La nouvelle constitution hongroise fait prendre un virage autoritaire au pays qui ressemble de plus en plus à la Bordurie de Tintin.
A chaque nouvelle année son lot de hausses des prix, de révisions de taux d’intérêts et d’applications de textes législatifs au-premier-janvier. Parmi la fournée de 2012, il y en a une qui est très commentée: la nouvelle constitution hongroise ainsi que le chapelet de lois qui l’accompagne. Des dispositions, dont certaines ne pourront plus être modifiées qu’avec l’approbation des deux-tiers du Parlement, qui font prendre un virage autoritaire au pays. Au point que certains s’émeuvent de voir la démocratie mise à mal en Hongrie.
Un régime despotique au centre de l’Europe, ça ne vous fait penser à rien? Moi si: à la Bordurie, le pays imaginaire créé par Hergé dans les aventures de Tintin. Évocation d’état fasciste puis stalinien au fil des albums, la Bordurie reste, à mes yeux de lectrice de bandes-dessinées, l’archétype du pays autoritaire d’Europe centrale. Au point que je ne peux m’empêcher d’y penser quand j’entends aujourd’hui parler de la Hongrie. Après tout, The Economist avait bien fait le postulat de l’existence de la Bordurie il y a peu. Et l’avait d’ailleurs positionné… à la frontière avec la Hongrie.
Petite revue comparée des nouveaux textes de lois hongrois et de ce qu’on peut déduire de l’oeuvre d’Hergé concernant les Bordures…
Des régimes autoritaires et nationalistes
L’affrontement entre la Syldavie et la Bordurie dans Tintin marque assez bien les divisions au temps du mur entre deux pays anciennement unis, d’un côté l’Autriche, de l’autre la Hongrie. La Syldavie serait restée du côté des pays dits “libres” tandis que la Bordurie ferait partie du bloc de l’Est, sous une dictature qui règne en maître depuis la capitale Szohôd (pour l’anecdote le fait de mettre des accents circonflexes partout fait dire à certains que Hergé a voulu que la langue bordure ressemble au magyar). Avec tout le folklore qui sied aux dictatures d’Europe de l’Est…
Les agents des services secrets sont en permanence dans la rue, à vouloir contrôler tout le monde, notamment à la sortie de l’opéra. Heureusement nous nous sommes pas là encore du côté de Budapest, mais les possibilités de répression de la population civile augmente: une loi rend les sans-abri éventuellement passibles de peines de prison. Depuis septembre, certains bénéficiaires des allocations chômages, en majorité des Roms, sont obligés de travailler sur des chantiers publics, ce qui rappellent des camps de travail de triste mémoire. Selon Sandor Szöke, qui dirige le “Mouvement des droits civiques hongrois”, les personnes visées “nettoient un terrain boisé en vue de la construction de résidences pour la classe aisée. Les outils semblent tout droit sortis du XIXème siècle: on travaille à la faucille ! Il n’y a rien à disposition : pas d’eau, pas de toilettes, pas d’abri contre le soleil, pas de protection contre les guêpes… C’est humiliant.” En Bordurie, on ne sait pas comment a été construit le complexe militaro-scientifique où doit être enfermé Tournesol, mais on imagine bien le même genre de procédé.
On pourra s’émouvoir aussi de la suppression de l’appellation “République de Hongrie” au profit de la seule “Hongrie” dans la nouvelle constitution, ce qui n’est pas franchement un bon signe pour démocratie. Ou encore du regroupement des radios, télévisions et agence de presse nationale en une seule entité supervisée par un Conseil des médias dirigé par une proche du Premier ministre Viktor Orban. Ou du retrait de la fréquence de Klubradio, l’unique radio d’opposition du pays. Ce n’est pas encore le régime de parti unique, sans contestation, à la Bordure, mais on s’en approche peu à peu…
La Bordurie à la marge de la Hongrie
Car il y a tout de même quelques différences entre la Bordurie et la Hongrie. La nouvelle Hongrie est anticommuniste et religieuse, alors que la Bordurie est stalinienne. Mais la Bordurie a aussi été fasciste fin années 1930. Comme la Hongrie de l’époque! Comme Hergé est mort, il n’y aura malheureusement plus de mise à jour du système politique à Szohôd, mais on peut très bien imaginer qu’il l’aurait fait évoluer pour ressembler à celui de Budapest aujourd’hui..
Autre différence, la Bordurie est un Etat impérialiste, qui intervient par exemple directement au San Théodoros, ce qui n’est pas le cas de la Hongrie, qui aurait plutôt tendance à vouloir se replier sur elle-même. Un repli qui pourrait toutefois déstabiliser ses voisins… La volonté de donner ainsi le droit de vote aux étrangers d’origine hongroise vivant hors du pays n’est pas anodine dans un contexte de tensions récurrente entre Belgrade, Budapest, et la communauté magyare de Voïvodine. On voudrait alimenter des tensions séparatistes, on ne s’y prendrait pas mieux.
Rien à voir, toutefois, avec la haine que voue la Bordurie à son rival historique la Syldavie. La Hongrie n’est pas un Etat militaire et il n’y a pas de bruits de bottes à la frontière autrichienne ou serbe. Ce qui importe la Hongrie d’Orban, ce n’est pas de récupérer un sceptre doré chez ses voisins mais de couper peu à peu les ponts avec l’Union européenne C’est pourquoi le forint est devenu constitutionnellement la devise nationale pour rendre une adoption de l’euro plus difficile : elle nécessitera une révision de la constitution aux deux tiers des voix du parlement. Mais il ne s’agit pas d’envahir ses voisins.
Surtout, quand bien même Viktor Orban menace la démocratie dans son pays, la Hongrie n’est pas devenue une dictature, encore moins un état totalitaire façon bordure. Il n’y a pas de statue du Maréchal Orban sur la place Orban à Budapest, et on ne doit pas saluer d’un vigoureux “Amaïh Orban” ses interlocuteurs. Et la coupe de cheveux du premier ministre Hongrois n’a pas encore inspiré les capotes de voitures comme la moustache de Plekszy-Gladz les pare-chocs. Mais c’est bien pour éviter que cela se produise, pour servir de repoussoir, qu’existent les dictatures de fiction telles que la Bordurie d’Hergé..
Laureline Karaboudjan
Illustrations: extraits du Sceptre d’Ottokar et de l’Affaire Tournesol, DR.
lire le billetDe nombreuses séries de BD ne connaîtront jamais de fin. Frustrant.
Dans la bibliothèque de n’importe quel amateur de BD, on trouvera toujours au moins une série incomplète. Parfois, c’est votre cousin qui vous a emprunté un Astérix dont vous attendez le retour depuis une petite décennie (mais que vous ne voulez pas racheter car vous mettez un point d’honneur à ce qu’on vous rende vos affaires). D’autres fois, plus agaçantes, c’est un album égaré en vacances qui n’est plus réédité, et que vous vous échinez à retrouver à longueur de brocantes. La plupart du temps, c’est surtout que la série en question n’était pas si bien que ça, et que vous n’aurez de toutes façons jamais plus que les trois ou quatre albums que vous possédez, et qui en plus ne se suivent même pas. Ou alors c’est parce que vous avez lus les albums manquants à la bibliothèque municipale.
Et puis, il y a celles qui ne seront jamais entières, même dans les étagères des maniaques qui n’arrivent pas à concevoir qu’ils puissent entamer une série sans la compléter systématiquement (j’en connais, leurs bibliothèques sont monotones et ils me font peur). Parce que certaines séries sont tout simplement inachevées. Soit parce que l’auteur est mort, soit, plus souvent, parce que l’éditeur n’a pas souhaité poursuivre une aventure éditoriale pas assez lucrative. Autant d’histoires sans fin qui ont donné une drôle d’idée à un éditeur indépendant…
Leur première édition est un tome 2
J’ai découvert tout récemment, grâce à un article de Bodoï, l’existence de la toute petite maison d’édition Une idée bizarre, qui a pour ambition de ne publier que des séries abandonnées ou des histoires oubliées. Son originalité, surtout, c’est non seulement de publier les tomes déjà sortis de ces récits maudits, mais d’en sortir également les suites inédites ! Dans la bien-nommée collection “Etcaetera”, le tout premier album publié par Une idée bizarre est ainsi… un tome 2, celui de la BD Ombres et lumière de Régis Parenteau-Denoël, dont le premier volume était sorti chez Glénat en 1997.
Ainsi, c’est le dessinateur original de la série qui a repris plume et pinceaux pour livrer, quatorze ans plus tard, la suite des aventures d’Erik, un peintre hollandais plongé dans les intrigues de la cour de Louis XIV. Bien sûr, le petit éditeur associatif n’a pas du tout la même assise financière qu’une grosse maison comme Glénat et joue donc la carte du collector pour pouvoir rentrer dans ses frais. L’album sort donc en habits d’apparât : tirage limité à 300 exemplaires numérotés et signés, en grand format (26,5 x 36,5 cm) dos toilé et accompagné d’un carnet de croquis. Le tout pour la somme de 51€, bien plus cher que le prix habituel d’une BD, mais un prix que sont prêts à payer les fans inconditionnels de la série.
L’idée, évidemment, me séduit beaucoup et je me suis donc demandée, en lectrice enamourée et nostalgique, quelles sont les séries que j’aimerais voir continuer.
Tintin et l’Alph Art. Évidemment, je ne pouvais pas passer à côté du 24ème album des aventures du plus célèbre des Belges, interrompu à jamais par la mort d’Hergé en 1983. Embarqué dans une enquête sur un faussaire d’art doublé d’un gourou mystique, un certain Endaddine Akass, Tintin se fait attraper. La dernière case de l’album nous montre le reporter emmené, sous la menace d’un pistolet, vers une mort certaine puisqu’il est destiné à être transformé en compression de César. Que va-t-il arriver vraiment ? Milou volera-t-il au secours de Tintin ? Endaddine Akass est-il bien Rastapopoulos comme on le devine tout au long de ce début d’aventure ? Autant de questions laissées sans réponses… Bien-sûr, il y a une dramaturgie involontairement géniale dans cette interruption de l’oeuvre sur un tel pic de suspense, et la série de Tintin ne pouvait pas se terminer de la meilleure façon. Et en même temps, j’ai ce caprice de petite fille de vouloir connaître à tout prix la fin. Mais ne dit-on pas que le désir s’éteint aussitôt qu’il est satisfait ? Au pire, on peut toujours se rabattre sur l’album pirate de Rodier, ou sur les innombrables suites que l’on trouve sans peine sur le Net pour peu qu’on se donne la peine de chercher…
La quête de l’Oiseau du Temps. La première aventure a été publiée en 1983, 28 ans plus tard, il n’y a eu que 7 albums ! Il en reste donc encore 5 publier pour l’aventure scénarisée par Serge Le Tendre et dont le dessinateur principal est Régis Loisel (un tome du cycle avant la quête et tout le cycle après la quête restent à faire). Donc, même si le rythme s’accélère, il reste encore un sacré bout de chemin à parcourir et des années d’attente frustrantes pour le lecteur. Théoriquement, sauf mort précoce des auteurs, le cycle aura une fin, c’est déjà ça. Bon d’ici là j’aurai sans doute ma carte vermeil, mais c’est la vie.
Donjon. Finiront-ils un jour? La série Donjon n’est pas inachevée, me direz-vous, mais on peut légitimement se demander si on en verra le bout. Car les excellentes aventures d’heroic fantasy imaginées par Joann Sfar et Lewis Trondheim, ont un objectif supposé de parution de 300 albums (sans compter les nombreux à côtés) et si le rythme de parution a pu être effréné pendant un temps, avec de nombreux dessinateurs collaborant à la série, force est de constater que ça s’est beaucoup calmé ces dernières années. Pour ne pas parler de quasi point-mort. Sfar confiait sur son blog il y a plusieurs mois déjà que deux albums étaient en préparation qui devraient offrir “une forme de conclusion à tous les albums existants”, tout en promettant que “ça n’est pas du tout la fin de Donjon”. J’espère… Car si je n’ai jamais cru qu’il y aurait 300 albums à terme, les ponts scénaristiques qui ont d’ores-et-déjà été lancés méritent au moins une dizaine d’albums pour être correctement achevées. Après, on peut aussi imaginer au bout d’un temps que les scénaristes comme actuellement les dessinateurs viennent à tourner pour que l’on puisse aller jusqu’au bout car le vrai problème de la série, c’est le succès qu’on connu Sfar et Trodheim dans leurs autres entreprises. Et leur “don” pour s’éparpiller, surtout. Vous verrez, dans trente ans, des blogueuses BD écriront qu’ “il y a une dramaturgie involontairement géniale” dans cette oeuvre fragmentaire…
Jimmy Boy. Les amours de jeunesses sont inoubliables. Ainsi en va-t-il de Jimmy Boy, jeune garçon américain de la Grande Dépression, dont les péripéties ont d’abord été contées en récits courts dans le journal de Spirou avant de paraître en 5 albums édités chez Dupuis au début des années 1990. Si aujourd’hui le ton de la série peut me sembler un peu niais par moments, je me suis passionnée pour ces aventures pleines de rebondissements… et inachevées. Le dernier album, “Le Chat qui fume”, s’achève sur une révélation de la plus haute importance : le père de Jimmy, que l’on voit partir en prison au premier tome pour avoir tué involontairement un briseur de grève, s’est évadé ! “Peut-être que le je le retrouverai un jour” lance le héros à la dernière case de l’album. Mais seize ans plus tard, on ne sait toujours pas si le poor Jimmy Boy a retrouvé son papa. Frustrant.
Lapinot et les Carottes de Patagonie. Pourquoi un nouveau tome pour ce pavé de plusieurs centaines de pages, la première oeuvre délicieusement foutraque de Lewis Trondheim? Justement parce que le principe de départ de la BD était d’écrire le scénario au fil de la plume et de toujours avancer, fuite en avant perpétuelle. Du coup, l’idée même de fin n’a pas vraiment de sens. Lapinot et les Carottes de Patagonie aurait pu être pour Trondheim ce que la suite de nombres croissants a été pour l’artiste Roman Opalka, décédé récemment. Une lutte contre l’infini qui ne prendrait fin qu’avec la mort de l’auteur lui-même. Mais il semble avoir déjà renoncé…
Je pourrais aussi compter toutes les séries que j’aurais aimé voir s’achever avant qu’on ne commette l’album de trop : Astérix, Lucky Luke, XIII ou de nombreux mangas. Prenons One Piece par exemple : je ne sais plus combien j’en ai lu de chapitres et je ne veux pas savoir. Luffy chapeau de paille et ses amis sont entrés dans ma vie, et j’en étais plutôt contente au départ. Mais, au bout d’un moment, j’aimerais qu’ils partent! A chaque chapitre, je me dis désormais: mais tu vas la finir ta putain de quête, oui? C’est le problème avec les manges en général. Dès qu’une série a du succès, une armée de scénaristes et de dessinateurs se penchent dessus dans le seul but que l’histoire dure le plus longtemps possible à des fins commerciales. Et tant pis pour la cohérence de l’histoire.
Et puis, il ya les BD dont j’aurais aimé une autre fin, mais là vous allez dire que je suis vraiment difficile. Il n’empêche : dans La jeunesse de Picsou, j’aurais tellement voulu que ce sacré canard ouvre la lettre de Goldie. Comme dirait Pascal (pas Brutal, le philosophe) : la face du monde -ou au moins de Donaldville- en eût été changée.
Laureline Karaboudjan
Illustration : Dernière case de Tintin et l’Alph-Art, DR.
lire le billetLa BD offre plein de conseils et de mises en garde pour les manifs.
Ça y est. Le diesel commence à manquer aux pompes à essence, les transports en commun sont aléatoires et les lycéens passent leur vie dans la rue. Surtout, c’est aujourd’hui la sixième manifestation nationale contre les retraites depuis la rentrée. L’occasion pour moi de retrouver mes ardeurs militantes et de sortir manger des merguez CGT sur les Grands Boulevards, avec quelques bonnes BD sous le bras, évidemment. Car dans le neuvième art comme ailleurs, la manif est un sujet de choix, traité par des auteurs très divers, d’Hergé à Jean Van Hamme. En ces jours de mobilisation, j’ai puisé dans mes albums préférés quelques bonnes idées et choses à ne pas faire pour les manifestants.
Manifester en milieu hostile avec Les Mauvaises Gens
Un des auteurs évidents pour évoquer les manifs, c’est Etienne Davodeau. Le natif du Grand Ouest n’a eu de cesse, à travers différentes oeuvres, de traiter de problématiques sociales et donc, en corollaire, d’évoquer des manifestations. Les Mauvaises Gens donne à ce titre un bel exemple de ce que peut être une manifestation réussie en milieu hostile. La BD retrace, de l’après Seconde guerre mondiale aux années Mitterrand, l’engagement militant dans les Mauges, la région natale de Davodeau, rurale, ouvrière et catholique. Dans des terres volontiers conservatrices, les parents de l’auteur se lancent alors dans le syndicalisme, à la JOC –Jeunesse Ouvrière Chrétienne – puis à la CFDT. L’auteur évoque un épisode particulier: le 14 juin 1972, 47 ouvriers de l’usine de lingerie Eram du Lion d’Angers sont virés pour avoir tenté de se syndiquer. Immédiatement, les camarades CFDT et CGT s’organisent pour leur apporter leur soutien à travers une manif au siège de la société, à Saint-Pierre Montlimart. Si on est bien loin des 3 millions revendiqués récemment dans toutes la France par les syndicats, avec 3000 participants, la manif est un succès. Surtout, l’auteur souligne que c’est un succès “inattendu”, ainsi que le souligne la presse à l’époque, dans un milieu peu favorable. Davodeau analyse ça notamment par la présence déstabilisante de catholiques dans les cortèges avec crucifix à la boutonnière, signe que les lignes de fraction peuvent évoluer. Ou pas : deux jours plus tard, une contre-manifestation est organisée, qui rassemble 3500 personnes.
Se découvrir une fibre révolutionnaire avec Blotch
Vous connaissez Blotch? Si ce n’est pas le cas, courrez dans votre librairie, car c’est une BD extrêmement drôle. Pour la faire courte: Blutch, l’auteur du Petit Christian (entre autres séries) met en scène une sorte d’alter-ego complètement décalé à travers le personnage de Blotch. Ou un dessinateur de presse petit par le talent mais immense par la fatuité, petit-bourgeois sûr de lui au conservatisme viscéral dans des années 1930 politiquement troublées. Ce qui nous amène justement à une scène de manifestation hilarante. Blotch se promène sur les boulevards parisiens avec un autre dessinateur aux idées réactionnaires quand passe le trajet d’une manif de partisans du Front Populaire. “Quel spectacle lamentable. Les rues de nos villes sont livrées à cette populace hirsute… C’est sinistre” commente Blotch d’un air dédaigneux. L’autre renchérit, et vice-versa, jusqu’à ce que le dessinateur qui accompagne Blotch, d’un “C’est immonde, pauvre France” lancé un peu trop fort, se fasse remarquer par les manifestants qui entreprennent de lui casser la figure. Une participante au cortège pointe alors du doigt Blotch comme compagnon du “fasciste“. Pour s’en tirer, le dessinateur tente alors de donner des gages. Il s’écrie “Vive Blum“, accepte de chanter la Carmagnole ou encore de boire le gros rouge qui tache que lui tendent les ouvriers. Il se retrouve même coiffé d’un bonnet phrygien, penaud comme l’a pu être Louis XVI lorsqu’il était passé par le même traitement pendant la Révolution. Evidemment, tout ceci ne l’empêchera pas de finir par se faire tabasser, car après tout, il y a aussi une justice en bande-dessinée.
Sauver des vies avec l’Oreille Cassée
Aussi étonnant que ça puisse paraître, on trouve aussi des manifs dans Tintin. Dès le premier album en fait, puisque dans Tintin au pays des Soviets, le retour du reporter du Petit XXème en Belgique est salué par une manifestation monstre à la gare qui l’accueille. Le héros a même le droit à des banderoles, que l’on retrouve également dans l’album suivant, Tintin au Congo, quand il pose le pied sur le sol africain. “Vivent Tintin et Milou” peut on lire. Rebelote en Amérique, où le héros à la houppette a le droit à une descente en voiture de luxe entre les gratte-ciels et sous les confettis après avoir vaincu le crime à Chicago. Mais c’est dans Tintin et l’Oreille Cassée qu’Hergé donne une vraie fonction scénaristique à la manifestation et n’en fait pas qu’un faire-valoir pour son héros. Alors que Tintin va être fusillé, les partisans en armes du général Alcazar investissent la caserne où se déroule l’exécution et sauvent Tintin. Il est ensuite porté en triomphe, par ailleurs complètement saoul, dans les rues de la ville, puis amené au nouveau leader du San Theodoros. A noter que le même procédé scénaristique est utilisé dans Tintin et les Picaros, quand le carnaval (certes, un autre type de manifestation) vient à la rescousse des Dupondt en passe d’être transformés en passoires. Signalons aussi cette excellente parodie gauchiste de Tintin intitulée “Y’en a Marre” (Breaking Free en VO), réalisée par un anglais dans les années 1980 et dont la traduction française est disponible ici. Evidemment, on y manifeste, entre autres activités militantes.
Perdre la vie avec SOS Bonheur et Un homme est mort
Impossible de ne pas voir qu’on parle de manifestation dans SOS Bonheur, la BD culte de Griffo et Van Hamme, puisque c’est une manif qui fait la couverture de l’intégrale, avec drapeaux rouges et poings levés, comme il se doit. Le problème, c’est que ça ne se passe pas très bien pour le héros principal, au centre des manifestants sur la couverture. Le commissaire Carelli, avec sa trogne de Lino Ventura, passe des forces de l’ordre à celles de l’insurrection à la fin de l’histoire et au cours d’un grand rassemblement prend la parole au mégaphone. Mais comme il a découvert un immense complot qui ferait pâlir le pire adepte du Da Vinci Code, un trou rouge se forme presqu’immédiatement sur sa poitrine. Il ne fait parfois pas bon d’haranguer les foules. Un homme est mort. Un homme est mort c’est justement le titre d’une autre BD de Davodeau, scénarisée par Kris, où il est également question de se faire tuer en manif. Brest, le 17 janvier 1950. Lors d’une manifestation syndicale, un militant de la CGT, Edouard Mazé, est abattu par la police. Le réalisateur René Vautier est immédiatement dépêché sur place par le syndicat pour faire un film de la mort du martyr. C’est au moins l’avantage de mourir en manifestation : on peut potentiellement entrer dans l’histoire.
Faire attention à la répression policière avec Jin Roh
Dans Un homme est mort, c’est une balle tirée par un CRS qui tue Edouard Mazé. Mais ce n’est rien à côté des flics qui officient dans le manga Jin Roh. Masque à gaz intégral, casque sur la tête et mitrailleuse lourde au poing, un membre de la Brigade des Loups, une unité d’élite qui sévit dans un Japon uchronique des années 1960, n’a rien à voir avec le plus lourdement armé des gendarmes mobiles. L’anime qui a été tiré du manga s’ouvre avec un scène de manifestation violente où les forces conventionnelles du maintien de l’ordre sont complétement dépassées. Mais quand la Brigade des Loups intervient, c’est une autre paire de manches:
Laureline Karaboudjan
Illustration: Extrait de SOS Bonheur, DR.
lire le billetQu’on les appelle “Roms”, “Gens du voyage”, “Manouches” ou autres (voir ici pour comprendre les subtilités entre tous ces termes), les Tsiganes sont au centre de l’actualité depuis le début de l’été. Un funeste faits-divers, un déchaînement de violence et c’est toute une communauté qui écope. Le président de la République a pris toutes sortes de mesures policières contre les Roms et son ministre de l’Intérieur n’hésite pas à stigmatiser les “très grosses cylindrées [qui] tire[nt] des caravanes”. Que ce soit à des fins électoralistes ou non, le gouvernement a ressorti les vieux clichés stigmatisant sur les Tsiganes: voleurs de poules, truqueurs, etc. Pour ma part, je ne saurais que trop conseiller à Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux de se (re)mettre à la bande dessinée. Car quand le neuvième art parle des Roms, s’il manie aussi des clichés, ils sont bien plus positifs que ceux du président.
Les Gitans, ces artistes
Solidarité artistique oblige, quand la bande dessinée parle des Tsiganes, c’est souvent par le prisme de l’art, et plus particulièrement l’art musical. Le Gitan joue de la guitare comme personne et il arracherait des larmes aux morts avec ses accords pincés. C’est un cliché, mais un cliché positif. Dans la série Klezmer, Joann Sfar met en scène des musiciens slaves dont des Tsiganes très talentueux. Dans cet hommage coloré et fantastique à la musique klezmer, nourrie de diverses influences, Sfar use donc du cliché musical. Pour autant, il ne fait pas d’angélisme, puisque les Roms sont aussi coquins que les autres personnages de la trilogie, aux identités diverses (Juifs, Orthodoxes, etc.). Dans un autre registre, Mauvais garçons, éditée chez Futuropolis, met en scène des Gitans en Espagne qui rêvent de vivre du flamenco, leur passion. Mais dans un espèce de purisme amer, ils refusent toutes les opportunités qui se présentent à eux car elles reviendraient, d’un façon ou d’une autre à trahir leur clan. De musique tzigane, il en est aussi question dans Mélodie au Crépuscule, la bande dessinée de Renaud Dillies, qui est, aux dires de l’auteur, “une sorte d’hommage […] à Django Reinhardt […] personnage […] atypique, rêveur, curieux, un brin illuminé, à la fois en-dehors du temps, mais avec un langage universel”. Encore une bande dessinée où la musique tzigane est intimement liée à l’idée de liberté. Dans les Zingari, on retrouve encore des Tsiganes artistes, mais cette fois-ci dans un cirque. Dans cette série, parue initialement dans le Journal de Mickey au-début des 1970’s, les Manouches sillonnent des villages où ils se trouvent confrontés à chaque fois à une nouvelle affaire à résoudre. Et même si on les accuse (à tort) de divers larcins, ils sont toujours prêts à rendre service.
La communauté du voyage
Les auteurs de bande dessinée s’intéressent aussi à l’aspect communautaire des Gitans, aux codes qui régissent leurs sociétés, au voyage en groupe, etc. Dans une veine réaliste, voire ethnologique, le dessinateur Kkrist Mirror a consacré tout un album, sobrement intitulé Gitans, au pèlerinage des Sainte-Maries de la Mer. L’événement religieux rassemble tous les ans des Roms venus des quatre coins d’Europe, l’occasion de découvrir la richesse culturelle des nomades. L’auteur en tire un ouvrage proche du carnet de dessins, au style très décousu mais graphiquement réussi. A noter que dans un registre moins joyeux, Kkrist Mirror a écrit une autre bande dessinée sur les Roms, Tsiganes. Il y est question du sort réservé aux gens du voyage en France pendant l’Occupation. Je vous en ai déjà parlé dans cette chronique.
Plusieurs BD se servent de différents aspects culturels des Gitans, souvent clichés, dans leurs histoires. C’est par exemple le cas de Quand souffle le vent, sorte de remake de Roméo et Juliette, où Juliette serait en fait une Esmeralda aux nombreux bracelets sur les bras et à la robe flamenco, le tout mâtiné de lecture de l’avenir et de fantômes. Plus intéressants sont les ouvrages qui jouent des clichés classiques sur les Manouches pour mieux les détourner. Signalons ainsi l’Honneur des Tzarom, l’histoire d’une famille de Tsiganes dans l’espace. Les roulottes sont toujours là, mais maintenant elles volent à travers les étoiles. Et tout y est : les petits napperons, la fourrure sur le volant et même les aires spéciales pour gens du voyage. Bien sûr, la famille Tzarom est une famille d’escrocs, mais les personnages sont très attachants et la bande dessinée plutôt drôle.
La leçon de Tintin
Les Gitans apparaissent même dans un album de Tintin, dès les premières pages des Bijoux de la Castafiore. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est dans l’album le plus “domestique” de Tintin, ce magistral huis-clos que sont les Bijoux, que les Tsiganes font leur apparition. Dans cet opus où Hergé s’amuse à brouiller les pistes, où il fait surgir plusieurs menaces (les Bohémiens donc, les paparrazi, la chouette du grenier, la camériste Irma ou le pianiste Wagner) qui s’avèrent toutes illusoires, les Romanichels tiennent un rôle de premier plan. Ils font même figures de coupables idéaux dans le vol des bijoux de la cantatrice. La faute aux préjugés, évidemment.
C’est ce bon vieux Archibald Haddock qui en est le premier victime, en passant à côté d’une décharge où se sont installés les Roms : “Il y a des gens qui semblent attirés par cette puanteur, c’est incroyable ! Aucun sens de l’hygiène ces zouaves-là !”. Le capitaine se fait très vite rembarrer par les Tsiganes qui lui expliquent qu’ils n’ont pas choisi de vivre là. Haddock, au grand coeur légendaire, leur propose alors de s’installer dans le parc de son chateau de Moulinsart. Puis c’est Nestor qui hallucine en voyant arriver les caravanes aux portes du château. “Mais, monsieur, que Monsieur me pardonne! ces Bohémiens, c’est tout vauriens, chapardeurs et compagnie!… Ces gens là vont causer des tas d’ennuis…” lance le domestique au capitaine Haddock, puis en aparté: “Inviter des Romanichels chez soi!! C’est de la folie!… Je dis que c’est de la folie!!”. Juste après, c’est le commandant de la gendarmerie qui appelle le capitaine pour le “mettre en garde. Il ne faudra vous en prendre qu’à vous même s’ils amènent des ennuis”.
Puis, élément moteur de l’album, une émeraude précieuse de la Castafiore disparaît. Les Dupondt mènent l’enquête maladroitement, jusqu’à ce qu’ils apprennent l’existence du camp de Roms: “Les voilà les coupables! Ca ne fait pas l’oncle (sic) d’un doute!”. Quand ce libertaire de Tintin ose soulever l’absence de preuves, on lui répond: “Des preuves?… Nous les trouverons! Ces gens sont tous des voleurs!”. Quand les agents vont pour les trouver, le camp a disparu, les nomades sont partis. Pourtant, on découvrira à la fin de l’épisode qu’ils n’y sont pour rien et que toute l’affaire a été causée par une pie voleuse.
La leçon sur les préjugés faite dans Les Bijoux de la Castafiore est enfantine mais efficace. Elle mérite surtout d’être relue en ce moment. Bien-sûr il y a des Roms truands, tout comme il y a des truands dans toutes les catégories de la population française. Mais quand on stigmatise toute une communauté en raison des agissements de quelques uns, on fait fausse route comme lorsqu’on cherche à imputer aux Romanichels les larcins d’une pie.
Laureline Karaboudjan
Illustration : Extrait des Bijoux de la Castafiore, DR.
lire le billetLes décès de Jacques Martin et de Tibet résonnent comme le point final d’une génération essentielle pour la BD.
On a appris hier la disparition, à l’âge de 88 ans, de Jacques Martin, entre autres papa d’Alix et de Lefranc. Deux semaines plus tôt, le 3 janvier dernier, c’est Tibet qui passait la plume à gauche. Parmi ses créations, le cow-boy Chick Bill (69 albums!) et le reporter Ric Hochet (76 albums!!). Jacques Martin et Tibet, ce sont deux facettes différentes de la bande dessinée franco-belge. D’un côté, un pur représentant de la ligne claire, doté d’un sérieux et d’un souci du détail caractéristiques. De l’autre, un stakhanoviste de la planche qui n’était pourtant pas le dernier pour rigoler. Deux auteurs qui symbolisent pourtant une même génération, celle de l’âge d’or du Journal de Tintin.
La publication a été fondée en 1946 par l’éditeur Raymond Leblanc, tirée évidemment par personnage de Tintin, et sous l’étroite surveillance artistique de son créateur, Hergé. Pourtant, le reporter à la houpette remplira finalement assez peu les pages du Journal de Tintin, puisqu’Hergé ne livrera au journal que 10 aventures en trente ans, entre la création du journal et la publication en 1975 de la dernière aventure, Tintin et les Picaros. Aussi, dans le Journal de Tintin, il n’y avait pas que Tintin. C’est dans ses pages que s’épanouiront par exemple les Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs, ou… Alix et Chick Bill.
Aujourd’hui, il ne reste que très peu d’auteurs de l’époque encore en vie. Les décès de Tibet et Jacques Martin viennent ainsi presque conclure une longue litanie de disparitions : Hergé (1983), Jacobs (1987), Greg, le père d’Achille Talon qui fut rédacteur en chef du Journal de Tintin (1999) ou encore François Craenhals (2004). Il pourrait sembler artificiel d’évoquer en même temps Jacques Martin et Tibet, car hormis leur décès à si peu de temps d’intervalle (et leur collaboration au Journal de Tintin, donc), les deux hommes n’avaient pas grand chose en commun. Mais c’est justement par leurs deux styles différents qu’ils permettent de bien envisager ce qu’était le Journal de Tintin : une publication pour enfants, mais sérieuse.
L’appliqué et le frénétique
Ainsi, Jacques Martin apparaît comme l’incarnation parfaite du Hergé boy. Graphiquement, il partage avec lui la ligne claire, tant et si bien que Martin rentrera au Studio Hergé en 1954 et y restera jusqu’en 1972, pour aider Hergé sur Tintin. S’il achève les crayonnés d’Hergé, il n’hésite pas non plus à donner son avis sur le scénario. Jacques Martin se revendiquait ainsi comme l’auteur du fameux gag du sparadrap du capitaine Haddock. Comme Hergé, il prête aussi un grand souci au détail. L’exemple le plus clair, c’est bien sûr la précision historique qu’il a apporté à l’univers d’Alix, son héros phare. Une précision qui n’a d’ailleurs pas été sans lui causer des soucis, comme les polémiques autour de la pédophilie que j’ai déjà évoquées dans un autre billet.
De l’autre côté, Tibet est plus un franc-tireur dans le Journal de Tintin. L’auteur de Chick Bill est à contre-courant d’une tradition imposée par Hergé qui veut qu’on doive écrire ses BD lentement. Tout l’inverse de… Jacques Martin. Dans Le duel Tintin-Spirou d’Hugues Dayez (disponible en PDF), Tibet confiait ainsi : “Hergé exigeait de toute son équipe du journal “Tintin” un soi, une méticulosité exagérée… C’est comme ça que Jacques Martin a développé un souci du détail incroyable. Moi, je n’ai jamais été très emballé par ses histoires, mais je dois reconnaître que ses décors étaient tiré au cordeau“. A l’inverse, Tibet était un forcené de la bulle, l’auteur capable de pondre deux albums par an tout en conservant une bonhommie certaine : “Un jour, Greg avec sa ‘gentillesse’ coutumière, m’avait bien dit : ‘Toi tu es un fonctionnaire de la bande dessinée!‘ Mais c’est bien, en définitive : j’ai fait ça, peut être, comme un bon fonctionnaire, fidèle au poste, mais je ne me suis jamais ennuyé !“. A la vérité, Tibet était un peu plus dans l’esprit Spirou – plus rigolard, plus rond, plus de gauche- que dans l’esprit Tintin -plus sérieux, plus carré, plus de droite-, pour lequel il travaillera pourtant jusqu’au bout.
Et maintenant? Jacques Martin avait déjà arrêté de dessiner depuis plusieurs années. C’étaient les dessinateurs qu’il avait formés qui continuaient à faire vivre les personnages qu’il avait créés. Comme il le confiait à Hugues Dayez : “je ne veux pas qu’Alix s’arrête ! […] Ma motivation principale, ce sont les collaborateurs. Si je les investis de mes personnages pour, tant que je vis, X histoires, je trouverais assez dommageable pour eux d’être obligés d’arrêter à ma mort. C’est ce qui s’est passé avec Bob de Moor aux Studios Hergé : Bob de Moor croyait dur comme fer pouvoir continuer les aventures de Tintin, et il ne les a pas continuées ! Il n’a pas survécu longtemps à cette déconvenue, le malheureux.” Au scénario, ça sera donc Patrick Weber qui continuera de donner vie à Alix et Enak. Après tout, les personnages de BD, eux, sont immortels.
Laureline Karaboudjan
Illustration: extrait de la couverture d’Alix l’Intrépide, le premier album d’Alix.
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