Des Bulles Carrées ne répond plus


Vers l’infini et au-delà

Je ne vais pas y aller par quatre chemins: Des Bulles Carrées, c’est terminé. Oui, c’est le moment où vous lancez des “By Jove”, des “Saperlipopette” ou des “Par Toutatis”. C’est la vie, c’est comme ça. Parfois les bulles de BD – même si elles sont carrées comme les oeufs de Picsou – explosent en vol comme si elles étaient de savon.

Tout à une fin, et je dois avouer qu’en écrivant ces quelques lignes, je suis un peu nostalgique. Cette histoire d’amour a duré trois ans, il paraît que c’est déjà pas mal. Et puis on sait tous que les histoires d’amour finissent mal en général. Merci à Slate.fr de m’avoir donné cet espace, merci à vous lecteurs de m’avoir envoyé tant de commentaires sympathiques et d’être, pour certains, devenus des fidèles.

Mais si ce blog disparaît, moi je reste bien vivante! Ce ne sera pas le Grand Rien. Vous pourrez retrouver parfois mes chroniques sur le site de Slate.fr, mais aussi plus ponctuellement pour L’Imparfaite (j’y parle sexualité et BD), Snatch ou encore Beaux-Arts magazine. Et ailleurs, si on me propose.

Si j’étais parfois bavarde dans mes chroniques, je me sens affreusement maladroite pour dire au revoir. Je vous ai donc fait une petite sélection de papiers pour essayer d’embrasser ce que j’ai tenté de faire avec ce blog en trois ans et 179 articles. Et puis, voilà, basta.

Faire résonner l’actualité et la BD

Le principe fondateur de ce blog était de mettre en résonance l’actualité et la BD. Tous les matins en allumant la radio ou en ouvrant un journal, des informations très diverses m’ont fait penser, d’une façon ou d’une autre, au neuvième art. Ainsi le conflit en Libye m’évoquait Buck Danny ou encore les différents styles de BD de guerre. Je me suis demandée qui Tintin soutiendrait pendant le Printemps arabe alors que Fukushima rappelle immanquablement la culture de la catastrophe dans les mangas.

Quand Breivik massacre des innocents en Norvège, c’est Bilal qui me vient à l’esprit. Quand l’ennemi public s’appelle H1N1, j’entends le N14 de Tintin. Quand DSK commet les frasques que l’on sait un hôtel new-yorkais, je sais malheureusement que la BD a popularisé le fantasme de la femme de chambre. Parfois, je l’avoue, j’ai frôlé le mauvais goût. Après le crash du Rio-Paris, je me suis dit qu’en BD, les accidents d’avion sont rarement mortels. Ou que le neuvième art regorgeait d’idées pour cacher des cadavres mieux que Dupont-de-Ligonnès.

I <3 Astérix

Les plus fidèles auront remarqué certaines constances au fil de mes articles. J’ai ainsi convoqué moult fois Astérix pour décrypter l’actualité, que ce soit pour analyser le duel Copé-Fillon, pour parler des Jeux Olympiques ou du tournoi des 6 nations ou encore pour évoquer la crise du logement. Est-ce vraiment étonnant? Astérix, même si les derniers albums sont mauvais, est une des séries les plus marquantes de l’histoire de la BD n’en déplaise à Éric Le Boucher.

D’autres séries m’ont été aussi très utiles, comme Tintin bien sûr, mais aussi Picsou –une saga de l’Amerique moderne. Sans oublier les conseils politiques de Babar, évidemment.

(Blast, Manuel Larcenet)

Mine de rien, en parlant des Etats-Unis, j’ai eu souvent l’occasion d’aborder la question des supers-héros. Personnages symboles de valeurs et d’une certaine culture, ils ont été au cours de ces trois dernières années souvent au coeur de polémiques. Entre le Batman français qui est musulman, Superman qui arrête d’être journaliste et devient un hipster new-yorkais, ça n’a pas arrêté. Heureusement, nos super-héros français, eux, restent bien constants.

Mais le blog Des Bulles Carrées était aussi parsemé de coups de coeur pour des auteurs et des albums. Je vous invite à (re)lire mon Top 50 des meilleurs BD de la décennie, mes chroniques mensuelles sur les dernières sorties et les innombrables papiers sur des ouvrages en particulier. Si je ne souhaite pas que la BD entre à l’Académie, je considère que c’est un art vivant, ambitieux et créatif.  So long!

 

 

Laureline Karaboudjan

 

PS:  J’en profite pour saluer mes camarades de Plat du Pied, qui arrêtent aussi.

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Ca sent le Fauve

Les jurés ont rendu publique leur sélection pour le 40ème festival d’Angoulême. Qui pourrait être distingué du Fauve d’Or le 3 février prochain?

C’est un des moments que les amateurs de BD attendent chaque année avec impatience. La sélection des oeuvres susceptibles d’être primées au prochain festival d’Angoulême vient d’être dévoilée. La liste comporte près de 60 ouvrages répartis en quatre catégories (sélection officielle, patrimoine, jeunesse et polar). Je vais surtout m’intéresser à cette première, dans laquelle figure le futur gagnant du Fauve d’Or, la récompense suprême du plus prestigieux festival de BD européen. De toutes façons, à part cette distinction et le Grand Prix, qui détermine le futur président du Jury, tout le monde se moque des autres récompenses.

Comme l’an passé, je vais essayer de me livrer au périlleux exercice des pronostics. Même si au final, ce n’est pas un de mes favoris qui l’avait emporté (j’ai été un peu déçue par les Chroniques de Jérusalem de Delisle), ce genre d’exercice est l’occasion d’évoquer quelques très bons albums, mes petits chouchous de l’année.

  • Les BD qui peuvent l’emporter

Mon grand favori est Vingt-trois prostituées de Chester Brown paru chez Cornélius. L’auteur, icône de la BD indépendante canadienne, revient sur 8 ans de fréquentation d’escort girls, de 1998 à 2004. Alors que la prostitution est chez nous un débat de société très actuel, il défend le droit de vendre son corps. Il explique pourquoi lui-même renonce à des relations non-tarifés et pourquoi il se sent mieux ainsi, à différencier clairement le sexe et l’amour. En noir et blanc, le style est précis et fin, presque documentaire sans que cela soit jamais ennuyeux.

Toujours en provenance d’Amérique du Nord, la Ruche de Charles Burns fait figure de prétendant très sérieux. Suite de Toxic le premier opus de ce qui doit être une trilogie, la Ruche conserve le même mystère et la même atmosphère hypnotique, entre rêve et réalité. Dans un univers absurde, l’esthétique des comix undergrounds côtoie les références à la mère de toutes les BD: Tintin. Un mélange détonnant, comme une synthèse de ce qu’est la bande-dessinée par delà ses différentes influences, qui peut séduire un jury éclectique.

Hors Zone est mon petit pari. L’auteur Blexbolex, de son vrai nom Bernard Granger, n’est pas le plus connu des sélectionnés, mais son travail est très intéressant. Illustrateur futuriste et expressionniste, il nous raconte ici dans cette suite de Crimechien, un héros au bord du gouffre, une histoire trépidante et absurbe dans une succession de très belles planches. En récompensant cet album, le jury d’Angoulême récompenserait le travail de toute la maison Cornélius dont il est l’une des deux têtes pensantes avec Jean-Louis Gauthey. D’ailleurs, je n’ai pas fait exprès, mais trois de mes favoris ont été publiés par cette maison d’édition.

Un autre éditeur que j’aime bien, récompensé il y a deux ans par l’entremise de Cinq mille kilomètres par seconde, c’est la maison suisse Atrabile. Et il se trouve qu’un de leurs ouvrages fait partie de la sélection: Heureux qui comme, de Nicolas Presl. J’ai déjà eu l’occasion de vous parler de cet auteur que j’affectionne tout particulièrement, dont la marque de fabrique est de réaliser des BD sans paroles, mais avec des dessins très expressifs, qui évoquent Cocteau et Picasso. Dans sa dernière BD, l’auteur quitte le passé plus ou moins lointain que prenaient pour cadre ses précédents albums pour nous délivrer une histoire contemporaine, entre Europe et Afrique, sur fond de coopération médicale et d’exploitation minière. Il s’essaye aussi à la couleur, présente par petites nuances très symboliques au fil de l’oeuvre. C’est comme d’habitude remarquable, et j’aimerais bien que ce soit remarqué.

Moi, René Tardi, prisonnier du Stalag, où Jacques Tardi raconte l’histoire de son père déporté, paraît aussi bien placé pour gagner. L’icône Tardi, la deuxième guerre mondiale, les camps… Les “mots-clés” y sont. Je ne me prononce pas, j’ai la BD dans ma bibliothèque mais je n’ai pas encore réussi à entrer dedans: il y a plus de textes que dans un Blake et Mortimer et cela me semble un peu trop didactique à mon goût. Mais le dessin de Tardi reste le dessin de Tardi…

Comment ne pas évoquer le deuxième tome de Quai d’Orsay? Si je vois mal la BD remporter le trophée suprême (elle n’a pas besoin de ça, forte d’un impressionnant succès de ventes), il serait injuste qu’une des meilleures BD des dernières années (je vous explique pourquoi ici) ne soit pas primée d’une façon ou d’une autre.

  • Ils ne gagneront pas mais vous pouvez quand même les lire

A l’instar de cette dernière oeuvre, il y a dans la sélection pour Angoulême un paquet de BD que j’ai beaucoup aimées sans que j’imagine toutefois qu’elle puissent décrocher le Fauve d’Or. Soit parce qu’elles sont trop insolites, pas assez consensuelles, pas dans la bonne sélection (en “révélations” ou en “série” par exemple), trop décalées ou, il faut bien l’avouer, parfois pas assez abouties.

C’est l’occasion pour moi de vous conseiller la série manga Thermae Romae de Mari Yamazaki. Le postulat de départ est complètement loufoque: et si un architecte romain spécialisé dans les thermes pouvait faire des voyages dans le temps et découvrir le Japon d’aujourd’hui et ses bains modernes? Véritable ovni du neuvième art écrit par une fondue de bains publics (oui, ça existe), c’est à la fois très drôle et véritablement passionnant. Si j’étais un peu sceptique après le premier album, Aâma tome 2 montre que Frédérik Peeters est toujours aussi habile pour créer des univers de science fiction onirique et apocalyptique. Peu optimiste sur la relation homme-machine, il se demande une fois de plus ce qu’il reste de notre humanité. Et puis la dernière BD de Brüno, Lorna, est également sélectionnée. Je vous ai dit tout le bien que j’en pensais ici.

Je suis également ravie de voir en sélection “révélation” le Singe de Hartlepool, première BD du prometteur dessinateur Jéremie Moreau, qui met en images un excellent scénario de Wilfrid Lupano. En pleines guerres napoléoniennes, un navire français échoue au large des côtes du nord de l’Angleterre. Là où on n’a justement jamais vu un Français de sa vie… Alors quand le seul survivant du navire s’avère être un singe en uniforme, il n’en faut pas beaucoup pour que les villageois d’Hartlepool soient persuadés qu’il s’agit d’un authentique Français qu’il convient de juger… La BD se lit toute seule et délivre un message puissant.

Signalons aussi la bonne surprise d’y voir Monsieur Strip, qui enchaîne les strips déjantés et renouvelle un genre un peu endormi. Même sourire adressé à Marion Montaigne et son Tu mourras moins bête, qui répond à toutes nos questions scientifiques de manière ludique et que j’aimerais bien voir salué d’une façon ou d’une autre à Angoulême.

  • Les absents de la sélection

Toute sélection en dit parfois plus lorsqu’on la lit en creux. Ainsi, certaines bonnes BDs sorties cette année n’ont pas été retenues alors qu’elles n’auraient pas dépareillé. Je pense par exemple au dernier tome de De Cape et de Crocs, De la lune à la terre, qui aurait pu récompenser l’ensemble de la série. La délirante mise en abyme, Contribution à l’étude du léger brassement d’air au-dessus de l’abîme, d’Ibn Al Rabin, publiée chez Atrabile, aurait très bien pu être retenue aussi. Trop conceptuel, peut-être, alors que c’est une des BDs les plus intelligements écrites que j’aie pu lire ces derniers mois. Le très kafkaïen Une métamorphose iranienne de Neyestani aurait également eu sa place, tout comme l’onirique Supplément d’âme d’Alain Kokor. Autant d’albums que je vous recommande chaudement, même s’ils n’auront pas la chance de s’orner d’un félin dans deux mois.

EDIT : Je n’avais pas vu, initialement, que Nicolas Presl faisait partie des sélectionnés. J’en fais un de mes favoris, pour les raisons exposées plus haut.

Laureline Karaboudjan

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Copé et Fillon, la fin du combat des chefs

La guerre Copé-Fillon a enfin trouvé son épilogue. Dommage, elle me rappelait les meilleurs albums d’Astérix.

Ils sont deux chefs. L’un est sur des valeurs traditionnelles de son village. L’autre serait tenté de s’associer avec l’ennemi de toujours pour s’arroger la suprématie. Ils sont tellement opposés que le village a fini par être séparé complètement en deux. Certains membres, ne voulant pas choisir, se voient complètement écartelés. De qui parle-t-on? De Copé et de Fillon? D’Aplusbégalix et d’Abraracourcix? De Ségrégationnix et de Tournedix? Ou de Figatellix et d’Ocatarinetabellatchitchix?

L’affrontement entre Jean-François Copé et François Fillon a pris fin hier soir avec le triomphe du maire de Meaux. En tant qu’amatrice de BD, je suis déçue de cette fin si rapide (25h après la clôture des bureaux de vote, tout de même) car l’affrontement pour la tête de l’UMP était véritablement délicieux. C’était un concentré de gauloiseries et les bisbilles entre les deux camps rappelaient plusieurs albums d’Astérix, une série experte dans le genre de la farce politique.

Un combat interminable
Un peu comme lors de l’affrontement entre Aplusbégalix et Abraracourcix dans le Combat des chefs, on a eu l’impression que la bataille Fillon-Copé aurait pu durer éternellement. Si Fillon avait pu faire voter les sympathisants de droite et Abraracourcix avait pu prendre de la potion magique, cela aurait été plus simple. Là, une nuit a passé, et il n’y a toujours pas eu de vainqueur.

Peut-on faire des parallèles entre l’album et l’UMP? Peut-être… Le fait qu’Aplusbégalix soit prêt à vendre son âme aux Romains pour gagner rappelle les effets de manche de Jean-François Copé pour reprendre les thèmes du FN. En revanche, à part le côté notable de province, je ne vois pas trop ce qui rapproche Abraracourcix de François Fillon… Mais j’ai trouvé qui fait la Cocoe, cette instance qui a mis si longtemps à délibérer… C’est Panoramix, le druide qui est complètement dans les choux tout au long de l’album.

Des serviteurs plus ou moins fiables
L’album Le Grand fossé, vient ajouter à cette division entre des chefs, des serviteurs plus ou moins fiables. Qui est l’incarnation d’Acidenitrix, conspirateur à la tête de hareng? Nadine Morano, Valérie Pécresse? Je ne sais pas. Et pour les deux amoureux, Fanzine et Comix, je ne vois pas trop qui pourrait les incarner. Une histoire d’amour entre Rachida Dati et Eric Woerth? Peut-être…

C’est en tous cas l’album le plus politique de toute la série. L’histoire bien connue se déroule dans village séparé en deux par un fossé, dont chaque partie est dirigée par un chef, qui évidemment se détestent. S’il peut être vu comme une évocation du mur de Berlin (l’album est sorti en 1980), je crois qu’il s’agit surtout d’une métaphore des divisions droite-gauche. En effet, le chef de la partie droite, Ségrégationnix, qui partage les traits de De Gaulle et les postures de Louis XIV, se plaint que ses adversaires veulent mettre en place le SMIG (Sesterce Minimum d’Intérêt Gaulois), référence évidemment au SMIC. Et le chef de la partie gauche, Tournedix, propose lui le “pain, la paix et les congés payés”. Dans la guerre Fillon-Copé, je vois plutôt le premier en Ségrégationnix, dans une évocation de la droite classique, tandis que Copé serait plus proche du populaire/populiste Tournedix.

La bonne vielle méthode corse
Évoquons enfin Astérix en Corse… Puisqu’on est sur l’île de Beauté, les villages sont divisés. Pourquoi? On ne sait pas mais “c’est très grave”. On retiendra plutôt ici l’analogie avec le vote UMP pour leur conception très particulière de la démocratie. “Les urnes sont pleines avant les élections?”, demande ainsi Astérix. “Oui, mais on les jette à la mer sans les ouvrir, et après, c’est le plus fort qui gagne. Une coutume de chez nous”, répond Ocatarinetabellatchitchix. Une réponse qui rappelle la tentative de coup de force de Copé, annonçant prématurément sa victoire le dimanche soir. Pas étonnant non plus que les principaux soupçons de fraude viennent de Nice. Après tout, ce n’est pas si loin de la Corse…

Nous ne devons pas oublier que nous n’avons qu’un seul adversaire, la gauche”, répètent en boucle les partisans des deux camps pour diminuer les tensions. S’ils le pensent vraiment, ils devraient s’inspirer des Gaulois qui finissent toujours par s’allier à la fin des albums pour foutre une bonne dérouillée aux Romains.

Laureline Karaboudjan

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Spirou et Petraeus sont-ils tombés dans des pièges à miel?

L’affaire Petraeus remet en lumière la technique d’espionnage du piège à miel. Un classique de la BD, de Canardo à Spirou en passant par Largo Winch.

Le Merlan rentre dans la poissonnerie, je répète: le merlan rentre dans la poissonnerie”. En une métaphore piscicole, Canardo annonce que le piège se referme autour du ministre de la Culture belgambourgeois. Une femme, la quarantaine avancée, est prête à le séduire… L’actualité est parfois bien faite. Alors que la CIA et les forces armées américaines sont secouées par l’affaire Petraeus, une histoire de coucheries extra-conjugales, Sokal sort un nouvel épisode de Canardo chez Casterman, Piège de miel.

Certes pour l’affaire Petraeus, ce n’est sans doute pas exactement un honey trap. Peut-être une simple histoire de jalousies, mais le mélange détonnant d’espions, de sexe, et de secrets d’Etat rappelle les grandes heures du bloc de l’Est. Pendant la guerre froide, et encore aujourd’hui, certains services secrets se sont fait une spécialité d’utiliser des appâts sexuels pour voler des informations à l’ennemi ou le faire chanter. C’est la fameuse technique du honey trap, “piège à miel” ou “piège de miel”.

Sokal reprend ce bon vieux principe. Betty, surveillée par Canardo, doit conduire le ministre de la Culture vers une chambre d’hôtel où il sera filmé lors d’une partie fine torride. Mais rien ne se passe comme prévu. Il se met à neiger trop fort, et toute la petite troupe doit se dérouter vers un manoir appartenant à une famille noble désargentée. Comme d’habitude avec Canardo, le ton est truculent et désenchanté, la prostituée a des états d’âme, le piégé, qui a autant de morale que DSK, est aussi peu sympathique que les piégeurs, et, comble de malheur, il n’y a plus de Nutella!

Puisqu’il est une technique classique d’espionnage, on retrouve logiquement le piège à miel dans de nombreuses BD du genre. Dans Largo Winch – dont le dernier épisode, sacrément mauvais, vient de sortir- c’est une ficelle habituelle. Le piège à miel peut prendre différentes formes, de simples photos prises lors d’une partouze à la mise en scène plus sordide pour faire croire que la personne piégée a assassiné une jeune fille bien sous tous rapports. On passe alors du honey trap au snuff trap.

Dans certaines BD, le piège à miel est souvent une bonne excuse d’ailleurs pour montrer un bout de sein ou de fesse, car, c’est bien connu, les espionnes-prostituées ont le déshabillement facile.

Spirou cède aux charmes d’une espionne soviétique
Même Spirou, qui n’a pourtant pas une vie sexuelle trépidante, est, en quelque sorte, tombé dans un piège à miel. Dans le (remarquable) album Le Journal d’un ingénu, signé par Emile Bravo, on suit un épisode de la jeunesse du héros belge. A l’été 1939, Spirou n’est pas encore devenu l’aventurier que l’on connaît mais est toujours simple groom au Moustic Hôtel à Bruxelles. Un lieu loin d’être calme en cette époque troublée: deux délégations, polonaise et allemande, sont descendues à l’hôtel incognito pour tenter de trouver un compromis diplomatique à l’aube de la Seconde guerre mondiale. Mais le jeune Spirou, âgé de 16 ans et plutôt du genre à lire les aventures de Tintin que les chroniques diplomatiques, n’en a aucune idée. D’ailleurs, il ne sait même pas où se trouve la Pologne…

C’est dans ce contexte qu’il fait la rencontre d’une charmante soubrette blonde, du même âge que lui, qui vient d’être embauchée à l’hôtel. Volontiers aguicheuse, elle lui donne très vite rendez-vous hors de leur lieu de travail et les prémices d’une relation se nouent entre les deux adolescents. Mais la jeune fille pose autant de questions qu’elle est secrète sur ses origines, sa personnalité, ses convictions. La guerre éclate, et Spirou finit par perdre sa trace.

La vérité lui sera révélée par un agent de la Sûreté nationale. La jeune fille, Kassandra Stahl, était une agente du Komintern au service des Soviétiques. L’homme qu’elle avait un jour présenté à Spirou comme “son petit père en quelque sorte” était son chaperon, un espion du NKVD, le service de renseignements de l’URSS de Staline. Il aurait utilisé Kassandra pour faire capoter les négociations entre Polonais et Allemands, puisque l’URSS de son côté négociait avec les Allemands pour récupérer une moitié de la Pologne. Et Kassandra aurait usé de ses charmes auprès de Spirou pour faciliter son “enquête” au sein de l’hôtel.

Reste à savoir si la liaison était uniquement intéressée, ou si un amour véritable était en train de naître entre les deux jeunes gens. La BD laisse volontairement des points de suspension à cette question. En tous cas, Spirou tombe des nues devant tant de révélations. “Mais… Mais non! Ce n’est pas vrai! Elle voulait que les Polonais vivent en paix elle!” répond le jeune groom à l’agent de la Sûreté nationale. “Les gens du Komintern sont souvent des idéalistes en rupture avec la politique étrangère, pragmatique et cynique du parti communiste russe”, lui décrypte l’agent belge, pour qui Kassandra aurait été elle-même manipulée. Avant d’apprendre à Spirou qu’il ne reverrait probablement plus jamais son premier amour.

Laureline Karaboudjan

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Hergé et Tchang étaient-ils homosexuels?

C’est l’hypothèse que formule une -bonne- bande-dessinée qui vient de paraître : “Georges et Tchang, une histoire d’amour au vingtième siècle”.

En plein débat sur le “mariage pour tous”, la BD ne pouvait pas mieux sortir. Et elle fait déjà grand bruit. Dans Georges et Tchang, une histoire d’amour au vingtième siècle, parue depuis quelques jours aux éditions 12bis, Laurent Colonnier explore une hypothèse: et si Hergé et Tchang avaient été amoureux? Les personnages de cet album élégant, tout en nuances de gris, sont ainsi le célèbre créateur de Tintin et son ami, ou amant, Tchang Tchong-Jen.

Ce jeune étudiant en sculpture chinois, qui a pour la première fois croisé la route d’Hergé en 1934 à Bruxelles, a été à l’origine du plus important tournant qu’aient connu les aventures de Tintin. En effet, sous son influence, Hergé a fait du Lotus Bleu son premier album documenté, loin des clichés coloniaux et ouvertement dénonciateur de la politique japonaise de l’époque. Pour pousser le réalisme à son comble, Tchang avait même réalisé les idéogrammes présents dans les décors tout au long de l’album. Pour Laurent Colonnier, les liens entre Hergé et Tchang ont dépassé le domaine de l’artistique et une véritable histoire d’amour s’est nouée entre eux.

A l’origine de cette hypothèse, il y a une émission de télé, Apostrophes, à laquelle Hergé est invité. Le créateur de Tintin y commet un lapsus qui ouvre la porte aux interprétations psychanalytiques. La séquence est reproduite au milieu de l’album de Laurent Colonnier. Lorsqu’on lui demande quel est son album préféré, Hergé répond: “celui au Tibet, parce que c’est une histoire toute simple, où il n’y a pas de méchants, pas de mauvais… où il n’y a pas de gangster, où il n’y a rien. Simplement, c’est une histoire d’amou…d’amitié, comme on dit une histoire d’amour. Il part à la recherche de son ami et contre vents et marées il finit par le retrouver“.

Tintin et Tchang, doubles “je”.

Les deux amis dont Hergé parle, ce sont Tintin et… Tchang. Ce personnage de jeune Chinois, éternel adolescent comme Tintin, est apparu dans le Lotus Bleu. Il est une évocation transparente du “vrai” Tchang, une transposition dans la BD de l’étudiant chinois qui a éduqué Hergé à la Chine. D’ailleurs, la rencontre des deux personnages permet à Hergé de tisser une digression sur la méconnaissance réciproque des peuples. Alors que Tintin vient de le sauver de la noyade, le  jeune Tchang se demande pourquoi Tintin, un blanc, lui est venu en aide, alors qu’il croyait que “tous les diables étrangers étaient méchants” comme ceux qui ont massacré sa famille pendant la guerre des Boxers. Et Tintin de lui répondre que “tous les blancs ne sont pas mauvais mais les peuples se connaissent mal” avant de citer quelques clichés en vogue sur les Chinois : ils sont fourbes, cruels, mangent des oeufs pourris, des nids d’hirondelles et passent leur temps à inventer des supplices.

Des clichés dont Hergé truffait son oeuvre quelques mois avant de rencontrer Tchang Tchong-Jen. Il avait d’ailleurs donné des traits asiatiques à un bourreau chargé de supplicier Tintin dans Tintin au pays des Soviets… Bref, à bien des égards, Tchang et Tintin apparaissent comme des doubles de papier du “vrai” Tchang et de Hergé. Mais après le Lotus Bleu, le personnage de Tchang disparaît pour ne revenir que dans Tintin au Tibet. Un album très particulier, un de mes préférés de la série, qu’Hergé a réalisé alors qu’il traversait une grave dépression. Comme si dans un moment compliqué de son existence, l’esprit et le coeur tourmentés, il avait eu besoin de retrouver Tchang. C’est en tous cas ce que fait Tintin, partant en quête de l’ami disparu après un accident d’avion dans l’Himalaya.

Revenons sur le plateau de Bernard Pivot. “En fait il n’y a jamais d’histoire d’amour dans vos albums… on ne voit jamais de femme” relance le journaliste. “Non, un peu, très peu, dans la caricature, concède Hergé. Les femmes n’ont pas leur place dans mes histoires”. Encore de l’eau pour alimenter le moulin de l’homosexualité supposée de l’auteur. La question de la sexualité de Tintin est une tarte à la crème bien connue, sur laquelle tout a déjà été écrit cent fois, dans une oeuvre qui est justement dé-sexualisée au possible. La contribution de Laurent Colonnier vient s’ajouter au débat.

Pourquoi le créateur de Tintin fascine-t-il autant?

Qu’il ait raison ou non, cela n’importe pas du tout. D’ailleurs, l’auteur prévient en introduction de sa bande-dessinée: “Tout est vrai, tout est faux, tout est vraisemblable, tout est faux-semblant“. En revanche, son travail est remarquable de précision: la BD est très bien documentée et, au-delà des amours potentielles d’Hergé et de Tchang, elle restitue parfaitement le contexte de leur rencontre. La Belgique des années 1930, les interdits bourgeois, la montée du nazisme, le communisme naissant en Chine, etc.  Et elle est par ailleurs truffée de clins d’oeils pour les tintinophiles avertis.

Certaines scènes de Georges et Tchang, on les retrouve dans les Aventures d’Hergé, un ouvrage de Bocquet et Fromental illustré par Stanislas. Paru pour la première fois en 1997, il a bénéficié d’une réédition l’année passée. Là aussi, le héros c’est Hergé. A travers un ensemble de tableau, les auteurs s’attachent à restituer la biographie de l’auteur avec ses doutes, ses zones d’ombres, ses femmes et… Tchang, bien sûr. Comme un complément de Georges et Tchang, l’album retranscrit non seulement leur rencontre en 1934 mais aussi leurs retrouvailles très médiatisées en 1981, deux ans avant la mort d’Hergé, à l’issue d’un feuilleton diplomatique.

Après le succès planétaire de son personnage à houppette, est-ce au tour d’Hergé de devenir un personnage récurrent de bande-dessinée? Je suis prête à parier qu’il y aura en tous cas d’autres albums qui lui seront consacrés. Les esprits chagrins diront que c’est parce que ça fait vendre. Les autres souligneront que raconter Hergé, ses renoncements et ses évolutions, c’est raconter le XXème siècle qu’il a traversé et dont il est un témoin privilégié. Mais surtout, la complexité et le mystère de sa personnalité, offrent une matière romanesque idéale. Y compris parce que sa vie sentimentale s’écrit avec des points d’interrogation.

Laureline Karaboudjan

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«Je vous reconnais vous»

Vu dans la rue à Ivry. J’aime bien quand la BD s’empare de l’espace public, surtout avec humour. Tournesol soudain n’est plus sourd, mais aveugle face à ce personnage mi-Obélix, mi-Sam le pirate. Confusion des sens, petit moment de synesthésie.

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Les BD de l’automne

Les feuilles tombent, il pleut et il fait froid. Heureusement, il y a plein de bonnes à lire sous la couette.

  • La Ruche, Charles Burns, Cornélius

Après Toxic, Charles Burns revient et nous offre une suite. Toujours cette ambiance de Tintin passé à l’acide de Tchernobyl, ce monde accablé de chaleur et notre héros à la houpette qui a trouvé un boulot. On ne sait jamais ce qui est de l’ordre du rêve ou de la réalité, on ne comprend pas ce qui se passe, les personnages de la BD eux-mêmes ne comprennent rien, tout le monde s’insulte et se méprise. L’une des plus étranges et belles séries de ces dernières années.

  • Blast tome 3, La tête la première, Manu Larcenet, Dargaud

Le grand oeuvre de Manu Larcenet se poursuit avec la sortie du troisième tome de Blast. Dans cet avant dernier opus (la série doit à terme être une tétralogie), les choses se font un peu plus précises. Le puzzle de la narration commence à se reconstituer et on entrevoit le bout du tunnel. Mais avant la lumière, la pénombre n’a jamais été aussi forte. Ce troisième tome est véritablement crépusculaire alors que le sublime et le sordide continuent de se mélanger avec magie (noire). Si vous n’avez toujours pas entamé la lecture de Blast, c’est le moment!

  • Sam Hill, 1924 : les débuts, Rich Tommaso, Ca et là

Un petit western, encore, vous connaissez mes goûts. L’américain Rich Tommaso s’amuse avec les codes du genre et l’histoire tourne autour de Sam Hill, un jeune mec un peu déboussolé. Dans l’hôtel ouvert par son père, ancien shériff et alcoolique fini, il est un peu le garçon à tout faire. Amour, sexe, poker, sous fonds d’industrialisation et d’or noir, ce récit un peu désabusé marque au final la rupture de Sam Hill avec son univers familial, avant une suite plus portée sans doute sur le voyage et la découverte de nouveaux espaces.

 

  • Vingt-trois prostituées, Chester Brown, Cornélius

J’ai consacré un post entier à l’excellent ouvrage de Chester Brown. Pendant plus d’une dizaine d’années, cet auteur a fréquenté des travailleuses du sexe. Il est devenu un ardent défenseur de ce type de rapports sexuels et expose avec un style clair, en noir et blanc, patiemment ses arguments.

 

 

  • Far Arden, Kevin Cannon, Ca et là

Publié pour la première fois en 2009 aux Etats-Unis, Far Arden fait penser à One Piece aux premiers arbords. Une ambiance de pirate où les autorités sont pourries et un lieu inconnu, mystérieux et magnifique à trouver: Far Arden. L’ambiance, les bastons notamment, rappellent l’univers du manga. Mais la comparaison s’arrête là. Pas de Luffy chapeau de paille pour être toujours motivé et naif, plutôt des personnages désabusés et tristes, cherchant plus qu’une île: un sens à leur vie. Surtout, cela ne dure pas 3000 épisodes comme les séries japonaises, et à la fin, personne ne gagne.

  • Aâma tome 2, La multitude invisible, Frédérik Peeters, Gallimard

Le deuxième tome d’Aâma de Frédérik Peeters, l’un des mes auteurs préférés grâce à sa série Lupus, est paru. Si dans le premier tome, on ne savait pas trop s’il fallait se concentrer sur la ville destructrice où la nature inconnue, ce deuxième opus insiste plus sur le voyage. Un peu à la manière d’un album de Léo (Beltegeuse, Alderaban), les personnages vont affronter une nature de plus en plus extraordinaire et hostile. Sauf qu’ici la nature a perdu la tête à cause d’un robot devenu hors de contrôle des humains et Frédérik Peeters affirme une nouvelle fois sa fascination pour la science-fiction mêlée à un scepticisme certain du tout technologique.

  • Tokyo, Joann Sfar, Dargaud

Je le notais récemment au détour d’un papier: la série B a le vent en poupe en ce moment. Le dernier album de Joann Sfar, Tokyo, s’inscrit dans cette veine délirante et quelque peu régressive. Sur une île radioactive, on trouve des bikeuses sexys et tatouées, des lions et des tigres rockeurs bardés de cicatrices, des seins, des tentacules, du cul et de la violence. L’hommage à l’univers des nanards cinématographiques n’est pas dur à déceler dans cet album déroutant, à la narration complètement décousue, mais finalement très prenant. Peut-être parce que graphiquement, le travail mêlant dessins et photos est aussi psychédélique qu’hypnotisant.

 

  • Jour J tome 10, Le gang Kennedy, Duval, Pécau et Wilson, Delcourt

J’avais été un peu déçue par Apocalypse Texas, le précédent tome de Jour J, cette série d’uchronies qui habituellement me ravit. Heureusement, la dernière livraison redresse la barre avec une histoire qui nous plonge en 1947 dans une Amérique alternative où les Etats sont désunis. Et pour cause: le continent se partage entre un nord anglo-saxon et un sud francophone, qui a la Nouvelle Orléans pour capitale depuis la guerre d’Indépendance. Ah oui, Hitler est toujours au pouvoir et les Kennedy essaient de passer de l’alcool de contrebande. Ca part dans tous les sens tout en restant cohérent: le signe d’une uchronie réussie.

 

Laureline Karaboudjan

Illustration de une extraite de Far Arden par Kevin Cannon, DR.

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Aéroport de Notre-Dame-des-Landes: manuel de résistance

La désobéissance civile contre de grands projets d’infrastructures est un thème récurrent en bande-dessinée.

C’est la guerre à Notre-Dame-des-Landes. Des militants ont décidé de monter des barricades. Ils sont contre le projet d’un nouvel aéroport à Nantes, un projet soutenu par Jean-Marc Ayrault. Pour le moment, malgré un dispositif policier exceptionnel pour faire fuir les résistants, il “reste trois maisons qui s’organisent en camp retranché, des dizaines de cabanes perchées dans les arbres et des tentes qui sont plantées dans les champs chaque jour”, rapporte Rue89.

Il y a quelques années, le parc Paul-Mistral de Grenoble avait été le théâtre d’une lutte similaire. Entre novembre 2003 et févier 2004, des dizaines d’activistes avaient monté des cabanes dans les arbres pour protester contre leur abattage destiné à laisser place au nouveau Stade des Alpes. On peut aussi citer le combat en cours contre la ligne à très haute tension qui traverse le Cotentin.

Plus généralement, tout grand projet d’aménagement, qu’il s’agisse d’une autoroute, d’une prison, d’un forage pour trouver des hydrocarbures ou d’un camp militaire occasionne des résistances locales plus ou moins fortes. Les militants débordent alors d’ingéniosité pour contrecarrer les plans des aménageurs, sur le plan juridique autant que par des actions de terrain. Mais si l’inspiration vient à manquer, j’ai quelques BD à leur conseiller.

Des tracteurs customisés contre les déchets radioactifs
Village Toxique constitue probablement le manuel de résistance en BD le plus complet en la matière (je vous en avais déjà parlé ici). Cet ouvrage relate l’histoire vraie de la lutte menée à la fin des années 1980 par les habitants de la Gâtine, dans les Deux-Sèvres, pour ne pas accueillir un site d’enfouissement de déchets radioactifs. Grégory Jarry et Otto T. (par ailleurs auteurs de la réussie Petite histoire des colonies françaises) racontent le bras de fer avec simplicité et beaucoup d’humour. Surtout, ils balaient tous les aspects du problème.

On retrouve les élus locaux tourneboulés par les promesses d’emplois et de ressources financières infinies, qui vendent à leurs administrés tous les équipements publics flambants neufs qui pourront être réalisés avec cette manne financière. On y découvre un “chargé d’information” de l’Andra (l’Agence pour la gestion des déchets radioactifs) dont la mission, d’après une note interne de l’agence, est de “aller chez des gens qui n’ont rien demandé et qui ne s’y attendent pas pour leur imposer un projet”. Et puis, bien-sûr, les habitants qui répondent par une mobilisation à l’ampleur de plus en plus grande: graffitis sur les routes, locaux de l’Andra murés et confrontation avec les CRS à bord de tracteurs customisés pour le combat. Bien évidemment, les auteurs prennent clairement le parti des résistants, mais leur ouvrage garde tout de même une certaine distance dans l’exposé de cette histoire édifiante.

L’autoroute menace les fermes
Le refus de voir un grand projet bouleverser son environnement est également au coeur de la BD Rural! d’Etienne Davodeau. L’auteur des Mauvaises Gens et des Ignorants endosse son habituel costume de BD-reporter pour nous raconter la résistance au passage de l’autoroute A87 dans le Maine-et-Loire dans les années 1990. On y suit notamment un jeune couple qui a mis dix ans à rénover une vieille ferme et leurs voisins, de charmants agriculteurs bios qui militent à la Confédération paysanne. Ils vont tous devoir se serrer les coudes lorsqu’ils apprennent qu’une autoroute doit traverser leurs terres.

Là encore, on suit les différentes actions de terrain, comme le collage d’affiches sur des panneaux indicateurs, et les évolutions politiques (l’espoir suscité par la dissolution de l’assemblée nationale en 1997 et l’arrivée de Verts dans la majorité). Mais contrairement à Village Toxique, la lutte racontée par Rural! n’est pas victorieuse. La maison est rasée et l’autoroute finira par se construire. Amer, l’auteur décrit l’endroit aux automobilistes: “A 20km au sud d’Angers, tu franchis le viaduc du Layon (…) C’est sur ta gauche. C’est bref. Quand tu passes à la hauteur du puits et des piliers, dis-toi que tu traverses à 130km/h la salle de bain de Catherine et Philippe”.

Lucky Luke plus souvent du côté des infrastructures que des résistants
La conquête de l’Ouest est aussi une histoire de résistance. Indiens contre cow-boys et tuniques bleues, mais aussi fermiers contre éleveurs, trappeurs contre chercheurs d’or, etc. Les différents albums de Lucky Luke, pour ne citer que cette série, dépeignent souvent ces luttes. Je pense à deux albums en particulier: le Fil qui chante et Des barbelés sur la prairie. Le premier est sorti en 1977 et il s’agit du dernier album auquel participe Goscinny avant de mourir. Le cow-boy-qui-a-arrêté-de-fumer participe à la construction du fil télégraphique. Mais le réseau traverse des terres appartenant aux Indiens, qui vont tout tenter pour le saboter.

L’affrontement entre progrès technologique et respect des valeurs est assez clair. Les Indiens défendent les anciens moyens de communication et des espaces vierges non violées par des poteaux disgracieux. Le télégraphe au contraire amène l’information jusqu’au fin fond de l’Ouest. Dans cet album, Lucky Luke choisit le camp du progrès technologique et est opposé aux résistants. Dans l’ensemble, il fait le plus souvent ce choix, comme lorsqu’il construit le chemin de fer ou le pont sur le Mississippi.

Mais parfois, il choisit le pot de terre plutôt que le pot de fer. Dans Des Barbelés sur la prairie (un album qui a par ailleurs inspiré une bonne chanson de Ludwig von 88) il soutient les gentils fermiers contre les méchants éleveurs. Les premiers veulent cultiver leurs champs qui sont systématiquement piétinés par les troupeaux de vache en transhumance. Les fermiers sont donc obligés de poser des barbelés et d’organiser une résistance tactique et armée.

Lorsqu’on lit l’album, on soutient forcément les fermiers, les petits exploitants contre les grands propriétaires. Pourtant, en y réfléchissant, peut-être que les éleveurs prônant des grands espaces ouverts à tous sont plus sympathiques que des hommes se défendant pour un bout de terrain bien à eux et à personne d’autre. Ouverture libertaire contre propriété petite bourgeoise, la résistance n’est pas qu’une affaire d’ouverture d’esprit.

Laureline Karaboudjan

Illustration de une: extrait de la couverture du Fil qui chante, DR.

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Superman n’est plus journaliste, tant mieux!

Sur fond de mutations de la presse, Clark Kent abandonne son poste au Daily Planet. Déontologiquement, ce n’est pas plus mal.

Superman n’a plus de boulot! Depuis ses débuts dans les années 1940, lorsque le surhomme n’enfilait pas sa célèbre tenue rouge et bleu, il était Clark Kent, journaliste au Daily Planet, un grand quotidien de sa ville de Metropolis. Mais dans la dernière livraison de ses aventures, à paraître aujourd’hui aux Etats-Unis, le super-héros claque la porte du journal et tourne le dos à une carrière de quelque 70 ans que même un Jean Daniel aura du mal à dépasser.

Les auteurs de la série ont décidé de prendre en compte les récentes évolutions de la presse dans les histoires de Superman. Tout virtuel qu’il soit, le Daily Planet n’échappe pas non plus à la crise de la presse écrite. Jusque là indépendant, le titre a été racheté par Galaxy Broadcoasting, un immense conglommérat de médias, tel le Chicago Tribune sur lequel lorgne Ruppert Murdoch dans le monde réel. Et dans cet empire, le bon vieux journal papier qu’est le Daily Planet pèse de moins en moins lourd.

“La presse papier est un média en train de mourir” lâche même, désabusé, le rédacteur en chef de Clark Kent au détour d’une case. Et là encore, c’est l’actualité de notre monde réel qui trouve son écho dans Superman. On ne compte plus le nombre de plans de départs qui ont frappé les journaux américains (enfin, certains l’ont fait) et la tendance est la même en Europe, avec des plans de départ récents au Guardian au Royaume-Uni, à El Pais en Espagne ou Publico au Portugal.

Superman ne veut plus être un forçat de l’info

Mais ce n’est pas un plan social qui a eu raison de Clark Kent comme la kryptonite peut avoir raison de Superman. Face aux évolutions de son métier, le journaliste ne se reconnait plus dans son boulot. Il a l’impression d’être le seul à vouloir partager l’information correctement et estime que de devoir rester toute la journée devant son ordinateur n’est pas du vrai travail de journaliste. Clark Kent refuse d’être un OS de l’info, un forçat du web.

“Je suis un journaliste depuis à peine 5 ans (Ndlr: comme Tintin, Superman ne vieillit pas vraiment). Pourquoi suis-je le seul à penser comme un vieux journaleux tout tâché d’encre que les informations doivent être, je ne sais pas, des informations?” se demande le superhéros en pleine interrogation existentielle sur sa profession. Et son rédacteur en chef de répondre en substance que certes, les people en une ne le font pas rêver non plus mais qu’ainsi va le monde. La réponse ne satisfait pas Superman et il claque la porte.

Le départ de Superman, c’est la réaction “d’un jeune de 27 ans qui reçoit continuellement des instructions d’un conglomérat dont les intérêts ne sont pas les siens” estime le scénariste de la série Scott Lobdell sur le site de USA Today. Bon, en réalité, autant je pense que pas mal de jeunes journalistes partagent la vision de Superman, autant peu seraient prêts à sacrifier une place si durement acquise. Et quand ce même scénariste imagine Superman “créer un Huffington Post ou un Drudge Report”, j’espère qu’il pourra bénéficier des financements d’un Bruce Wayne pour ce faire… A noter que notre héros avait déjà quitté une fois la presse papier. C’était dans les années 1970, et modernité oblige, Clark Kent était avait troqué la plume pour un micro de journaliste télé. Avant de revenir finalement au Daily Planet.

Clark Kent, ce scandale déontologique

Mais dans le fond, est-ce que le départ de Superman est une perte pour le journalisme? Non sans doute pas. On peut même penser que c’était une honte à la profession. Comme je l’avais écrit il y a 3 ans dans mon tout premier billet sur ce blog (séquence émotion), en BD le métier de journaliste est très souvent un prétexte. Outre Superman, une tripotée de héros parmi les plus célèbres du neuvième art (Tintin, Spirou ou Spiderman) sont journalistes. Mais on ne les voit pratiquement jamais travailler… Dans les milliers de pages qui composent ses aventures, on ne voit Tintin écrire un article qu’une seule fois, dans Tintin au Pays des Soviets. Il en va de même pour Superman, plus souvent occupé à sauver le monde en justaucorps qu’à sortir des scoops.

Surtout, la double-vie de Superman l’exposait à un grave dilemme déontologique. Tout au long de sa carrière, plutôt que de révêler des infos, il en a caché au public. Et on n’ose imaginer la couverture “objective” qu’il pouvait faire des événements dans lesquels Superman était impliqué. En tant que journaliste, il a souvent menti et divulgué de fausses informations. Vous imaginez Lance Armstrong à la fois coureur cycliste et journaliste à l’Equipe? Non. Et c’est pour ça que le Daily Planet n’a pas à pleurer le départ de Superman.

Laureline Karaboudjan

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Neuf arguments pour la prostitution

Dans l’excellent Vingt-trois Prostituées, paru chez Cornélius récemment, l’auteur canadien Chester Brown raconte les dix dernières années de sa vie. Approchant de la quarantaine, après une rupture amoureuse, il a décidé de ne commencer à fréquenter que des prostituées. Il raconte méticuleusement chaque rencontre, chaque femme, ses peurs vis à vis de la police et de sa sexualité, son budget “sexe tarifié” à gérer, etc. Il explique également que ses amis ne comprennent pas son attitude et il essaie du coup de défendre sa position et le travail du commerce du sexe, avec des arguments les plus rationnels possible. Que l’on soit pour ou contre la prostitution, il est intéressant de les lire. Rarement une BD, avec son style simple et claire, a, à mon avis, apporté autant à un débat public. Sur la grosse vingtaine d’arguments que Chester Brown développe à la fin de son ouvrage, j’en ai sélectionné neuf. Je vous invite à débattre et à exprimer votre désaccord dans les commentaires (et à lire la BD, surtout!).

La normalisation de la prostitution

“La prostitution n’est qu’une forme de rendez-vous. (…) Il ne se passe rien dans les rendez-vous tarifés qui ne se passe pas dans les rendez-vous non tarifés. D’un point de vue juridique, ils devraient être considérés comme similiares”.

Les droits sexuels

“Tous les droits sexuels sont fondés sur les notions de choix et de consentement.”

Votre corps vous appartient

“Vous devriez avoir le droit de faire ce qu’il vous plaît avec votre corps (et tout ce qui vous appartient) du moment que vous respectez le bien d‘autrui.”

Les clients n’achètent pas les prostituées

“Quand j’avais rendez-vous avec une prostituée, je ne l’achetais pas. Je payais pour avoir une relation sexuelle avec elle. Lorsque nous nous quittions, je ne la gardais pas… Elle ne m’appartenait pas”

Pouvoir

“Les prostituées ont un pouvoir sexuel dans leurs interactions avec leurs clients. Etre l’objet du désir d’autrui est un pouvoir en soi (..) Les travailleuses du sexe peuvent dire et n’hésitent pas à dire si elles réprouvent ce qui se passe”.

Le choix

“Quand ils se retrouvent face à des travailleuses du sexe qui déclarent avoir choisi leur profession librement, les militants anti-prostitution (qui sont souvent des féministes) se retrouvent dans la position de ceux qui cherchent à restreindre la liberté d’un groupe de femmes. (…) Les féministes ont pourant accepté la notion de choix concernant un autre sujet, qui s’avère épineux: l’avortement. (…) Si une femme a le droit de faire le choix de l’avortement, elle devrait avoir le droit de faire le choix de la prositution. C’est son corps, c’est son droit”.

La violence

Toutes les prostituées ne sont pas confrontées à la violence, mais effectivement, beaucoup le sont. Cela ne veut pas dire que la prostitution devrait être illégale. Quand un chauffeur de taxi est poignardé ou qu’il reçoit une balle, personne ne considère que conduire un taxi devrait être illégal.

Le trafic des êtres humains et les esclaves sexuelles

“D’apèrs leurs accents, je peux dire que quatre des prostituées que j’ai rencontrées ne sont pas nées au Canada. (…) S’il m’arrive à nouveau de me retrouver face à une prostituée d’origine étrangère, je me poserai certainement la question de savori si elle subit une prostitution forcée. Si j’ai de bonnes raisons de croire que c’est le cas, je lui demanderai si je peux l’aider et je lui proposerai d’appeler la police pour elle”.

Le proxénétisme

“Il est intéressant de noter que beaucoup de prostituées travaillent sans proxénète que les prostituées qui travaillent à domicile (incall) ou se déplacent chez les clients (outcall), sont moins enclines à avoir un proxénète que celles qui font le trottoir”.

Laureline Karaboubjan

(image extraite de la couverture de l’album)

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