Polina, Portugal, Habibi ou encore Les Ignorants… Autant de BD qui pourraient décrocher un fauve, dans un mois, lors de la 39ème édition du festival d’Angoulême .
Le Festival d’Angoulême a dévoilé, cette semaine, sa sélection des meilleurs albums de l’année. L’un d’entre eux recevra le Fauve d’or le 29 janvier prochain, la récompense suprême du festival européen de bande-dessinée le plus connu. Comme chaque année, la liste est longue comme le bras. Normal: il y a une dizaine de prix à se répartir et il faut faire plaisir à tous les éditeurs.
Du coup, il s’avère très difficile de faire des pronostics à l’avance… Qui aurait parié un mois à l’avance, en 2011, sur Cinq mille kilomètres par seconde de Manuele Fior, publié par la petite (et excellente) maison d’édition suisse Atrabile? Si, comme pour chaque festival, il y a toujours des favoris, le propre d’un bon palmarès c’est justement de les prendre à contre-pied. Et puis, surtout, le choix final dépend en grande partie des envies d’Art Spiegelman, le président de cette année, voire, si j’étais mauvaise langue, de la quantité d’alcool ingurgitée au bar de l’hôtel Mercure où se retrouvent les festivaliers.
Si l’on regarde la sélection de plus près, on trouve évidemment de bons et de très bons albums, mais aucun ne m’apparaît comme un gagnant évident. On peut néanmoins dégager quelques opus qui seraient plus «logiques» que d’autres. Dans cette catégorie, Habibi apparaît comme un prétendant solide. Puisant à la fois dans les contes des Mille et une Nuits et dans le Coran, Craig Thompson bâtit une histoire intemporelle où l’Art, comparable à la jouissance sexuelle, transcende l’amitié, l’amour et la mort. Une BD à la fois émouvante et très intelligemment construite, ludique et profonde, qui se dévore d’une traite sous un croissant de lune. Magistral. D’un autre côté, Art Spiegelman oserait-il récompenser un compatriote? Étant l’un des rares étrangers président du jury, il pourrait être tenter de donner des gages à une BD francophone plus traditionnelle. Mais bon, tout ceci n’est que de la spéculation. Reste la qualité d’Habibi que je vous invite à dévorer, prix ou pas prix.
Juste derrière, on pense évidemment à Polina de Bastien Vivès… Mais si, vous savez, l’album qui est sur les sacs qu’on vous donne quand vous achetez une BD, car il a reçu le prix des libraires et le Grand prix de la Critique. Si le jury était mon entourage, cette BD gagnerait sûrement par sa capacité à faire l’unanimité, chez les hommes et les femmes, chez les lecteurs assidus et chez ceux qui d’ordinaire n’aiment pas les livres avec des images. D’un autre côté, le festival aime bien surprendre et cette BD n’a pas besoin de ce prix pour se vendre. De plus, Bastien Vivès est encore jeune et il a le temps pour gagner tous les prix qu’il veut. Ce qu’il fera et il le sait.
Portugal de Cyril Pedrosa pourrait également faire l’unanimité. L’auteur raconte le voyage de Simon, alter-égo de plume et de crayon et auteur en panne d’inspiration, vers ses racines portugaises. Un voyage qu’il fait aussi bien au Portugal qu’en France, en remontant le fil des souvenirs de sa famille immigrée, depuis plusieurs générations. De l’expérience personnelle on s’élève vers une réflexion plus générale sur l’identité, l’histoire familiale, les attaches et l’immigration. Le tout servi par un trait et une mise en couleur très attachants. Je serai très étonnée que Portugal n’obtienne rien à Angoulême tant c’est une des BD les plus abouties que j’ai lu cette année.
Après cette année très politique, le jury pourrait également être séduit par l’Art de Voler de Antonio Altarriba pour le scénario et de Kim pour les dessins. L’album raconte à travers la vie du père du scénariste presque un siècle d’histoire de l’Espagne. La guerre civile tient évidemment une place essentielle, centrale, et de longues pages de la bande-dessinée y sont consacrées. Ce qui frappe le plus dans l’Art de Voler, ce sont moins les glorieux faits d’armes du héros que son caractère “normal“, avec autant de défauts que n’importe qui. La partie sur la guerre d’Espagne entre ainsi en dissonance assez réussie avec toute celle qui suit la Seconde guerre mondiale, où, après avoir été combattant républicain puis résistant, le héros devient… employé d’une petite entreprise, vit la routine, l’usure des sentiments amoureux, etc. Si je n’ai pas été toujours convaincue par le dessin, ce témoignage “vrai”, un peu à la Maus (tiens, tiens), ne laisse pas insensible. Et puis c’est pas tous les jours qu’une BD espagnole est ainsi mise en avant.
Dans cette même volonté de raconter l’histoire ou l’actualité, les BDs “journalistes” sont à l’honneur cette année: entre Chroniques de Jerusalem de Guy Delisle, Reportages de Joe Sacco ou même Les Ignorants de Davodeau. Ce genre là est, pour ma plus grande joie, en expansion ces dernières années. Malheureusement, les derniers albums des deux premiers auteurs cités, s’ils sont intéressants, ne sont pas leurs meilleurs. Davodeau, oui, pourquoi pas: c’est bien mené, ça parle de vin mais aussi de BD, ça donne envie de boire autant que de lire. C’est peut-être un peu trop gentil tout de même, après réflexion. Mais c’est en tous cas le cadeau idéal pour Noël.
Ensuite, il y a aussi les auteurs reconnus par la critique: pourquoi pas un Blutch avec son Pour en Finir avec le Cinéma, Enki Bilal avec Julia & Roem, Larcenet et sa parodie de Valérian, L’armure de Jakolass ou même Aâma de Frederik Peeters (même si c’est moins bien que Lupus ou le Château de sable). Je fais de tout ce beau monde mes outsiders préférés.
Et puis, qui sait, peut-être que le jeune auteur Brecht Evens, prix de l’audace en 2011, pourrait séduire le jury cette année avec Les Amateurs et sa capacité à renouveler les codes de la narration. Pour le prix de l’audace de cette année, justement, j’imagine bien 3’’ de Marc-Antoine Mathieu. Le projet de son album tient véritablement de l’expérimentation: il s’agit de raconter un instant (de 3 secondes, donc) sur plus de 600 cases à travers un procédé vertigineux d’images mises en abîme. On s’approche de la pupille d’un personnage, on y voit une pièce avec un miroir dont on se rapproche de plus en plus pour que se dévoile un autre angle de la pièce, où se trouve un vase dont on se rapproche de plus en plus.
Pour terminer, dans les BDs que j’ai appréciées mais que je n’imagine pas remporter le Fauve d’or, n’hésitez pas à lire Coucous Bouzon d’Anouk Ricard, l’Île aux Cent Mille morts de Fabien Vehlmann et Jason, Atar Güll de Brüno et Fabien Nury, Beauté d’Hubert et Kerascoët ou Cité 14 de Pierre Gabus et Romuald Reutimann.
Bonne lecture!
Laureline Karaboudjan
Illustration: extrait d’Habibi, DR.
lire le billetUne sélection d’albums sortis le mois dernier et que je vous recommande.
Deuxième rendez-vous pour vous signaler des BD qui m’ont plu et qui sont parues ces mois-ci. Un mois riche d’ailleurs (forcément, Noël approche) avec quelques coups de cœur et «le coin du soupir», la BD que j’aime bien mais qui m’énerve un peu tout de même.
C’était une des BD les plus attendues de la fin d’année et à raison: le nouveau pavé de Davodeau est une réussite complète. L’auteur se met en scène dans une initiation croisée avec un ami vigneron. L’un ignore tout du vin, l’autre ignore tout de la bande-dessinée et chacun va éduquer l’autre. Les bouteilles s’échangent contre des albums, les visites à l’imprimerie ou au (chouette) festival Quai des Bulles de Saint-Malo se troquent contre des balades dans les vignes ou entre les cuves. Au-delà des enseignements dans les deux domaines que le lecteur peut retirer de l’album, c’est surtout une très belle ode à l’échange et au partage que signe Etienne Davodeau. Une oeuvre profondément humaine, drôle et tendre.
Prenez un des scénaristes grand public français les plus en vue, Fabien Nury, auteur de La mort de Staline ou de la série à succès Il était une fois en France (voir ci-dessous). Ajoutez y un de mes dessinateurs actuels préférés, Brüno, qui a prêté son trait à la fois simple et dynamique à Commando Colonial ou à Biotope. Donnez leur un roman du plus grand feuilletoniste français du XIXème siécle, Eugène Sue, à adapter et vous obtenez une très bonne BD. Les élans romanesques sont conjugués à une grande exigence dans la construction des planches et dans le rythme du récit, pour faire de cette vendetta sur fond de champs de cotons un album réjouissant.
On ne présente plus Il était une fois en France. La série primée cette année à Angoulême, qui raconte la trajectoire trouble d’un homme d’affaires juif, mafieux, à la fois collabo et résistant pendant la Seconde guerre mondiale, se poursuit avec son avant-dernier tome Le petit juge de Melun. Les ingrédients qui font le succès de la saga sont toujours présents : rythme soutenu, dialogues précis et rebondissements incessants. Et cette réflexion, toujours présente lorsqu’on referme un album de la série: «Dire que c’est tiré d’une histoire vraie…»
L’année dernière, Christin et Mézières ont apporté une touche finale (et avouons-le, un peu décevante) à la série Valérian et Laureline, qui m’est particulièrement chère puisque je lui dois mon patronyme. Lorsque j’ai appris que Larcenet allait reprendre la série pour un one shot, je fus donc très heureuse. Le résultat est bon, mais sans surprise. L’auteur reprend tous les codes de la BD et les personnages et le mixte avec son univers parodique habituel, un mélange des Cosmonautes du futur, d’Une aventure rocambolesque de... et de Chez Francisque. On sourit, on prend du plaisir et Larcenet mène parfaitement sa barque. Après, je me suis souvent demandé lors de la lecture ce qu’il aurait pu faire s’il avait fait une reprise «sérieuse». Une prochaine fois, peut-être.
Prenez un personnage qui ressemble à celui de la Linéa d’Osvaldo Cavandoli. Mettez le dans un monde en formation avec des bulldozers qui arrivent et une ville qui se crée. Un procès, des femmes qui ont disparu, des gens qui ne réfléchissent plus et le show qui a été créé de toutes pièces mais qui surtout ne doit pas s’arrêter. L’auteur, Yoann Constantin, nous propose une BD un peu absurde, mélange de Beckett et du procès de Kafka, un vrai petit objet agréable.
Comme l’album précédent, il est plus paru en septembre qu’octobre, mais bon, on s’en fout. Rupture tranquille, c’est simple, une fois la Bd refermée, on se demande si ce n’est pas le meilleur album de l’année. Une petite maison d’édition marseillaise et un jeune auteur au doux nom de Terreur Graphique nous propose une œuvre trash, violente et dérangeante. C’est amorale, sexuel, graveleux et zoophile. C’est bon parce lorsqu’on le lit en terrasse de café, on n’ose pas l’ouvrir trop en grand, de peur des regards suspicieux des jeunes parents à côté de nous. A ne sans doute pas mettre entre toutes les mains. Pour les autres, précipitez-vous.
La jeune maison d’édition Manolosanctis qui proposait un modèle original d’interaction entre lecteurs sur le web et édition a annoncé récemment qu’elle arrêtait l’expérience de la diffusion papier après une trentaine de publications, faute de succès. Super Rabbit est donc l’un des derniers opus publiés. Dans mon papier récent Je est un Super Héros, j’expliquais cette veine actuelle de l’homme ordinaire qui tente de devenir un super héros. Le personnage principal est ici déguisé en lapin et il essaye à tout pris de récupérer une gloire qui n’a sans doute jamais vraiment existé. Le dessin délavé et la narration plutôt efficace mettent bien dans l’ambiance du monde dans lequel on vit, un monde où l’on doit apprendre à oublier nos rêves. Ou pas… Sans doute l’un des albums les plus intéressants publiés par Manolosanctis, avec Le Grand Rouge d’Ivan Barnave (même si cet album était très fortement inspiré du magnifique livre pour enfants, Les derniers géants de François Place).
Le coin du soupir :
Alors que le tonitruant Tintin en 3D de Spielberg court, bondit, et explose dans tous le sens au cinéma, l’idée était bonne de sortir un album tout en contrepoint. Des “aventures d’Hergé” en hommage au créateur du héros à la houpette, dessinées dans une ligne-claire proche du trait original du maître par Stanislas. D’autant que la vie d’Hergé, aussi bien d’un point de vue historique, psychologique qu’artistique est assez riche pour servir de prétexte à un biopic dessiné. Le problème, c’est que la BD ne dit pas grand chose et ne constitue, pour ainsi dire, qu’une succession de scènes plus ou moins réussies et de clins d’oeils multiples à l’oeuvre d’Hergé. Dommage. Si vous êtes en manque de Tintin, préférez le Perroquet des Batignoles, sorti cet été, avec le même Stanislas au dessin, et dont l’univers rappelle beaucoup celui du reporter belge.
La BD offre plein de conseils et de mises en garde pour les manifs.
Ça y est. Le diesel commence à manquer aux pompes à essence, les transports en commun sont aléatoires et les lycéens passent leur vie dans la rue. Surtout, c’est aujourd’hui la sixième manifestation nationale contre les retraites depuis la rentrée. L’occasion pour moi de retrouver mes ardeurs militantes et de sortir manger des merguez CGT sur les Grands Boulevards, avec quelques bonnes BD sous le bras, évidemment. Car dans le neuvième art comme ailleurs, la manif est un sujet de choix, traité par des auteurs très divers, d’Hergé à Jean Van Hamme. En ces jours de mobilisation, j’ai puisé dans mes albums préférés quelques bonnes idées et choses à ne pas faire pour les manifestants.
Manifester en milieu hostile avec Les Mauvaises Gens
Un des auteurs évidents pour évoquer les manifs, c’est Etienne Davodeau. Le natif du Grand Ouest n’a eu de cesse, à travers différentes oeuvres, de traiter de problématiques sociales et donc, en corollaire, d’évoquer des manifestations. Les Mauvaises Gens donne à ce titre un bel exemple de ce que peut être une manifestation réussie en milieu hostile. La BD retrace, de l’après Seconde guerre mondiale aux années Mitterrand, l’engagement militant dans les Mauges, la région natale de Davodeau, rurale, ouvrière et catholique. Dans des terres volontiers conservatrices, les parents de l’auteur se lancent alors dans le syndicalisme, à la JOC –Jeunesse Ouvrière Chrétienne – puis à la CFDT. L’auteur évoque un épisode particulier: le 14 juin 1972, 47 ouvriers de l’usine de lingerie Eram du Lion d’Angers sont virés pour avoir tenté de se syndiquer. Immédiatement, les camarades CFDT et CGT s’organisent pour leur apporter leur soutien à travers une manif au siège de la société, à Saint-Pierre Montlimart. Si on est bien loin des 3 millions revendiqués récemment dans toutes la France par les syndicats, avec 3000 participants, la manif est un succès. Surtout, l’auteur souligne que c’est un succès “inattendu”, ainsi que le souligne la presse à l’époque, dans un milieu peu favorable. Davodeau analyse ça notamment par la présence déstabilisante de catholiques dans les cortèges avec crucifix à la boutonnière, signe que les lignes de fraction peuvent évoluer. Ou pas : deux jours plus tard, une contre-manifestation est organisée, qui rassemble 3500 personnes.
Se découvrir une fibre révolutionnaire avec Blotch
Vous connaissez Blotch? Si ce n’est pas le cas, courrez dans votre librairie, car c’est une BD extrêmement drôle. Pour la faire courte: Blutch, l’auteur du Petit Christian (entre autres séries) met en scène une sorte d’alter-ego complètement décalé à travers le personnage de Blotch. Ou un dessinateur de presse petit par le talent mais immense par la fatuité, petit-bourgeois sûr de lui au conservatisme viscéral dans des années 1930 politiquement troublées. Ce qui nous amène justement à une scène de manifestation hilarante. Blotch se promène sur les boulevards parisiens avec un autre dessinateur aux idées réactionnaires quand passe le trajet d’une manif de partisans du Front Populaire. “Quel spectacle lamentable. Les rues de nos villes sont livrées à cette populace hirsute… C’est sinistre” commente Blotch d’un air dédaigneux. L’autre renchérit, et vice-versa, jusqu’à ce que le dessinateur qui accompagne Blotch, d’un “C’est immonde, pauvre France” lancé un peu trop fort, se fasse remarquer par les manifestants qui entreprennent de lui casser la figure. Une participante au cortège pointe alors du doigt Blotch comme compagnon du “fasciste“. Pour s’en tirer, le dessinateur tente alors de donner des gages. Il s’écrie “Vive Blum“, accepte de chanter la Carmagnole ou encore de boire le gros rouge qui tache que lui tendent les ouvriers. Il se retrouve même coiffé d’un bonnet phrygien, penaud comme l’a pu être Louis XVI lorsqu’il était passé par le même traitement pendant la Révolution. Evidemment, tout ceci ne l’empêchera pas de finir par se faire tabasser, car après tout, il y a aussi une justice en bande-dessinée.
Sauver des vies avec l’Oreille Cassée
Aussi étonnant que ça puisse paraître, on trouve aussi des manifs dans Tintin. Dès le premier album en fait, puisque dans Tintin au pays des Soviets, le retour du reporter du Petit XXème en Belgique est salué par une manifestation monstre à la gare qui l’accueille. Le héros a même le droit à des banderoles, que l’on retrouve également dans l’album suivant, Tintin au Congo, quand il pose le pied sur le sol africain. “Vivent Tintin et Milou” peut on lire. Rebelote en Amérique, où le héros à la houppette a le droit à une descente en voiture de luxe entre les gratte-ciels et sous les confettis après avoir vaincu le crime à Chicago. Mais c’est dans Tintin et l’Oreille Cassée qu’Hergé donne une vraie fonction scénaristique à la manifestation et n’en fait pas qu’un faire-valoir pour son héros. Alors que Tintin va être fusillé, les partisans en armes du général Alcazar investissent la caserne où se déroule l’exécution et sauvent Tintin. Il est ensuite porté en triomphe, par ailleurs complètement saoul, dans les rues de la ville, puis amené au nouveau leader du San Theodoros. A noter que le même procédé scénaristique est utilisé dans Tintin et les Picaros, quand le carnaval (certes, un autre type de manifestation) vient à la rescousse des Dupondt en passe d’être transformés en passoires. Signalons aussi cette excellente parodie gauchiste de Tintin intitulée “Y’en a Marre” (Breaking Free en VO), réalisée par un anglais dans les années 1980 et dont la traduction française est disponible ici. Evidemment, on y manifeste, entre autres activités militantes.
Perdre la vie avec SOS Bonheur et Un homme est mort
Impossible de ne pas voir qu’on parle de manifestation dans SOS Bonheur, la BD culte de Griffo et Van Hamme, puisque c’est une manif qui fait la couverture de l’intégrale, avec drapeaux rouges et poings levés, comme il se doit. Le problème, c’est que ça ne se passe pas très bien pour le héros principal, au centre des manifestants sur la couverture. Le commissaire Carelli, avec sa trogne de Lino Ventura, passe des forces de l’ordre à celles de l’insurrection à la fin de l’histoire et au cours d’un grand rassemblement prend la parole au mégaphone. Mais comme il a découvert un immense complot qui ferait pâlir le pire adepte du Da Vinci Code, un trou rouge se forme presqu’immédiatement sur sa poitrine. Il ne fait parfois pas bon d’haranguer les foules. Un homme est mort. Un homme est mort c’est justement le titre d’une autre BD de Davodeau, scénarisée par Kris, où il est également question de se faire tuer en manif. Brest, le 17 janvier 1950. Lors d’une manifestation syndicale, un militant de la CGT, Edouard Mazé, est abattu par la police. Le réalisateur René Vautier est immédiatement dépêché sur place par le syndicat pour faire un film de la mort du martyr. C’est au moins l’avantage de mourir en manifestation : on peut potentiellement entrer dans l’histoire.
Faire attention à la répression policière avec Jin Roh
Dans Un homme est mort, c’est une balle tirée par un CRS qui tue Edouard Mazé. Mais ce n’est rien à côté des flics qui officient dans le manga Jin Roh. Masque à gaz intégral, casque sur la tête et mitrailleuse lourde au poing, un membre de la Brigade des Loups, une unité d’élite qui sévit dans un Japon uchronique des années 1960, n’a rien à voir avec le plus lourdement armé des gendarmes mobiles. L’anime qui a été tiré du manga s’ouvre avec un scène de manifestation violente où les forces conventionnelles du maintien de l’ordre sont complétement dépassées. Mais quand la Brigade des Loups intervient, c’est une autre paire de manches:
Laureline Karaboudjan
Illustration: Extrait de SOS Bonheur, DR.
lire le billetAh l’été en France… Si doux, loin de Paris la pluvieuse, et si tranquille quand on ne risque pas une dénaturalisation forcée. On souhaiterait que cela ne s’arrête jamais. Mais la mi-août vient de passer et le souffle du boulet boulot caresse perfidement la nuque de la plupart d’entre nous. Peu pourtant ont envie de reprendre l’avion ou la voiture et de quitter la plage, l’étranger ou la mansarde familiale et protectrice. Certains parmi vous, lecteurs, sont même tentés de toute plaquer et de rester à la campagne, loin de la pollution et du bruit de la ville.
lire le billetEt voici le tant attendu dernier volet du Top BD de la décennie, avec les albums classés de la 10ème à la 1ère place. Vous pouvez retrouver le reste du classement avec les BD de la 50e à 41e place, celles de 40 à 31, celles de 30 à 21 et celles de 20 à 11. Bon, là normalement c’est le moment où vous vous déchaînez en commentaire pour me demander pourquoi j’ai pas mis telle ou telle BD. Et c’est le moment où je vous explique pourquoi, ou alors où je vais courir me les procurer si je ne les ai pas lues! Très bonne année 2010 à tous!
10. Persépolis, tome 2 (Marjane Satrapi) – L’Association – 2001
Elle est devenue incontournable dès qu’on parle de l’Iran, au point que ça en devienne un peu agaçant. Il n’empêche, ce n’est pas pour rien. En signant Persépolis, la BD présente dans toute bibliothèque bobo qui se respecte, Marjane Satrapi n’a pas fait qu’un joli coup commercial. Perspéolis est un témoignage d’ampleur sur l’histoire iranienne depuis 1979, d’autant plus puissant qu’il assume sa subjectivité. La grande histoire est mêlée à la petite, celle du parcours de Marjane, qui grandit de tome en tome. Dans le deuxième opus, l’Iran et l’Irak rentrent en guerre, Marjane fume des cigarettes en cachette et préfère Michael Jackson à Dieu. C’est le début de l’adolescence, l’âge d’un certain éveil politique qui coïncide avec le durcissement du régime au début des années 1980. Avec ses désormais fameux traits tout en noir et blanc, doux même pour évoquer les pires horreurs, Marjane Satrapi a ouvert une grande fenêtre sur l’Iran contemporain, dont le passé proche ne cesse de résonner aujourd’hui. En étant détournée cette année par des opposants à Ahmadinejad, la BD prouve toute son actualité et a déjà atteint le statut d’oeuvre culte.
9. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, volume 1 (Alan Moore, Kevin O’Neill) – America’s Best Comics – 2000
Parce qu’Alan Moore ne pouvait pas être absent du top 10. Avec la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, le scénariste s’attaque une fois de plus à quelques monstres sacrés de la littérature de genre, en réunissant dans une équipe de proto-superhéros Wilhelmina Murray, Allan Quatermain, le Dr Jekyll, le Capitaine Némo et l’Homme Invisible. Ils mènent des aventures rocambolesque dans le Londres victorien si souvent dépeint, et notamment par Moore dans From Hell. Ca part dans tous les sens, ça explose ici, ça se bastonne là, le tout dans des couleurs incroyables. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, c’est la preuve, s’il en fallait, que la BD d’aventures à l’ancienne a encore de beaux jours devant elle.
8. Les mauvaises gens (Etienne Davodeau) – Delcourt – 2005
J’adore Etienne Davodeau. Voilà, c’est dit. Que ce soit pour son trait, élégant et subtil, ou la précision journalistique qu’il met dans l’élaboration de ses ouvrages, c’est à mon sens un des auteurs de la décennie. D’ailleurs, je mets les Mauvaises Gens dans ce top mais ça compte double avec Rural!. Mais le premier est le meilleur des deux à mon sens. La BD retrace, de l’après-guerre à l’accession au pouvoir de Miterrand, l’engagement militant dans les Mauges, une région rurale, ouvrière et catholique du Grand Ouest. Dans des terres volontiers conservatrices, la génération des parents de l’auteur se lance alors dans le syndicalisme, à la JOC –Jeunesse Ouvrière Chrétienne – puis à la CFDT. Sur la couverture de l’album, une cheminée d’usine se dresse face à un clocher d’église, résumant les contradictions, les déchirements, l’identité complexe des militants que Davodeau décrit. Il n’y a pas une page où l’on n’apprenne pas quelque chose. Et les pages sont nombreuses. Les Mauvaises Gens, ou le véritable journalisme de qualité en BD.
7. Pilules Bleues (Fréderik Peeters) – Atrabile – 2001
Des BD qui parlent du SIDA, on a l’impression d’en avoir lu des dizaines et de toujours savoir ce qu’on va nous raconter. Le syndrome Tendre Banlieue, sans doute. Pilules Bleues n’est pas de celles-là. Peut-être parce qu’elle est autobiographique, sûrement parce qu’elle est très bien écrite, cette bande dessinée fait partie de celles qui marquent durablement. L’auteur y narre sa propre rencontre avec Cati, jeune femme mère d’un enfant. Le courant passe bien entre eux et très vite Cati doit avouer à Frederik son lourd secret: elle est séropositive. Tout est raconté très simplement, sans pathos excessif ni atténuation volontaire. L’auteur ne se pose pas ni en martyr ni en héros: il témoigne d’une tranche de sa vie parce qu’elle a un réel intérêt. Une sacrée leçon à l’usage de tous les autobiographes de bande dessinée.
6. Le Cri du Peuple, Les heures sanglantes (Jean Vautrin, Jacques Tardi) – Casterman – 2003
En BD, Paris, c’est Tardi. Qu’il fasse déambuler Nestor Burma dans les différents arrondissements de la capitale ou qu’Adèle Blanc-Sec y combatte ptérodactyles et autres créatures étranges, la ville lumière s’illumine sous le crayon du dessinateur. Mais c’est peut-être avec le Cri du Peuple qu’il y rend le plus vibrant hommage, car il y associe un autre de ses traits constituants: l’engagement politique. En adaptant le roman de Jean Vautrin, Tardi raconte la Commune de Paris à travers une sombre histoire de vendetta, aux accents de polar, genre dont il se délecte. Le capitaine Tarpagnan, qui tourne casaque dès le début de la révolte, part à la recherche de Caf’Conc’, passionaria au visage d’ange et au sein lourd dont il est amoureux. Il va ainsi dans le Paris de 1871, des espoirs de mars aux massacres de mai. Tardi prend son temps pour raconter cette histoire: 4 volumes pour une grande fresque en format à l’italienne. L’idéal pour dessiner de superbes vues panoramiques de la capitale, radieuse ou en flammes.
5. De Cape et de Crocs, le Maître d’Armes (Alain Ayrolles, Jean-Luc Masbou) – Delcourt – 2007
Parfois les BD les plus classiques dans la forme restent les meilleures. Une ligne claire: classique. De belles couleurs: classiques. Un monde de cape et d’épées, époque vénitienne: classique. Mais avec des humains qui vivent aux côtés d’animaux humanisés qui parlent et se battent: déjà moins classique. Et s’ils parlent en alexandrins, en imitant le Don Juan de Molière, alors là c’est presque original. Le talent du scénariste fait le reste pour la plus formidable histoire d’aventure de la décennie. Surtout quand les héros quittent la Terre pour rejoindre la Lune. Là tout n’est plus que rimes, poésie et combats aux fleurets. Déjà 9 tomes sont parus, mais le huitième, Le Maître d’Armes, est mon favori. Dans des espaces magnifiques, le scénario permet à la fois d’aller vers des contrées inconnues, l’au-delà de la Lune, et d’amener ce qui sera la bataille finale dans le tome 9. Parfois, on a l’impression d’être dans une pièce de théâtre et, à chaque fois, après avoir relu les 9 tomes, je n’ai qu’une envie: non pas aller relire mes classiques, mais que quelqu’un enfin, dans les marges, pour les longs jours d’école, y ajoute des dessins à la manière De Cape et de Crocs.
4. Spirou, le journal d’un ingénu (Emile Bravo) – Dupuis – 2008
J’ai toujours aimé Spirou. C’est un classique avec Tintin, Astérix, Lucky Luke et d’autres. Mais depuis quelques années, la série est un peu en déshérence. J’aimais bien Tome et Janry même s’ils n’atteignaient pas le niveau du regretté Franquin. Par contre, les derniers de Morvan et Munurea ne m’ont vraiment pas plu. Mais depuis quelques années, Dupuis a lancé “Une aventure de Spirou et Fantasio par…” une collection de one shots dans lesquels carte blanche est laissée à un auteur. Et miracle, c’est souvent très bon. Spirou, le groom vert de gris s’est glissé à la treizième place de mon top, et l’album d’Emile Bravo se retrouve à une méritée 4ème place. Le trait, tout en douceur, colle avec ce qu’à voulu dire l’auteur. Un Spirou encore immature, déjà généreux, mais loin d’imaginer qu’un jour il vivra toutes ses aventures. Alors qu’il n’est qu’un groom dans un hôtel où se trame le début de la Seconde Guerre Mondiale, il est dépassé par les évènements. A sa manière, Spirou l’ingénu peut être vu comme une réinterprétation de Candide. Mais là où le héros du conte de Voltaire, après avoir vu tant d’horreurs, deviendra sage en choisissant de se couper des affaires du monde, de “cultiver son jardin“, chez le jeune Spirou germe à la fin de l’album les prémices du futur aventurier, toujours prêt à secourir la veuve et l’orphelin. En souvenir d’une jolie femme?
3. Donjon, Retour en fanfare (Joann Sfar, Lewis Trondheim, Boulet) – Delcourt – 2007
Si vous n’avez jamais lu Donjon mais simplement aperçu en librairie, vous vous demandez sans doute pourquoi cette série (car ici il faut parler d’une série dans son ensemble plus que d’un tome particulier) se retrouve à la troisième place. Bah oui: à première vue, l’album n’est pas très cher (et avec l’explosion des BDs à 22 ou 25 euros, il semble que pour les éditeurs le prix devienne un gage de qualité), les dessins sont colorés, les personnages sont animalisés. Pas de doute, c’est une série classique de heroic-fantasy pour enfants! Mais à y regarder de plus près, on change vite d’avis. Trondheim et Sfar au scénario. Larcenet, Blain, Boulet et d’autres aux dessins. Et l’on comprend que cette série de heroic-fantasy est un peu l’aboutissement de la nouvelle vague des dessinateurs et scénaristes français, qui ont tous plus ou moins gravité autour de l’Association (avant d’être récupérés par les “grands”, comme pour Donjon, publiée chez Delcourt). La série ne manque pas d’ambition puisque qu’elle veut raconter toute l’histoire d’un monde en différents cycles (Potron-Minet, Zénith, Crépuscule, auxquels s’ajoutent les cross-overs Donjon Parade et Monsters). De sa création à son crépuscule. Peut-être n’y aura-t-il jamais de fin, un peu à la manière d’un Balzac et sa Comédie Humaine, surtout que Sfar, notamment, a toujours d’autres projets en cours. Les deux scénaristes affirment que rien n’a été prévu à l’avance et qu’ils fonctionnent au coup par coup. Un peu comme Terry Pratchett, autre démiurge, qui dans les Annales du Disque-Monde, prétendait qu’il n’avait pas prévu grand chose et qu’il n’y avait pas de cartes précises. Au final, l’on se rend compte que tout prend forme au fur et à mesure et que dans la supposée incohérence un monde unique se crée. S’il ne fallait retenir qu’une BD, ce serait Retour en Fanfare, sixième tome de la partie Zénith, le cycle “principal” de la série. Parce que Boulet est au dessin et avec Kerascoet, Larcenet et Trondheim, c’est ceux qui incarnent le mieux le trait standard de la série. Parce que le canard Herbert revient chez lui et que cet album, chose assez rare, éclaire à la fois sur la partie Zénith, sur la partie Potron-Minet et sur des ébauches du Crépuscule. Mais je pourrais en sélectionner plein d’autres. J’ai un faible pour les Donjon Parade ou certains Monsters, comme Des soldats d’honneur, le plus tragique et poétique de tous.
2. Blacksad, Âme Rouge (Diaz Canales, Guarnido) – Dargaud – 2005
Rappelez-vous, c’était en 2000. Le premier tome de Blacksad, Quelque part entre les ombres, vraie bombe venue d’Espagne, sortait en France. Pourtant l’histoire, celle d’un chat détective privé, John Blacksad, dans le New York des 1950’s, a tout du polar habituel. Sauf que tout, mais absolument tout y est. Les dialogues savoureux, la voix off du privé, les réflexions cyniques et le scénario alambiqué côté plume. Le mouvement, le cadrage, les expressions du visage, la couleur côté crayon. Il faut dire que le dessinateur Juanjo Guarnido a fait ses classes dans les studios d’animation Disney, excusez du peu. Donc les personnages anthropomorphes à tête d’animaux, il maîtrise. Les aquarelles aussi. Le plus impressionnant, c’est peut-être de constater qu’après le premier tome, la série n’a fait que s’améliorer puisque des trois qui sont parus, je préfère le deuxième au premier et plus encore le troisième au second. Âme Rouge, ainsi que s’intitule le troisième opus, nous plonge en pleine chasse aux sorcières, à l’époque où la menace atomique hante les Etats-Unis. On y croise un décalque d’Einstein sous les traits d’une chouette, on reconnaît Allen Ginsberg en train de déclamer Howl en bison, et le sénateur McCarthy est un coq. Il n’y a pas une page qui ne soit pas un émerveillement graphique et le scénario rebondit comme il se doit. Depuis 5 ans, rien. Mais il paraît que le Tome 4 est prévu pour l’an prochain. Ah, vivement le changement de décennie…
1. Le Combat Ordinaire, les Quantités Négligeables (Manu Larcenet) – Dargaud – 2004
Je me suis parfois longtemps triturée le cerveau pour savoir si je classais une BD 26ème ou 27ème dans mon top. Cela n’avait pas vraiment d’importance. Pour le premier, le seul ou presque que l’on retiendra, donc le plus important, je n’ai pas hésité longtemps. Le Combat Ordinaire. Comme une évidence. La BD, très personnelle, scénarisée et dessinée par Manu Larcenet, réussit la prouesse d’allier deux récits très forts, notamment dans le tome 2, Les Quantités négligeables. D’un côté le récit de Marco, trentenaire, photographe névrosé qui ne peut pas se passer de son psy. Il tente de s’installer à la campagne. Il est le symbole de cette génération un peu perdue, qui ne sait pas trop pourquoi elle est là et ce qu’elle doit faire. Celle qui a regardé passer le temps. De l’autre un monde ouvrier en déshérence, dans un chantier naval. Marco fait régulièrement l’aller-retour entre sa maison de campagne et le port. Là, les ouvriers ont des gueules cassés, votent Front National ou coco et son père perd la mémoire. Entre les aléas de la vie quotidienne et la disparition d’un monde industriel, Larcenet livre une œuvre qui a su toucher la critique, les amateurs de BD et le grand public. On dépasse la bande-dessinée, on est dans une méditation sur la condition humaine, qui a la grand mérite de ne pas imposer sa vision, de seulement poser des pistes de réflexions. Entre désabusement, colère et, surtout, espoir.
Laureline Karaboudjan
lire le billetRVoici le troisième volet de mon top 50 des meilleures BD de la décennie. Ca chauffe, avec les BD de la 30ème à la 21ème place, après celles de 50 à 41 et celles de 40 à 31.
30. Retour au Collège (Riad Sattouf) – Hachette – 2005
Ah, les années collège… Celles où tout le monde est moche, où tout le monde le fait remarquer à tout le monde, où le chariage est élevé au rang d’art et où les histoires d’amour prennent une proportion démentielle alors qu’en fait, personne ne sort vraiment avec personne. Riad Sattouf, encore grand ado de 27 ans, a passé un mois dans un collège du XVIème arrondissement. Avec son dessin simple, il raconte ce qu’il voit, il note les expressions, tel un anthropologue qui étudierait cette période si cruelle qu’est l’adolescence. Depuis, il a fait un film, Les Beaux Gosses, qui est au moins aussi drôle que la BD qui l’a inspiré.
29. DMZ Public Works (Brian Wood, Ricardo Burchielli) – DC Comics – 2007
Improbable, une nouvelle guerre de Sécession au XXIème siècle? C’est en tous cas ce qu’imagine Brian Wood pour plonger New York dans une ambiance qui ferait passer Sarajevo en 1992 pour un camp de vacances. Dans la Big (rotten) Apple, on suit un jeune photographe de presse qui décide de capturer toutes les petites et grandes histoires d’une métropole en état de siège. Comme le scandale d’un chantier de reconstruction qui fait la saveur de ce 3ème tome, le meilleur de la série pour le moment. En filigrane, c’est le 11 septembre et l’Irak qui apparaissent dans les rues new yorkaises, sublimées par les impacts de balle et les graffitis omniprésents et auxquelles DMZ est une véritable déclaration d’amour.
28. Où le regard ne porte pas – 2 (Olivier Pont, Georges Abolin, Jean-Jacques Chagnaud) – Dargaud – 2004
Avez-vous parfois l’impression d’avoir vécu d’autres vies ? Et d’y avoir croisé les gens que vous côtoyaient tous les jours ? Si oui, alors Où le regard ne porte pas est fait pour vous. Une femme, quatre hommes, un symbole étrange qui se transmet à travers les siècles. Ce n’est pas ésotérique, cela ne va pas changer le monde, l’histoire est juste entre eux. Ils l’aiment, elle en aime un. D’un petit village italien à la forêt amazonienne, de la jeunesse à l’âge adulte. Tragique parfois. S’il y a quelque défauts dans le dessin, comme parfois les visages qui ont des sourires trop colgate et des traits trop carrés, l’ambiance intimiste et rêveuse est particulièrement agréable. Les deux albums forment un tout, ils n’ont d’ailleurs pas de titres propres, mais, si je devais marquer ma préférence, je la porterais vers le deuxième tome. Pour les trois dernières pages, la petite maison, le vieil homme, la mer, si bleue. Le plongeon.
27. De Gaulle à la plage (Jean-Yves Ferri) – Dargaud – 2007
Là où chez les Américains cela tient parfois du génie, en France, on est souvent très mal à l’aise pour jouer avec des personnages politiques contemporains, même s’ils sont morts depuis un certain temps. Seule la caricature donne l’impression d’avoir le droit de cité. En cela, De Gaulle sous le trait de Ferri est un bol d’air rafraîchissant. Justement, cela se passe sur la plage. Eté 56, le Général a pris du retrait et prend des vacances avec Tante Yvonne et son aide de camp. Toujours tête haute, on retrouve le grand Charles tantôt rêveur, tantôt passionné, toujours conscient de son destin. Même torse nu et en tongs. Et Ferri -oh tabou !- ose poser la question du désir libidineux. “Et cette petite secrétaire bilingue que vous aviez à Londres ?”, demande une fois sa femme. “C’est pour la France que j’étais à Londres, Yvonne. Pour la France“, répond le général. “Admettez que tout ça est très confus“. Tout en finesse, on ne peut que s’y attacher, comme on tombe amoureux des héros du Retour à la Terre du même scénariste avec le même principe d’une succession de scènes courtes.
26. Là où vont nos pères (Shaun Tan) – Dargaud – 2007
Enjoy the silence, nous chantait Depeche Mode il y a vingt ans. En dépouillant cette BD de mots, Shaun Tan raconte au mieux une histoire universelle, celle de l’immigration dans un pays étranger. Tout est contenu dans le dessin, le cadrage et le séquençage des planches. Toute en tons sépias, les cases sont brumeuses, envoûtantes et installent une ambiance inimitable. Ainsi, à l’instar d’un Fabrica (qui aurait pu figurer dans ce top, refrain connu…), Là où vont nos pères est une de ces bandes dessinées sans paroles qui marquent bien plus que certaines planches très bavardes.
25. Un homme est mort (Etienne Davodeau, Kris) – Futuropolis – 2006
Ce n’est pas le tonnerre qui s’est abattu sur Brest, le 17 janvier 1950, mais la déflagration était sûrement aussi violente. Lors d’une manifestation syndicale, un militant de la CGT, Edouard Mazé, est abattu par la police. Le réalisateur René Vautier est immédiatement dépêché sur place par le syndicat pour faire un film de la mort du martyr. Un demi-siècle après les événements, Kris a enquêté minitieusement pour reconstituer cette histoire rocambolesque, et qui donc fait une bonne BD, surtout quand c’est Davodeau au crayon.
24. La Frontière Invisible (François Schuiten et Benoît Peeters) – Casterman – 2002
Le talentueux duo belge n’a pas arrêté son exploration des Cités Obscures au tournant des années 2000, et c’est tant mieux! Dans la décennie, outre La Théorie du Grain de Sable (qui aurait pu, etc.), Schuiten et Peeters ont découvert pour nous, en deux albums, la Frontière Invisible. Roland, jeune géographe, intègre le Centre de Cartographie de Sodrovno-Voldachie. On le charge de réaliser une maquette extrêmement précise du territoire national, mais bien vite les pressions politiques s’en mêlent, pour pousser les projets expansionnistes que nourrit le pouvoir. Comme d’habitude, le tout est profondément poétique, servi par un dessin plus aérien que jamais. Comme aimait à le rappeler ce grand parano de Philip K. Dick, “la carte n’est pas le territoire“. Il aurait adoré ce diptyque.
23. Universal War One, Le Patriarche (Denis Bajram) – Quadrant Solaire – 2006
Dans toute bon film américain, il y a toujours le gros un peu làche mais finalement au grand coeur, et l’homme courageux, sourire enjôleur, tête brûlée. Ajoutez y un chercheur de génie, une équipe de gueules cassées, des vaisseaux, une guerre civile, une bonne dose de voyage dans le temps, des armes impressionnantes, le destruction de la terre, un zeste de folie humaine, de la bible new age, touillez fort et vous aurez Universal War One. Sans doute l’épopée de science fiction apocalyptique de la décennie. Mettons en avant le sixième tome, celui qui explique tout, notamment le rapport au voyage dans le temps. « Le continuum espace-temps est un tout cohérent : le temps y est la conséquence de tous les voyages qui y ont lieu et qui y auront lieu un jour. […] les héros d’UW1 n’ont pas modifié l’Histoire : ils ont leur propre histoire de tout temps. Si leurs actes avaient été différents, l’Histoire aurait toujours été différente de tout temps», a expliqué l’auteur, Denis Bajram dans l’annexe de son dernier tome.
22. Le Photographe, tome 1 (Didier Lefèvre, Emmanuel Guibert, Fréderic Lemercier)- Dargaud – 2003
Bon, soyons clairs, tous les ingrédients étaient réunis pour faire du Photographe une BD poignante. Elle se base sur un témoignage réel, celui de Didier Lefèvre, photographe envoyé en mission par Médecins du Monde pour rendre compte de l’installation d’un dispensaire de fortune au fin fond de l’Afghanistan, en 1986. Le pays étant tristement revenu dans l’actualité, les souvenirs du photographe, évoqués par un mélange de dessin très sobre et de clichés en noir et blanc, n’en résonnent que plus fort. Ajoutez à celà la mort de Didier Lefèvre peu de temps après la parution du dernier album de la trilogie et vous avez la série probablement la plus chargée émotionnellement de la décennie.
21. L’Âge de Raison (Matthieu Bonhomme) – Carabas – 2002
Dans la savane bleue, l’homme rouge marche. Guidé par ses instincts (et par la faim), il chasse. Seul. Heureusement, il se trouve un perroquet pour compagnon. Du coup il est moins seul. Et puis, quand l’hiver arrive, la chair du perroquet fait un bon amuse-gueule. Comme Jean-Jacques Annaud au cinéma avec La Guerre du Feu, Matthieu Bonhomme décrit la vie d’un homme préhistorique. Point de scénario, guère plus de dialogues, plutôt une longue promenade dans un univers aux couleurs hallucinées, où la simplicité des enjeux est compensée par une grande force narrative. Groumph.
Laureline Karaboudjan
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