De nombreuses séries de BD ne connaîtront jamais de fin. Frustrant.
Dans la bibliothèque de n’importe quel amateur de BD, on trouvera toujours au moins une série incomplète. Parfois, c’est votre cousin qui vous a emprunté un Astérix dont vous attendez le retour depuis une petite décennie (mais que vous ne voulez pas racheter car vous mettez un point d’honneur à ce qu’on vous rende vos affaires). D’autres fois, plus agaçantes, c’est un album égaré en vacances qui n’est plus réédité, et que vous vous échinez à retrouver à longueur de brocantes. La plupart du temps, c’est surtout que la série en question n’était pas si bien que ça, et que vous n’aurez de toutes façons jamais plus que les trois ou quatre albums que vous possédez, et qui en plus ne se suivent même pas. Ou alors c’est parce que vous avez lus les albums manquants à la bibliothèque municipale.
Et puis, il y a celles qui ne seront jamais entières, même dans les étagères des maniaques qui n’arrivent pas à concevoir qu’ils puissent entamer une série sans la compléter systématiquement (j’en connais, leurs bibliothèques sont monotones et ils me font peur). Parce que certaines séries sont tout simplement inachevées. Soit parce que l’auteur est mort, soit, plus souvent, parce que l’éditeur n’a pas souhaité poursuivre une aventure éditoriale pas assez lucrative. Autant d’histoires sans fin qui ont donné une drôle d’idée à un éditeur indépendant…
Leur première édition est un tome 2
J’ai découvert tout récemment, grâce à un article de Bodoï, l’existence de la toute petite maison d’édition Une idée bizarre, qui a pour ambition de ne publier que des séries abandonnées ou des histoires oubliées. Son originalité, surtout, c’est non seulement de publier les tomes déjà sortis de ces récits maudits, mais d’en sortir également les suites inédites ! Dans la bien-nommée collection “Etcaetera”, le tout premier album publié par Une idée bizarre est ainsi… un tome 2, celui de la BD Ombres et lumière de Régis Parenteau-Denoël, dont le premier volume était sorti chez Glénat en 1997.
Ainsi, c’est le dessinateur original de la série qui a repris plume et pinceaux pour livrer, quatorze ans plus tard, la suite des aventures d’Erik, un peintre hollandais plongé dans les intrigues de la cour de Louis XIV. Bien sûr, le petit éditeur associatif n’a pas du tout la même assise financière qu’une grosse maison comme Glénat et joue donc la carte du collector pour pouvoir rentrer dans ses frais. L’album sort donc en habits d’apparât : tirage limité à 300 exemplaires numérotés et signés, en grand format (26,5 x 36,5 cm) dos toilé et accompagné d’un carnet de croquis. Le tout pour la somme de 51€, bien plus cher que le prix habituel d’une BD, mais un prix que sont prêts à payer les fans inconditionnels de la série.
L’idée, évidemment, me séduit beaucoup et je me suis donc demandée, en lectrice enamourée et nostalgique, quelles sont les séries que j’aimerais voir continuer.
Tintin et l’Alph Art. Évidemment, je ne pouvais pas passer à côté du 24ème album des aventures du plus célèbre des Belges, interrompu à jamais par la mort d’Hergé en 1983. Embarqué dans une enquête sur un faussaire d’art doublé d’un gourou mystique, un certain Endaddine Akass, Tintin se fait attraper. La dernière case de l’album nous montre le reporter emmené, sous la menace d’un pistolet, vers une mort certaine puisqu’il est destiné à être transformé en compression de César. Que va-t-il arriver vraiment ? Milou volera-t-il au secours de Tintin ? Endaddine Akass est-il bien Rastapopoulos comme on le devine tout au long de ce début d’aventure ? Autant de questions laissées sans réponses… Bien-sûr, il y a une dramaturgie involontairement géniale dans cette interruption de l’oeuvre sur un tel pic de suspense, et la série de Tintin ne pouvait pas se terminer de la meilleure façon. Et en même temps, j’ai ce caprice de petite fille de vouloir connaître à tout prix la fin. Mais ne dit-on pas que le désir s’éteint aussitôt qu’il est satisfait ? Au pire, on peut toujours se rabattre sur l’album pirate de Rodier, ou sur les innombrables suites que l’on trouve sans peine sur le Net pour peu qu’on se donne la peine de chercher…
La quête de l’Oiseau du Temps. La première aventure a été publiée en 1983, 28 ans plus tard, il n’y a eu que 7 albums ! Il en reste donc encore 5 publier pour l’aventure scénarisée par Serge Le Tendre et dont le dessinateur principal est Régis Loisel (un tome du cycle avant la quête et tout le cycle après la quête restent à faire). Donc, même si le rythme s’accélère, il reste encore un sacré bout de chemin à parcourir et des années d’attente frustrantes pour le lecteur. Théoriquement, sauf mort précoce des auteurs, le cycle aura une fin, c’est déjà ça. Bon d’ici là j’aurai sans doute ma carte vermeil, mais c’est la vie.
Donjon. Finiront-ils un jour? La série Donjon n’est pas inachevée, me direz-vous, mais on peut légitimement se demander si on en verra le bout. Car les excellentes aventures d’heroic fantasy imaginées par Joann Sfar et Lewis Trondheim, ont un objectif supposé de parution de 300 albums (sans compter les nombreux à côtés) et si le rythme de parution a pu être effréné pendant un temps, avec de nombreux dessinateurs collaborant à la série, force est de constater que ça s’est beaucoup calmé ces dernières années. Pour ne pas parler de quasi point-mort. Sfar confiait sur son blog il y a plusieurs mois déjà que deux albums étaient en préparation qui devraient offrir “une forme de conclusion à tous les albums existants”, tout en promettant que “ça n’est pas du tout la fin de Donjon”. J’espère… Car si je n’ai jamais cru qu’il y aurait 300 albums à terme, les ponts scénaristiques qui ont d’ores-et-déjà été lancés méritent au moins une dizaine d’albums pour être correctement achevées. Après, on peut aussi imaginer au bout d’un temps que les scénaristes comme actuellement les dessinateurs viennent à tourner pour que l’on puisse aller jusqu’au bout car le vrai problème de la série, c’est le succès qu’on connu Sfar et Trodheim dans leurs autres entreprises. Et leur “don” pour s’éparpiller, surtout. Vous verrez, dans trente ans, des blogueuses BD écriront qu’ “il y a une dramaturgie involontairement géniale” dans cette oeuvre fragmentaire…
Jimmy Boy. Les amours de jeunesses sont inoubliables. Ainsi en va-t-il de Jimmy Boy, jeune garçon américain de la Grande Dépression, dont les péripéties ont d’abord été contées en récits courts dans le journal de Spirou avant de paraître en 5 albums édités chez Dupuis au début des années 1990. Si aujourd’hui le ton de la série peut me sembler un peu niais par moments, je me suis passionnée pour ces aventures pleines de rebondissements… et inachevées. Le dernier album, “Le Chat qui fume”, s’achève sur une révélation de la plus haute importance : le père de Jimmy, que l’on voit partir en prison au premier tome pour avoir tué involontairement un briseur de grève, s’est évadé ! “Peut-être que le je le retrouverai un jour” lance le héros à la dernière case de l’album. Mais seize ans plus tard, on ne sait toujours pas si le poor Jimmy Boy a retrouvé son papa. Frustrant.
Lapinot et les Carottes de Patagonie. Pourquoi un nouveau tome pour ce pavé de plusieurs centaines de pages, la première oeuvre délicieusement foutraque de Lewis Trondheim? Justement parce que le principe de départ de la BD était d’écrire le scénario au fil de la plume et de toujours avancer, fuite en avant perpétuelle. Du coup, l’idée même de fin n’a pas vraiment de sens. Lapinot et les Carottes de Patagonie aurait pu être pour Trondheim ce que la suite de nombres croissants a été pour l’artiste Roman Opalka, décédé récemment. Une lutte contre l’infini qui ne prendrait fin qu’avec la mort de l’auteur lui-même. Mais il semble avoir déjà renoncé…
Je pourrais aussi compter toutes les séries que j’aurais aimé voir s’achever avant qu’on ne commette l’album de trop : Astérix, Lucky Luke, XIII ou de nombreux mangas. Prenons One Piece par exemple : je ne sais plus combien j’en ai lu de chapitres et je ne veux pas savoir. Luffy chapeau de paille et ses amis sont entrés dans ma vie, et j’en étais plutôt contente au départ. Mais, au bout d’un moment, j’aimerais qu’ils partent! A chaque chapitre, je me dis désormais: mais tu vas la finir ta putain de quête, oui? C’est le problème avec les manges en général. Dès qu’une série a du succès, une armée de scénaristes et de dessinateurs se penchent dessus dans le seul but que l’histoire dure le plus longtemps possible à des fins commerciales. Et tant pis pour la cohérence de l’histoire.
Et puis, il ya les BD dont j’aurais aimé une autre fin, mais là vous allez dire que je suis vraiment difficile. Il n’empêche : dans La jeunesse de Picsou, j’aurais tellement voulu que ce sacré canard ouvre la lettre de Goldie. Comme dirait Pascal (pas Brutal, le philosophe) : la face du monde -ou au moins de Donaldville- en eût été changée.
Laureline Karaboudjan
Illustration : Dernière case de Tintin et l’Alph-Art, DR.
lire le billetQu’on les appelle “Roms”, “Gens du voyage”, “Manouches” ou autres (voir ici pour comprendre les subtilités entre tous ces termes), les Tsiganes sont au centre de l’actualité depuis le début de l’été. Un funeste faits-divers, un déchaînement de violence et c’est toute une communauté qui écope. Le président de la République a pris toutes sortes de mesures policières contre les Roms et son ministre de l’Intérieur n’hésite pas à stigmatiser les “très grosses cylindrées [qui] tire[nt] des caravanes”. Que ce soit à des fins électoralistes ou non, le gouvernement a ressorti les vieux clichés stigmatisant sur les Tsiganes: voleurs de poules, truqueurs, etc. Pour ma part, je ne saurais que trop conseiller à Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux de se (re)mettre à la bande dessinée. Car quand le neuvième art parle des Roms, s’il manie aussi des clichés, ils sont bien plus positifs que ceux du président.
Les Gitans, ces artistes
Solidarité artistique oblige, quand la bande dessinée parle des Tsiganes, c’est souvent par le prisme de l’art, et plus particulièrement l’art musical. Le Gitan joue de la guitare comme personne et il arracherait des larmes aux morts avec ses accords pincés. C’est un cliché, mais un cliché positif. Dans la série Klezmer, Joann Sfar met en scène des musiciens slaves dont des Tsiganes très talentueux. Dans cet hommage coloré et fantastique à la musique klezmer, nourrie de diverses influences, Sfar use donc du cliché musical. Pour autant, il ne fait pas d’angélisme, puisque les Roms sont aussi coquins que les autres personnages de la trilogie, aux identités diverses (Juifs, Orthodoxes, etc.). Dans un autre registre, Mauvais garçons, éditée chez Futuropolis, met en scène des Gitans en Espagne qui rêvent de vivre du flamenco, leur passion. Mais dans un espèce de purisme amer, ils refusent toutes les opportunités qui se présentent à eux car elles reviendraient, d’un façon ou d’une autre à trahir leur clan. De musique tzigane, il en est aussi question dans Mélodie au Crépuscule, la bande dessinée de Renaud Dillies, qui est, aux dires de l’auteur, “une sorte d’hommage […] à Django Reinhardt […] personnage […] atypique, rêveur, curieux, un brin illuminé, à la fois en-dehors du temps, mais avec un langage universel”. Encore une bande dessinée où la musique tzigane est intimement liée à l’idée de liberté. Dans les Zingari, on retrouve encore des Tsiganes artistes, mais cette fois-ci dans un cirque. Dans cette série, parue initialement dans le Journal de Mickey au-début des 1970’s, les Manouches sillonnent des villages où ils se trouvent confrontés à chaque fois à une nouvelle affaire à résoudre. Et même si on les accuse (à tort) de divers larcins, ils sont toujours prêts à rendre service.
La communauté du voyage
Les auteurs de bande dessinée s’intéressent aussi à l’aspect communautaire des Gitans, aux codes qui régissent leurs sociétés, au voyage en groupe, etc. Dans une veine réaliste, voire ethnologique, le dessinateur Kkrist Mirror a consacré tout un album, sobrement intitulé Gitans, au pèlerinage des Sainte-Maries de la Mer. L’événement religieux rassemble tous les ans des Roms venus des quatre coins d’Europe, l’occasion de découvrir la richesse culturelle des nomades. L’auteur en tire un ouvrage proche du carnet de dessins, au style très décousu mais graphiquement réussi. A noter que dans un registre moins joyeux, Kkrist Mirror a écrit une autre bande dessinée sur les Roms, Tsiganes. Il y est question du sort réservé aux gens du voyage en France pendant l’Occupation. Je vous en ai déjà parlé dans cette chronique.
Plusieurs BD se servent de différents aspects culturels des Gitans, souvent clichés, dans leurs histoires. C’est par exemple le cas de Quand souffle le vent, sorte de remake de Roméo et Juliette, où Juliette serait en fait une Esmeralda aux nombreux bracelets sur les bras et à la robe flamenco, le tout mâtiné de lecture de l’avenir et de fantômes. Plus intéressants sont les ouvrages qui jouent des clichés classiques sur les Manouches pour mieux les détourner. Signalons ainsi l’Honneur des Tzarom, l’histoire d’une famille de Tsiganes dans l’espace. Les roulottes sont toujours là, mais maintenant elles volent à travers les étoiles. Et tout y est : les petits napperons, la fourrure sur le volant et même les aires spéciales pour gens du voyage. Bien sûr, la famille Tzarom est une famille d’escrocs, mais les personnages sont très attachants et la bande dessinée plutôt drôle.
La leçon de Tintin
Les Gitans apparaissent même dans un album de Tintin, dès les premières pages des Bijoux de la Castafiore. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est dans l’album le plus “domestique” de Tintin, ce magistral huis-clos que sont les Bijoux, que les Tsiganes font leur apparition. Dans cet opus où Hergé s’amuse à brouiller les pistes, où il fait surgir plusieurs menaces (les Bohémiens donc, les paparrazi, la chouette du grenier, la camériste Irma ou le pianiste Wagner) qui s’avèrent toutes illusoires, les Romanichels tiennent un rôle de premier plan. Ils font même figures de coupables idéaux dans le vol des bijoux de la cantatrice. La faute aux préjugés, évidemment.
C’est ce bon vieux Archibald Haddock qui en est le premier victime, en passant à côté d’une décharge où se sont installés les Roms : “Il y a des gens qui semblent attirés par cette puanteur, c’est incroyable ! Aucun sens de l’hygiène ces zouaves-là !”. Le capitaine se fait très vite rembarrer par les Tsiganes qui lui expliquent qu’ils n’ont pas choisi de vivre là. Haddock, au grand coeur légendaire, leur propose alors de s’installer dans le parc de son chateau de Moulinsart. Puis c’est Nestor qui hallucine en voyant arriver les caravanes aux portes du château. “Mais, monsieur, que Monsieur me pardonne! ces Bohémiens, c’est tout vauriens, chapardeurs et compagnie!… Ces gens là vont causer des tas d’ennuis…” lance le domestique au capitaine Haddock, puis en aparté: “Inviter des Romanichels chez soi!! C’est de la folie!… Je dis que c’est de la folie!!”. Juste après, c’est le commandant de la gendarmerie qui appelle le capitaine pour le “mettre en garde. Il ne faudra vous en prendre qu’à vous même s’ils amènent des ennuis”.
Puis, élément moteur de l’album, une émeraude précieuse de la Castafiore disparaît. Les Dupondt mènent l’enquête maladroitement, jusqu’à ce qu’ils apprennent l’existence du camp de Roms: “Les voilà les coupables! Ca ne fait pas l’oncle (sic) d’un doute!”. Quand ce libertaire de Tintin ose soulever l’absence de preuves, on lui répond: “Des preuves?… Nous les trouverons! Ces gens sont tous des voleurs!”. Quand les agents vont pour les trouver, le camp a disparu, les nomades sont partis. Pourtant, on découvrira à la fin de l’épisode qu’ils n’y sont pour rien et que toute l’affaire a été causée par une pie voleuse.
La leçon sur les préjugés faite dans Les Bijoux de la Castafiore est enfantine mais efficace. Elle mérite surtout d’être relue en ce moment. Bien-sûr il y a des Roms truands, tout comme il y a des truands dans toutes les catégories de la population française. Mais quand on stigmatise toute une communauté en raison des agissements de quelques uns, on fait fausse route comme lorsqu’on cherche à imputer aux Romanichels les larcins d’une pie.
Laureline Karaboudjan
Illustration : Extrait des Bijoux de la Castafiore, DR.
lire le billetDominique de Villepin est transformé en héros de Bande-dessinée, un peu X-Or, un peu Dark Vador. Une réussite.
Je me souviens. J’étais ado encore et je me suis retrouvée un après-midi de 2003, à regarder Dominique de Villepin sur LCI. Aux Nations-Unies, il prononça un discours contre la guerre en Irak qui resta dans les annales. A l’époque, je ne pouvais pas voter, et je n’aurais sans doute pas voté pour son parti, mais tout de même, à cet instant, je fus fière. Il avait su se faire applaudir, il avait su par quelques mots, faire vibrer ses interlocuteurs et les téléspectateurs. L’espace d’un instant, la politique était grandeur, ferveur, émotion, presque belle.
Paroles, paroles, me direz-vous et vous avez sans doute raison. Il n’empêche, le discours est resté et quand l’autre jour je suis tombée sur Quai d’Orsay de Blain et Lanzac, sorti début mai, et que j’ai vu que le héros principal ressemblait comme deux gouttes d’eau à l’ancien ministre des Affaires Etrangères, je n’ai pas été surprise. Car, dans ce personnage, et la BD en fait la preuve, il existe une vraie dimension romanesque.
Quai d’Orsay raconte l’histoire d’un jeune conseiller, encore en thèse, qui se fait embaucher par le ministre des Affaires Étrangères pour rédiger ses discours, “les languages”. Immédiatement, on comprend que le ministre, grand, les cheveux argentés, et avec un nom à trois particules, est une copie de Dominique de Villepin. Et l’histoire se déroule sous fond de crise dans un pays africain inconnu, a.k.a la Côte d’Ivoire, et de tensions avec un autre Etat du Moyen-Orient, a.k.a l’Irak.
Le héros principal, Arthur, découvre alors la dure vie d’un ministère, les adversaires intérieurs, les “coups de putes” de tous les jours et les discours qu’il faut réécrire trente fois. Les scènes sont criantes de vérité, dû au fait que le co-scénariste, Blanzac, est, selon l’éditeur, un homme qui est passé par plusieurs ministères. En quelque sorte, c’est “Choses vues et entendues au Quai d’Orsay”.
Au dessin, et également au scénario, Christophe Blain. L’homme s’affirme de nouveau comme l’un des plus talentueux en ce moment. Je l’aime beaucoup pour Isaac le Pirate, dont je vous ai déjà parlé. On retrouve dans Quai d’Orsay cette même vivacité de trait, cette même capacité, par un habile travail sur la taille des personnages ou leurs mouvements, à décrire les caractères, les forces en présence, etc.
Un héros romanesque
Si Arthur est le personnage que l’on suit, le héros principal est le ministre. Il est plus grand que les autres, il va plus vite, il parle plus fort, il est plus intelligent. Le Quai d’Orsay est un vieux bateau et si les personnages secondaires ont des faciès plutôt modernes, le ministre ressemble parfois traits pour traits à des acteurs d’Isaac le Pirate. Même nez, même corps en avant, ce qui le rend dès le départ sympathique pour les familiers de l’oeuvre de Blain, il semble surgir d’un autre temps. Très XVIIIème.
En France, il est assez rare de voir ainsi représenté un homme politique, surtout contemporain. En général, soit la BD s’attache à des personnages historiques, Louis XIV ou De Gaulle, souvent pour une commande et souvent ennuyeux, soit elle est dans la satire. On se souvient ainsi de La face karchée de Sarkozy, succès d’édition mais assez médiocre d’un point de vue bédéphile.
La tentative autour de De Villepin est plutôt nouvelle et bienvenue: prendre un personnage politique, s’inspirer de ces principaux traits de caractères et d’évènements célèbres et, de là, construire une véritable oeuvre de fiction. Cette BD n’est en rien une oeuvre biographique, et pourtant, on a l’impression à la fin de n’avoir jamais aussi bien connu Dominique de Villepin avec ses nombreux défauts et parfois ses fulgurances.
Le piège où l’on risque de tomber, c’est la complaisance béate pour l’homme politique que l’on traite. A l’occasion du procès de… Dominique de Villepin, j’avais fait une chronique sur le monde de la justice en bande dessinée. J’y évoquais notamment Greffier, un carnet que Joann Sfar a réalisé sur le procès des caricatures de Mahomet. Si c’est une bonne oeuvre, pour tout un tas de raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas, Greffier est aussi un parfait exemple de la tendance à la complaisance. Que ce soit François Hollande, ou surtout François Bayrou (dont Sfar se demande, séduit, s’il ne ferait pas un bon président de la République), les politiques évoqués dans l’ouvrage le sont à chaque dois en termes positifs, mielleux… et parfois un peu mièvres.
Cela-dit, rien de tout cela chez Blain et Lanzac, qui s’efforcent de donner une image nuancée de Villepin, quand bien même on se prend forcément d’affection pour lui à la lecture du tome 1 de Quai d’Orsay. Mais il n’en sera peut-être pas de même dans le(s) suivant(s). Et le principal intéressé alors? Il apprécie beaucoup l’ouvrage qui le rend tout de même assez sympathique. Et puis, si De Villepin est féru d’Héraclite d’après la BD de Blain et Lanzac, il est aussi un grand amateur… de bande dessinée. Ainsi cette planche de Quai d’Orsay où Alexandre Taillard de Vorms, alias Dominique de Villepin, chante son amour pour Tintin.
Dark Villepin
Le personnage de Dominique de Villepin est du pain béni pour des auteurs de BD. Prenez Sarkozy : il n’y que des oeuvres satiriques ou peut-être des biographies BD de mauvaise qualité, mais c’est en partie dû à l’image qu’il renvoie: petit, sec, nerveux, ambitieux, souvent en colère, l’homme a tout d’Iznogoud (ou l’inverse). Difficile, à partir de sa personne, d’imaginer une épopée. De Villepin, au contraire, est grand, élancé, passionné: les bases du héros romantique. Ajoutez celà le fait qu’il est noble, donc dans l’imaginaire populaire qu’il a une longue histoire derrière lui, qu’il aime le Roi, Napoléon, donc les grands hommes, la grandeur, le soleil, et que cela crée chez lui un rapport particulier avec la République. Il cherche dans celle-ci ce qui peut lui apporter l’émotion d’un roi: les dates clés, les discours importants, les coups d’éclats. Au diable les affaires courantes!
De Villepin est plus facile à mettre en scène qu’un gestionnaire comme François Fillon. Forcément. De cette dimension héroïque, qui parcourt le récit, Blain ne s’y trompe pas : De Villepin est un super-héros. Arthur, notre conseiller, le compare parfois à X-Or, le justicier de l’Espace. Mais, il est bien conscient, que avec la volonté de faire le bien, et parfois d’utiliser tous les moyens pour y parvenir, on peut parfois tomber du côté obscur. Dans la dernière scène, Arthur, fasciné par le ministre, et qui commence à se couper de ses amis et de sa copine, déambule dans les rues de Paris en fumant. Il pense à son mentor, incarné en Dark Vador.
“Hmm. Mon fils… A nous deux nous pourrions fléchir l’Empereur et gouverner la galaxie.
On prend le contrôle de la force. TCHAC!
On fonde un nouvel ordre de chevalerie. TCHAC!
On rétablit la paix jusqu’aux confins des systèmes. TCHAC!”
Qui, comme Luke Skywalker, n’a pas cru, au moins un instant, aux paroles de son père?
Laureline Karaboudjan
lire le billetUne bande d’académiciens en habits verts.
« La bande dessinée a sa place à l’Académie ! ». La phrase est d’Erik Orsenna, écrivain et académicien, jamais à court de bons sentiments. Le mois dernier, il a ainsi expliqué à ActuaBD que la BD n’était pas un art mineur et qu’elle pouvait tout à fait envisager d’entrer à l’Académie des Beaux-Arts. Elle pourrait même prétendre à la vraie Académie, celle des immortels en habits verts. Malheureusement, selon Orsenna, la BD n’est pas encore considérée par nombre d’académiciens comme un art majeur, quand bien même ils en lisent. Et, tout comme Didier Pasamonik qui l’interviewe, il verrait bien Moebius être candidat.
D’un certain côté, Pasamonik et Orsenna ont raison. La BD a sa place à l’Académie française. Sa vitalité depuis des décennies, sa capacité à inspirer les autres arts -cinéma, litérature, télévision ou peinture- en font un acteur incontournable de la scène culturelle francophone et mondiale.
Mais serait-ce une bonne idée pour la bande dessinée? Non, bien sur que non, elle aurait tout à y perdre. Qu’est-ce que l’Académie aujourd’hui? Un bâteau sans capitaine, des salles immenses et des couloirs vides, et des vieilles personnes, sympathiques certes, mais qui ne pèsent que très rarement sur le débat national, à moins de considérer qu’une chronique dans le Figaro Magazine a une quelconque influence.
L’Académie, créée en 1635, n’a écrit que 8 éditions de son dictionnaire en 375 ans, soit une édition tous les 47 ans, alors que normalement c’est son rôle premier! La dernière complète, la huitième, remonte à 1932-1935. Cela fait déjà quelques décennies que les écrivains ne se poussent plus vraiment pour l’intégrer, ayant bien compris qu’il y avait d’autres moyens pour devenir immortel (et je ne parle pas d’Enki Bilal). JMG Le Clézio (Prix Nobel), Pascal Quignard (ah l’excellent Le Sexe et l’effroi), Patrick Modiano, Philippe Sollers ou Milan Kundera ne postulent pas, comme le rappelait un article du Monde d’Alain Beuve-Méry. En 2007, il y avait sept sièges vacants sous la Coupole, la moyenne d’âge y était alors de 79 ans! Depuis Simone Veil, Claude Dagens, Jean-Luc Marion, Jean-Christophe Rufin, Jean-Loup Dabadie et François Weyergans et ont été élus, ce qui n’a d’ailleurs pas vraiment arrangé la moyenne d’âge.
Larcenet transformé en tabouret?
De toute évidence, l’Académie peine à se renouveller. Alors, oui, comme pour les cinéastes, intégrer des dessinateurs de BD permettrait peut-être d’apporter un vent nouveau, un soupçon d’impertinence. Mais pourquoi sauver ce qui ne veut pas l’être. L’Académie se complait dans sa magnificence surannée, dans le fait de vivre hors du temps, loin de ses évolutions et de ses contraintes. Elle me fait parfois penser aux prêtres de la caste des connaisseurs, que l’on croise dans les aventures de Valérian et Laureline, qui, obnubilés par leur propre savoir, en jouissent jusqu’à en devenir fous, en se déinstéressant du sort du monde.
La Coupole c’est plus fort que toi. Seule Alain Robe-Grillet y résista mais pour cela il n’y mit jamais les pieds! Entrer à l’académie serait trop risqué pour nos dessinateurs, qui, par le poids des traditions et de la bienséance, risqueraient de voir annihiler leur capacité de création. Le blog Le Comptoir de la BD sur Le Monde.fr, jamais à cours de bonnes intentions non plus, s’enthousiasme pour cette idée d’entrer à l’académie et cite toute une floppée de dessinateurs potentiellement candidats. Malheureux! Imaginez, des auteurs dans la force de l’âge, n’ayant pas encore atteint la cinquantaine, entrer là-bas? L’habit vert leur ferait prendre un demi-siècle d’un coup. Ils auraient des rides, ne pourraient plus produire 5 albums par an comme le fait Sfar aujourd’hui.
Non, au contraire, la BD doit rester un art libre, “mineur” si vous le voulez bien. Elle n’a pas besoin de recevoir la bénédiction de gérontes qui ressemblerait plus à une malédiction. Marcel Pagnol ne disait-il pas : “L’Académie française est une étrange machine qui arrive à transformer une gloire nationale en fauteuil“? Je n’ai pas envie de voir Manu Larcenet transformé en tabouret moi! Pour la nomination de Simone Veil, Pierre Assouline a écrit sur son blog La République des Livres que l’Académie était “cet endroit qui tient son charme à ce qu’il ne sert à rien sinon à maintenir une tradition“. La tradition n’est asolument moteur de création, elle est plutôt frein et obscurantisme. Amis dessinateurs, n’écoutez pas les conseils pleins de bonne intentions! Fuyez, plutôt!
Laureline Karaboudjan
Illustration : Extrait de “Les Dalton en cavale”, DR.
lire le billet
Le top était le sport médiatique à la mode le mois dernier. J’y ai succombé. Mais en faire sans essayer d’en tirer des leçons, c’est un peu inutile. Si on considère que je suis une lectrice de BD lambda, on pourra généraliser ces enseignements à la situation de la BD européenne (il y a trop peu de mangas et de comics dans mon top pour que ce soit signifiant) dans la décennie. Si vous n’êtes pas d’accord prenez ça comme une auto-analyse de mes goûts en matière de bande dessinée.
L’affirmation du moi
Une des évolutions récentes qui me frappe le plus, et qui je crois est visible dans mon top, c’est le crédit qu’a pris l’autobiographie en BD. Relativement isolé dans la majeure partie du XXème siècle, le genre commence à s’affirmer dans les années 1980 avec par exemple aux USA des oeuvres comme American Splendor. Dans les années 1990, toujours de l’autre côté de l’Atlantique, on a l’incontournable Chris Ware avec son transparent Jimmy Corrigan. Mais en France, c’est bien au cours de la décennie passée que le genre autobiographique a pris son essor. Bien sûr il y a mon vainqueur, Le Combat Ordinaire, où Manu Larcenet se raconte à travers un héros qui a trop de points communs avec lui pour ne pas être suspect. Le Combart Ordinaire, c’est un peu l’apothéose du genre, mais il reflète une tendance qui est plus profonde, représentée également dans le top 10 par Pilules Bleues (7ème) ou Pourquoi j’ai tué Pierre (42ème).
Pour rendre compte de l’essor de l’autobiographie, deux auteurs qui sont parvenus à la consécration pendant la décennie sont symboliques: Riad Sattouf et Joann Sfar. Consécration que l’on jugera au fait qu’on les a autorisés à poser leurs plumes quelques temps pour prendre une caméra. Une bonne partie de l’oeuvre du premier est teinté d’autobiographie, qu’il s’agisse de Retour au Collège ou de La vie secrète des jeunes. A chaque fois, Sattouf se met en scène, il raconte ce qu’il voit, ce qu’il vit. Quant à Sfar, s’il se situe généralement plus dans la fiction, il cède aussi au genre autobiographique à travers ses carnets de dessins qu’il publie. Parfois c’est passionant (Greffier par exemple, qui raconte le procès des caricatures de Mahomet), parfois ça n’a aucun intérêt (comme quand Sfar raconte la matinée où il est allé chercher un chien à la SPA de Gennevilliers).
Pour comprendre un peu la tendance, il ne faut pas perdre de vue que la décennie a aussi vu l’essor des blogs sur Internet, et entre autres des blogs de bande dessinée. Via un blog BD, on peut raconter sa vie en dessins, et certains qui s’y sont essayé ont gagné une vraie notoriété en étant à présent des auteurs « papier » très connus. C’est par exemple le cas de Boulet qui publie ses Notes en papier après une première parution sur Internet, ou celui de Pénélope Bagieu qui, avec son alter égo de dessin Pénélope Jolicoeur, conquiert les rayonnages de la Fnac après avoir triomphé sur le Net.
L’essor de la « BD vérité »
Autre variante de l’autobiographe: les carnets de voyage, représentés dans mon top par Le Photographe (21ème place) ou Pyongyang (17ème place). Le genre a explosé pendant la décennie grâce notamment à Guy Delisle, l’auteur de Pyongyang, qui, outre son voyage en Corée du Nord, signe aussi un carnet de voyage en Chine et un en Birmanie. Il y a aussi Joann Sfar qui raconte un voyage en Inde dans son carnet Maharadja, Nicolas Wild qui raconte son expérience afghane dans les deux tomes de Kaboul Disco ou Ted Rail avec La route de la Soie en lambeaux qui relate un périple en Asie Centrale. Il faudrait un jour s’amuser à placer sur une carte tous les carnets de voyage publiés en BD: je crois que les régions qui ont été « épargnées » sont rares.
Le succès des carnet de voyage est intéressant à analyser, car ils relèvent des deux grandes tendances que je voulais montrer (et font donc une transition parfaite de l’une à l’autre!): l’autobiographie et ce que j’appellerai la « BD vérité ». Comprendre: tout ce qui est reportage en bande dessinée ou BD qui plonge ses racines dans l’actualité. Dans mon top, outre Delisle, c’est par exemple Davodeau avec Un homme est mort (25ème) ou Les Mauvaises Gens (8ème). Mais au-delà de mon classement, je pourrais évoquer d’autres albums qui relèvent de la tendance, ou encore les reportages en bande dessinée publiés dans la revue XXI. Lentement mais sûrement, la BD s’affirme de plus en plus comme un format journalistique à part entière.
L’affirmation du moi et la BD vérité montrent que globalement les auteurs et les éditeurs ont pris des libertés avec les conventions et n’ont pas hésité à renouveler le genre. Dans le choix des histoires on le voit, mais aussi dans la narration, le style de dessin et le format, favorisé en partie par l’influence grandissante des productions étrangères, américaines et surtout japonaise. Cependant, les grands succès comme Titeuf ou Astérix montrent que le lecteur lambda reste aussi attaché à des BD plus conventionnelles.
Quelques gros éditeurs et plein de petits
Après avoir bouclé mon classement, je me suis aussi amusée à relever les différents éditeurs récompensés. Je souligne une fois de plus tous les biais dont souffre l’analyse, à commencer par le fait qu’elle se base sur un échantillon purement subjectif des BD que j’ai le plus aimé de la décennie. Il n’empêche, il se dégage des écarts assez impressionants: 12 pour Dargaud, 5 pour Delcourt, 5 pour Casterman, 4 pour Glénat/Vent d’Ouest, 2 seulement pour l’Association et Dupuis… Mon classement est dominé par une poignée de gros éditeurs, d’où émergent deux poids lourds: Dargaud et Delcourt. Et encore, j’ai pris en compte les premières éditions et non les traductions pour les ouvrages américains. Sinon les bouquins de Moore se seraient retrouvés aussi classés chez Delcourt (et on aurait vu débarquer Quartier Lointain et Jimmy Corrigan dans le classement, édités à l’étranger avant 2000, après en France). Ces chiffres ne reflètent pas tout à fait la réalité du marché, plutôt les éditeurs qui répondent le plus à mes intérêts. Neuf grands éditeurs actuellement concentrent à eux seuls les deux tiers des activités du secteur, précise l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée. Medias Participations (qui regroupe Dargaud, Dupuis, Blake et Mortimer…) est le groupe qui produit et vend le plus, devant Glénat et Delcourt.
Et après?
Au-delà des nouvelles tendances qu’elle a vu naître ou évoluer, la décennie 2000 aura été celle de la confirmation de l’essor du marché de la bande dessinée. Il n’est jamais sorti autant d’albums que depuis dix ans. 4.863 BD ont été publiées ainsi en 2009, dont 3.599 nouveautés. C’est trop? Pour une amatrice de BD comme moi, c’est clairement parfois difficile de suivre vu tout ce qui sort et, devant la masse, on ne peut s’empêcher d’être influencée par la mise en avant des les rayons ou les campagnes marketings (ce qui automatiquement favorise les grosses maisons). Les éditeurs, eux, doivent s’y retrouver et la tendance ne devrait pas faiblir trop vite. Mais rien ne dit qu’un retournement de conjoncture ne peut pas s’opérer, à la faveur d’un changement de mode ou bien du développement de la BD numérique qui s’annonce déjà comme une des évolutions à suivre dans la décade qui s’ouvre. Enfin, pour ce qui est des contenus, difficile de le prévoir. On peut simplement espérer qu’il y aura d’aussi bonnes histoires à lire dans les 2010’s que lors de la décennie passée.
Laureline Karaboudjan
Illustration: extrait de la couverture de Pilules Bleues, de Frederick Peeters
Et voici le tant attendu dernier volet du Top BD de la décennie, avec les albums classés de la 10ème à la 1ère place. Vous pouvez retrouver le reste du classement avec les BD de la 50e à 41e place, celles de 40 à 31, celles de 30 à 21 et celles de 20 à 11. Bon, là normalement c’est le moment où vous vous déchaînez en commentaire pour me demander pourquoi j’ai pas mis telle ou telle BD. Et c’est le moment où je vous explique pourquoi, ou alors où je vais courir me les procurer si je ne les ai pas lues! Très bonne année 2010 à tous!
10. Persépolis, tome 2 (Marjane Satrapi) – L’Association – 2001
Elle est devenue incontournable dès qu’on parle de l’Iran, au point que ça en devienne un peu agaçant. Il n’empêche, ce n’est pas pour rien. En signant Persépolis, la BD présente dans toute bibliothèque bobo qui se respecte, Marjane Satrapi n’a pas fait qu’un joli coup commercial. Perspéolis est un témoignage d’ampleur sur l’histoire iranienne depuis 1979, d’autant plus puissant qu’il assume sa subjectivité. La grande histoire est mêlée à la petite, celle du parcours de Marjane, qui grandit de tome en tome. Dans le deuxième opus, l’Iran et l’Irak rentrent en guerre, Marjane fume des cigarettes en cachette et préfère Michael Jackson à Dieu. C’est le début de l’adolescence, l’âge d’un certain éveil politique qui coïncide avec le durcissement du régime au début des années 1980. Avec ses désormais fameux traits tout en noir et blanc, doux même pour évoquer les pires horreurs, Marjane Satrapi a ouvert une grande fenêtre sur l’Iran contemporain, dont le passé proche ne cesse de résonner aujourd’hui. En étant détournée cette année par des opposants à Ahmadinejad, la BD prouve toute son actualité et a déjà atteint le statut d’oeuvre culte.
9. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, volume 1 (Alan Moore, Kevin O’Neill) – America’s Best Comics – 2000
Parce qu’Alan Moore ne pouvait pas être absent du top 10. Avec la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, le scénariste s’attaque une fois de plus à quelques monstres sacrés de la littérature de genre, en réunissant dans une équipe de proto-superhéros Wilhelmina Murray, Allan Quatermain, le Dr Jekyll, le Capitaine Némo et l’Homme Invisible. Ils mènent des aventures rocambolesque dans le Londres victorien si souvent dépeint, et notamment par Moore dans From Hell. Ca part dans tous les sens, ça explose ici, ça se bastonne là, le tout dans des couleurs incroyables. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, c’est la preuve, s’il en fallait, que la BD d’aventures à l’ancienne a encore de beaux jours devant elle.
8. Les mauvaises gens (Etienne Davodeau) – Delcourt – 2005
J’adore Etienne Davodeau. Voilà, c’est dit. Que ce soit pour son trait, élégant et subtil, ou la précision journalistique qu’il met dans l’élaboration de ses ouvrages, c’est à mon sens un des auteurs de la décennie. D’ailleurs, je mets les Mauvaises Gens dans ce top mais ça compte double avec Rural!. Mais le premier est le meilleur des deux à mon sens. La BD retrace, de l’après-guerre à l’accession au pouvoir de Miterrand, l’engagement militant dans les Mauges, une région rurale, ouvrière et catholique du Grand Ouest. Dans des terres volontiers conservatrices, la génération des parents de l’auteur se lance alors dans le syndicalisme, à la JOC –Jeunesse Ouvrière Chrétienne – puis à la CFDT. Sur la couverture de l’album, une cheminée d’usine se dresse face à un clocher d’église, résumant les contradictions, les déchirements, l’identité complexe des militants que Davodeau décrit. Il n’y a pas une page où l’on n’apprenne pas quelque chose. Et les pages sont nombreuses. Les Mauvaises Gens, ou le véritable journalisme de qualité en BD.
7. Pilules Bleues (Fréderik Peeters) – Atrabile – 2001
Des BD qui parlent du SIDA, on a l’impression d’en avoir lu des dizaines et de toujours savoir ce qu’on va nous raconter. Le syndrome Tendre Banlieue, sans doute. Pilules Bleues n’est pas de celles-là. Peut-être parce qu’elle est autobiographique, sûrement parce qu’elle est très bien écrite, cette bande dessinée fait partie de celles qui marquent durablement. L’auteur y narre sa propre rencontre avec Cati, jeune femme mère d’un enfant. Le courant passe bien entre eux et très vite Cati doit avouer à Frederik son lourd secret: elle est séropositive. Tout est raconté très simplement, sans pathos excessif ni atténuation volontaire. L’auteur ne se pose pas ni en martyr ni en héros: il témoigne d’une tranche de sa vie parce qu’elle a un réel intérêt. Une sacrée leçon à l’usage de tous les autobiographes de bande dessinée.
6. Le Cri du Peuple, Les heures sanglantes (Jean Vautrin, Jacques Tardi) – Casterman – 2003
En BD, Paris, c’est Tardi. Qu’il fasse déambuler Nestor Burma dans les différents arrondissements de la capitale ou qu’Adèle Blanc-Sec y combatte ptérodactyles et autres créatures étranges, la ville lumière s’illumine sous le crayon du dessinateur. Mais c’est peut-être avec le Cri du Peuple qu’il y rend le plus vibrant hommage, car il y associe un autre de ses traits constituants: l’engagement politique. En adaptant le roman de Jean Vautrin, Tardi raconte la Commune de Paris à travers une sombre histoire de vendetta, aux accents de polar, genre dont il se délecte. Le capitaine Tarpagnan, qui tourne casaque dès le début de la révolte, part à la recherche de Caf’Conc’, passionaria au visage d’ange et au sein lourd dont il est amoureux. Il va ainsi dans le Paris de 1871, des espoirs de mars aux massacres de mai. Tardi prend son temps pour raconter cette histoire: 4 volumes pour une grande fresque en format à l’italienne. L’idéal pour dessiner de superbes vues panoramiques de la capitale, radieuse ou en flammes.
5. De Cape et de Crocs, le Maître d’Armes (Alain Ayrolles, Jean-Luc Masbou) – Delcourt – 2007
Parfois les BD les plus classiques dans la forme restent les meilleures. Une ligne claire: classique. De belles couleurs: classiques. Un monde de cape et d’épées, époque vénitienne: classique. Mais avec des humains qui vivent aux côtés d’animaux humanisés qui parlent et se battent: déjà moins classique. Et s’ils parlent en alexandrins, en imitant le Don Juan de Molière, alors là c’est presque original. Le talent du scénariste fait le reste pour la plus formidable histoire d’aventure de la décennie. Surtout quand les héros quittent la Terre pour rejoindre la Lune. Là tout n’est plus que rimes, poésie et combats aux fleurets. Déjà 9 tomes sont parus, mais le huitième, Le Maître d’Armes, est mon favori. Dans des espaces magnifiques, le scénario permet à la fois d’aller vers des contrées inconnues, l’au-delà de la Lune, et d’amener ce qui sera la bataille finale dans le tome 9. Parfois, on a l’impression d’être dans une pièce de théâtre et, à chaque fois, après avoir relu les 9 tomes, je n’ai qu’une envie: non pas aller relire mes classiques, mais que quelqu’un enfin, dans les marges, pour les longs jours d’école, y ajoute des dessins à la manière De Cape et de Crocs.
4. Spirou, le journal d’un ingénu (Emile Bravo) – Dupuis – 2008
J’ai toujours aimé Spirou. C’est un classique avec Tintin, Astérix, Lucky Luke et d’autres. Mais depuis quelques années, la série est un peu en déshérence. J’aimais bien Tome et Janry même s’ils n’atteignaient pas le niveau du regretté Franquin. Par contre, les derniers de Morvan et Munurea ne m’ont vraiment pas plu. Mais depuis quelques années, Dupuis a lancé “Une aventure de Spirou et Fantasio par…” une collection de one shots dans lesquels carte blanche est laissée à un auteur. Et miracle, c’est souvent très bon. Spirou, le groom vert de gris s’est glissé à la treizième place de mon top, et l’album d’Emile Bravo se retrouve à une méritée 4ème place. Le trait, tout en douceur, colle avec ce qu’à voulu dire l’auteur. Un Spirou encore immature, déjà généreux, mais loin d’imaginer qu’un jour il vivra toutes ses aventures. Alors qu’il n’est qu’un groom dans un hôtel où se trame le début de la Seconde Guerre Mondiale, il est dépassé par les évènements. A sa manière, Spirou l’ingénu peut être vu comme une réinterprétation de Candide. Mais là où le héros du conte de Voltaire, après avoir vu tant d’horreurs, deviendra sage en choisissant de se couper des affaires du monde, de “cultiver son jardin“, chez le jeune Spirou germe à la fin de l’album les prémices du futur aventurier, toujours prêt à secourir la veuve et l’orphelin. En souvenir d’une jolie femme?
3. Donjon, Retour en fanfare (Joann Sfar, Lewis Trondheim, Boulet) – Delcourt – 2007
Si vous n’avez jamais lu Donjon mais simplement aperçu en librairie, vous vous demandez sans doute pourquoi cette série (car ici il faut parler d’une série dans son ensemble plus que d’un tome particulier) se retrouve à la troisième place. Bah oui: à première vue, l’album n’est pas très cher (et avec l’explosion des BDs à 22 ou 25 euros, il semble que pour les éditeurs le prix devienne un gage de qualité), les dessins sont colorés, les personnages sont animalisés. Pas de doute, c’est une série classique de heroic-fantasy pour enfants! Mais à y regarder de plus près, on change vite d’avis. Trondheim et Sfar au scénario. Larcenet, Blain, Boulet et d’autres aux dessins. Et l’on comprend que cette série de heroic-fantasy est un peu l’aboutissement de la nouvelle vague des dessinateurs et scénaristes français, qui ont tous plus ou moins gravité autour de l’Association (avant d’être récupérés par les “grands”, comme pour Donjon, publiée chez Delcourt). La série ne manque pas d’ambition puisque qu’elle veut raconter toute l’histoire d’un monde en différents cycles (Potron-Minet, Zénith, Crépuscule, auxquels s’ajoutent les cross-overs Donjon Parade et Monsters). De sa création à son crépuscule. Peut-être n’y aura-t-il jamais de fin, un peu à la manière d’un Balzac et sa Comédie Humaine, surtout que Sfar, notamment, a toujours d’autres projets en cours. Les deux scénaristes affirment que rien n’a été prévu à l’avance et qu’ils fonctionnent au coup par coup. Un peu comme Terry Pratchett, autre démiurge, qui dans les Annales du Disque-Monde, prétendait qu’il n’avait pas prévu grand chose et qu’il n’y avait pas de cartes précises. Au final, l’on se rend compte que tout prend forme au fur et à mesure et que dans la supposée incohérence un monde unique se crée. S’il ne fallait retenir qu’une BD, ce serait Retour en Fanfare, sixième tome de la partie Zénith, le cycle “principal” de la série. Parce que Boulet est au dessin et avec Kerascoet, Larcenet et Trondheim, c’est ceux qui incarnent le mieux le trait standard de la série. Parce que le canard Herbert revient chez lui et que cet album, chose assez rare, éclaire à la fois sur la partie Zénith, sur la partie Potron-Minet et sur des ébauches du Crépuscule. Mais je pourrais en sélectionner plein d’autres. J’ai un faible pour les Donjon Parade ou certains Monsters, comme Des soldats d’honneur, le plus tragique et poétique de tous.
2. Blacksad, Âme Rouge (Diaz Canales, Guarnido) – Dargaud – 2005
Rappelez-vous, c’était en 2000. Le premier tome de Blacksad, Quelque part entre les ombres, vraie bombe venue d’Espagne, sortait en France. Pourtant l’histoire, celle d’un chat détective privé, John Blacksad, dans le New York des 1950’s, a tout du polar habituel. Sauf que tout, mais absolument tout y est. Les dialogues savoureux, la voix off du privé, les réflexions cyniques et le scénario alambiqué côté plume. Le mouvement, le cadrage, les expressions du visage, la couleur côté crayon. Il faut dire que le dessinateur Juanjo Guarnido a fait ses classes dans les studios d’animation Disney, excusez du peu. Donc les personnages anthropomorphes à tête d’animaux, il maîtrise. Les aquarelles aussi. Le plus impressionnant, c’est peut-être de constater qu’après le premier tome, la série n’a fait que s’améliorer puisque des trois qui sont parus, je préfère le deuxième au premier et plus encore le troisième au second. Âme Rouge, ainsi que s’intitule le troisième opus, nous plonge en pleine chasse aux sorcières, à l’époque où la menace atomique hante les Etats-Unis. On y croise un décalque d’Einstein sous les traits d’une chouette, on reconnaît Allen Ginsberg en train de déclamer Howl en bison, et le sénateur McCarthy est un coq. Il n’y a pas une page qui ne soit pas un émerveillement graphique et le scénario rebondit comme il se doit. Depuis 5 ans, rien. Mais il paraît que le Tome 4 est prévu pour l’an prochain. Ah, vivement le changement de décennie…
1. Le Combat Ordinaire, les Quantités Négligeables (Manu Larcenet) – Dargaud – 2004
Je me suis parfois longtemps triturée le cerveau pour savoir si je classais une BD 26ème ou 27ème dans mon top. Cela n’avait pas vraiment d’importance. Pour le premier, le seul ou presque que l’on retiendra, donc le plus important, je n’ai pas hésité longtemps. Le Combat Ordinaire. Comme une évidence. La BD, très personnelle, scénarisée et dessinée par Manu Larcenet, réussit la prouesse d’allier deux récits très forts, notamment dans le tome 2, Les Quantités négligeables. D’un côté le récit de Marco, trentenaire, photographe névrosé qui ne peut pas se passer de son psy. Il tente de s’installer à la campagne. Il est le symbole de cette génération un peu perdue, qui ne sait pas trop pourquoi elle est là et ce qu’elle doit faire. Celle qui a regardé passer le temps. De l’autre un monde ouvrier en déshérence, dans un chantier naval. Marco fait régulièrement l’aller-retour entre sa maison de campagne et le port. Là, les ouvriers ont des gueules cassés, votent Front National ou coco et son père perd la mémoire. Entre les aléas de la vie quotidienne et la disparition d’un monde industriel, Larcenet livre une œuvre qui a su toucher la critique, les amateurs de BD et le grand public. On dépasse la bande-dessinée, on est dans une méditation sur la condition humaine, qui a la grand mérite de ne pas imposer sa vision, de seulement poser des pistes de réflexions. Entre désabusement, colère et, surtout, espoir.
Laureline Karaboudjan
lire le billetQuatrième et avant-dernier volet du Top BD de la décennie, avec les albums classés de la 20ème à la 11ème place. Vous pouvez retrouver le reste du classement avec les BD de la 50e à 41e place, celles de 40 à 31 et celles de 30 à 21. Conclusion la semaine prochaine!
20.Blast, Grasse Carcasse (Manu Larcenet) – Dargaud – 2009
Blast vient de sortir, c’est la dernière oeuvre de Larcenet. Dans Le Combat ordinaire, le héros a un ami d’enfance, Bastounet. Gros, persuadé d’avoir raté sa vie, il part un jour sans retour. Sans que le lien soit formellement établi, Blast raconte un peu cette histoire sauf que le personnage, Polza Mancini, au lieu d’être un ouvrier est un écrivain gastronomique. Si, dans Le Combat ordinaire, il y a encore l’espoir, Blast, tout en encre de Chine, est une oeuvre très sombre. L’aboutissement d’un processus où l’homme devient clochard, où le présent, sous quelque angle qu’on le prenne, est sans issue. Polza est en garde à vue, il a fait “quelque chose à Carole“. Avant de tout avouer, il veut expliquer aux deux flics son parcours. Les raisons et ses blasts, ces moments où son esprit s’envole et qu’il atteint un stade d’extralucidité, que Larcenet traduit par des dessins de ses filles, les seuls instants en couleur dans un album en nuances de gris. Blast n’est que 20ème de ce top car il vient de sortir, car il y aura une suite et qu’il serait peut-être trop rapide de le classer plus en avant. Mais quelque chose me dit que dans le top 2010-2019 il sera plus haut. Beaucoup plus haut.
19. L’enquête corse (Pétillon) – Albin Michel – 2000
Pétillon a soupoudré la décennie des aventures de Jack Palmer. L’enquête corse reste ma préférée. C’est la plus drôle et la plus juste. Chaque dialogue est digne d’un Michel Audiard. La BD a connu un succès fou, au point d’être adaptée au cinéma dans un nanar bien de chez nous avec Jean Réno et Christian Clavier. Pétillon est un vieux de la vieille aujourd’hui. Mais sa capacité de toujours créer chaque semaine pour le Canard et une ou deux fois par an en format cartonné me surprendra toujours. Evidemment, les ficelles sont connues et on est rarement bouleversé. Mais, comme avec un bon Audiard, on sourit toujours, et, dans le cas présent, on ne peut s’empêcher d’aimer ces Corses qui savent reconnaître à l’explosion la distance et la longueur de la mèche.
18. Isaac le Pirate, Les Glaces (Christophe Blain) – Dargaud – 2002
Je suis une descendante de pirate, une vraie. C’est une histoire que je vous raconterai peut-être un jour. Donc, fatalement, j’ai une faiblesse pour les marins de tous bords, les tempêtes et les batailles. Quand on me demande mon prénom, je réponds toujours, Call me Laureline, référence à Moby Dick d’Herman Melville. Dans Isaac le Pirate, il y a tout ce que j’aime. Des pulsions sexuelles, des grands voyages, la mort. Rien que par sa couverture, Les Glaces est mon album préféré des cinq. Le navire dérive lentement, plus personne n’a vraiment de prise sur sa propre réalité. Les fantômes et la maladie les guettent, c’est certain. De là à dire qu’Isaac en oublierait sa bien-aimée, non bien évidemment. Mais il comprend, et nous avec lui, qu’il y a autre chose déjà.
17. Pyongyang (Guy Delisle) – L’Association – 2003
La République Populaire de Corée du Nord, ses paysages charmants, sa dictature, ses ateliers de dessin, sa dictature, ses monuments géants, sa dictature. Guy Delisle, après avoir raconté la Chine de Shenzen et avant de sortir ses Chroniques Birmanes, raconte son expérience nord-coréenne dans le meilleur de ses trois carnets de voyage. Pendant trois mois, l’auteur a encadré un atelier de dessin animé dans la dernière dictature stalinienne du monde. Ca n’a pas l’air funky comme ça – d’ailleurs, ça ne l’a pas vraiment été – mais ça a permis à Delisle de livrer un témoignage exceptionnel (très rares sont les Occidentaux à être admis en RPDC) sur la vie quotidienne de l’autre côté du 38ème parallèle. Le trait est simple, presque naïf, et sert du coup parfaitement un propos proprement hallucinant. Heureusement, dans l’enfer gris, l’auteur conserve humour et détachement. L’antidote au totalitarisme?
16. Lost Girls (Alan Moore, Melinda Gebbie) – Post Shelf Productions – 2006
Je le savais. Je l’ai toujours su. Alice cède volontiers à la concupiscence, Wendy se complait dans le stupre et Dorothy n’est qu’une petite cochonne délurée. Quand les héroïnes du Pays des Merveilles, de Peter Pan et du Magicien d’Oz se retrouvent dans un sanatorium autrichien à la veille de la première guerre mondiale, elles se racontent leurs histoires de cul. Trois âges (pour respecter la date de publication des trois ouvrages, ayant 20 ans d’écart chacun), trois expériences, une seule et même célébration de la vie quand l’Europe s’apprête à entrer dans une danse macabre. Une œuvre conçue en couple, puisque Melinda Gebbie, excellente aux pastels, est la compagne d’Alan Moore qu’on ne présente pas. Deux vieux amants qui, comme dans la chanson, savent “être vieux sans être adultes“.
15. Le Roi des Mouches, Hallorave (Mezzo, Michel Pirus) – Glénat – 2005
Le Roi des Mouches, à ne pas confondre avec Sa Majesté de la même espèce, c’est une sorte de gros trip à l’acide aux fondements particulièrement sombres. Le décor: un suburb américain lambda. Le héros: un adolescent paumé, complètement accro à ses pilules, au point de virer psychotique et d’adorer s’affubler d’un énorme masque de mouche. Et nous voici embringués pour une histoire où le sexe, la drogue et le rock’n roll ont rarement été aussi intimement liés en un cocktail démoniaque. Le dessin est très sobre et ne cache pas ses influences américaines (Burns ou Clowes). Il est sublimé par une mise en couleur toute particulière, aux tons psychédéliques. Les personnages se quittent, se retrouvent, se croisent, dans un scénario complexe, entêtant et addictif, vraie drogue dure. A lire en écoutant Joy Division ou les Black Angels.
14. Lincoln, Crâne de Bois (Olivier, Jérôme et Anne-Claire Jouvray) – Paquet – 2002
Chier. Putain. No Future. Lincoln est un cow-boy, fils d’une pute et d’un alcoolique. Élevé à coups de torgnoles, gueule cassée mais sacrément intelligent. Sacrément égoïste aussi. Et râleur. Bah ouais, Putain, Chier, pourquoi aimer la vie? Il rencontre Dieu qui croit en lui. Drôle d’idée. Il le rend immortel. Le Tout-puissant veut qu’il sauve le monde. Lui en a rien à faire. Chier, putain. Lincoln est la création d’une même famille, les Jouvray, aux dessins, au scénar et à la couleur. Le dessin est assez simple, les couleurs aussi, et le scénario est plaisant, mais chier, putain, ça marche. Peut-être parce qu’au delà d’un simple cow-boy râleur, cette BD dresse un tableau assez juste d’une certaine jeunesse. Un peu désabusée, un peu emmerdée, à la recherche du plaisir, pas vraiment de morale, ni de gauche ni de droite, mais qui, au final, ne peut pas s’empêcher d’avoir un grand coeur.
13. Spirou, le groom vert-de-gris (Yann et Schwartz) – Dupuis – 2009
Je crois que j’ai déjà un peu tout dit sur ce Spirou dans cette chronique. L’un des albums pour moi les plus réussis. Parce que Yann a réfléchi très longuement au scénario et que chaque case est un hymne à la bande dessinée, comme les films de Tarantino en sont au cinéma. Au point parfois d’en oublier le réel ? C’est ce que pensent certains esprits chagrins, comme Joann Sfar qui a accusé Yann d’antisémitisme latent et de prendre trop à la légère la Seconde Guerre Mondiale. Querelle de générations ? Peut-être. Moi, je continue de ne pas bouder mon plaisir, de lire et relire cette BD, car et c’est une évidence de l’écrire, c’est aussi par le rire que l’on prend conscience de l’horreur de la guerre.
12. Peter Pan, Crochet (Loisel)- Vents d’Ouest – 2001
Le deuxième Loisel de ma liste. La série que tous les amateurs de BD ont lu. Il fallait oser s’attaquer à cette oeuvre qui dans l’esprit de beaucoup tient un peu du monde des Bisounours, Disney oblige. Tragique par moments, certes mais Bisounours quand même. Avec Loisel, on est plus dans le Dickens, avec Peter Pan qui a une mère alcoolique et Jack l’Eventreur qui n’est jamais loin. Comme toujours il aura fallu une quinzaine d’années pour arriver au bout de ce cycle, sans doute plus symbolique des années 1990. Dans Crochet, on est dans une sorte d’apogée du principe de cette série. Des allers et retours permanents entre les mondes réels et féériques, de la couleur et du noir sans savoir où est le bien et le mal, des aventures physiques et un affrontement psychologique éprouvant. Et le crocodile, évidemment.
11. Le chat du rabbin, la Bar Mitsva (Joann Sfar) – Dargaud – 2002
Oui, d’accord, chaque nouvel album s’est retrouvé en tête de rayon dans les supermarchés culturels et le Chat du Rabbin, avec Titeuf et quelques autres, est sûrement un des plus gros succès commerciaux de la décennie. Mais est-ce immérité? Il suffit de se replonger dans le premier opus de la série pour se convaincre du contraire. Sfar met tous ses talents de conteur au service d’une histoire où les chats devisent de religion, les rabbins et les imams s’entendent et où l’on peut rire des Juifs sans risquer de procès mal-intentionnés. Une jolie fable sur la tolérance, bien écrite et érudite, illustrée par le trait inimitable de Sfar, le meilleur des dessinateurs qui ne savent pas dessiner. Ah, en ces mois hivernaux, je prendrais bien un thé à la menthe en caressant doucement le félin savant…
Laureline Karaboudjan
lire le billetVoici venu le deuxième volet de mon top 50 des meilleures BD de la décennie. On se rapproche doucement de la tête du peloton, avec les BD classées de la 40ème à la 31ème place, après celles de 50 à 41.
40. Les années Spoutnik, Bip bip (Baru) – 2002
Troisième opus de la tétralogie des années Spoutnik, Bip bip est sans conteste le plus drôle. Dans un bourg industriel, agité depuis déjà deux albums par des affrontements de gamins dignes de la Guerre des Boutons, le Spoutnik débarque. Du moins, la fête que le Parti (le seul, l’unique) organise pour célébrer le lancement du sattelite. Alors les enfants rangent leurs panoplies d’indiens et s’affairent pour construire une fusée tintinesque et faire plaisir au délégué venu spécialement de Moscou. Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes. Baru, si.
39. La grippe coloniale, Le retour d’Ulysse (Appollo, Serge Huo-Chao-Si) – Vents d’Ouest – 2004
Vous vous rappelez du Chikungunia qui a sévi dans l’île de la Réunion il y a quelques années? Et bien c’était une blague à côté de la grippe espagnole. Il n’y avait aucune raison que la maladie parvienne jusqu’aux pentes du Piton de la Fournaise, si ce n’est le retour au pays des soldats engagés dans la Première Guerre Mondiale en Europe. En l’occurrence celui de Grondin, Évariste, Camille et Voltaire, quatre amis vétérans et autant de classes sociales, de portraits et d’histoires. Une seule question: pourquoi il n’y a toujours pas de deuxième album?
38. Walking Dead, Days Gone Bye (Robert Kirkman, Tony Moore) – Image comics – 2003
Les vampires ont beau crâner au cinéma, en comics ce sont plutôt les zombies qui sont à la mode: la série Walking Dead est sans conteste un des cartons de la décennie. Pourtant, à première vue, rien de neuf sous le soleil. Un monde post-apocalyptique où errent une poignée de survivants, on l’a déjà lu dans Y The Last Man (autre excellente série qui aurait pu figurer dans ce top). Des hordes de zombies affamés de chair humaine, on connaît bien depuis les films de Romero. Un survivant qui se réveille d’un coma dans un hôpital vide, c’est 28 jours plus tard. Oui mais ça fonctionne quand même, justement parce que les meilleures recettes ont été réunies pour un cocktail sans failles. Et comme c’est mené tambour battant, on lit ça en haletant.
37. Palaces (Simon Hureau) – Ego comme X – 2003
Les carnets de voyage, c’est toujours un peu facile. On dessine des curiosités lointaines, sans forcément de talent, on se laisse aller à quelques réflexions à l’emporte-pièce sur l’exotisme et la richesse des différences, et hop, on remplit le contrat. Sauf que quand Simon Hureau va au Cambodge, il dessine principalement des hôtels abandonnés transformés par les Khmers rouges en lieux de détention, torture et exécution. Alors on lui pardonne quand il dessine un peu Angkor, et encore, sous un jour inquiétant, très différent des clichés habituels. Un album tout en nuances, qui met profondément mal à l’aise.
36. Klezmer, Conquête de l’Est (Johan Sfar) – Gallimard – 2005
Grands espaces, brigands qui assassinent et mettent le feu à des diligences, loi du plus fort, musique et tord-boyaux: ce n’est pas le Far West mais l’Est Lointain, celui des steppes ukrainiennes. Dans le froid, un groupe de musique klezmer se forme, comme se rassembleraient les sept mercenaires pour une ultime razzia. Il y a le jeune maestro juif peureux et le gros gitan qui raconte si bien les histoires, le fier pianiste et la sublime chanteuse. Et on les suit dans leur conquête de l’Est, à grands coups d’archet et de vocalises. Comme la vodka, les chansons en yiddish réchauffent le coeur. Les aquarelles de Sfar aussi.
35. Blueberry, Dust (Jean Giraud) – Dargaud – 2005
Il faut parfois rendre à César ce qui est à César, et à Blueberry son trésor mexicain. Là où Lucky Luke plonge à chaque épisode dans des abysses de médiocrité, Blueberry continue de me surprendre. Et son aspect, dans le cycle Mister Blueberry, de vieux crooner tendance western spaghetti, a tout pour séduire. Comme dans tous les films de Sergio Leone, la distribution autour de Blueberry est peuplée de personnages charismatiques, entre la belle Doree Malone, le psychopathe, les frères Earp ou Doc Hollyday. N’oublions pas de nous moquer des familles Clanton et McLaury. Et puis, si le courage vous en dit, allez marcher dans la forêt à la recherche de Géronimo. Là, face au vieux et sage guerrier, mettez-vous à genoux et inclinez-vous.
34. Lanfeust, La bête fabuleuse (Arleston-Tarquin) – Soleil – 2000
Oui Lanfeust et Soleil c’est commercial (bouh, caca). Oui, Lanfeust des Etoiles, c’est énervant. Mais la première saga sur le Monde de Troy reste dans les mémoires de très nombreux lecteurs. Le tome 8, magré sa couverture horrible, sonne la fin de l’aventure et celle d’une époque. Celle de l’âge d’or de Harry Potter, de Warhammer, du Seigneur des Anneaux en films, des geeks et geekettes qui n’étaient pas encore chics, vivaient cachés mais déjà heureux. Celle où l’on mélangeait tous les contes et les légendes possibles et où cela fonctionnait. Après, plus rien ne sera comme avant. Lanfeust ne sera plus puceau, Cixi continuera de nous énerver, Hébus sera à jamais le gros nounours rigolo de service. Mais, alors que les pétaures se sont cachés pour mourir, un monde a été créé avec ses Dieux, ses légendes, ses blagues vaseuses, ses pouvoirs magiques, ses trolls. Le combat est terminé. Enfin un peu de repos? Non car il faudra repartir ailleurs dans des aventures sans grand intérêt, sauf celui de remplir le compte en banque du club de rugby de Toulon, ce qui n’est déjà pas si mal.
33. Les petits ruisseaux (Pascal Rabaté) – Futuropolis – 2006
Quand je serai vieille, j’aimerais bien ressembler aux personnages de Rabaté dans Les Petits ruisseaux. J’irais à la pêche parce que je sais que c’est là que se niche la vraie vie. Je continuerais à chercher l’amour, en dépit de tout ce que la vie m’aura appris sur son compte. J’aurais encore des désirs charnels, que j’assouvirais très simplement. J’attendrais la mort le sourire aux lèvres, dans un petit village de province, sereinement. Je serais une jeune ridée, une vieille débridée, croquant dans la vie jusqu’au trognon.
32. La Brigade Chimérique, vol 1 (Serge Lehman, Fabrice Colin, Gess, Céline Bessonneau) – L’Atalante – 2009
Ne serait-ce que parce qu’elle est rare, l’initiative de faire du comic français est à saluer. Mais la Brigade Chimérique ne se réduit pas à une simple tentative croquer des super-héros à la sauce européenne. C’est une uchronie au scénario précis dans le Paris troublé de la fin des années 1930. Dans les rues de la capitale, le Nyctalope essaye de faire régner l’ordre mais se chiffonne tout le temps avec l’Institut du Radium, géré par la fille de Marie Curie, véritable fabrique à héros modifiés par la super-science. A Berlin, le Dr Mabuse règne en maître, comptant sur Gog et la Phalange, ses alliés italien et espagnol, pour mener à bien son étrange projet de ville au coeur des Alpes autrichiennes: Metropolis. Les références culturelles abondent, sont entremêlées et pourtant tout est très cohérent. Je savais bien que la Deuxième Guerre Mondiale n’était qu’une affaire de super-héros!
31. Le Grimoire des Dieux (Serge Le Tendre, Régis Loisel, Mohamed Aouamri) – Dargaud – 2007
La quête de l’Oiseau du Temps est la plus grande série de fantasy des années 80. Je crois que si je ne m’étais pas appelée Laureline, cela aurait été Pelisse ou Mara, des noms des deux femmes fatales de cet univers. Puis, après le tome 4, plus rien jusqu’à début 98 et l’Ami Javin, début d’un nouveau cycle, qui raconte la jeunesse des héros. Il aura fallu 9 ans de plus pour avoir la suite, le Grimoire des Dieux. Malgré le temps très long entre les épisodes, le plaisir est là à chaque fois. L’histoire tient toujours, le dessin ne vieillit pas. Les personnages, incertains, en plein construction, hésitant parfois entre leur destin et une vie facile, sont attachants. J’attends avec impatience la suite, la piste du Rige, qui devrait faire écho à mon album préféré de la série, le tome 3 intitulé le Rige. En espérant qu’il arrive dans moins de dix ans.
Laureline Karaboudjan
lire le billetPourquoi il ne faut pas attendre grand chose du film Lucky Luke
Autant le dire tout de suite : je n’ai pas vu le nouveau Lucky Luke et j’ai au moins une chance sur deux de me planter avec un titre pareil. Parce que Lucky Luke sera peut-être vraiment bien, parce que Jean Dujardin, parce que teasing péchu, belle affiche, tout ça, tout ça. N’empêche, si on regarde empiriquement les adaptations de bandes dessinées, a fortiori francophones, au cinéma, il y a de bonnes raisons d’avoir peur. De “Blueberry” à “Michel Vaillant” en passant par… “les Dalton”, justement, nombreux sont les films tirés de BD que l’on a bien vite oubliés. Peut-être pour mieux rouvrir les albums originaux. De fait, que la qualité soit là ou pas, la bande dessinée est depuis longtemps adaptée au cinéma. C’est le cas depuis longtemps, dès les années 1930 avec “Bécassine”, beaucoup dans les années 1960 avec par exemple “Tintin et le Mystère de la Toison d’Or” (encore un bon navet, d’ailleurs), mais depuis une décennie, le nombre d’adaptations s’est considérablement accru, qu’il s’agisse des comics américains ou des bandes dessinées européennes. Pourquoi fait-on autant de films tirés de bandes dessinées, surtout s’ils sont souvent mauvais ?
Par essence, et on ne le répètera jamais assez, la bande dessinée c’est traditionnellement de l’action, de l’aventure, des personnages hauts en couleurs et tout ce qui s’en suit. Autant d’ingrédients qu’exploite aussi le cinéma et qui permet donc des passerelles évidentes. Surtout, le cinéma et la bande dessinée sont deux arts de figuration narrative séquentielle. Leur mode de construction est très similaire et les correspondances sont nombreuses. Les deux sont circonscrits à un cadre, avec un notion de plan, de composition, de photographie (on parlera plutôt de couleur en BD, mais l’idée est la même). La proximité entre la bande dessinée est le cinéma tient d’ailleurs dans un seul objet : le storyboard. D’ailleurs on en a vu certains sortir en librairie au rayon BD. Yves Alion, rédacteur en chef du magazine “Storyboard”, dans un entretien à ActuaBD, nuançait à peine : “S’il s’approche de la bande dessinée, le storyboard ne s’y confond pas. Parce qu’il ne s’embarrasse pas de phylactères et qu’il admet une certaine discontinuité dans la narration. Et pourtant… “.
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