « de l’Est » (cet article se centre principalement sur l’exemple de ces deux pays. Il est clair que les transformations ne sont pas nécessairement identiques dans tous les pays de l’ex-URSS). Sous le communisme, consommer se réduisait souvent à se nourrir, et l’on organisait le quotidien pour satisfaire à la nécessité. En effet, touchés par une forte crise causant des pénuries à répétition, les habitants devaient planifier leurs journées en fonction de leurs besoins, car chaque détour au magasin d’État demandait de passer plusieurs heures dans une file d’attente. Dès lors, la vie s’organisait en fonction de ces longues attentes nécessaire pour atteindre les rares magasins encore approvisionnés, des événements tels que des célébrations d’anniversaire qui devaient être planifiés des mois à l’avance de manière à être sûr de ne manquer de rien, des réserves qui devaient être faites car rien ne permettait d’assurer que les produits du quotidien seraient encore disponibles quelques jours plus tard.
Lorsque le mur de Berlin tombe, c’est donc tout un processus de consommation qui s’écroule, puis s’achemine vers l’hyperconsommation – en apparence, du moins. Désormais, les habitants doivent inclure de nouveaux déterminants dans leur acte d’achat : la variété, leurs goûts, le rapport qualité-prix. Avec cette possibilité de choix et la variable du prix, l’acte de consommation ne représente également plus la même chose. Alors que la pratique s’individualise, le produit devient également un marqueur social témoignant d’un statut. La valeur « sociale » attribuée à un bien est également transformée. Durant le communisme, si l’on voulait offrir un cadeau de valeur, on se basait sur sa disponibilité : plus celui-ci était difficile à obtenir, plus il était valorisé. Dans les années 1990, on s’oriente davantage sur des biens vecteurs de sociabilité : des chocolats étaient une bonne idée car ils seraient partagés à la fin d’un dîner entre amis, ou un cognac français était un beau cadeau pour le médecin de la famille parce que c’était plus original que de la vodka, plus cher, et évoquait davantage la société occidentale.
Ce ne sont donc pas simplement les nouvelles variétés de produits venant compléter des étals bien souvent vides qui marquent cette transition, c’est aussi l’acte d’achat et tout le processus de choix, voire de calcul coût-avantage. C’est l’apparition d’un homo œconomicus russe ou estonien.
Homo-economicus russe ou allemand, mais toutes choses égales par ailleurs, car si les frontières de l’ex-URSS disparaissent, l’histoire et le vécu qui y sont attachés laissent, eux, des empreintes bien plus profondes, encore visibles aujourd’hui.
« Buy Russian » et la bière RDA : nostalgie ou quête d’identité ?
Il serait une erreur de penser que les habitudes de consommation adoptées durant le communisme se sont parfaitement effacées au profit d’habitudes venues « de l’Ouest », occidentalisées. Dans les années 1990 et encore aujourd’hui, les habitants de l’ex-URSS ont su domestiquer une culture qui leur a longtemps été interdite.
Notons par exemple la campagne « Buy Russian » qui s’est déployée à la fin des années 1990. Celle-ci vantait les produits locaux, non pour relancer l’économie, mais tout simplement pour être en adéquation avec une préférence qui se dessinait de plus en plus chez les Russes. Ceux-ci avaient en effet la possibilité de consommer des produits venus de pays très différents, mais ils choisissaient de consommer russe.
Deux explications possibles à ce phénomène :
La campagne « Buy Russian » est un exemple de cette recherche d’identité collective, mais il en existe d’autres. Les ex-Allemands de l’Est ont également éprouvé ce besoin de reconstruire leur identité en assumant pleinement leur passé sous le communisme, et cela s’est concrétisé par la réapparition d’objets assez typiques, comme par exemple la bière traditionnelle de la République Démocratique Allemande. Ces vieux objets étaient remis en circulation, ou s’intégraient à la décoration de la maison, comme pour rappeler aux propriétaires leurs racines.
Revivre le passé pour ces ex-sovietiques et le faire partager à leur descendance ainsi qu’à de parfaits inconnus s’est également matérialisé à travers des salles de cinéma qui ne diffusaient que des films de l’époque ou encore des musées qui se sont spécialisés dans la reproduction de logements de l’époque. Cette envie de se replonger dans le passé s’explique une nouvelle fois par une déception suite à la fin de l’URSS. En effet, les anciens soviétiques n’étaient pas habitués à l’individualisme qui s’est petit à petit imposé dans les pratiques tant sociales qu’économiques, ou encore à la compétitivité. Les habitants ont alors connu un sentiment de désillusion et in fine un repli identitaire.
Gageons également que les industriels avisés ont su repérer cette nostalgie naissante et l’exploiter pour en tirer profit. Mais quoiqu’il en soit, à travers ces pratiques de consommation, à mi-chemin de l’adoption d’un comportement d’homo-oeconomicus et d’une volonté de ne pas oublier son passé, on trouve en fait un moyen pour les habitants de l’ex-URSS de connecter des biographies individuelles à un passé commun dont les frontières géographiques ont parfois disparues.
Et surtout, les entreprises ont su s’adapter à ce passé et ces traditions que les habitants des pays de l’ex-URSS ont voulu préserver. Si bien qu’aujourd’hui, le McDonald’s de Moscou est peut-être le plus grand McDonald’s au monde, mais il n’en est pas moins intrinsèquement russe.
« Des McCrevettes, s’il vous plait !» : McDonald’s peut-être, mais McDonald’s « nash » sûrement
« Il y a une dizaine d’années, mon père, en voyage en France, nous avait ramené comme souvenir des hamburgers McDonald’s. C’était alors une réalité qui paraissait inaccessible lorsque l’on habitait Varsovie », se rappelle Bartlomiej Zdianuk, originaire de Pologne.
Un Russe pourrait dire exactement la même chose. Alors imaginez l’effet que peut avoir l’ouverture d’un McDonald’s dans des pays où les habitants ont imaginé une culture occidentale d’autant plus idéalisée qu’elle leur était formellement interdite. Alors que des hamburgers étaient ramenés en guise de souvenir de voyage, qu’ils étaient passés en douce par-delà le mur qui séparait Berlin en deux zones, ils sont soudain devenus accessibles, libres d’être dévorés sans retenue. Résultat : dans le plus grand McDonald’s au monde (capacité d’accueil de 700 clients, tout de même), le restaurant de Moscou accueille le 31 janvier 1990 pas moins de 30000 amateurs de burgers, obligés de faire la queue sur plusieurs dizaines de mètre avant d’atteindre l’un des 27 tiroirs-caisses du McDonald’s moscovite. On peut peut-être voir là une touche d’humour du destin puisque les files d’attentes menant aux magasins d’État communistes furent remplacées du jour au lendemain par celles menant au restaurant, souvent considéré comme le parangon de la mondialisation et du capitalisme débridé. Tout un symbole.
Les Russes laissèrent alors pour un temps bortsch et chachlik, mais firent également la connaissance d’un tout autre style de service. Khamzat Khasbulatov, le chef exécutif de McDonald’s Russie et président de la division Europe de l’Est de McDonald’s se souvient de ces débuts dans cette entreprise, à la culture bien différente de ce qu’il avait pu connaître alors qu’il gérait un magasin d’État sous le socialisme : « When I moved from a state-owned restaurant to McDonald’s, it was not really a significant change for me as an industry, as a business. But the approach — how the business is developed, focus on very small details, customer and employee are first, how we treat all of these small parts of business — that was different under McDonald’s than it used to be under the state organizations »
Une approche de la relation client qui ne manqua pas non plus de surprendre les premiers concernés, peu habitués à être accueillis par des serveurs souriants et prêts à répondre à n’importe laquelle de leur demande : « When you see the faces of customers who have never been treated as welcomed guests, that was a surprise for me », se souvient Khamzat Khasbulatov.
L’arrivée de McDonald’s dans les pays de l’Est, et notamment en Russie, ce n’est donc pas seulement découvrir le BigMac, c’est aussi découvrir une nouvelle culture d’entreprise, et c’est finalement devenir des consommateurs d’un marché dont l’offre est de plus en plus personnalisée.
Mais la curiosité ne dure qu’un temps, et s’intégrer durablement dans des pays encore fortement marqués par le communisme et la planification demande une stratégie spécifique, ce que McDonald’s a bien compris.
Pour perdurer sur l’ex sol soviétique, il fallut donner confiance à ceux qui furent rapidement déçus par le capitalisme puisque la crise économique les rattrapa rapidement, il ne fallait pas imposer une culture toute entière mais seulement des petites touches et surtout, s’adapter à la culture et au passé local.
La stratégie du géant américain de la restauration rapide s’est développée selon plusieurs axes.
Des McDonald’s donc, mais des McDonald’s nash.
Mais attention, alors qu’en France on risque de voir les jeunes cadres dynamiques demander à leurs grands-parents la recette du pot-au-feu et de la blanquette de veau car ils n’osent plus se ravitailler chez Findus ou Picard, les jeunes russes ou tchèques ne sont pas avares de tradition et risquent de délaisser les fast food, aussi nash soient-ils.
Ainsi, lorsque l’on interroge des jeunes gens des pays de l’Est, ceux-ci ne voient plus McDonald’s comme un symbole quelconque. Il s’agit pour eux simplement d’un fast-food bien pratique car souvent situé au centre-ville, mais qui n’est pas forcément leur lieu de prédilection car plus cher et pas vraiment à leur goût :
« Je vais dans les fast-food le moins possible : je trouve les produits du McDo plus repoussants qu’attirants. Je pense pouvoir répondre au nom de la plupart des étudiants pragois : nous privilégions des formes de restauration “rapides” mais plus traditionnelles et tchèques. Les alentours de la faculté fourmillent de petits restaurants aux plats simples (salades, plats tchèques), à l’ambiance moins impersonnelle et à des prix surtout moins élevés », explique par exemple une étudiante à l’université Charles de Prague.
De la restauration rapide mais plus traditionnelle et tchèque, comment cela ?
Alors qu’en France McDo doit faire sa place dans un marché de la restauration rapide concurrencé par les « jambon-beurre » et autres sandwichs à la baguette française, il doit également affronter de nouveaux concurrents dans les pays de l’Est. Car le traditionnel a le vent en poupe, et les Chlebíček sýrový et autres Chlebíček šunkový (sandwichs tchèques) séduisent incontestablement les jeunes tchèques.
En Russie aussi on se prend au jeu, avec des restaurants rapides qui proposent de la nourriture traditionnelle russe. Fini le BigMac-Coca, bonjour le Bortsch-Kvas. C’est au « Ruskie Bistro » que vous pourrez déguster cette formule rapide à prix réduit. Un fast food à l’initiative de qui ? La mairie de Moscou elle-même. Serait-ce trop poussé de voir là une lointaine parenté avec les « Beryezka » (magasins d’Etat) d’il y a quelques années ? Taquin ce destin, taquin.
Eve-Anaelle Blandin
Sources :
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