Qu’est-ce que le verbe «manger», d’apparence si anodin, enseigne sur l’Histoire de l’Humanité? Ce mot fait appel à tant de disciplines (sociologie, diététique, économie, psychologie, théologie, histoire, agriculture, anthropologie…) qu’il est bien difficile à cerner. Le philosophe italien Paolo Rossi s’est penché sur la question. Son dernier ouvrage Manger, besoin, désir, obsession est sorti début mai chez Arléa, quelques mois après sa disparition.
Ce simple verbe a des définitions bien différentes: «ingérer des aliments solides ou semi-solides en les mastiquant ou en les avalant», «consommer un repas», «user habituellement d’une nourriture», «consommer un mets préparé d’une certaine façon», «grignoter ou ronger (comme les mites dans les lainages», «corroder (comme la rouille une grille)», «consommer du carburant», ou encore «dilapider»…
Parallèlement, les expressions liées à l’idée de manger sont innombrables: manger des yeux, avaler des couleuvres, avoir faim de culture, dévorer un livre, cracher dans la soupe… Pour Paolo Rossi, «l’idée de manger oscille entre l’agréable simplicité du quotidien (qui peut représenter une forme de jouissance raffinée, voire très raffinée), et l’angoisse tragique que la rareté ou l’absence de nourriture a provoqué et provoque encore chez de nombreuses personnes».
Alors l’auteur aborde, du point de vue de l’histoire des idées, «un fatras de choses hétéroclites», liées entre elles par le concept de «manger». Il commence par se demander pourquoi les êtres humains omnivores, tous dotés du même système digestif, avalent des choses extrêmement différentes d’un coin à l’autre de la planète, pour arriver à l’affirmation selon laquelle «manger ne relève pas exclusivement de la nature, ni exclusivement de la culture, mais procède autant de l’une que de l’autre » et que «la préparation de la nourriture offre une médiation entre nature et culture».
On croise ensuite chez Paolo Rossi les différentes déclinaisons du verbe, via des réalités et des légendes: les jeûneurs, la faim (abordée notamment via les exemples des grandes famines d’Ukraine ou le ghetto de Varsovie) et les grèves de la faim… Mais aussi des vampires (autour du sang et des vampires modernes, les Human Living Vampire), des ogres et des cannibales. Et des thèmes au cœur de l’actualité, tels que la mondialisation de la nourriture, l’obésité et les «maladies d’époque», ou encore l’anorexie.
Tout cela nous laisse à voir que «manger» peut correspondre tout autant à une «jouissance raffinée», à une «nécessité dramatique» ou à une «obsession pathologique». Pour Paolo Rossi, «manger» est donc un concept culturel et anthropologique extrêmement vaste, qui habite nos imaginaires, nos désirs, nos répulsions et nos émotions profondes.
Lucie de la Héronnière
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