Peut-on rire du 11 septembre?

Dans sa BD Le Bureau des Complots, Jérémy Mahot propose une interprétation conspirationniste et loufoque des attentats de New-York et Washington.

On ne pouvait rêver meilleure date de publication, et elle ne doit rien au hasard évidemment. La BD de Jérémy Mahot Le Bureau des Complots vient de paraître et traite du 11 septembre 2001 (là vous regardez votre calendrier et vous vous dites, “ah oui, c’est vrai, c’est aujourd’hui”). 11 ans après le 11/09, soit 3959 jours après l’évènement, c’est à dire trois-neuf cinq-neuf, donc 3×9 et 5×9, ce qui donne 27 et 45, que l’on soustrait pour obtenir 18, et 1+8=9 !!! Non, décidément cette date de publication ne doit rien au hasard…

Le postulat de cette BD est que cette attaque n’est pas l’oeuvre de 19 terroristes d’Al Qaida qui auraient détourné des avions mais l’aboutissement d’un complot bien plus obscur et complexe. Celui ourdi (on n’a pas tous les jours l’occasion d’utiliser ce beau verbe) par un mystérieux “bureau des complots”, une agence secrète américaine à l’origine de tous les soubresauts de l’Histoire contemporaine. La mort des Kennedy, Armstrong sur la lune, les épizootie de vache folle et de grippe aviaire, le tsunami en Thaïlande… rien de tout cela n’est arrivé par hasard. A chaque fois, c’est le bureau des complots qui est à la manœuvre.

Dans ce premier album de ce qui pourrait bien devenir une série, l’auteur a opéré une véritable synthèse de toutes les hypothèses conspirationnistes qui ont cours sur le sujet, et elles sont nombreuses. Ainsi, à travers sa propre théorie du complot, Jérémy Mahot parvient à expliquer la destruction de la troisième tour (elle abritait en fait les locaux du bureau des complots), le dysfonctionnement des batteries anti-aériennes du Pentagone, la fonte de la structure métallique des tours jumelles, etc. Le tout est à la fois cohérent et complètement farfelu, excitant parce que “hénaurme”.

Un humour corrosif
Mais surtout, c’est très drôle. Cette préparation secrète des attentats du 11 septembre devient le prétexte à de nombreux gags tous teintés de cynisme. Ainsi cet agent du bureau des complots qui vient d’être plaqué par sa femme, et qui découvre opportunément que l’homme avec qui elle est partie déjeune tous les jours dans un restaurant des Twin Towers. Ou lors de la première séance de briefing, lorsque vient la traditionnelle séance de questions et qu’un des membres du bureau des complots avance: “Est-ce que l’on ira en enfer pour ça? Je veux dire, moralement parlant, ça commence vraiment à soulever des questions chez moi et…”. Une balle dans la tête ne le laissera pas finir sa phrase.

Le bureau des complots n’a aucune morale, se fout royalement des conséquences de ses actes tant que ses buts sont atteints. Ajouté à cela un certain sens de l’improvisation et des faiblesses humaines chez chacun des membres, et ces petites têtes d’obus nous semblent toutes très sympathiques. Alors que ce sont des monstres. D’ailleurs, le directeur du bureau ne dit pas autre chose juste après que le premier avion soit entré dans une des tours jumelles (et qu’il ait poussé un cri de joie): “Comme aurait dit un ancien collègue à moi : à partir de maintenant, nous sommes tous des fils de pute”. “Hum c’est beau, c’est de qui?” demande une de ses collègues. “Kenneth Bainbridge, directeur des tests de la première bombe atomique”.

Je ne sais pas si cette BD sera traduite aux Etats-Unis et je serais curieuse de voir son accueil. A la fois du côté des commémorants mais aussi du côté des conspirationnistes, l’affaire paraît toujours bien trop sérieuse pour que l’on joue ainsi avec, mais, onze ans après, il est probable qu’une partie des lecteurs – moins engagés – ne seraient pas contre rire un bon coup sur ce sujet. D’ailleurs, il est bien possible que des BDs comiques sur le 11 septembre soient déjà parues et qu’elles aient échappé à mon radar. En avez-vous à signaler?

Laureline Karaboudjan

Note de bas de page: Pour les commémorations des dix ans, l’année dernière, j’avais déjà évoqué quelques BDs sur le 11 septembre: A l’ombre des tours mortes de Spiegelman, 12 septembre, l’Amérique d’après ou The Big Lie, un comics américain conspirationniste. Mais si l’on veut saisir le traumatisme profond de New York, allez aussi faire un petit détour vers DMZ de Brian Wood, dessinée par Wood et Riccardo Burchielli.

Illustration extraite de la couverture du Bureau des Complots, de Jérémy Mahot, DR.

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La sélection paralympique des héros de BD

Daredevil, le Pingouin, Professeur Xavier ou Astérix… Autant de héros handicapés du neuvième art.

Jamais les Jeux Paralympiques, qui se terminent, ce week-end n’auront eu un tel succès. Les épreuves londoniennes se disputent à guichets fermés, on peut les suivre en direct sur Internet (d’ailleurs, je suis sûre que ceux qui se plaignent de la faible visibilité des Jeux Paralympiques n’ont même pas essayé…) et aucune médaille française n’échappe aux journaux radiophoniques ou télévisés.

A travers la retransmission des Jeux Paralympiques se pose plus largement la question de la visibilité des handicapés dans la société. Une interrogation qui touche aussi la bande-dessinée. Sur son site de référence BD Médicales, le docteur Gérald Bernardin formule une réponse mi-figue mi-raisin : “La BD, subtil reflet de notre société, qui a acquis ses lettres de noblesse depuis une trentaine d’années seulement, propose certes depuis quelques années différents titres sur ce thème, mais force est de constater que ces derniers sont souvent diffusés sur un mode confidentiel, car souvent issus d’initiatives associatives ou locales.” Des albums très didactiques, parfois un peu rasoir, édités par des conseils généraux ou des rectorat d’académie. Vous voyez le genre quoi…

Mais le handicap est aussi évoqué chez de grands éditeurs de BD, sous la plume d’auteurs plus affirmés. Que l’on pense au Sclérose en plaques de Mattt Konture, à Eva et Silence de Didier Comès ou à l’ascension du Haut Mal de David B. par exemple. Et certains des héros de BD les plus connus, notablement dans l’univers des comics de super-héros, sont affectés par un handicap. Du coup je me suis amusée à faire ma propre sélection pour les Jeux Paralympiques. Les épreuves que je leur attribue sont fantaisiste et n’existent pas toutes réellement aux Jeux Paralympiques.

  • Daredevil (aveugle, gymnastique)

C’est probablement le plus célèbre des héros de BD handicapés : l’avocat Matthew Murdoch, alias Daredevil, est aveugle comme la justice. Un handicap qui n’empêche pas ce drôle de diable de combattre de redoutables adversaires et de faire règner l’ordre dans son quartier new-yorkais de Hell’s Kitchen. Il faut dire que pour contre-balancer son handicap, Daredevil a développé un sixième sens, une sorte de sonar tel que ceux dont disposent les chauves-souris. Il peut ainsi se repérer dans l’espace et exécuter de nombreuses cabrioles pour sauter de toits en toits ou en situation de combat. Voici donc un candidat hors pair pour un concours de gymnastiques ouvert aux aveugles.

  • Professeur Xavier (paralysé des jambes, basket en fauteuil)

Le fondateur de l’école pour jeunes mutants dans X-men et est l’un des personnages principaux de cette série. Il perd l’usage de ses jambes lors de l’affrontement contre l’extraterrestre Lucifer, avant de fonder son pensionnat. Excellent télépathe, il serait sans aucun doute le leader d’une équipe de basket en fauteuil, pouvant anticiper les attentes de ses coéquipiers et les mouvements de ses adversaires.

 

  • L’Aigle sans orteils (amputé, cyclisme)

L’Aigle sans orteils, c’est Amédée Fario, un paysan des Pyrénées, au début du XXème siècle, qui découvre le tour de France à la faveur d’une rencontre avec un astronome passionné de vélo. Il attrape le virus lui aussi et participe, comme un damné, à la construction de l’observatoire du Pic du Midi pour pouvoir s’acheter une bicyclette et réaliser son rêve: intégrer le peloton. Mais un hiver, ses pieds gèlent et il est amputé. Qu’à cela ne tienne, l’Aigle sans orteils ne se décourage pas et participe quand même aux courses cyclistes, tenant la dragée haute à ses concurrents valides. Si vous n’avez pas lu cette superbe BD de Chrisitan Lax, courez vous la procurer!

  • Alef-Thau (enfant tronc, pentathlon)

Voici l’handicapé le plus lourd de ma sélection puisqu’Alef Thau est un enfant tronc. Personnage d’une saga entamée dans les années 80 par Jodorowsky au scénario et Arno (depuis disparu) au dessin, Alef Thau va devoir subir moult épreuves initiatiques pour retrouver peu à peu son intégrité physique et spirituelle et enfin accomplir sa prophétie. Ca fait de lui un “sportif” très polyvalent qu’on pourrait aligner sans problèmes sur un pentathlon.

  • Monkey D. Luffy (déformation des bras, saut à la perche)

Le pirate au chapeau de paille du manga One Piece pourrait même participer à l’épreuve du saut à la perche lors des JO pour valides. A vrai dire, il n’a juste pas besoin de perche. Ses bras extensibles lui suffisent et il exploserait sans aucun doute le record du monde s’il ne s’endort pas pendant l’épreuve pour avoir trop mangé…

  • Le Pingouin (multiples déformations, natation)

Ce n’est pas le genre de mec que l’on veut affronter au water-polo. Oswald Chesterfield Cobblepot a été moqué depuis sa plus tendre enfance pour son apparence disgracieuse. A noter que selon les époques du comic Batman, il est plus ou moins handicapé. Parfois, il semble être tout à fait valide, parfois il n’a plus que trois doigts à une main et ses gants noirs donnent l’impression qu’il a des palmes. Du coup, le Pingouin serait aligné sur une épreuve de natation, voire une épreuve natation-tir où il pourrait user de son parapluie un peu spécial.

  • Tryphon Tournesol (sourd, n’importe quelle discipline, c’est un athlète complet)

Théoriquement, il ne pourrait pas participer aux Jeux Paralympiques, puisque la surdité est son seul handicap et qu’il ne semble  pas y avoir d’épreuves réservées aux sourds (même s’il y a des athlètes sourds qui ont d’autres handicaps qui y participent et même si je suis un peu perdue dans toutes les épreuves, j’avoue). Mais j’avais envie de parler de lui, donc je le mets tout de même dans la liste. Surtout que dans Vol 714 pour Sydney, le professeur Tournesol affirme (page 7) avoir pratiqué: “le tennis, la natation, le football, le rugby, l’escrime, le patinage: tous les sports, je vous dis. Sans oublier les sports de combat: la lutte, la boxe anglaise et la boxe française, c’est-à-dire la savate”. Il pourrait donc rapporter un paquet de médailles à la Belgique.

  • Astérix (nanisme, sprint)

Vous trouverez ça peut-être tiré par les cheveux, mais à mes yeux le petit Gaulois en un handicapé: il est atteint de nanisme. Tout en disproportion, Astérix est plus petit que les habitants de son village, sauf peut-être le vieillard Agecanonix. Et encore, le héros aux moustaches blondes est fortement soupçonné par les agences anti-dopage d’avoir souscrit aux bonnes vieilles hormones de croissance, comme celles qu’on injectait aux sportifs de RDA. Vous ne me croyez pas? Regardez plutôt:

Troublant non? En tous cas, s’il faut l’aligner sur une épreuve, c’est en sprint. Celle qu’il a disputée dans Astérix aux Jeux Olympiques et dans laquelle il s’est brillamment imposé face à des concurrents valides (mais dopés).

Laureline Karaboudjan

Illustration de une: montage perso à partir d’une oeuvre de Banksy, DR.

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Neil Armstrong a dessiné sur la Lune

Je lis depuis hier soir qu’on pleure la mort de Neil Armstrong, le premier homme à avoir marché sur la Lune. Pourtant, vous savez bien comme moi que c’est un mensonge éhonté, et que le premier pas de l’homme ce satellite de la terre n’a pas eu lieu en 1969 mais quinze ans plus tôt, en 1954, dans l’album «On a marché sur la Lune» (et même un peu plus tôt dans le journal de Tintin). Un an auparavant sortait «Objectif Lune», qui narrait les préparatifs de l’expédition lunaire dirigée par le professeur Tournesol. Les capacités d’anticipation d’Hergé, au même titre que celles de Jules Verne, sont unanimement louées. Mais si le diptyque hergéen a profondément marqué la bande dessinée, la promenade lunaire d’Armstrong a aussi fait son petit effet dans le monde des bulles.

Hergé, dans ces deux albums, n’a jamais autant atteint, ni avant ni après, le souci du détail et de la cohérence scientifique que dans ces deux albums. Le héros à la houppette se rend sur la lune avec une étonnante crédibilité scientifique. Les deux albums sont ainsi particulièrement rigoureux sur les moteurs à réaction, le plan de vol et la trajectoire lunaire, la propulsion de la fusée, le fonctionnement d’un réacteur nucléaire et la production de plutonium. Qui ne se souvient pas de la visite didactique du professeur Wolff? D’après l’astrophysicien Roland Lehoucq, «Hergé n’a rien inventé. Mais il avait un talent remarquable: celui de retranscrire et de représenter en bande dessinée des notes scientifiques extrêmement complexes». L’auteur belge s’est aussi beaucoup inspiré du film «Destination Moon» d’Irving Pichel, sorti en 1950.

Quinze ans avant Appolo XI, voyager vers la lune est une aventure en tant que telle. Ainsi, un album entier est dédié à la préparation du voyage, et il n’est pas besoin d’utiliser d’artifices scénaristiques tant le voyage se suffit à lui-même. Hergé confiera à Numa Sadoul (l’auteur de «Tintin et Moi», témoignage-clé pour comprendre l’œuvre et l’homme) avoir «pris mille précautions: pas de Sélénites, pas de monstres, pas de surprises fabuleuses! C’est pour cette raison que je ne ferai plus d’albums de ce genre: que voulez-vous qu’il se passe sur Mars ou sur Venus? Le voyage interplanétaire, pour moi, est un sujet vidé». L’aventure se suffit tellement à elle-même que le professeur Tournesol en perd momentanément sa surdité, probablement par souci de simplification. Ces raisons, ajoutées au fait que Tintin était déjà un personnage mondialement célèbre, font que pour beaucoup, en 1969, Neil Armstrong n’a fait qu’imiter un petit reporter belge d’encre et de papier. L’illustration que vous pouvez voir en haut de ce papier a d’ailleurs été dessinée par Hergé lui-même et envoyée au pilote après son exploit, en guise de clin d’oeil. Selon le tintinologiste Michael Farr, les deux hommes auraient ensuite entretenu une correspondance épistolaire pendant quelques années (un détail qui me fait un peu rêver, si c’est vrai).

Armstrong, l’inspirateur

Mais je suis sévère avec le commandant américain. La mort de cet égal de Colomb, Magellan ou Ulysse m’attriste vraiment. Samedi soir, lorsque j’ai appris la nouvelle, je regardais justement la Lune, elle tentait de se cacher derrière les nuages, pleurant sans doute. Et je repensais à toutes les bds que son épopée spatiale avait probablement inspiré, notamment «le Cosmoschtroumpf», paru en 1970. L’album est d’ailleurs assez drôle car il donne corps aux théories du complot qui ont accompagné les premiers pas sur la lune. En effet, l’histoire est celle d’un Schtroumpf qui rêve de partir dans l’espace à l’aide d’une fusée. Évidemment, l’engin ne fonctionne pas et le Schtroumpf est très triste. C’est alors que Grand Schtroumpf décide de faire croire au Cosmoschtroumpf en herbe que sa fusée fonctionne et qu’il peut partir dans l’espace. Avec les autres petits hommes bleus, il transporte la fusée et le Cosmoschtroumpf endormi dans un volcan éteint, puis ils se déguisent en extra-terrestres (les Schlips), si bien que le Cosmoschtroumpf est persuadé de visiter une autre planète. On notera au passage qu’il s’agit bien d’un Cosmoschtroumpf, et non d’un Spacioschtroumpf ou d’un Astroschtroumpf, ce qui valide, une fois de plus, la théorie bien connue qui veut que les Schtroumpf soient communistes.

Le cas de Dan Cooper est intéressant. Le personnage est un aviateur canadien créé en 1954 par Albert Weinberg au Journal de Tintin pour contrer le Buck Danny du Journal de Spirou. Cependant, ses premières aventures ont beaucoup plus trait à la conquête de l’espace qu’aux loopings militaires vers lequel évoluera le personnage. Ainsi, dès le deuxième opus, «Le maître du soleil», Dan Cooper part dans l’espace à bord d’une fusée expérimentale qui «puise son carburant dans la haute atmosphère». Ce qui est moins banal, c’est qu’il va vers Mars avant de mettre le pied sur la Lune. 40 ans après la Lune, l’homme n’a toujours pas foulé la planète rouge. Dans «Cap sur Mars», publié en 1960, Dan Cooper atteint Deïmos, un des deux satellites de la planète rouge, à bord d’une fusée construite par son ingénieur de père. Il ne mettra le pied sur la Lune qu’en 1973, dans «Apollo appele Soyouz», où il ira secourir avec ses amis américains des cosmonautes soviétiques en perdition. Joli message de paix en pleine guerre froide.

La Lune, un terrain d’aventure comme les autres

Alors qu’avant Armstrong, aller sur la lune est une aventure en tant que telle, l’astre se banalise ensuite en bande dessinée. Pour la science-fiction, c’est une évidence. La lune n’est souvent qu’un satellite de la terre bien pratique. Soit elle sert de rampe de lancement pour envoyer les vaisseaux dans l’hyperespace, soit les interactions entre les stations orbitales, la lune et la terre sont nombreuses. Dans le tome 9 de Travis, Dommy, qui se passe dans les années 2050, on peut prendre contrôle d’un cyborg sur la Lune depuis la Terre grâce à un procédé d’incarnation complexe. Je ne vais pas vous résumer précisément l’histoire, au fil des épisodes cela devient un peu compliqué. Dites-vous que les méchants sont tatoués, il y a des grosses armes, les multinationales contrôlent le monde et les filles sont sexy, surtout Kimberley. A choisir, je préfère Universal War One qui se passe dans les mêmes années. L’épopée de Barjam va bien au-delà de la Lune qui n’est qu’une colonie parmi d’autres, rebaptisée Terre 2. Digne d’Asimov, la BD pose certaines questions insolubles sur l’espace temps et oblige tous les geeks aventuriers qui se respectent à se demander honnêtement: êtes-vous plutôt Balti ou Mario?

Une BD, plus que toute autre, a su tirer profit de la liberté d’espace et d’invention que pouvait offrir la Lune : «De Cape et de Crocs». L’épopée romanesque d’Ayroles et Masbou, après nombre de péripéties sur la terre ferme, décide de s’envoler vers l’astre lunaire. Les références au héros le plus fameux d’Edmond Rostand, inspiré de Savinien Cyrano de Bergerac, sont très nombreuses dans «De Cape et de Crocs». Les personnages principaux, Armand Raynal de Maupertuis et Don Lope de Villalobos y Sangrin, qui manient aussi bien l’alexandrin que la rapière, s’envolent vers la lune où les cités se déplacent, l’or pousse sur les arbres et où les chimères, menaçantes ou alliées, sont nombreuses. Là, les attend le Maître d’armes au nez si long, un prince idiot, des pirates, et quelques combats épiques.

«De Cape et de Crocs» me fascine par sa poésie et j’ai été surprise, une ou deux fois, par une larme à l’oeil devant tel ou tel paysage admirablement peint ou telle réplique de chevalier acculé, inutile mais si belle. La BD est loin de toute contingence géopolitique moderne. De nombreux articles suite à la mort d’Armstrong nous rappellent en effet que les Américains sont surtout allés sur la Lune pour battre les Russes et qu’il faudrait à nouveau une compétition entre deux grandes nations (USA contre Chine?) pour enfin se rendre sur Mars. Paru en avril 2010, le premier tome de la bonne série le jour J de Duval, Pécau et Buchet imaginait justement ce qui se serait passé si les Russes étaient arrivés en premier sur la Lune. Dans cette histoire, Neil Amstrong et Buzz Aldrin n’ont jamais pu poser le pied sur cet astre, leur module Eagle ayant été percuté par une météorite juste avant l’alunissage…

Laureline Karaboudjan

*Cet article est une reprise partielle d’un papier paru sur ce blog en 2009 à l’occasion des 40 ans de l’exploit des Américains (suite à des mises à jour du blog, ce papier n’était plus vraiment disponible, le tort est réparé).

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Le goût du goulag

Pour savoir ce qui les attend, les Pussy Riots et Garry Kasparov peuvent lire des BD. Le camp de travail forcé fait partie du paysage classique de la Russie dans le neuvième art.

La sentence est tombée et elles ont décidé de ne pas demander la grâce présidentielle. Selon toute vraisemblance, les Pussy Riots, punkettes russes membres du collectif Voïna, devraient être envoyées pour deux ans dans des camps. Au même moment, devant le tribunal, c’est l’ancien champion d’échecs Garry Kasparov qui a été arrêté. Accusé d’avoir mordu un policier à l’oreille, l’opposant risque lui cinq ans de camp.

Un mot un peu mis de côté a du coup ressurgi dans les médias français: le Goulag. Car, comme le montre cet article récent de Libération, si le système de répression a un peu évolué entre l’URSS et la Russie d’aujourd’hui, les conditions très dures d’enfermement ne sont pas si différentes.

Pour quiconque a lu Soljenitsyne, il n’est pas très difficile d’imaginer ce que sera la vie des trois Pussy Riots ou de Garry Kasparov, ces nouveaux Ivan Denissovitch. Les camps soviétiques sont devenus, pendant la Guerre Froide, un des symboles du régime repressif de l’URSS, abondamment évoqué par les opposants russes en exil. Ainsi, au fil des livres et articles écrits pendant des décennies, on a été “familier” du goulag en Occident, ce “présent plein” comme le définit le philosophe Foucault. Rien d’étonnant alors à ce que les camps soviétiques inspirent aussi les auteurs de BD.

Le paradis du goulag
En 1975, Dimitri débute ainsi la série Le Goulag dans Charlie Mensuel. Son héros principal, Eugène Krampon, est un brave ouvrier de Nogent-sur-Marne, archétype de la ville moyenne de banlieue parisienne, qui part en Russie comme travailleur immigré. Par un concours de circonstances, il se retrouve alors enfermé dans un camp de travail (si on veut être précis, le Goulag est l’entité administrative créée pour gérer tous les camps de travaux forcés, mais dans le langage courant, chaque camp est devenu un goulag). Il va y vivre un série d’aventures rocambolesques, surréalistes et sexys.

Pour l’auteur Dimitri, le goulag est un matériel narratif bien utile. Il est un objet de fantasme, isolé de tout, et donc, potentiellement, tout peut y arriver. Aventures cochonnes, délires absurdes, tout y passe… Et pour Eugène Krampon, même s’il est amené à vivre des aventures à l’extérieur, son but est toujours d’y revenir, puisqu’il y a trouvé une sorte d’équilibre foutraque. Entre les gardes russes, la belle Loubianka et leur fils Evghenï, et la construction de son métro, tout le ramène au paradis du goulag.

Un cliché russe
Si le goulag devient un lieu de vie pour Eugène Krampon, pour tous les aventuriers en culottes courtes, ces camps soviétiques sont surtout une évocation obligée lors d’une aventure russe. Prenons par exemple le dixième et dernier tome des aventures d’Adler, cet ancien membre de la Luftwaffe reconverti aviateur défenseur des plus faibles. Opportunément intitulé Le Goulag, il se déroule dans les profondeurs de la Sibérie, après que le héros volant a été déporté dans un camp de travail pour conspiration au profit de l’Occident. En bonne BD issue du Journal de Tintin, on n’échappe pas à des descriptions quelque peu scolaires et longues du goulag pour “crédibiliser” le récit. En fin de compte, le goulag sera l’essentiel de ce qu’on verra de la Russie dans cet album. C’est aussi le cas dans le tome 6 de la série Insiders, titré sobrement Destination Goulag, où l’héroïne Najah découvre les camps de travaux forcés russes.

Le goulag est aussi le cadre d’une des aventures du Winter Soldier, l’identité que prend James “Bucky” Barnes après avoir arrêté d’être le side-kick de Captain America. Dans les livraisons #616 à #619 des aventures du super-héros patriote, on suit l’emprisonnement du Winter Soldier au goulag après avoir été extradé des Etats-Unis pour de prétendus crimes commis dont il n’a plus le souvenir.

Sur trois épisodes d’un arc intitulé lui aussi Goulag (Gulag en VO), il va devoir survivre dans un camp de travail ultra-violent où il retrouve un certain nombre de super-vilains. Le traitement du goulag par le comics est évidemment caricatural et il ne faut pas beaucoup de pages pour s’en rendre compte. Dès le début de l’histoire, le Winter Soldier est plongé dans une arène installée au beau milieu du camp où il doit affronter Ursa, un ours géant, dans un combat organisé par un des prisonniers qui a acheté tous les gardes du camp. Et son évasion (car bien-sûr, il s’évade) est tout à fait rocambolesque. Mais bon, on n’est pas là pour le réalisme…

Absent de Tintin au Pays des Soviets
Il n’y a pas que les “gentils” qui font un détour par les camps de travail: Olrik, l’ennemi juré de Blake et Mortimer y est lui aussi détenu prisonnier entre les deux albums La Machination Voronov et Les Sarcophages du 6ème continent, c’est-à-dire, théoriquement, entre 1957 et 1958. Il n’y a toutefois pas de description détaillée du camp de travail dans ces deux BD.

Pas plus, et c’est plus étonnant, qu’on a d’évocation du goulag dans le très cliché Tintin au pays des Soviets. C’est même le grand absent du pamphlet d’Hergé contre l’URSS, qui passe pourtant méthodiquement en revue tous les travers du régime soviétique. Les camps de travail forcé ont existé dès les premières années de l’URSS mais Hergé n’en parle pas dans sa BD publiée entre 1929 et 1930 dans Le Petit XXème. Historiquement, c’est intéressant car cela montre que le goulag n’avait pas du tout la même force évocatrice à l’époque qu’au cours de la Guerre Froide et singulièrement après la diffusion des oeuvres de Soljénitsyne à partir des années 1960. D’ailleurs, dans le livre de Joseph Douillet Moscou sans voiles, neuf ans de travail au pays des Soviets, paru en 1928 et dont Hergé a tiré la quasi-intégralité de sa documentation, le terme “camp” n’apparaît ainsi que dans 9 des 249 pages de l’ouvrage.

Témoignages dessinés du goulag

Plus proche de nous, Chronique illustrée de ma vie au goulag, par Euphrosinia Kersnovskaïa, fait figure d’oeuvre dessinée de référence sur le goulag. Ce livre sorti il y a près de 20 ans, qu’on ne trouve plus qu’en occasion, a tous les aspects du livre jeunesse classique: écriture ronde faite de pleins et de déliés, dessins réalisés aux pastels gras… Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’un conte ou d’une fable enfantine, mais du témoignage à la première personne d’Euphrosinia Kersnovskaïa, envoyée dans les camps de travail forcé en 1940 parce qu’elle était une koulak, une paysanne propriétaire de ses terres.

Sortie de l’enfer concentrationnaire soviétique 12 ans après y être entrée, elle s’applique à coucher son expérience sur le papier entre 1964 et 1968, mais ce n’est qu’à la chute de l’URSS que son ouvrage sera publié pour la première fois. Elle y raconte tout du goulag: les privations, le froid, le travail arassant et, surtout, la déshumanisation progressive des détenus. Le témoignage a d’autant plus de force que les dessins sont doux, beaux, comme pour renforcer l’innocence de celle qu’on a envoyé au goulag alors qu’elle n’était coupable de rien.

Signalons aussi les Dessins du Goulag (Drawings from the Gulag, non traduit en français) de Danzig Baldaev. Célèbre pour être l’auteur d’une encyclopédie du tatouage criminel en trois tomes, Baldaev est un fin connaisseur de l’univers pénitentiaire russe puisque ce fils d’une famille d’opposants a été… gardien de prison. C’est là qu’il a commencé à compiler les tatouages de prisonniers dans des petits carnets. Lorsque le KGB a eu vent de ses activités, plutôt que de le punir on lui a au contraire ouvert les portes de nombreux camps de prisonniers du pays. Ce qui a permis à Baldaev de raconter, dans Dessins du Goulag, le quotidien des camps, du point de vue des prisonniers comme de celui des gardiens. Espérons une traduction prochaine en français…

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de la couverture du Goulag tome 14, Danse avec les fous, de Dimitri, DR.

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Britishmania, by Jove!

Après les JO, qu’est-ce-que l’esprit britannique? Réponse avec 10 bandes-dessinées amoureuses du Royaume-Uni, de Blake et Mortimer à V pour Vendetta.

The End. Les vacanciers vont pouvoir retourner pleinement à leur torpeur estivale et les travailleurs n’ont plus de divertissement pour les aider à affronter l’ennui d’un mois d’août au boulot. Après deux intenses semaines de compétition, les Jeux Olympiques se sont achevés à Londres. C’en est terminé des épreuves sportives, mais aussi des célébrations festives du patrimoine et de la culture britannique. La cérémonie de clotûre fut globalement ennuyeuse, mais chacun conservera en mémoire celle qui a ouvert les olympiades. Le show à grand spectacle orchestré par Danny Boyle était un véritable hymne à la Grande-Bretagne, son histoire, ses traditions et sa culture populaire. Le coup de projecteur (et de feux d’artifices) parfait pour faire, pendant quelques jours, de Londres le centre du monde.

Comme ça va être dur de se déshabituer de voir tous les jours Tower Bridge à la télévision ou d’entendre Big Ben sonner l’heure sur les chaînes du service public, je vous ai préparé une petite sélection de bandes-dessinées pour rester dans l’ambiance britannique, à travers des événements historiques ou des traits culturels bien marqués. La plupart ne sont pas le fait d’auteurs insulaires (même si l’incontournable Alan Moore est là deux fois), car la Grande-Bretagne fascine bien au-delà de ses frontières, y compris dans le monde de la BD.

  • So British (Blake et Mortimer)

Dans l’esprit, c’est peut-être la plus britannique des bandes-dessinées. Et pourtant, en dépit du nom et de la dégaine très anglo-saxonne de son auteur, elle est l’oeuvre d’un Belge. Le mythique tandem formé par Blake et Mortimer est en effet la quintessence d’un certain british way-of-life. D’un côté un blond capitaine gallois du MI-5, de l’autre un roux professeur écossais flanqué de son fidèle serviteur Indien. Le tout ponctué des fameux “Damned” et autres “By Jove” qui font toute la saveur des dialogues. Leurs nombreuses aventures les amènent à sauver le monde au cours d’une épique troisième guerre mondiale, à découvrir des civilisations perdues et même à voyager dans le temps. Mais si vous ne devez lire qu’un album, probablement le plus british de tous, c’est bien évidemment sur La Marque Jaune qu’il faut vous jeter. Le duo enquête sur une mystérieuse série de vols, dont le plus audacieux n’est rien de moins que celui de la couronne royale au sommet de la Tour de Londres. Un modèle d’ambiance en bande-dessinée… Et si vous voulez reprendre une tasse de thé humoristique, la parodie des Aventures de Philip et Francis est particulièrement réussie.

  • Documentaire champêtre (L’île Noire)

Tintin, le plus célèbre globe-trotter de la bande-dessinée, ne pouvait pas faire l’économie d’un voyage en Grande-Bretagne. C’est chose faite dans l’Île Noire, où le reporter belge suit la piste d’un gang de faux-monnayeurs. Cette aventure dans la campagne britannique, bien menée, riche en action et en rebondissements, est aussi l’occasion de développer une belle galerie de personnages, de la première apparition du maléfique Docteur Müller jusqu’à Ranko, l’inoubliable gorille gardien d’une ruine écossaise et dont les cris terrorisent les marins des alentours. Mais l’Île Noire se singularise par son souci de l’exactitude du détail, présent dans toute l’oeuvre hergéenne mais ici poussé à son paroxysme. Et pour cause: si une première version est parue en 1938, puis une seconde en couleurs en 1943, Hergé a du s’atteler à une troisième version en 1965 car… les britanniques ne trouvaient pas les deux premières assez réalistes. L’ensemble de l’album a été repris avec minutie, et chaque véhicule, chaque vêtement qui apparaissent sont désormais issus d’une recherche documentaire rigoureuse. Les tintinophiles les plus fous peuvent s’offrir le beau livre grand format Dossier Tintin l’Île Noire, qui permet de contempler l’évolution entre ces trois versions.

  • Victorians secrets (From Hell)

Pour s’attaquer à un mythe aussi énorme que Jack l’Éventreur, il fallait un scénariste hors-normes. Ca tombe bien, Alan Moore est de ceux-là. L’auteur de Watchmen, probablement l’un des meilleurs comics de tous les temps, s’est associé au dessinateur Eddie Campbell pour livrer une véritable fresque sur le Londres de l’époque victorienne. Car au-delà du serial killer anglais, c’est bien la ville de Londres qui est l’héroïne de ce très sombre roman graphique. A travers les pérégrinations du tueur, Alan Moore dresse une géographie londonienne ésotérique, où chaque monument, chaque clocher recèle une signification cachée. Comme un contrepoint aux très sophistiquées intrigues maçonniques de la haute société, le duo Moore-Campbell dépeint aussi le peuple des bas-fonds et bien évidemment le milieu de la prostitution. C’est là le revers de la médaille victorienne, de cette Angleterre triomphante et sûre d’elle-même issue de la révolution industrielle.

  • London sous les bombes (La trilogie du Blitz)

La meilleure illustration que l’Histoire a pu donner au légendaire flegme britannique est sûrement l’attitude des Londoniens durant le Blitz. Le Blitz, c’est cette intense campagne de bombardement menée par la Luftwaffe durant la Seconde guerre mondiale, entre 1940 et 1941. Chaque nuit, un tombereau de bombes s’abattait sur les plus grandes villes de l’Angleterre, Londres au premier chef, et chaque matin, leurs habitants sortaient constater les dégâts et se mettaient aussitôt à réparer avec ce qui leur tombait sous la main. Dans la trilogie du Blitz, François Rivière et Floc’h, deux passionnés de la Grande-Bretagne, rendent hommage au caractère inouï des britanniques durant cette période. Illustrées par une ligne claire typique, leurs histoires mettent en scène ces Londoniens confrontés aux bombardements mais qui continuent à vaquer à leurs préoccupations “normales”, depuis des intrigues amoureuses jusqu’à la fameuse cup of tea de 5 o’clock.

  • Bête de Somme (La Grande Guerre de Charlie)

Une guerre mondiale plus tôt, les Anglais venaient combattre sur les champs de bataille du continent, notamment dans la Somme où ils payèrent un très lourd tribut. La Grande Guerre de Charlie, oeuvre des deux auteurs britanniques Pat Mills et Joe Coldhoun, nous raconte la Première guerre mondiale d’un point de vue anglo-saxon, en l’occurrence celui de Charlie, engagé dans un des conflits les plus meurtriers de l’Histoire à l’âge de 16 ans. Les descriptions réalistes des conditions de vie sur le front et des horreurs de la guerre, alimentés par des faits-réels, évoquent évidemment le travail de Tardi sur le conflit. Mais en s’attachant à suivre l’armée britannique plutôt que nos fameux Poilus, la Grande Guerre de Charlie constitue une vraie originalité dans le paysage très encombré des BD sur la Première guerre mondiale.

  • Le Jour d’après (La Zone)

Vous voulez découvrir l’Angleterre mais vous êtes agoraphobe? Attendez l’année 2019, vous ne devriez plus être trop embêté par les touristes… En effet, dans La Zone, Eric Stalner fait le postulat que cette année là, 95% de la population britannique aura disparu suite à une catastrophe. L’intrigue se déroule elle un demi-siècle plus tard,  en 2067, dans une Angleterre redevenue sauvage et peuplée de toutes petites communautés humaines éparses.  On suit Lawrence, explorateur-archéologue mal vu dans son village car il est un des rares à s’intéresser à un passé que tout le monde rejette. Une passion qu’il transmet à une jeune élève à qui il apprend à lire et à écrire l’anglais, cette langue déjà oubliée. Mais un jour, elle disparaît avec son bien le plus précieux: une carte du Royaume-Uni. Il part à sa recherche, dans un road-trip post-apocalyptique aussi classique qu’efficace. Si vous avez voir une Angleterre vidée de ses habitants, comme dans le film 28 Jours plus tard, La Zone vous attend.

  • English Gévaudan (Les Carnets de Darwin)

Panique sur le Yorkshire. Une série de meutres sauvages a stoppé la construction du chemin de fer. Le Premier ministre britannique fait appel au naturaliste Charles Darwin pour faire la lumière sur l’affaire. Le futur théoricien de l’évolution débarque sur place et dissèque des cadavres copieusement amochés. Qui se cache derrière la boucherie ? Un griffu, créature mythique et surpuissante ? Un être mal intentionné qui veut ralentir les travaux de la ligne ferroviaire ? Darwin, entre deux bouteilles de scotch et une passe dans une rue mal famée, tente de mener l’enquête. Le dessin d’Ocana, sombre et dynamique à la fois, porte avantageusement ce thriller à la sauce victorienne, sorte d’écho à From Hell.

  • Punk attitude (Tank Girl)

L’Angleterre, c’est aussi la patrie du punk, et il y a d’autres moyens que les ridicules mascottes de la cérémonie d’ouverture pour l’évoquer. Il y a Tank Girl par exemple. Dans ce comics volontiers bordélique et exubérant, on suit les aventures de Rebecca Buck, une adolescente qui parcourt une Australie post-apocalyptique à bord d’un char d’assaut en compagnie d’un kangourou mutant. Cette BD complètement barrée ne se passe certes pas au Royaume-Uni mais elle est un véritable condensé de l’esthétique punk qui s’y est développée dans les années 1980. Et puis, il s’agit là d’une des premières oeuvres de Jamie Hewlett, qui s’est ensuite illustré en “créant” de toutes pièces le groupe Gorillaz. Si Damon Albarn, le leader de Blur, s’occupe de la musique, Jamie Hewlett a donné leurs traits aux membres de ce groupe frictionnel au succès planétaire.

  • Anarchy in the UK (V pour Vendetta)

Faut-il encore vous présenter le célèbre comic d’Alan Moore et David Lloyd? Dans un futur proche, le Royaume-Uni  vit sous le joug d’un régime fasciste. Mais se lève un mystérieux héros, appelé V, qui multiplie les attentats et les appels à la révolte pour renverser le pouvoir en place. Un héros vêtu tout de noir, et qui porte un masque de Guy Fawkes, le conjuré catholique qui failli faire sauter le parlement britannique qui voulut faire sauter le parlement de Londres le 5 novembre 1605. Je vous ai déjà longuement parlé de cette BD et notamment de son caractère éminemment Angleterre-des-années-Thatcher.  Alan Moore n’a jamais caché son opposition à la dame de fer, et a expliqué à plusieurs reprises que V pour Vendetta était une réponse directe au tour de vis conservateur thatcherien. L’Angleterre des années 1980, c’est une transition libérale très brutale pour son économie, des mineurs sont en colère dans tout le pays le tout sur fond de guerre des Malouines. C’est toute cette époque que raconte en creux la contre-utopie (un genre littéraire bien britannique) V pour Vendetta.

  • Les Gaulois parlent aux Gaulois (Astérix chez les Bretons)

Last but not least, je ne pouvais pas oublier Astérix chez les Bretons. Avec leur sens inné de l’humour et de la caricature, Goscinny et Uderzo ont passé à la moulinette nos travers franchouillards, mais aussi ceux de nos voisins suisses, belges, espagnols et… britanniques. L’accumulation de références et de blagues sur une culture étrangère atteint là son sommet, entre l’apparition inopinée des Beatles, le nuage de lait dans le thé ou le mémorable match de rugby que livrent Astérix et Obélix. Pour conclure cette sélection, c’est donc la culture anglaise vue à travers les clichés qu’en ont les Français. How ironic…

Laureline Karaboudjan

Illustration de une: montage à partir de la couverture de La Marque Jaune, DR.

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Par Toutatis, rien n’a changé aux Jeux

Triche, dopage, politique, marketing, médicalisation du sport… Astérix aux Jeux Olympiques n’a rien perdu de sa pertinence, 44 ans après sa première édition.

Depuis dix jours, ils envahissent le petit écran du réveil au coucher. Ils se passent des ballons plus ou moins gros, nagent à des vitesses inouïes, courent après la gloire, tentent de franchir des obstacles sur des chevaux mieux peignés que vous ne le serez jamais ou tirent à la carabine sur des disques d’argile. Il s’agit bien entendu des athlètes des Jeux Olympiques, point de gravité autour duquel semble tourner toute la planète pendant deux semaines. Comme chaque été d’année bissextile (hé oui), je n’échappe pas au phénomène et me découvre de drôles de passions. Un match de hockey sur gazon peut me mettre dans tous mes états, j’applaudis à tout rompre pendant les épreuves de Keirin et je consulte religieusement le tableau des médailles. Immanquablement, je finis aussi par relire Astérix aux Jeux Olympiques.

C’est ce que j’ai encore fait il y a quelques jours, exhumant de ma bibliothèque l’album aux angles abîmés et à la couverture jaunie. J’ai relu avec avidité ses 44 pages, j’ai souri aux gags déjà vus des dizaines de fois et, comme à chaque fois, j’ai été frappée par l’actualité d’Astérix aux Jeux Olympiques. Tout y est: la compétition, la triche, le dopage, les enjeux politiques… Chaque page, chaque case que je relisais faisait écho, d’une façon ou d’une autre, aux Jeux de Londres qui peuplent ma télévision ces jours-ci. Pourtant, le 12ème opus des aventures d’Astérix et Obélix est sorti en 1968 pour accompagner les Jeux de Mexico, c’est-à-dire il y a 44 ans. Malgré son âge, l’album n’a rien perdu de sa pertinence. Jugez-en plutôt.

  • Le prestige des nations

L’important, c’est de participer selon l’adage de Pierre de Coubertin. Le baron ne croyait pas si bien dire : politiquement, participer aux Jeux Olympiques est essentiel pour s’affirmer en tant que nation indépendante. Ce n’est pas pour rien que 204 délégations sont présentes cette année, que même le Timor Oriental envoie des représentants et que le Vatican est le seul Etat à ne pas avoir d’athlètes à Londres. Si le nouvellement créé Soudan du Sud n’a pas de délégation officielle, c’est tout simplement parce que le comité olympique n’a pas encore été créé dans ce pays. Mais un athlète du pays concourt déjà et nul doute que le Soudan du Sud verra son drapeau flotter à Rio en 2016.

Pour le petit village d’Astérix, c’est pareil. Au début de la BD, les Gaulois apprennent fortuitement que les Romains s’apprêtent à participer à des Jeux dont ils n’ont aucune idée de ce qu’ils peuvent être. Mais lorsque le druide Panoramix explique que les nations qui y prennent part en retirent une grande gloire, l’idée de s’inscrire aux Jeux Olympiques devient l’obsession des Gaulois. Au point qu’ils seront prêts à assumer faire partie du monde romain, après qu’on leur ait rappelé que les jeux n’étaient pas ouverts aux barbares mais aux seules nations hellènes et romaines. Mais être le porte-drapeau de son pays, ça n’a pas de prix.

Au-delà de la participation, il est essentiel de faire bonne figure au tableau des médailles pour s’imposer comme une puissance mondiale. Il suffit de voir la guerre que se livrent les Etats-Unis et la Chine à Londres pour le comprendre. Et les visites de François Hollande, David Cameron ou Vladimir Poutine (et même Patrick Balkany)  n’ont rien d’anodin : il s’agit de rayonner à travers les victoires olympiques. C’est pareil dans Astérix aux Jeux Olympiques : le bouleutérion, l’assemblée olympique, exulte aux victoires grecques et se réjouit de voir les Romains derrière, preuve de la décadence de l’Empire voisin.

  • L’incontournable préparation physique et technique

Pour accomplir leurs performances, les athlètes subissent un entraînement de folie. On ne compte plus (hélas) les interviews de Nelson Montfort où les sportifs expliquent qu’ils ont tout sacrifié depuis des mois, des années, pour obtenir une breloque aux Jeux. Depuis les olympiades de 1968, la préparation aux épreuves n’a eu de cesse de se moderniser, de se techniciser, de se médicaliser. Mais l’entraînement revêtait déjà une importance toute particulière quand est sorti Astérix aux Jeux Olympiques. Dès les premières pages, on voit un athlète romain s’entraîner à la course à pieds, au lancer de javelot, à la boxe… Quand les Gaulois décident d’envoyer une délégation à Olympie, ils organisent une phase de sélection, avec une grande course (complétement absurde d’ailleurs puisque, potion magique aidant, tout le monde arrive en même temps).

Une fois arrivés en Grèce, les athlètes poursuivent leur entraînement, jusqu’au tout début des épreuves. La notion de sacrifice qu’implique la vie d’athlète est d’ailleurs évoquée. Après que les Romains ont découvert qu’Astérix et Obélix allaient participer aux Jeux (et qu’à travers une monumentale torgnole, les Gaulois prouvent leur supériorité), ils décident d’arrêter tout entraînement pour se consacrer aux fameuses orgies romaines. Quand on est sûr de perdre, pourquoi se contraindre aux privations de la vie d’athlète? Mais le fumet de leurs plats et le fracas de leurs fêtes parviennent aux nez et aux oreilles des athlètes grecs, ce qui a pour effet de démoraliser aussitôt les Héllènes. Ils se mettent eux aussi à réclamer une alimentation plus riche exprimant leur ras le bol des figues et des olives. Comme quoi, en 50 avant JC, en 1968 ou en 2012, la préparation physique et la nutrition sont toujours au centre des attentions. Enfin, certains athlètes se réservent pour certaines épreuves plutôt que d’autres, à l’instar de Christophe Lemaître qui a fait l’impasse sur le 100m pour être plus frais sur le 200m. Sur les conseils de Panoramix, Astérix fait exactement pareil et ne concourt qu’à la course pour ne pas s’épuiser dans d’autres épreuves.

  • Le chauvinisme de bon aloi

Les Jeux Olympiques, où le déchaînement de l’esprit cocardier dans la bouche de tous les suiveurs, depuis les commentateurs de bistrots à ceux des chaînes de télévisions. Quel que soit sa discipline, même (surtout) si elle est complétement obscure, l’athlète français mérite tout l’intérêt, toutes les attentions. Ca explique pourquoi on peut vous priver de la finale du tournoi de tennis en intégralité, quand bien même elle met aux prises deux des meilleurs joueurs mondiaux, pour vous infliger la retransmission d’une épreuve de voile aussi peu télégénique que mobilisatrice, parce qu’un Français y participe. Et, bien-sûr, l’objectivité s’efface souvent au profil du supporteurisme le plus entier.

C’est probablement ce qu’Astérix aux Jeux Olympiques saisit le mieux. Certains commentaires des villageois, assistant à la prime débâcle d’Astérix, sont devenus mythiques. “Le terrain est trop lourd…“. “Le climat est dur…“. “Les sangliers ont du manger des cochonneries…“, comme autant de marques de mauvaise foi dont on peut faire preuve pour expliquer la défait. Il y a aussi ce passage hilarant où, au moment d’enter au stade, le chef Abraracourcix lance à ses administrés : “Bon ! Les enfants ! Nous représentons la Gaule ! Soyons-en dignes ! Ne nous faisons pas remarquer et ne nous moquons pas des indigènes même s’ils n’ont pas notre passé glorieux et notre culture !“. Évidemment, deux minutes après, on n’entend que les Gaulois dans le stade, chauvins et bruyants au milieux de spectateurs dignes et fair-play.

  • Le sport-business

Certes, les Jeux Olympiques sont une période de trêve entre les nations, de rencontre entre des peuples sous l’égide absolue de l’esprit olympique. Mais c’est surtout un événement économique archi-sponsorisé, où l’on investit des sommes faramineuses en attendant un retour sonnant et trébuchant. A Londres comme ailleurs. Les polémiques sur le coût plus important que prévu, les retombées économiques incertaines, la grogne des commerçants du centre-ville qui ne semblent pas profiter de l’événement sont autant d’exemples.

Un aspect que Goscinny et Uderzo n’oublient pas dans leur album. Retournons au Bouleutérion… Juste après s’être réjouis du succès de leurs athlètes, les parlementaires grecs soulèvent un problème de taille: s’ils trustent toutes les victoires, les autres peuples vont se désintéresser de leurs Jeux, ce qui est mauvais pour les affaires. Car comme il est dit avec l’ironie anachronique qui caractérise certains gags d’Astérix : “Plus de touristes, ça veut dire plus d’argent, plus de business et nos monuments finiront par tomber en ruines. Personne ne voudra les visiter dans cet état“. Il est alors décidé d’organiser une épreuve réservée aux Romains. Business is business, et il passe avant tout le reste…

  • Les règles à géométrie variable

On a beaucoup commenté les affaires de la triche au badminton et au vélo sur piste et du traitement différent réservé aux amatrices du volant (étrangères) et au filou pistard (britannique). Rebelote avec les rameurs (britannique) qui ont fait redonner une finale d’aviron suite à un supposé problème technique, alors que les règles ne l’imposaient pas du tout. Des règles à géométrie variable qui alimentent les polémiques et font couler beaucoup d’encre.

Ce qui est amusant, c’est qu’on peut retrouver ça également dans Astérix aux Jeux Olympiques. Lorsque les Gaulois se demandent qui va participer aux Jeux et que la course ne permet pas de les départager, c’est l’arbitraire le plus complet de Panoramix qui désigne la délégation. Astérix parce que c’est le plus intelligent et qu’il a eu l’idée de participer aux Jeux et Obélix parce qu’il est tombé dans la potion magique quand il était petit (pour une fois que ça lui est utile). Tant pis pour le mérite des autres, à commencer par Cétautomatix qui se gratte l’oreille avec le pied pour prouver qu’il en est aussi capable qu’Idéfix. De la même façon, la création de l’épreuve réservée aux Romains mentionnée plus haut est tout à fait arbitraire. Celà dit, l’honnêteté me pousse à dire que c’est moins pour moquer les errances du Comité international olympique que pour des raisons purement scénaristiques que Goscinny a probablement joué avec les règles.

  • La potion magique du dopage

Enfin, ce que les Jeux n’ont jamais démenti depuis 44 ans, c’est la dopage massif de certains de ses athlètes. A Londres comme aux précédentes olympiades, il y a des cas de dopage. Certains athlètes ont été exclus avant même le début de la compétition londonienne, tandis que l’on sait pertinemment que certains records établis lors des Jeux Olympiques ne tomberont peut-être jamais, parce que leurs auteurs étaient chargés comme des mules.

Dans le monde d’Astérix, le dopage s’appelle “potion magique”. Une image qu’avait d’ailleurs repris Yannick Noah dans une tribune devenue fameuse. Persuadés de pouvoir l’utiliser en compétition, les Gaulois sont rappelés à l’ordre par les organisateurs: tout produit dopant est interdit. Mais après qu’Obélix ait gaffé au beau milieu du gymnase romain, en indiquant où se trouvait la marmite, Astérix et Panoramix ont l’intuition que tout le monde ne sera pas aussi fair-play qu’eux. Et la démonstration en sera faite à la dernière course de l’album: tous les Romains arrivent en même temps, dans une image qui reste une des plus emblématiques d’Astérix aux Jeux Olympiques.

Finalement, les tricheurs seront confondus par leurs langues, devenues bleues après que Panoramix a ajouté un colorant indétectable à sa potion magique. Aujourd’hui, le druide serait probablement à la tête d’une agence anti-dopage…

Laureline Karaboudjan

Illustration de une extraite de la couverture d’ Astérix aux Jeux Olympiques, de René Goscinny et Albert Uderzo, DR.

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La Birmanie, de Buck Danny à Aung San Suu Kyi

La Dame de Rangoon est en visite officielle en France cette semaine, l’occasion de se replonger dans les BD qui évoquent la Birmanie.

La visite est historique et chargée de symboles. Après avoir pu enfin récupérer son prix Nobel de la Paix, 21 ans après son attribution, l’opposante birmane Aung San Suu Kyi entame ce mardi une visite officielle en France. Reçue avec les honneurs réservés à un chef d’Etat, la Dame de Rangoon doit rencontrer le président François Hollande, le ministre des Affaires Etrangères Laurent Fabius ou encore intervenir devant le Parlement. Aung San Suu Kyi aura à coeur de raconter la situation politique de son pays –où la dictature militaire se décrispe à peine– elle qui a si longtemps été contrainte au silence et à l’assignation à résidence.

Plusieurs auteurs de BD se sont aussi fait les porte-voix des problèmes que rencontre le Myanmar (le nom officiel du pays), et la visite officielle d’Aung San Suu Kyi donne l’occasion idéale de se replonger dans leurs albums. Voici une petite sélection…

  • Lunes birmanes, de Sophie Ansel et Sam Garcia, Delcourt

Sortie il y a quelques semaines, Lunes Birmanes se présente au premier abord comme une BD d’aventure classique. On y suit les périgrinations de Thazama, un membre de l’ethnie zomi, qui vit dans un village reculé de l’Ouest du pays. Avec quelques passages obligés du genre: adolescent, il est parainé par un vieux sage du village, il a un tatouage de tigre qui s’anime en rêves et semble lui donner des super-pouvoirs. A la lecture des premières pages, on s’attend à une sorte de manga épique et picaresque, où le héros venu de la campagne va devoir se frotter aux rigueurs de la ville au travers d’un voyage rythmé de péripéties. C’est presque ça…

Car si Thazama va bien quitter son village pour Rangoon, ce n’est pas pour quérir quelque artefact fantastique mais sous la pression bien réelle du pouvoir militaire birman. Alors que la répression sévit dans les campagnes, à l’encontre des minorités ethniques, Thazama monte à la ville et participe au mouvement étudiant de 1988. Le début d’un très long calvaire, où le héros va subir maintes et maintes fois la violence d’Etat, de passages à tabac en détentions arbitraires, voire à la torture. Une violence que les auteurs montrent crûment, sans fard, et qui ne laisse pas insensible.

Outre les passages birmans de la BD, ce qui m’a paru particulièrement intéressant c’est le moment où le héros parvient à fuir la Birmanie pour trouver refuge dans les pays voisins, notamment en Thaïlande et en Malaisie. Le traitement qui lui est réservé n’est en fait guère plus réjouissant que dans son pays d’origine: les étrangers en situation irrégulière sont traqués par une police brutale et sont relégués au travaux clandestins des plus pénibles. Dans son périple, Thazama se retrouve même réduit en esclavage par des pécheurs.

L’enchaînement des scènes dégradantes peut donner la nausée et donner l’impression que les auteurs en font trop. Hélas, tout est véridique, comme l’explique une post-face illustrée de photos à la fin de l’ouvrage. Le personnage de Thazama est un concentré de Birmans bien réels que Sophie Ansel, qui est journaliste avant que d’être auteure de BD, a rencontré et dont elle a recueilli les témoignages. Si la BD m’a parue parfois maladroite, elle ne laisse pas insensible et se veut accessible au plus grand nombre.

  • Chroniques Birmanes, Guy Delisle, Delcourt

Je m’étendrai moins sur la BD de Guy Delisle car elle est bien plus connue (et que j’ai déjà eu l’occasion de vous en parler un peu sur ce blog). Si ce n’est, à mon avis, pas son meilleur carnet de voyage (Pyongyang et Shenzen me semblent plus aboutis, peut être parce que plus resserés), Chroniques Birmanes reste un témoignage très intéressant sur le pays. Avec son trait à la fois simple et très expressif, l’auteur raconte l’année qu’il a passé sur place comme expatrié, sa femme étant administratrice de Médecins sans frontières. Guy Delisle, lui, est homme au foyer avec tout le loisir de dessiner ce qu’il voit… en promenant son fils en poussette.

L’aspect purement familial de ces Chroniques, à l’instar d’un blog BD intime, peut parfois agacer alors qu’on aimerait en lire toujours plus sur la vie quotidienne en Birmanie et sur les manifestations plus ou moins subtiles de la nature du régime en place. L’auteur glisse tout de même un certain nombre d’anecdotes très parlantes, souvent pour illustrer l’absurdité presque légendaire du pouvoir birman. A ce propos, une incise pour vous recommander Happy-World, un très bon webdocumentaire sur le pays, qui fonctionne un peu sur les mêmes ressorts. Et en plus l’illustration y a une vraie place, ce qui justifie que je vous en parle sur un blog dédié à la BD.

Aung San Suu Kyi est évidemment évoquée à de nombreuses reprises dans l’album. Avec un traitement à la fois simple et fort: l’auteur passe plusieurs fois devant sa maison gardée et aux volets clos, devinant toujours mais n’apercevant jamais l’opposante. Bref, vu leur succès, vous avez probablement déjà lu les Chroniques Birmanes de Guy Delisle. Si ce n’est pas le cas, vous pouvez y aller les yeux fermés.

  • Birmanie, la peur est une habitude, collectif, Carabas

Comme son titre l’indique, cet ouvrage collectif, à l’instar de Lunes Birmanes, n’est pas placé sous le signe de la franche rigolade. Il s’agit là aussi d’un recueil de témoignages de Birmans victimes de la situation politique de leur pays, un ouvrage dont la multiplicité des auteurs fait la force. Si le livre est essentiellement composé de textes, plusieurs bandes-dessinées entrecoupent l’ouvrage Outre José Muñoz, qui signe aussi de son style caractéristique la belle couverture de l’album, on retrouve des planches d’Olivier Bramanti, Markus Hubert, Olivier Marboeuf, Sera ou encore Sylvain Victor.

L’ouvrage est volontiers militant et tente de convaincre son lecteur avec des exemples très variés. On retrouve ainsi la parole d’ONG, mais aussi d’une réfugiée au Bangladesh, de populations victimes de l’installation d’oléoducs par Total ou d’un déserteur de l’armée. Autant de points de vue qui dressent un portrait

Un autre regard sur la Birmanie
Ces trois bandes-dessinées offrent chacune un regard réaliste sur la Birmanie d’aujourd’hui. Mais traditionnellement, les évocations du pays en bande-dessinée sont plus folkloriques. La Birmanie en BD, c’est avant tout le décor idéal pour des aventures exotiques. Le pays sert par exemple de cadre à un des plus fameux épisodes des aventures de l’aviateur Buck Danny: la trilogie composée des Tigres Volants, de Dans les griffes du Dragon Noir et d’Attaque en Birmanie. En pleine Seconde guerre mondiale, le pays est aux main des Japonais et offre un théâtre tout à fait propice à des courses-poursuites dans la jungles, avec tous les dangers que l’environnement peut comporter.

Citons aussi Elle ou dix mille lucioles, le tome 14 des aventures de Jonathan, la série de l’auteur suisse Cosey, où le héros romantique traîne ses guètres en Birmanie. Là encore, c’est avant tout l’aspect exotique du pays qui est mis en avant: superbes paysages, pagodes dorées et maisons sur pilotis, moine bouddhiste plein de sagesse et femmes enivrantes. Une évocation qui a aussi son intérêt (notamment philosophique), mais qui est bien différente des BD-reportages sur la situation politique birmane.

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de Lunes Birmanes, de Sophie Ansel et Sam Garcia, DR.

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La Pologne, ce n’est pas que Maus!

Même si l’oeuvre de Spiegelman est incontournable, il y a d’autres BD pour découvrir le pays co-organisateur de l’Euro.

En organisant avec l’Ukraine l’édition 2012 du championnat d’Europe de football (avouez que c’est un nom plus claquant que “l’Euro”), la Pologne veut avant tout changer d’image. Dans l’imaginaire collectif, le pays reste vaguement associé aux barres d’immeubles gris et blème d’une période communiste peu réjouissante ou au ghetto de Varsovie et aux camps de concentration de la Seconde guerre mondiale. Une carte de visite peu reluisante et poussiéreuse, en tous cas très réductrice.

Car la Pologne présente un visage bien plus souriant, ne serait-ce que sur le terrain économique. Alors que ses voisins de la zone euro sont en plein marasme, le pays affiche une croissance soutenue et compte bien attirer toujours plus d’investisseurs. Par ailleurs, la Pologne veut s’affirmer comme une destination touristique majeure d’Europe de l’Est, à l’instar de Prague en République Tchèque. Il y a peu, le pays avait notamment misé sur une campagne d’autodérision autour du fameux plombier polonais. La compétition sportive en cours offre une vitrine à la Pologne que le pays compte bien faire fructifier. D’ailleurs, le président de l’UEFA Michel Platini vient de féliciter les deux pays hôtes pour la réussite de l’accueil proposé.

Et en BD, quelle est l’image de la Pologne? Lorsqu’on évoque le pays dans la neuvième art, la référence qui vient tout de suite à l’esprit, c’est l’incontournable Maus d’Art Spiegelman. La BD-somme sur l’Holocauste de l’auteur américain, multi-récompensée et vendue à 3 millions d’exemplaires à travers le monde, est la plus fameuse évocation de la Pologne en bande-dessinée. Maus est un travail remarquable, tant d’un point de vue historique que narratif, au point d’être (avec Watchmen et The Dark Knight Returns) une des oeuvres fondatrices du genre du roman graphique. Mais évidemment, vu son thème, ce n’est pas ce qu’on peut appeler une carte postale de rêve pour la Pologne…

Maus mal reçu en Pologne
D’ailleurs, Maus n’a pas été bien reçu dans le pays, au grand dam d’Art Spiegelman, particulièrement attentif à la traduction de l’oeuvre dans la langue de ses parents. Alors que le premier tome relié sort en 1986 et le deuxième en 1991, il faut attendre… 2001 pour voir Maus traduit et publié en Pologne. On doit la traduction à l’énergie du réalisateur Piotr Bikont, par ailleurs journaliste de la Gazeta Wyborcza, et à la maison d’édition alors naissante Post. Les éditeurs établis, eux, avaient peur de publier une oeuvre qui suscite la polémique dans leur pays. D’ailleurs, quand Maus a été traduit, une manifestation a été organisée devant les bureaux du journal de Piotr Bikont et un exemplaire de Maus a été brûlé (bel hommage aux auto-dafés hitlériens au passage).

Pourquoi une telle virulence? Principalement parce que Spiegelman a choisi de représenter les Polonais sous des traits porcins dans son oeuvre où les Juifs sont des souris et les Nazis des chats (et les Français… des grenouilles). Le reproche lui en avait été fait dès 1987 par un officiel consulaire polonais, alors que Spiegelman voulait visiter le pays pour ses recherches. Le fait est qu’en Pologne, “porc” est une insulte très violente et du coup, représenter tout un peuple sous les traits de cochons est malvenu. Ca tient aussi du fait qu’à travers cette image vexatoire, les Polonais non-Juifs se sentent renvoyés à un rôle peu glorieux durant la Seconde Guerre Mondiale. Quelque chose qui tient peut-être du mécanisme psychologique du complexe du survivant.

Il existe bien d’autres BD qui évoquent la Pologne à travers le Génocide (Dans la nuit du champ, Yossel, 19 avril 1943La fille de Mendel ou la récente Nous n’irons pas voir Auschwitz) ou, plus globalement, le prisme de la Seconde Guerre Mondiale, alors que très peu d’albums évoquent d’autres périodes de l’Histoire du pays. Après tout, il en va de même au cinéma: généralement, la Pologne sur grand écran c’est la Pologne pendant la guerre. Est-ce pourtant la seule identité de la Pologne que celle de pays martyr?

Marzi, entre Persepolis et Aya de Yopougon
Une BD me vient particulièrement à l’esprit pour découvrir l’histoire récente polonaise: c’est Marzi, du couple que forment Marzena Sowa et Sylvain Savoia. Elle est une Polonaise venue étudier en France, lui un dessinateur de bande-dessinée qui décide d’illustrer les souvenirs d’enfance de sa compagne. Le récit est sorti en différents albums chez Dupuis avant qu’une intégrale ne voie le jour il y a trois ans. Il se présente comme une sorte de Persepolis ou d’Aya de Yopougon polonais. Du premier il y a la dimension politique, du second celle du journal intime. A travers les yeux de Marzi, on découvre la situation du pays dans les années 1980. La contestation menée par Solidarnosc et la répression du général Jaruzelski bien-sûr, mais aussi toute la vie très quotidienne, depuis les produits alimentaires jusqu’aux peurs enfantines de Marzi.

Marzena Sowa offre avec sa BD une vision nuancée d’une jeunesse à Stalowa Wola, une petite ville industrielle du sud-est du pays, dans la Pologne communiste. On y découvre que c’est évidemment pas la fête, mais que ce n’est pas non plus un enfer et que malgré la chape de plomb du régime, la vie continue. La présence très forte de la religion dans la société polonaise est aussi évoquée au fil des albums dont le dessin, très simple, presque enfantin, rend la bande-dessinée particulièrement accessible au plus petits; malgré un gros volume de texte.

Marzi est une ouvre d’autant plus précieuse que c’est une des rares BD polonaises (franco-polonaise en l’occurrence) à nous parvenir en France. Dans une interview au site evene.fr, Marzena Sowa explique toutefois que la bande-dessinée est nettement moins développée dans son pays d’origine que chez nous: “La bande dessinée n’a pas la même place en Pologne que dans les pays francophones. Les bibliothèques, les librairies privilégient les romans ou, pour les enfants, les livres illustrés. Effectivement, avant de quitter la Pologne, je ne me suis jamais intéressée à la bande dessinée. Peut-être c’est en partie ma faute, mais je crois que c’est surtout parce que personne ne communique là-dessus. […] Lorsque j’ai connu Sylvain, je me suis intéressée de plus près à ce qu’il faisait, et donc à la bande dessinée. J’ai été franchement étonnée de l’ampleur et de toutes ces belles choses dont les bandes dessinées peuvent parler ! Dans mon esprit, le 9e art ne concernait que les univers fantastiques, les super-héros, etc. Rien pour une jeune fille”.

Vous ne le savez peut-être pas, mais vous en connaissez tout-de-même, des auteurs polonais de BD. Peut-être avez vous lu l’excellent Achtung Zelig de Gawronkiewicz et Rosenberg, édité en France par Casterman et qui se déroule… pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ou bien connaissez vous le dessinateur Kas, auteur notamment des séries Halloween Blues et Les Voyageurs. En tous cas, j’en suis sûre, vous connaissez Grzegorz Rosinski. Ce dessinateur né en 1941 à… Stalowa Wola n’est rien de moins que le dessinateur de Thorgal ou du Grand Pouvoir du Chninkel. Des séries fantastiques dont l’action se passe dans des contrées bien éloignées de la Pologne…

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de Marzi, de Marzena Sowa et Sylvain Savoia, DR.

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Nous sommes préparés à une attaque de zombies

En cas d’invasion de morts vivants, les BD seront vos meilleures alliées pour faire face.

Je sais, vous aussi vous avez eu peur. Quand vous avez vu cette attaque d’un cannibale la semaine dernière contre un autre homme vous vous êtes dit que le jour des zombies était enfin venu. Immédiatement plusieurs blogs ont été créés pour recencer tous les phénomènes récents, et évidemment, quand on cherche, on trouve. Un dépeceur par ci, un autre qui se découpe les intestins vivant par là, les phénomènes sont nombreux. Le Centers for Disease Control and Prevention s’est même fendu d’un communiqué pour dire qu’il n’y avait rien à craindre.

Après, le gouvernement dit toujours que tout va bien et on sait comme ça finit: un mec qui se balade seul sur la route avec son gamin et il meurt à la fin. Il y a encore eu un cas limite de cannibalisme à Miami ce mercredi (on nous fait croire à une histoire de “sels de bain” mais tout le monde aura détecté le zombie potentiel… ) donc il vaut mieux être prêts à faire face. Et autant le dire, de ce côté là, on a jamais été aussi bien préparés, notamment grâce à la BD.

Les leçons de Walking Dead
Le meilleur guide de survie aux zombies en BD, c’est probablement The Walking Dead. C’est aussi surement le plus diffusé, vu le succès mondial de cette série de comics, par ailleurs adaptée en série télé. Dans un scénario d’un clacissisme absolu pour une histoire de zombies, un groupe de survivants se forme dans une Amérique en proie à une invasion généralisée de morts vivants. Comme souvent, on ne sait pas ce qui a causé l’épidémie mais là n’est pas l’important, ce qui compte c’est le combat d’une poignée d’humains pour leur vie. Et au fil des tomes de cette aventure, on apprend soi-même un certain nombre de leçons de survie.

C’est assez simple: à chaque fois que les personnages prennent une décision, faîtes le contraire et vous devriez mourir. Quelques grands enseignements: en cas d’invasion, n’allez surtout pas dans les grandes villes. Évitez justement le Centers for Disease Control and Prevention d’Atlanta: dans la BD, la ville est infestée de morts vivants, comme toutes les grandes agglomérations. Puisqu’il s’agit d’un phénomène épidémiologique, préférez la campagne non pas pour son bon air mais pour ses densités réduites de population.

À l’inverse, entre humains sains, restez groupés le plus possible. Pas question de laisser seul le petit dernier pendant que vous allez patrouiller dans les bois, il risquerait de faire une mauvaise rencontre. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le nomadisme n’est pas forcément le mode de vie le plus indiqué: se déplacer c’est augmenter les chances de se faire repérer par les forces hostiles. L’une des initiatives les plus censées des personnages de la série, c’est à un moment donné d’investir une prison. Par définition, l’endroit est idéal pour se couper du monde extérieur et empêcher les intrusions, et suffisamment vaste pour entamer une proto-agriculture vivrière histoire de suppléer les réserves perissables de la cantine de l’établissement.

Mais la leçon principale de The Walking Dead, c’est qu’il faut autant se méfier des survivants que des zombies. Dans un environnement de pénurie, de stress, ou chacun lutte pour sa survie, le collectif est très souvent mis à mal et les comportements individuels peuvent se révéler extrêmement violents. L’homme est un loup pour l’homme, et il n’a pas besoin d’être transformé en zombie pour ce faire. Et dans The Walking Dead, les pires horreurs sont accomplies par des vivants contre des vivants. L’humain valide est sournois, vif, imprévisible, puissant. Bien plus compliqué de s’en protéger que de zombies patauds et aux instincts très basiques.

Les geeks sont préparés
Dans une note de blog en 2007, Boulet résumait bien la question. Comme l’explique l’un des personnages: «c’est dingue, ils ont beau savoir depuis Romero que les zombies sont lents et maladroits, il faut qu’ils sortent et qu’ils cavalent dans tous les sens au lieu de se planquer tranquillement en hauteur». Boulet développe l’idée que les “geeks” se préparent depuis des années pour ce genre de crise: medikits planqués dans les coins de la ville et sabres, ils sont bien prêts. Ils sauveront le monde et cela entraînera une dictature geek qui obligera les gens à utiliser Linux et lire Pratchett. Pourquoi pas, tant qu’on reste féminine en poutrant du zombie.

Si les sabres ce n’est pas trop votre truc, vous pouvez aussi utiliser une bonne vieille tronçonneuse Black&Decker, comme dans Cryozone, récit caricatural d’affrontements entre humains et zombies dans un vaisseau spatial de Bajram et Thierry Cailleteau. Sortie en 1997, cette BD à la particularité d’être l’une des premières à s’intéresser aux zombies par chez nous. Pour lire d’autres BD infestées de morts vivants, je ne saurais que trop vous conseiller ce top 10 établi par BoDoï, qui s’efforce de recenser des histoires aux styles très différents autour des zombies. De quoi parfaire votre culture en la matière et attendre, sereinement, que tout ce beau monde sorte de terre.

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de The Walking Dead, de Tony Moore, DR.

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Je préfère les fables scientifiques

Une bonne BD sort pour démonter des théories du complot et rétablir des vérités scientifiques. Ce sont toutefois les premières qui font les meilleures histoires.

L’homme n’a jamais marché sur la Lune, c’est bien connu: tout a été tourné à Hollywood. La théorie du réchauffement climatique est une vaste blague, la preuve: Claude Allègre est contre. Et vous pensez vraiment que nous descendons du singe? Ce n’est pourtant pas ce que nous enseigne la Bible… Dans Fables Scientifiques, qui vient de sortir aux éditions Ca et Là, le britannique Darryl Cunningham passe en revue un certain nombre de ces théories fumeuses bien connues, notamment parce qu’elles hantent le Net, et il remet habilement les points sur les i en BD (au départ, c’était un blog).

L’ouvrage ne se présente pas comme un album traditionnel avec un ou plusieurs héros à qui il arrive des péripéties, mais plutôt comme un véritable documentaire scientifique porté en bande-dessinée, avec essentiellement des cases d’illustration sans bulles pour un texte en cartouches. Dans la forme, ça ressemble beaucoup à Saison Brune (dont je vous avais parlé ici) si ce n’est que, contrairement à la BD de Philippe Squarzoni, Fables Scientifique est beaucoup moins austère et, globalement, nettement plus digeste. Car il y a une économie de moyens bienvenue dans la déconstruction des mythes pseudo-scientifiques à laquelle se livre Darryl Cunningham. C’est à la fois précis mais concis, et les dessins sont simples et ludiques. Des qualités particulièrement appréciables quand on traite de théories scientifiques qui peuvent vite devenir rébarbatives.

L’auteur s’attaque à des théories du complot et des pseudo-vérités très “grand public”. De l’homéopathie au réchauffement climatique ou aux vaccins censés causer l’autisme: tous les sujets nous parlent. Au-delà de rétablir des vérités, l’auteur s’attache à démontrer que les canulars pseudo-scientifques servent souvent les intérêts de groupes de pression qui les entretiennent pour parvenir à leurs fins. Après tout, à en croire les lobbies des années 1950, la cigarette n’était pas nocive pour nos poumons.

Une des grandes qualités de l’auteur est de n’être pas dogmatique. Certes Darryl Cunningham s’attache à démontrer que les réponses valables à ces questions sont celles qu’apporte la science, mais il admet à de nombreuses reprises que celle-ci peut faire fausse route. Les affirmations scientifiques, comme toutes autres, ne sont pas à prendre pour parole d’Evangile. En revanche, ce qui importe (et c’est là la conclusion de son ouvrage) c’est la méthode scientifique, qui est celle du doute systématique et de l’expérience comme seule réponse viable.

Que serait Tintin sans mythes scientifiques?

La lecture de cet ouvrage m’a toutefois amené à une réflexion. Il est évidemment salutaire de démonter les fausses théories du complot de toutes sortes (à l’instar de la remarquable BD de Will Eisner sur le Protocole des Sages de Sion). Mais n’est-ce pas dans les complots que l’on puise les meilleures histoires et, donc, les meilleures BD? De longue date le neuvième art s’est fait fort d’exploiter des complots abracadabrants et des délires pseudo-scientifiques pour bâtir les plus belles aventures. Dans le registre historico-religieux, c’est par exemple la série du Décalogue, qui fait le postulat que Mahomet aurait dicté Dix nouveaux Commandements qui ont une résonance sur différents évènements historiques. Ou bien c’est le Triangle Secret, à l’intrigue qui rappelle celle du Da Vinci Code (postérieur à la série de BD) et mêle franc-maçons, sociétés secrètes de l’Eglise et mystérieux document.

Pour ce qui est des théories scientifiques boiteuses, le meilleur exemple reste probablement Tintin. Dans un hors-série que Science & Vie a consacré il y a une dizaine d’années au petit reporter, Serge Lehman (oui, le même qui signe La Brigade Chimérique et Masqué) note ainsi : «La réputation de sérieux dont jouit l’oeuvre d’Hergé est proverbiale. Des horreurs de la guerre sino-japonaise décrites dans le Lotus Bleu à la lutte des Picaros sud-américains en passant par la re-création d’une Autriche-Hongrie imaginaire pour Le Sceptre d’Ottokar, on a souvent dit qu’elles caractérisaient, dans le souci du détail, la minutie documentaire de l’auteur. Les choses se compliquent lorsqu’on se penche sur la crédibilité scientifique de la série.» Et Serge Lehman au contraire d’énumérer les mythes pseudo-scientifiques qui jalonnent la série: entre autres choses le Yéti, l’astéroïde en Calysthène qui fait tout grossir, la sorcellerie Inca et bien-sûr la soucoupe volante de Vol 714 pour Sydney.

Serge Lehman explicite: «Comme les autres grands auteurs classiques, Jacobs avec la série des Blake et Mortimer, et Franquin dans Les Aventures de Spirou, Hergé s’inscrit dans une tradition particulière, celle du “merveilleux-scientifique”, c’est-à-dire la SF française qui va de Verne aux années cinquante». Profondément liée au roman d’aventure, génératrice par excellence de péripéties, cette tradition n’est pas scientifically correct et a longtemps été décriée par les élites culturelles française, ne re-gagnant du crédit que lorsque ses divagations se révèlent prémonitoires (chacun sait que le vrai premier homme sur la Lune, c’est Tintin et non Neil Armstrong). Il n’empêche que c’est elle qui fait rêver les enfants (et moi).

Laureline Karaboudjan

Illustration extraite de Fables Scientifiques, de Darryl Cunningham, DR.

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