Variations chiffrées sur la réalité
Saura-t-on un jour expliquer les raisons d’une cacophonie décidemment récurrente ? En France les autorités sanitaires laissent entendre que le « pic est atteint » avant que l’OMS nous informe que la France est l’un des rares pays européens où le H1N1pdm continue sa progression… Comment comprendre ? Seule certitude objective dans l’Hexagone, celle des chiffres de l’Institut de veille sanitaire qui, le 11 décembre, signalait 13 nouveaux décès liés au virus de la grippe en métropole en deux jours, soit 139 depuis le début de l’épidémie. Le même Institut a, en deux jours, recensé 80 nouveaux cas graves. Au total, depuis le début de l’épidémie, 710 cas graves ont été hospitalisés en métropole. Parmi ces personnes, 184 sont toujours en réanimation ou unités de soins intensifs.
Une autre comptabilité nous vient de Grande Bretagne où un travail épidémiologique officiel vient de conclure que les infections dues au H1N1pdm seraient associées à une mortalité moins importante que celle initialement redoutée. Publiée par le British Medical Journal (pdf de l’article en anglais) la première analyse complète (jusqu’au 8 novembre) des décès dus au nouveau virus pandémique en Angleterre conclut à un taux de mortalité de 0,026%, soit environ un décès pour environ 3.800 infections. Ces résultats font suite au taux de 0,048% publié il y a quelques jours par une équipe de chercheurs américains. En Angleterre près de deux tiers des personnes décédées des suites de l’infection grippale souffraient de maladies préexistantes. Ce travail conclut d’autre part que si les personnes âgées de plus de 65 ans sont moins exposées au risque de contamination celles qui sont infectées risquent plus d’en mourir.
« La première pandémie de grippe du XXIe siècle est considérablement moins mortelle que ce que l’on a pu le redouter au début » résume Sir Liam Donaldson principal conseiller du gouvernement britannique en matière de santé et responsable de cette étude menée par l’Agence britannique de protection de la santé. En toute hypothèse les auteurs expliquent que le taux de mortalité actuellement observé est nettement inférieur à celui des trois pandémies du XXe siècle: celle de 1918 avec un taux de mortalité de 2 à 3%, et celles de 1957-1958 et 1967-1968 (environ 0,2%). Pour Sir Donaldson il faut peut-être compter ici avec les améliorations progressives réalisées, à l’échelon collectif, dans le domaine de la nutrition, du logement, de la prise en charge médicale et tout particulièrement de réanimation intensive.
Mais ce travail très pragmatique apporte d’autres enseignements chiffrés : les taux de mortalité les plus bas ont été enregistrés chez les 5-14 ans et les plus élevés chez les plus de 65 ans. L’âge moyen des victimes a été de 39 ans (et le plus souvent compris entre 17 et 57 ans). La majorité d’entre elles n’aurait pas été susceptibles d’être protégées par la première phase de vaccination telle qu’elle avait été programmée en Angleterre. Plus de trois victimes sur quatre avaient reçu une prescription de médicament antiviral mais parmi celles-ci la même proportion n’avait pas pu le prendre avant les 48 premières heures de l’infection déclarée.
Conclusions de ces responsables britanniques : l’affaire est peut-être moins grave que prévu. Pour autant aucune raison de baisser la garde, notamment pour ce qui est de la vaccination des groupes à risque et de l’amélioration de l’accès le plus rapide possible aux médicaments antiviraux. Une nouvelle fois l’ambiguïté du message à faire entendre : moins grave que prévu mais pas anodin quand même… Une vache anglaise atteinte d’une pseudo-variole peinerait durablement ici à retrouver ses veaux et ses fermières.
Il faut ici ajouter que les dernières données épidémiologiques de mortalité en provenance du Japon (une mort pour 50 000 infections) semblent fortement plaider en faveur du recours à la fois précoce et massif aux deux antiviraux antigrippaux que sont le Tamiflu (de chez Roche) et le Relenza (GlaxoSmithKline). Est-ce dire que le Japon (premier consommateur mondial du Tamiflu-Roche nous dira-t-il un jour pourquoi sinon comment ?)) aurait mieux su anticiper que les autres pays industriels ? Ou faut-il comme souvent appeler à l’aide, pour mieux comprendre, les experts en santé publique ?
Jean-Yves Nau
Bilan provisoire : une mortalité indirecte basse, et une mortalité directe élevée
Cet article britannique est d’une grande importance : il est le premier à tenter une évaluation documentée de la mortalité liée à la grippe H1N1pdm à l’échelle d’un pays. L’étude est rigoureuse. Elle est basée sur les 138 certificats de décès portant la mention « infection par le virus de la grippe H1N1pdm » durant la période du 1er juin au 8 novembre 2009. Cela constitue le numérateur. Le dénominateur est basé sur les estimations produites par la veille sanitaire britannique évaluant à 540 000 le nombre total d’infections symptomatiques par le virus pandémique durant la même période.
Le résultat : un taux de létalité compris entre 22 et 34 pour 100 000 avec de fortes variations selon l’âge (les plus de 65 ans ayant un taux de létalité de l’ordre de 1%). Les auteurs notent qu’il est heureux de constater que ces résultats sont très en dessous de ce que l’expérience des pandémies passées laissaient présager : 2-3% en 1918, 0,2% en 1957 et 1968. Le film n’est cependant pas terminé préviennent les auteurs, qui redoutent, si l’activité épidémique devait remonter durant l’hiver comme en 1957, que les personnes âgées soient davantage touchées (et donc davantage exposées au risque de décès) venant alors alourdir le bilan. Les auteurs remarquent cependant qu’un tel scénario ne s’est pas produit jusqu’à présent dans l’hémisphère Sud avec H1N1pdm (mais là-bas, leur hiver austral s’est terminé avec la fin de la vague épidémique).
Il est donc à espérer que cette pandémie ne sera pas associée à une mortalité totale élevée. Pour autant restons prudent (peut-on le dire sans être aussitôt accusé de faire du catastrophisme ?) puisque l’hiver n’a pas encore seulement commencé dans l’hémisphère Nord. Et l’on peut aussi noter que la mortalité directe est plus élevée que la moyenne habituelle. Ce qui est inexplicablement bas, c’est la mortalité indirecte chez les personnes âgées.
En France (la chose est vraie dans d’autres pays) selon les derniers chiffres recensés par l’Institut de Veille Sanitaire, cités par Jean-Yves Nau, il y a tout lieu de penser que l’on est – vis-à-vis de cette mortalité directement liée au virus H1N1pdm – dans des rapports de fréquence de l’ordre de 100 fois supérieur, comme nous l’estimions au mois d’août, avec l’expérience acquise dans l’hémisphère sud (Plos Currents Influenza, en ligne, en anglais). Attention, je n’ai jamais dit comme le suggèrent certains blogs déformant mes propos que la pandémie serait cent fois plus meurtrière que la grippe saisonnière, je n’ai parlé que de la mortalité directe, celle que l’on observe et qui est rapportée chaque jour, lorsque l’issue est fatale au sortir d’un séjour en unité de soins intensifs pour pneumonie virale. C’est elle et seulement elle qui semble être beaucoup plus fréquente qu’habituellement. Or habituellement cette mortalité directe ne représente que moins d’un millième de la surmortalité totale liée à la grippe, qui est donc essentiellement indirecte.
Car il faut le redire : cette mortalité directe est, habituellement, exceptionnelle ; entre 2004 et 2008, seuls 5 cas de pneumopathies virales avec syndrome de détresse respiratoire aigüe (SDRA) ont été recensés en moyenne chaque année, dont 1 à 3 avaient connu une issue fatale. Or voici qu’en quelques mois l’épidémie, en France, a causé 710 cas graves dont la plupart directement liés à l’infection par le virus, et 138 décès, dont un très grand nombre de SDRA. Soit des proportions jamais observées dans le passé saisonnier récent. Ce qui s’est passé dans l’hémisphère Sud durant l’hiver austral s’est ainsi reproduit de façon assez fidèle dans l’hémisphère Nord durant l’automne, sans présumer encore de l’évolution de l’activité de ce nouveau virus durant l’hiver à venir.
Ainsi donc, vis-à-vis de la mortalité nous sommes dans une situation apparemment paradoxale et totalement inédite. La mortalité totale attribuée au virus H1N1pdm (somme de la mortalité directe et de la mortalité indirecte) semble faible, peut-être même plus faible que la mortalité liée à la grippe saisonnière. Et ce parce que la mortalité indirecte serait très faible, alors que la mortalité directe serait, elle, beaucoup plus élevée, et frapperait des jeunes inhabituellement victimes de la grippe. En proportion relative, la mortalité directe passerait du millième de la mortalité totale à une fraction qui pourrait dépasser la moitié, c’est un résultat assez stupéfiant.
Notons que les Britanniques ont changé de « thermomètre » en cours de route. Ils reconnaissent qu’habituellement ils faisaient référence au concept d’ « excès de mortalité » (que nous avons déjà exposé dans ces colonnes) et qui repose sur l’analyse des statistiques de mortalité « toutes causes». Comme tous les pays développés jusqu’à présent, et depuis les années 80. Or il est encore trop tôt pour disposer des statistiques de mortalité « toutes causes ». Ils travaillent donc à partir des certificats de décès dont on sait (en France et aux USA notamment) qu’ils ne représentent que moins de 10% de l’estimation de la mortalité en excès au cours de la grippe saisonnière (en France 600 certificats rapportant l’infection grippale pour une mortalité en excès de 6000, en moyenne). Les auteurs tablent cette année sur une faible sous-notification des décès ; ce qui est possible en raison de la médiatisation et des efforts faits pour favoriser le recueil des données par les médecins. Ce n’est cependant pas encore certain. Il faut donc rester prudent, même si l’on a l’impression qu’une forte surmortalité liée à H1N1pdm est probablement à exclure, car elle aurait été sans doute repérée par les cliniciens ou les services de pompes funèbres. Ce qui n’a pas été le cas à ce jour. On n’est pas dans une configuration du type de la canicule, que l’on redoutait.
Que conclure ? Si la pandémie devait disparaître au terme de cette vague automnale il est possible (mais pas encore certain) que nous aurions été confrontés à un virus responsable d’une surmortalité inhabituelle chez les adultes jeunes et les jeunes enfants, souvent atteints préalablement d’affections chroniques, parfois non. Dans le même temps ce virus n’aurait été à l’origine que d’un faible excès de mortalité dans la population générale et notamment des personnes âgées encore épargnées car peu infectées par ce virus à ce jour. Les auteurs de cette publication importante recommandent de vacciner les personnes âgées et à risque (comme pour la grippe saisonnière) de manière à les protéger contre une prochaine vague épidémique, toujours possible. Il n’est pas interdit de les entendre.
Antoine Flahault
lire le billetObserver autant que faire se peut, depuis la fin du mois d’avril, les différentes facettes de cette pandémie conduit régulièrement à un étrange constat : le décalage constant entre d’une part la « macrolecture » prévisionnelle qui en est faite par la communauté des experts et des institutions sanitaires internationales et, de l’autre, la perception de l’opinion. Tout se passe, en France, du moins comme si persistait un durable déni. Pourquoi « y croire » puisque l’on n’a rien vu ; ou presque. Pire les mesures préventives prises semblent exorbitantes par rapport au regard que l’on porte sur la réalité du risque. On se refuse à vouloir comprendre que la quasi-bénignité de la très grande majorité des cas individuels peut, en situation pandémique conduire à une véritable (transitoire mais véritable) désorganisation sociale. Après l’émotion nationale causée par l’annulation en catastrophe du match de football qui devait opposer l’Olympique de Marseille au Paris- Saint Germain la seule question qui compte est celle de savoir quand ce match pourra être joué. Les centaines de milliers d’amateurs de football français imaginent-ils ce que serait l’annulation durant plusieurs semaines de la quasi-totalité des rencontres du championnat professionnel, sans même parler de celle des compétions européennes ?
L’Europe justement ; ou plus précisément l’Union européenne. On ne l’a guère entendue ces derniers mois sur le front de la lutte contre la pandémie. Principe de subsidiarité oblige le charbonnier étatique est maître chez lui tandis que Bruxelles regarde ailleurs se passionnant, par exemple cet été, pour la modification des règles permettant d’élaborer des vins rosés (mais j’y songe, pourquoi ne pas mélanger vins blancs et vin rouges ?) ou montant aujourd’hui en première ligne pour tenter de rééquilibrer le marché du lait en plein marasme.
Qui, en France et dans les vingt-six autres Etats de l’UE, connaît le nom de la Commissaire européenne à la Santé ? La Commission devrait d’urgence faire un sondage sur ce thème ne serait-ce que pour faire saisir à quel point, pandémie ou pas, l’Europe sanitaire est un mirage. Pourquoi, par exemple, ne pas avoir centralisé (et ainsi fait baisser) l’acquisition des vaccins ? Androulla Vassiliou (c’est d’elle dont il s’agit) vient de tenter de se faire entendre. Elle l’a fait dans la presse allemande (pourquoi allemande ?) datée du 27 octobre. « D’après tout ce que nous savons, jusqu’à 30% de la population peut attraper la grippe porcine (sic). Dans ce cas, nous devons nous attendre malheureusement à un nombre de morts important, a déclaré cette ressortissante chypriote au quotidien die Welt. Il est à craindre que le virus évolue et devienne nettement plus agressif dans les prochains mois. »
Mme Vassiliou appelle donc les Européens à « rester vigilants » et à « ne pas négliger » les conséquences socio-économiques de la pandémie.
« La reprise économique dans l’UE pourrait être affaiblie. Certains secteurs économiques comme le tourisme ou l’industrie des loisirs pourraient subir des préjudices, ajoute-t-elle. On peut imaginer qu’une augmentation des arrêts maladies et qu’une baisse de la consommation en raison du sentiment d’insécurité provoquent une baisse de productivité et des perturbations dans le système de production. »
Et Mme Vassiliou de prôné la fermeture « immédiate » des établissements scolaires où des cas de grippe A(H1N1)pdm seraient confirmés et l’ « annulation » des compétitions sportives et des manifestations artistiques également affectées. Elle exhorte encore les Européens à se faire vacciner en grand nombre au motif que « plus il y a de personnes vaccinées, moins la pandémie peut se développer ».
Les vaccins précisément. Le même jour où Mme Vassiliou s’exprimait en Allemagne l’OMS lançait un cri d’alarme depuis La Havane où sa directrice générale –le Dr Margaret Chan- effectuait un voyage. Selon elle le constat est simple : il va manquer « des milliards de doses » pour protéger la population des pays pauvres contre la pandémie. « La capacité globale d’acquisition des vaccins est limitée et inadéquate et il manquera toujours des milliards de doses pour protéger toute la population » a déclaré le Dr Chan tout en rappelant que l’OMS allait commencer à distribuer en novembre des vaccins à plus de 100 pays en développement, dont Cuba. Il s’agira de vaccins fournis par les groupes pharmaceutiques producteurs et par certains pays industriels qui se sont engagés à promis de distribuer jusqu’à 10% de leurs stocks aux pays pauvres. Tout ceci devrait pouvoir protéger près de 2% de la population de ces pays pauvres d’ici quatre ou cinq mois.
Jean-Yves Nau
Expliquons-nous sur les morts dues au H1N1pdm
Tout ce que l’on peut entendre, voir ou lire ici et là nous conforte dans l’idée qu’il nous fallait impérativement tenir ce journal de bord de la pandémie. A la différence des romans d’aventure les livres de bord des navires ne narrent pas des péripéties quotidiennes. La monotonie de la mer d’huile peut se reproduire plusieurs fois au cours d’une traversée hauturière. La constance de l’alizée peut sembler bien longue au portant en longeant les tropiques….
Pour notre part nous retrouvons ici un temps qu’il nous semble avoir déjà vécu il y a plusieurs mois déjà, puis une nouvelle fois il y a quelques semaines. Les modèles prédictifs avaient prévu dès le mois de juin que le tiers de la population mondiale pourrait être contaminée par le A(H1N1)pdm. L’OMS l’a répété également, de même que les autorités sanitaires nord-américaines et britanniques. On a aussi entendu, et ce à de nombreuses reprises qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à un accroissement de la sévérité du phénomène avec l’approche de l’hiver.
Etait-ce là un discours mobilisateur ? Peut-être. Etait-ce au contraire un discours quelque peu lénifiant ? Pas si sûr. Les enseignants disent souvent (eux aussi) que la répétition est la base de l’apprentissage. Ce qui nous importe avant tout ici, c’est « l’état de la mer ». J’entends souvent « ça me fait penser au bug de l’an 2000 cette histoire de pandémie ! ». Il est vrai que l’expérience de l’hémisphère Sud semble contredire des prévisions considérées aujourd’hui comme par trop « alarmistes ». Le fameux « taux d’attaque » de 30% n’y était pas au rendez-vous. La Nouvelle Calédonie dont 15% de la population a été atteinte aurait été l’un des territoires du Pacifique Sud les plus frappés. Mais on ne connaît pas vraiment la proportion des cas asymptomatiques et des cas paucisymptomatiques, ceux que l’on ne repère pas dans la veille sanitaire classique. Ces cas correspondaient-ils en valeur absolue à ceux des infections cliniques comme on l’a vu dans les précédentes pandémies grippales ? Si oui alors, en Nouvelle Calédonie, on retomberait sur la proportion prédite de 30% de taux d’attaque.
Mais tout ceci n’ébranle pas -à raison peut-être – les tenants de la théorie du bug de l’an 2000: ce qui nous attend n’est pas terrifiant. Sauf si la Commissaire européenne à la Santé parlait de 30% de taux d’attaque « clinique » sous-entendant que 60% de la population européenne risquait d’être infectée… Comment savoir ? Cette confusion des termes ne renforce pas la crédibilité du discours général. Disons que nous n’avons pas beaucoup d’éléments nouveaux, et que l’on pourrait bien connaître des taux d’attaque supérieur à ceux observés dans l’hémisphère Sud.
D’ailleurs, l’observation attentive des courbes épidémiques de grippe dans les zones tempérées de l’hémisphère Sud montre que la pandémie a causé des épidémies beaucoup plus fortes que durant les années précédentes (entre deux et cinq fois plus fortes). Si 10 à 15% de taux d’attaque clinique durant l’hiver austral avec la nouvelle souche pandémique ne semble pas un niveau très important, il faut rappeler que dans ces territoires (les moins peuplés du globe) les épidémies de grippe ne se comportent pas tout à fait pareil que dans l’hémisphère Nord. On peut aisément le comprendre : pour aller d’île en île, de ville australe à ville australe, la dynamique épidémique peut perdre un peu en intensité ; c’est le phénomène de l’amortissage bien connu dans la théorie du signal. On a déjà observé cela. De là à avoir expliqué et compris ces phénomènes, il y a un pas que je franchis peut-être ici, j’en conviens.
Et puis, il y a la mortalité de la grippe. On lit, notamment sur notre blog, des commentaires à la fois riches, documentés, et nombreux, y compris rédigés par des enseignants-chercheurs, des mathématiciens sceptiques qui nous aident à réfléchir. A mon sens cependant (et ce n’est pas faute de l’avoir martelé partout) les vraies mécanismes de la mortalité restent peu connus du public, y compris du public averti. Mais pas des chercheurs et des spécialistes du domaine. Alors expliquons-nous.
Nous nous en sommes entretenus récemment, notamment avec des experts de l’OMS, des CDC et de l’ECDC à Berlin au World Health Summit où plusieurs sessions ont été consacrées à la pandémie. Contrairement à ce qui est souvent dit la mortalité par grippe saisonnière dans les pays développés, n’est pas de un cas pour 10 000, ni de un cas pour 100 000 : elle est de un cas pour 1 000 infections par le virus de la grippe. Oui, c’est considérable. La mortalité par grippe pandémique serait-elle, du coup, inférieure ? On ne peut pas le dire. Pas aujourd’hui. Pas encore. Elle est même probablement un peu supérieure, mais ce n’est pas non plus certain.
Attention : il ne faut pas changer la méthode de mesure de la profondeur du phénomène au milieu du gué. Ou bien l’on noie ses auditeurs. C’est cependant ce que font beaucoup de personnes, y compris de nombreux experts. La mortalité par grippe ne se mesure pas (ou pas seulement) par le décompte des victimes de la grippe rapportées par les médecins. C’est une notion fondamentale à garder à l’esprit. Revenons sur les bases de calcul de cet excès de mortalité et sur le hiatus avec l’identification clinique (des médecins).
Le dénominateur d’abord : sachant qu’une infection sur deux est asymptomatique, on estime à 6 millions le nombre moyen d’infections par grippe saisonnière. Donc avec un numérateur à 6000 décès, la surmortalité par grippe chaque année est (en moyenne) de 1 pour 1000. Or en France seuls 600 décès en moyenne sont rapportés par les médecins comme des morts attribuées à la grippe (cause principale ou secondaire) dans les registres de mortalité de l’Inserm. Ainsi, seuls 10% des décès dus à la grippe sont identifiés par les médecins. Les 90% restants viennent des statistiques de mortalité générale, une fois qu’on a pu les récupérer.
On s’aperçoit en effet, de manière reproductible et quasi constante, qu’à chaque fois qu’une épidémie de grippe saisonnière passe dans le pays, un excès de mortalité est observé par rapport aux mois des années précédentes où elle n’était pas passée. Nous le savons parce que la grippe saisonnière dure environ un ou deux mois, se produit chaque année, mais ne débute pas à une date régulière. Elles peuvent survenir selon les années entre novembre et mars. On retrouve le même phénomène, avec la même ampleur, aux USA, au Royaume-Uni, en Australie, et dans tous les pays où l’on a étudié ces phénomènes.
Autre précision, cet excès de mortalité concerne les personnes de grand âge (pour plus de 80% des plus de 75 ans). De quoi sont-elles décédées si les médecins n’ont pas identifié la grippe comme une cause possible de leur décès ? On ne sait pas aujourd’hui répondre à cette énigme. Il faut reconnaître que la mortalité des personnes de grand-âge l’hiver ne passionnait pas les chercheurs jusqu’ici. Une infection asymptomatique qui viendrait déstabiliser un équilibre de santé précaire chez une personne très fragile ? On en saura peut-être davantage si des études sont conduites à l’occasion de cette pandémie. Toujours est-il que pour 90% des décès par grippe, la grippe est passée par pertes et profits dans l’éventail des causes de décès que l’on demande au médecin d’identifier lorsqu’il est appelé à compléter le certificat médical de décès.
Et alors, pour cette pandémie, qu’en est-il ? C’est simple : il est beaucoup trop tôt pour le dire car on ne dispose pas des données de mortalité de toutes causes en temps réel. Sauf aux USA qui ont construit un échantillon de 122 villes où ces données sont rapportées en temps réel. Ils n’ont rien observé durant l’été, mais l’épidémie estivale y a pris la forme de petits foyers, certes multiples et médiatisés, mais sans véritable ampleur ; rien à voir avec les épidémies hivernales saisonnières. D’ailleurs, depuis quelques semaines, les spécialistes américains observent un excès de mortalité qui n’est pas encore analysé en détail, mais qui est significatif (notamment sur les classes d’âge concernées). Il s’agit sans doute du premier signal tangible d’un excès de mortalité observé avec cette grippe H1N1pdm (voir bulletin des CDC sur la grippe H1N1pdm de la semaine en cours, en anglais).
L’InVS en France a mis en place récemment (après la canicule de 2003) un système un peu analogue d’analyse en temps réel de la mortalité de toutes causes ; on pourra donc suivre cet aspect aussi tout au long de l’hiver (voir bulletin InVS de la grippe H1N1pdm du 27 octobre par exemple, fichier pdf). Dans les autres pays européens, je n’en ai pas connaissance. Dans l’hémisphère Sud, aucune donnée de ce type n’a été rapportée durant l’hiver austral. Il faut souvent de longs mois avant que ces données soient disponibles. Elles le seront un jour bien sûr. Mais, tenons l’hypothèse aujourd’hui, somme toute raisonnable, que l’excès de mortalité chez les personnes âgées par cette grippe pandémique ne sera pas inférieur à celui observé habituellement durant les grippes saisonnières. Un pour mille.
Ce qui change, en revanche, et notablement, durant cette pandémie, c’est le profil de la partie émergée de l’iceberg : cette mortalité identifiée par les médecins et qui nous est aujourd’hui rapportée. Cette mortalité directement attribuable à la grippe. La mortalité directe par grippe saisonnière – tout comme l’ensemble de l’excès de mortalité – concerne habituellement les personnes très âgées (les plus de 65 ans pour la plupart). En effet, les adultes jeunes et les enfants ne meurent pas de grippe saisonnière. Or ce sont principalement eux qui meurent de la grippe pandémique. Les adultes jeunes ne sont qu’exceptionnellement hospitalisés en soins intensifs pour la grippe saisonnière. Or ce sont essentiellement eux qui sont aujourd’hui (qui étaient cet été dans le Sud) pour certains entre la vie et la mort en soins de réanimation, sous ventilation, ou pire encore sous oxygénation par circulation extra-corporelle (ECMO). Ils ne représentent sans doute « que » 10% de la mortalité attendue (ce qui fait dire à certains, hâtivement peut-être, que la grippe pandémique semble tuer moins que la grippe saisonnière), mais ces 10% n’ont en rien le visage attendu. De plus, dans près de deux-tiers des cas, ces malades qui font des formes malignes de grippe pandémique sont des personnes qui souffraient de maladies pré-existantes : diabète, asthme, bronchite chronique, obésité majeure. Trop fréquemment aussi, ce sont des femmes enceintes. Mais habituellement un diabétique, un asthmatique, un obèse, ou une femme enceinte peut redouter qu’une grippe saisonnière le fatigue davantage qu’un autre, mais pas d’en mourir.
En conclusion (et l’on me pardonnera – peut-être – d’avoir été un peu long aujourd’hui alors même que j’annonçais qu’il n’y avait rien de très nouveau sous le soleil) on peut s’attendre à deux choses. D’une part à un effet amplificateur de l’excès de mortalité en raison du taux d’attaque qui pourrait être entre deux et cinq fois supérieur à celui d’une grippe saisonnière. Et d’autre part on peut craindre une mortalité directe très rare (1 pour 10 000 ? On ne sait pas encore très bien, mais c’est la seule estimation que j’ai pu faire vers la fin du mois d’août et qui résiste aux chiffres apportés depuis, gratuit en ligne, en anglais). Une mortalité directe très rare, mais au visage très inhabituel aussi touchant des jeunes (des enfants et notamment des nourrissons) et des adultes, avec ou sans maladies sous-jacentes.
Antoine Flahault
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