En bande dessinée, j’ai toujours eu un faible pour les grincheux, les rebelles sans cause, les jamais contents, rétifs à tout et pro-rien. J’en pince pour Lincoln, le cow-boy grognon créé par les deux frères Jouvray (et colorisé par la femme d’un des deux) et Vito la Deveine ne me laisse pas de marbre. Mais parmi tous les mauvais garçons que compte le monde de la Bédé, c’est Donald que je préfère. Oui, Donald Duck, le canard en costume de marin des studios Disney, à qui Carl Barks ou Don Rosa ont donné ses lettres de noblesse. Car Donald, c’est un authentique rebelle, mieux que James Dean à l’écran ou Dean Moriarty en littérature.
Le site Actua BD rapporte que le volatile vient de créer la polémique en Suède, car notre héros est favorable au téléchargement illégal de musique. Résumé de l’affaire: Riri, Fifi et Loulou veulent acheter un CD mais Donald n’a pas l’intention de leur donner de l’argent. Les trois canetons téléchargent alors le disque sur Internet en attendant de pouvoir acheter l’original. Plutôt que d’engueuler les jeunes délinquants, leur oncle trouve que c’est une bonne idée et entreprend même de la développer pour gagner des sous. Ses trois neveux ont beau essayer de l’en dissuader, rien n’y fait et Donald se met à copier des CD et à imprimer des pochettes. Évidemment, Donald finit par être pris la main dans le sac par… Picsou, à qui appartient la maison de disque lésée par le pirate. Il se repent alors et l’histoire se termine par une morale bien comme il faut. Il n’empêche, pour le Konsumentombudsmannen, l’organisme d’état suédois chargé de la protection du consommateur, il y a là une apologie manifeste du piratage qui est inacceptable.
L’histoire avait pourtant déjà été publiée au Pays-Bas en 2007 sans que cela ne fasse de vagues explique le site. Mais en Suède, c’est une autre paire de manches. En premier lieu parce que Donald est un personnage extrêmement populaire dans le pays scandinave. Il posséde ainsi un journal à son nom, alors qu’en France par exemple, le magazine dédié aux canards Disney porte le nom de Picsou. D’après Christiancomicsinternational, qui cite une étude de Médiatrender, la publication tirait à plus de 400 000 exemplaires en 2001, un chiffre particulièrement impressionnant. Et puis la Suède est le théâtre d’un feuilleton sans fin autour du piratage, des aventures judiciaires de The Pirate Bay au score de 7.1% du Parti pirate aux dernières élections européennes.
Au-delà de cet exemple récent, ce qui fait le charme de Donald, c’est justement son côté combinard, roi de la débrouille, toujours prêt à franchir les bornes surtout si celà lui permet de gagner des sous sans trop se fouler. Il suffit de se plonger dans la dernière livraison des Trésors de Picsou, qui compile des aventures relatives aux Castors Juniors, le groupe de scouts auquel appartiennent les neveux de Donald, pour se rendre compte que le canard marin n’est jamais à court de coups fourrés.
Alors que Riri, Fifi et Loulou doivent passer un test de sauvetage en montagne avec un Saint-Bernard, Donald décide, de son propre chef et probablement pour la beauté du geste, de tricher en attirant le chien avec des saucisses. Evidemment, ça foire, sinon ce n’est pas drôle. A l’inverse, dans une autre aventure, Donald, qui est une feignasse finie et qui est de corvée d’épluchures de patates, décide délibérément de saboter un autre examen de ses neveux pour qu’ils viennent l’aider. Quand on y pense, c’est assez monstrueux. La paresse de Donald touche parfois au sublime. Ainsi cette aventure où, plutôt que de participer à une trépidante chasse au trésor sur les traces de la Grande Bibliothèque d’Alexandrie, le canard préfère rester à Donaldville pour regarder des séries à la télévision. Un vrai rebelle, qui emmerde la culture bourgeoise livresque.
Mais il faut comprendre Donald. La triche, la combine et la paresse, c’est un peu sa façon à lui de résister à l’oppression d’une société dont il refuse les valeurs, et qui se manifeste dans son entourage direct. Après tout, quelle image peut avoir Donald de la « valeur travail » quand il est exploité régulièrement par Picsou pour une paye de misère? Quand son insupportable et chanceux cousin Gontran Bonheur gagnera toujours plus que lui simplement en se baissant dans la rue? Donald, par sa fainéantise et son côté truqueur, c’est aussi le contre-point idéal aux Castors Juniors, modèles de probité avec leur côté «scouts toujours prêts». Et en plus, avec leur manuel, ils ont toujours réponse à tout…
Surtout, il faut remonter à son enfance. Depuis tout petit, Donald sait que toutes les grandes richesses sont fondées sur l’imposture et le déchirement. Quand Picsou devient l’homme le plus riche du monde, il va rejeter sa famille, ce que raconte Don Rosa dans le Bâtisseur d’empire du Calisota, un épisode de la Jeunesse de Picsou. Piteusement, les deux soeurs du milliardaire s’en vont. Quel est le seul personnage qui va se permettre de le frapper? Donald, évidemment. Certes Picsou a travaillé dur mais pour cela mais il a dû aussi commettre des actes inqualifiables comme brûler un village vaudou et rejeter l’amour de Goldie et de sa famille. Franchement, quand on sait tout ça, est-ce que cela vaut le coup de devenir riche?
Donald, c’est le loser magnifique, celui qui refuse de jouer le jeu parce qu’il sait que c’est perdu d’avance. N’oublions pas que Donald est un personnage né sous le signe de la Grande Dépression, qui enchaîne les petits boulots quand il n’est pas (souvent) au chômage. L’échec, la société capitaliste consumériste et élitiste l’a obligé à l’intérioriser. Encore un exemple issu des Trésors de Picsou, volume 8, page 116. Alors que ses trois neveux viennent d’être décorés par les Castors Juniors, Donald conclut l’histoire en disant: «Pfff, tous ces titres, ça donne l’impression à un pauvre type comme moi de n’être vraiment rien». Tout est dit.
Laureline Karaboudjan
(Image de Une: extrait d’un Bâtisseur d’empire du Calisota)