Seuls certains syndicalistes savent nous rappeler l’existence des mots entrant dans leur phase d’obsolescence. Ainsi cette formule de François Chérèque, patron de la CFDT au charisme discuté : « il y a toujours une question de pognon derrière ça ». Pour les plus jeunes de nos lecteurs une définition s’impose peut-être. Pognon ? Ce nom masculin vient de l’ancien français « poigner » (saisir avec la main). De manière familière il est une forme de synonyme d’argent. Bénéficier d’un parachute doré c’est immanquablement en avoir beaucoup, c’est « avoir du pognon plein les poches » comme pouvait l’écrire Céline dont on se souvient qu’il était docteur en médecine. Or c’est bien des médecins dont parlait François Chérèque dimanche 29 novembre lors du « Grand Rendez-vous Europe1/Le Parisien-Aujourd’hui en France» ; de médecins généralistes et de vaccination.
Nous avons à plusieurs reprises évoqué ici les différents aspects de la controverse concernant les modalités de la nouvelle vaccination antigrippale et des incompréhensions multiples qu’elles génèrent. Nous sommes face à une grippe, pandémique certes, mais grippe néanmoins. Or à la différence de toutes les grippes saisonnières et depuis que les vaccins antigrippaux existent les médecins généralistes sont exclus du dispositif vaccinal. Pour de simples raisons pratiques et stratégiques répète, inlassablement sur les ondes, le Pr Didier Houssin délégué interministériel en charge de la lutte contre cette pandémie. Et inlassablement celui qui est par ailleurs Directeur général de la santé de faire œuvre de pédagogie citoyenne et politique : mieux vaut que les généralistes soignent plutôt que de vacciner ; mieux vaut, pour assurer la traçabilité et la vaccinovigilance vacciner dans des gymnases transformés en centres spécialisés ; le conditionnement « multidose » de lots vaccinaux se prête fort mal à une utilisation au cabinet libéral….
Or voici que ce dernier argument vient de tomber avec l’arrivée des premiers vaccins « unidoses » similaires à ceux des grippes saisonnières de jadis. Et la controverse de reprendre comme un feu de brousse opposant plusieurs syndicats de médecins libéraux ; un feu de brousse brutalement et fort curieusement alimenté par le leader de la CFDT qui depuis des années se refuse ostensiblement à jouer le rôle du pyromane dans le tissu social français.
Résumons les termes de l’équation. Pour MG France, syndicat de médecins généralistes le gouvernement doit dare-dare autoriser ces derniers à vacciner puisque 3 millions de vaccins conditionnés sous forme « monodose » ont (selon lui) été livrés à l’organisme en charge des stocks de vaccins. Pour ce syndicat médical l’heure est venue de permettre aux généralistes de compléter l’œuvre accomplie par leur confrères dans les centre spécialisés en vaccinant notamment les personnes les plus à risques et celles les plus isolées (elles sont plus d’un million) qui ne peuvent se déplacer et qu’ils sont souvent les seuls à voir (avec parfois, du moins pour l’heure , le facteur).
Or cet autre syndicaliste qu’est François Chérèque ne l’entend pas de cette oreille. Il s’est déclaré farouchement opposé à cette perspective, dénonçant « une question de coût » et précisant : « il y a toujours une question de pognon derrière ça ». Pognon ? M. Chérèque aurait pu parler autrement pour désigner le même unique objet de son courroux. Il aurait pu parler de monnaie, de fric, de ronds, espèces, de numéraire, de sous , de liquide et de liquidités, voire de pèse ou, dans un genre plus végétal d’oseille ou de radis. A l’attention des adhérents cinéphiles de sa laborieuse confédération il aurait même pu aller jusqu’au grisbi.
François Chérèque (qui n’est pas vacciné), dimanche 29 novembre : « Si vous allez chez votre médecin pour vous faire vacciner, vous allez payer une visite. On nous dit c’est 8 euros, mais on se moque de nous, parce que vous allez y aller, vous allez faire voir un autre problème de santé, et ce sera 22 + 8, ce sera 30 euros. » Favorable à l’idée de mobiliser les médecins M. Chérèque a, en substance, porté le diagnostic d’ « hypocrisie » concernant Michel Chassang, président du principal syndicat de médecins libéraux (CSMF). Le Dr Chassang (qui réclame depuis plusieurs semaines l’extension de la vaccination dans les cabinets médicaux) a aussitôt fait connaître son indignation à ses contemporains.
Dans une déclaration à l’AFP il a clamé que « cette affaire
d’argent n’en est pas une ». Michel Chassang : « Ce n’est pas du tout des motivations financières qui nous poussent. Les médecins dans les centres de vaccination sont payés par les caisses d’assurance maladie et personne ne travaille gratuitement dans ces centres. Ce que nous demandons, c’est ni plus ni moins la même chose. Nous ne demandons pas aux Français de débourser de l’argent, en aucune façon. » Et puis, la perfidie syndicale pouvant être ce qu’elle est, parfois assez voisine de ce que peut être la confraternité médicale : « Chérèque dit tout haut ce que la ministre de la Santé pense tout bas: que ce serait un problème financier. Ils nous accusent ni plus ni moins, de vouloir utiliser la grippe pour nous en mettre plein les poches, c’est une accusation inacceptable. »
Les sémiologues observeront ici le caractère potentiellement contagieux du recours à la familiarité langagière déplacée pour ne pas parler de l’argot qui a ses codes et son honneur. Le Dr Chassang, pour finir : le choix des centres « dédiés » (terme qui rencontre un succès croissant) de vaccinations a été fait selon des considérations purement idéologiques (adjectif en relative désuétude). « Si chacun d’entre nous, médecins généralistes et pédiatres, vaccinons entre 15 et 20 patients par jour (…) on est en capacité de vacciner un million de personnes tous les jours » assure-t-il. D’autres voix syndicale et plus libérales encore se lèvent pour exhorter la ministre de la Santé à ne pas laisser les généralistes vacciner au motif qu’il ne faut pas réunir dans les mêmes salles d’attentes ceux qui sont infectés et ceux qui ne le sont pas encore.
Jean-Yves Nau
Prenons les généralistes au mot : expérimentons !
En France, pays jacobin, il y a vraiment une chose que nous ne savons pas bien faire en matière de politiques publiques : expérimenter. Lorsque les scientifiques ne sont pas d’accord sur un point donné, ils formalisent une approche que l’on appelle « expérimentation ». En l’occurrence la démarche serait la suivante. Le Dr Michel Chassang, président de la CSMF formule une hypothèse : « les médecins généralistes vaccineraient plus rapidement que les centres dédiés ». François Chérèque, leader de la CFDT, est opposé à l’hypothèse du Dr Chassang en avançant un argument : « cela coûtera plus cher, et ce surcoût serait au bénéfice direct des médecins libéraux ».
Cette controverse naissante pourrait très bien trouver rapidement une solution sereine. Il suffirait pour cela de conduire une expérimentation dans une (ou plusieurs) région(s) de France dans où l’on autoriserait les médecins libéraux (généralistes et pédiatres) à vacciner leurs patients sous certaines conditions de sécurité et de tarifs. Et puis, il faudrait voir ce qu’il en est au bout de quelques jours : la couverture vaccinale (proportion de la population vaccinée) serait-elle substantiellement supérieure dans les régions ayant ajouté les libéraux au dispositif préventif ?
Quelques semaines plus tard, on aurait également la réponse pour ce qui serait de la comparaison des coûts. Bien sûr, il faudrait bien comptabiliser les coûts complets de chacun des dispositifs, notamment des centres dédiés à la vaccination (où ne travaillent pas que des médecins rémunérés à la vacation, mais aussi des infirmières et des agents municipaux). On pourrait ajouter des critères ancillaires, tels que la satisfaction des usagers, l’apaisement social, l’évolution comparée de la perception des risques, etc. Où sont les freins qui nous interdisent de tenter cette aventure expérimentale ?
Antoine Flahault
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