Lazy Susan, Installation vidéo, réalisation du collectif d’art numérique PLEIX, 2012
“Avez-vous mangé!” est le premier mot qui vient à la bouche d’un Chinois croisant un ami. Mieux qu’un banal “ça va?”, c’est peut-être une des preuves du “processus civilisateur en marche depuis plus de 7000 ans” en Chine, celui de cuisiner et savourer avec intérêt et raffinement. Depuis hier et jusqu’au 30 septembre, le Musée du Quai Branly à Paris présente l’exposition “Les Séductions du palais, cuisiner et manger en Chine”. Vaste pays, vaste programme. La nourriture est bien un des piliers de cette culture ancestrale.
En collaboration avec le Musée National de Chine, l’expo présente différentes vaisselles utilisées au cours des siècles, des services à thé, ustensiles, bols, coupes, vases, marmites, flasques… Pour parler de l’évolution des techniques employées, des traditions culinaires et des préparations typiques des régions chinoises. La citation de Claude Lévi-Strauss qui introduit l’expo, “toute nourriture est bonne à penser”, donne le ton. On va voir comment les comportements quotidiens expliquent des découvertes, des évolutions sociales, des charnières historiques.
On commence un parcours historique autour du foyer néolithique, entre 7000 et 2000 av. J-C. Les Chinois passent du cru au cuit, voire au mijoté, et introduisent de nombreux légumes dans leur alimentation. A l’Âge de bronze, l’alimentation s’enrichit avec un apport important de viande, tandis que la boisson (alcoolisée) est essentielle pendant une période. Plus tard, les découvertes archéologiques de la Chine classique montrent des banquets assez réjouissants, avec de la vaisselle en laque par exemple.
A l’époque médiévale, la vaisselle se fait précieuse et exotique, et des produits nouveaux débarquent en Chine (concombres, noix, sésame…). Avec l’introduction de la technique de la mouture, les Chinois commencent à fabriquer des petits pains, des gâteaux, des raviolis, plongés dans l’eau bouillante, très populaires et vendus dans la rue par des marchands ambulants. La street food du Moyen-Âge chinois!
Pendant l’âge d’or de la dynastie Tang, les excès ne sont pas rares et l’obésité est fréquente chez les aristocrates. Plus tard, pendant la dynastie des Song (960-1279), les auberges et la restauration se développent, la gastronomie devient un thème littéraire. La boisson évolue, le vin de céréale est très prisé tandis que le thé devient une boisson quotidienne. Enfin, au temps des derniers empereurs, le service de bouche est somptueux, des banquets gigantesques sont organisés.
Au fil de l’expo, on découvre des recettes mythiques appréciées par les différents empereurs, comme la “Fondue de faisan”, “l’oie farcie, rôtie dans l’agneau”, “le bouillon de poisson Song Sao”. Ou encore l’incroyable “Chien braisé dans un bouillon de tortue”, concocté avec 750 g de chien, 350 g de tortue, de l’anis, de la ciboule et du gingembre…
L’expo se termine par une hypnotisante installation vidéo, une dînette tourbillonnante, inspirée des tables tournantes des restaurants chinois. A voir, donc, jusqu’au 30 septembre au Quai Branly.
Lucie de la Héronnière
lire le billetQu’est-ce que le verbe «manger», d’apparence si anodin, enseigne sur l’Histoire de l’Humanité? Ce mot fait appel à tant de disciplines (sociologie, diététique, économie, psychologie, théologie, histoire, agriculture, anthropologie…) qu’il est bien difficile à cerner. Le philosophe italien Paolo Rossi s’est penché sur la question. Son dernier ouvrage Manger, besoin, désir, obsession est sorti début mai chez Arléa, quelques mois après sa disparition.
Ce simple verbe a des définitions bien différentes: «ingérer des aliments solides ou semi-solides en les mastiquant ou en les avalant», «consommer un repas», «user habituellement d’une nourriture», «consommer un mets préparé d’une certaine façon», «grignoter ou ronger (comme les mites dans les lainages», «corroder (comme la rouille une grille)», «consommer du carburant», ou encore «dilapider»…
Parallèlement, les expressions liées à l’idée de manger sont innombrables: manger des yeux, avaler des couleuvres, avoir faim de culture, dévorer un livre, cracher dans la soupe… Pour Paolo Rossi, «l’idée de manger oscille entre l’agréable simplicité du quotidien (qui peut représenter une forme de jouissance raffinée, voire très raffinée), et l’angoisse tragique que la rareté ou l’absence de nourriture a provoqué et provoque encore chez de nombreuses personnes».
Alors l’auteur aborde, du point de vue de l’histoire des idées, «un fatras de choses hétéroclites», liées entre elles par le concept de «manger». Il commence par se demander pourquoi les êtres humains omnivores, tous dotés du même système digestif, avalent des choses extrêmement différentes d’un coin à l’autre de la planète, pour arriver à l’affirmation selon laquelle «manger ne relève pas exclusivement de la nature, ni exclusivement de la culture, mais procède autant de l’une que de l’autre » et que «la préparation de la nourriture offre une médiation entre nature et culture».
On croise ensuite chez Paolo Rossi les différentes déclinaisons du verbe, via des réalités et des légendes: les jeûneurs, la faim (abordée notamment via les exemples des grandes famines d’Ukraine ou le ghetto de Varsovie) et les grèves de la faim… Mais aussi des vampires (autour du sang et des vampires modernes, les Human Living Vampire), des ogres et des cannibales. Et des thèmes au cœur de l’actualité, tels que la mondialisation de la nourriture, l’obésité et les «maladies d’époque», ou encore l’anorexie.
Tout cela nous laisse à voir que «manger» peut correspondre tout autant à une «jouissance raffinée», à une «nécessité dramatique» ou à une «obsession pathologique». Pour Paolo Rossi, «manger» est donc un concept culturel et anthropologique extrêmement vaste, qui habite nos imaginaires, nos désirs, nos répulsions et nos émotions profondes.
Lucie de la Héronnière
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