Face à la révolution, Tintin soutient les Émirs

EmirCokeenStock

En cas de soulèvement au Khemed, le reporter serait du côté du pouvoir.

Tunisie, Egypte, Libye, Bahreïn, etc. Les mouvements révolutionnaires fleurissent, depuis quelques semaines, dans le monde arabe. Au point que le tranquille émirat du Khemed pourrait bientôt être touché. Vous ne connaissez pas le Khemed? C’est ce pays du Golfe où Tintin se rend souvent pour deviser avec son ami, l’émir Ben Khalish Ezab. Mais là-bas aussi, la révolte gronde. C’est en tous cas ce qu’assure un envoyé spécial de la Zyldav Press Agency sur un blog qui reproduit même des photos de la contestation:

Si on a beaucoup parlé du rôle des médias dans les mouvements qui secouent actuellement le monde arabe, quelle serait l’attitude de Tintin? Le reporter à la houppe se rend assez souvent dans cette partie du monde. Outre le Khemed (l’Or Noir, Coke en Stock), il va aussi au Maroc dans le Crabe aux Pinces d’Or et en Egypte dans les Cigares du Pharaon. Un vrai parcours de diplomate, de cadre d’Orient (tiens tiens) comme on dit au Quai d’Orsay. De là à penser que son emploi de journaliste au Petit XXème n’est qu’une couverture (hormis dans Tintin au Pays des Soviets, vous l’avez déjà vu écrire un article?), il n’y a qu’un pas.

CoupdEtat

Un trait commun à tous ces voyages orientaux frappe particulièrement : Tintin ne remet jamais en cause les régimes en place. Il a même plutôt tendance à combattre les insurgés. Lors de son premier séjour au Khemed, il devient immédiatement l’ami de l’émir Ben Kalish Ezab et, dans une moindre mesure, du prince Abdallah. Pourtant, en témoigne l’antipathique police militaire qui accueille le reporter au Khemed dans Tintin au Pays de l’Or Noir, l’émir Ben Khalish Ezab n’a pas l’air d’être un grand démocrate. A l’inverse, il se fait très vite l’ennemi de son principal opposant politique, le cheikh Bab El Ehr, qu’on ne peut certes pas non plus classer parmi les défenseurs de la démocratie. Quand celui-ci prendra le pouvoir au Khemed dans Coke en Stock, Tintin se rangera dans le camp de l’Emir renversé, chez les contre-révolutionnaires.

Tintin et les Dupondt dans la peau de MAM

Revenons à l’Or Noir. Si j’ergote sur le rôle de Tintin, celui des Dupont et Dupond est autrement plus clair. Ils sont dépêchés au Khemed, en proie à des mouvements révolutionnaires, c’est explicitement pour aider l’émir à se maintenir en place. Un de leur supérieur explique au téléphone “C’est la bagarre, là-bas, entre l’émir Ben Khalish Ezab et le cheik Bab El Ehr, qui cherche à le renverser… Le Khemed est un point névralgique… A surveiller !…” Nos deux policiers partent-ils dans le Moyen-Orient pour dispenser leur “savoir faire en matière de maintien de l’ordre” façon Michèle Alliot-Marie? Tout porte à le croire.

Quant à Tintin, il partage avec la ministre des affaires étrangères française la fâcheuse tendance à accepter des voyages privés dans les jets de milliardaires louches. Dans Vol 714 pour Sidney, Tintin et ses camarades se retrouvent invités par le milliardaire Laszlo Carreidas, à l’aéroport de Jakarta, à partager son jet privé pour se rendre à Sidney. Un parallèle dont s’amuse ce blog-ci. Sauf que Tintin n’est pas ministre des affaires étrangères comme MAM même si accepter ce genre de voyages fait un peu mal à la déontologie journalistique. Mais comme on sait que ce métier n’est qu’une couverture…

Emirvénere

Ceci étant dit, rendons à Tintin ce qui est à Tintin : ses visites orientales sont l’occasion de souligner, à plusieurs reprises, le rôle de l’Occident dans les troubles politiques locaux. Ainsi, dans Coke en Stock, il lève le voile sur la vente d’avions de combats au cheikh Bab El Ehr, qui rencontre (une fois de plus !) un écho particulier ces temps-ci avec la polémique sur les Mirages de Khadafi. Il souligne aussi la dépendance de la stabilité politique de la région d’intérêts économiques extérieurs. Dans l’Or Noir, c’est une rivalité entre deux compagnies pétrolières occidentales, la Speedol et la Skoil, qui met le feu au Khemed. Dans Coke en Stock, c’est un conflit entre l’émir et la compagnie aérienne Arabair qui est à l’origine de la révolution. Parce que la compagnie a refusé de se soumettre à un caprice du prince Abdallah (qui voulait voir des avions de ligne faire des loopings!), l’émir menace de révéler au monde entier le trafic d’esclaves auquel elle se livre (mais qu’il a donc couvert). Du coup, l’Arabair arme l’éternel rival Bab El Ehr qui renverse Ben Kalish Ezab.

S’il montre bien l’ingérence économique occidentale dans ses aventures, Tintin n’en est pas moins impliqué, en tous cas en ce qui concerne l’Or Noir. Il prend ainsi fait et cause pour les intérêts économiques de la Speedol, sous couvert de maintenir la paix. Un peu comme Kouchner, qui s’était illustré par sa défense des intérêts pétroliers de Total sous la dictature birmane.

Tintin, ce légitimiste

Tintin est-il contre-révolutionnaire de nature? Non. Si son attitude au Moyen-Orient est généralement favorable aux émirs, lorsqu’il se rend en Amérique du Sud, le Belge est plutôt prompt à l’insurrection. Il est entraîné dans la révolution dans l’Oreille Cassée (et devient aide de camp du général Alcazar triomphant) et il participe carrément à la guérilla dans les Picaros. Alors pourquoi ces positions différentes en fonction du continent sur lequel il se trouve? N’est-ce que l’air du pays qui le fait tourner casaque?

Si on y regarde bien, c’est en fait assez simple. Tintin n’apprécie pas les dictateurs, mais il aime les monarques. Outre l’émir Ben Kalish Ezab, on sait que le “reporter” compte parmi ses amis Ottokar IV, le roi de Syldavie, qu’il a rencontré dans le Sceptre d’Ottokar. A l’inverse, on ne connaît à Tintin aucune amitié en Bordurie, pays sous dictature fasciste puis communiste. En Amérique du Sud, s’il soutient le général Alcazar dans ses prises de pouvoir, il s’en méfie énormément, pas dupe quant aux velléités démocratiques du liberador. Ainsi, chez les autocrates, Tintin est un légitimiste, défenseur des têtes couronnées de droit divin. Mais pouvait-il en être autrement pour ce héros de la droite catholique belge?

Laureline Karaboudjan

Illustration de une extraite de Coke en Stock, DR.

15 commentaires pour “Face à la révolution, Tintin soutient les Émirs”

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Louis Moulin, Laureline K, David Doucet, Jonathan Bonnet, K dash et des autres. K dash a dit: RT @LaurelineK: En cas de révolution, Tintin soutient généralement les Emirs en place http://bit.ly/i0X0lI […]

  2. Vive le Khemed libre !
    Merci de rompre ce black out médiatique. On en vient à croire que l’Emir Abdallah (il a succédé à son père) a arrosé de petrodollars toutes les redactions parisiennes.

  3. Dommage de négliger le Lotus Bleu, où le rapport à la politique ne répond justement pas à cette structure d’opposition révolutionnaire/légitimiste.

  4. En effet. C’est d’ailleurs l’album le plus mûr, d’un point de vue politique, de toute l’oeuvre d’Hergé. A noter toutefois que Tintin s’y oppose à une dictature militaire, alors que dans l’album précédent, les Cigares du Pharaon, il est, une fois de plus, ami avec un monarque, le maharadjah de Rawajputalah.

  5. Pour l’ensemble de votre oeuvre, en général, je vous remercie. J’adore cet humour.

  6. Le ton de l’article est tellement orienté qu’on voit venir l’auteur dès le deuxième paragraphe : un peu de Tintin-bashing, ça n’est pas bien dangereux, et c’est toujours payant en terme de ranking…

    Un contre-exemple tout bête, cependant : dans les bijoux de la castafiore, Tintin et Haddock s’offusquent qu’on oblige des roms à camper dans une décharge publique, et Haddock leur propose de venir camper sur une prairie du château. Au cours de l’album, un vol de diamant survient et les roms sont soupçonnés et accusés par la police, et notamment les Dupondt. Tintin, lui, est convaincu de leur innocence, et ira jusqu’à le prouver.
    Alors, doit-on supposer que Tintin est de gauche ? Ferait-il partie des Enfants de Don Quichotte ? Milite-t-il au DAL ? En tout cas, il est anti-sarkozyste, c’est sur. Sans quoi, il aurait emprunté le jet de son ami Carreidas pour foutre tout ces Roms hors de… heu… Moulinsart !

  7. Mon cher Bob, je vous invite à (re)lire ma chronique sur l’épisode des Bijoux que vous évoquez : https://blog.slate.fr/des-bulles-carrees/2010/08/09/sarkozy-devrait-relire-les-bijoux-de-la-castafiore/

    Et n’oubliez pas qu’on ne parle que de personnages fictifs, heureusement qu’il est permis de ne pas être toujours sérieuse.

  8. Et si vous voulez voir Tintin sous un autre oeil encore : http://latoile.monarchiste.com/?collec_133

    Dossier consacré à Tintin en téléchargement libre

  9. Quel est le rapport avec le cargo du crabe aux pinces d’or où il fait la connaissance du Capitaine Haddock?

  10. […] fois à Sarkozy qui décidément bien tout pourris à tous les niveaux et plombé la France pour un bon moment. Et justement à l’heure même ou le monde arabe semble se tourner vers la […]

  11. Merci, Laureline Karaboudjan – épouseras-tu prochainement un Monsieur Djebel Amilah ? – d’une part, de citer mes pitreries dans ton article (c’est très gentil d’avoir saisi le sarcasme de la parodie quant à la réponse négative de Tintin). D’autre part, je souscris entièrement à ton analyse sur les relations ambigües de Tintin avec les têtes officielles autant que dans la pratique de son métier.

    J’ajoute que lorsque Ben Kalish Ezab conte à Tintin avoir voulu dénoncer que l’Arabair se livrait au trafic d’esclaves (pour la raison désopilante que tu sais) et que le journaliste s’indigne : “Mais c’est affreux, cela !” (vignette 9 page 30), Hergé intercale les tourments de Milou songeant à l’os dans la gamelle d’un côté et à Aïcha de l’autre (vignette 10) avant de présenter ce que rétorque l’Emir surpris (vignette 11) : ” Euh… Oui… Mais j’en reviens à l’Arabair […]”

    Le contre-exemple de Bob Denard, dans un commentaire ci-dessus, qui semble penser que tu fais du tintin-bashing, est donc assez piètre : je dois avouer que haddockophile avant même de savoir lire, les “bijoux de la Castafiore” me paraissait déjà un album plutôt déjanté, et justement la réaction forcée de l’accueil que le Capitaine propose aux Gitans malgré sa répugnance évidente ou encore la scène pseudo-conjugale avec la Castafiole…

    Bref, on peut penser que les amours subites de Tintin pour les Roms viennent bien plutôt d’un “effort” de Georges Rémi qui, il faut s’en souvenir, a passé la moitié de sa vie à “réviser” une partie de ses créations.

    Assouline souligne que, dans les Picaros (mphhh!) où Tintin soutient apparemment une guérilla révolutionnaire aussi bien qu’il porte un jean, Hergé fait un parallèle éloquent avec les deux vignettes où figurent des uniformes différents assortis de matraques identiques sur le même fond de bidonville.

    On peut adorer et admirer Hergé malgré ses options idéologiques. Je ne suis pas certain que ses opinions – disons – politiques, qui lui valurent beaucoup de souffrances, soient l’essence de son oeuvre.

    Bref, il est de bon ton de rappeler qu’il fut un brave facho même quand on l’aime : Bravo pour ton article. Je vais immédiatement consulter quelques autres aspects de ton blog.

    Ah oui, je te signale une autre de mes fadaises qui détourne le secret de la licorne et pourrait t’amuser : http://www.lacreaturedesmarais.fr/un-film-qui-fait-peur/

    Pardon de ce long commentaire, amicalement,

    ta CdM

    PS : Quant à Bob Denard, un pseudo étrange de l’exemple qu’il cite (toujours de l’humour, certainement), je lui recommande de lire mon article sur l’expulsion des rhums : http://www.lacreaturedesmarais.fr/lexpulsion-des-rhums/

    il devrait tout comprendre sur l’orientation dès le premier paragraphe…

  12. Le roi de Syldavie, c’est pas Ottokar IV, roi au Moyen Age, mais Muskar XII si je ne me trompe. Si Tintin aime les monarques, c’est sans doute parce que dans le monde des années 30, c’est ou la monarchie ou la dictature…il y a quand même bien peu de républiques à cette époque (France, USA, Suisse et…)

  13. Pas mal du tout. Un débat bien d’actualité empreint d’un humour savoureux.

    Question qui intéressera les amis de Franquin (après Hergé) : le cheik Ibn Ma Zoudh, vu dans le 12e album de Spirou et Fantasio, qu’est il devenu ? Il a aussi eu une révolte sur le dos comme Ben Kalish Ezab ?

  14. […] a cité la CdM sur son blog dans un article rigolo et très bien fait qui s’intitule : “Tintin soutient les Emirs“. Pour celles et ceux qui aiment l’œuvre de Hergé, ils y trouveront plusieurs […]

  15. bonjour,

    article intéressant et bien écrit, et même drôle ; cependant, je me permettrai de tempérer le fond par rapport au contexte (et à ma propre expérience de tintinophile).

    d’abord, la question “tintin est-il facho” est réductrice. l’origine de tintin (le petit XXème, le scoutisme, le catholicisme traditionnaliste) est avérée, certes, mais son impact n’est pertinent que pour les tous premiers albums, jusqu’à “l’étoile mystérieuse”, et “l’or noir”, première mouture inachevée.

    en effet, entre le tintin en mission anticommuniste du “pays des soviets”, et le tintin pacifiste en jean’s des “picaros”, millésimé 70’s et digne émule de la génération “bof”, il y a cinq décennies d’évolution. Les aventures de tintin sont une oeuvre en perpétuelle mais lente évolution, traduisant l’ouverture au monde, progressive et petit à petit, d’un auteur, hergé, qui n’était pas un intellectuel. c’est cela, justement, qui rend l’oeuvre d’hergé si actuelle et si intéressante : tintin étant une coquille vide, c’est hergé qui s’exprime à travers lui, et on suit son parcours à travers le siècle, ses idéologies et ses crises… c’est une sorte de témoignage sur le siècle.

    2ème bémol : les albums ont été redessinés, voire “corrigés”. c’est ainsi que “l’or noir” a connu 3 versions, la première interrompue (au niveau de la traversée de la méditérranée), la seconde en couleurs et située lors du premier conflit palestinen, sous mandat britannique… (cf. http://www.free-tintin.net/dessins/actualor2.jpg)
    la troisième version se situe sur fond de révolution dans un pays arabe imaginaire.

    c’est vrai également pour le “sceptre d’ottokar”, dont la première version est un calque de l’annexion de la tchécoslovaquie par l’allemagne nazie. la syldavie est destabilisée par l’action d’un mouvement fasciste, “la garde d’acier” (dirigée par le colonel sponz), et son voisin la bordurie tente d’en profiter pour l’envahir, avec ses avions qui sont des stukas… tintin sauve le roi, et la patrie syldave, vision naïve d’un tintin sauvant l’europe et évitant la seconde guerre mondiale à lui tout seul…
    comme pour l’or noir, la dernière version est édulcorée, moins explicite, et donne l’impression que tintin sauve le roi par pur monarchisme. or, même si hergé était effectivement monarchiste, ce n’était pas pour lui un thème principal ni une thèse à défendre. le thème du “sceptre d’ottokar”, c’est bien le pacifisme.

    il est également notable que d’album en album, hergé “retire” tintin du monde politique. alors qu’au début, tintin part volontairement au bout du monde pour sauver le monde, à la fin il ne part que contre son gré, ne quittant le nid douillet de moulinsart que pour sauver ses amis en danger. et le pays qu’il traverse restera aussi pourri après son départ. c’est le plus flagrant avec les “picaros” : s’il aide alcazar à renverser tapioca, c’est juste pour sauver les dupondt et la castafiore, mais au fond, il remplace un dicateur (caricature de pinochet) par un autre (caricature de castro), et rien n’aura changé. tintin, donc hergé, est désabusé.

    dans coke en stock, c’est carrément un jeu de massacre : loin d’être “légitimiste”, il brosse un portrait glauque et terrible du “khemed”, pays dont l’émir ne vaut pas mieux que son rival, et où on pratique l’esclavage, avec le soutien de trafiquants occidentaux, marchands d’armes ou mercenaires ancien nazis (cf docteur müller) ou des pays de l’est (l’estonien szüt).

    au final, les révolutions que traverse tintin sont des révolutions de palais, où il ne prend même pas parti. c’est devenu un tintin pacifiste, qui arbore le sigle “peace and love” sur son casque de mobylette (cf. les “picaros”, encore), qui a définitivement pris ses distances avec les curés du petit XXème.

    bien cordialement.

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