Ceci n’est pas le printemps du cinéma iranien

«Ceci n’est pas un film» de Jafar Panahi est sûrement le plus accompli des nombreux films iraniens sortis en France cette année. Mais cette qualité et cette quantité donnent une idée trompeuse de la situation dans le pays.

Ce mercredi 28 sort en salles Ceci n’est pas un film, le très beau nouveau film (si, si!) de Jafar Panahi, coréalisé avec Mojtaba Mirtahmasb. On a écrit l’importance cinématographique de ce geste de liberté, découvert lors du dernier festival  de Cannes. Ceci n’est pas un film est sans doute le plus beau film iranien sorti cette année, année qui aura été marquée par une exceptionnelle présence des réalisations de cette origine sur nos écrans.

Depuis la découverte du grand cinéma iranien au début des années 1990 grâce à Abbas Kiarostami, plus tard Mohsen Makhmalbaf et Abolfazl Jalili, jamais les films de cette origine n’avaient autant attiré l’attention. Plusieurs phénomènes ont concouru à ce spectaculaire engouement, qui est aussi à bien des égards un leurre sur la réalité du cinéma dans ce pays.

Le premier phénomène, extra-cinématographique, tient à l’omniprésence de l’Iran dans l’actualité, le plus souvent pour les pires raisons qui soient: répression impitoyable des opposants, écrasement des velléités démocratiques, où les cinéastes ont payé un lourd tribut, en outre mieux médiatisé à l’étranger où ils bénéficient de davantage de relais.

Le malentendu «Une Séparation»

 

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Résistance à domicile

Ceci n’est pas un film de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb

Jafar Panahi dans son film Ceci n’est pas un film, où il montre des images d’un autre de ses films, Sang et or.

On avouera être allé assister à Ceci n’est pas un film cosigné par Jafar Panahi surtout par solidarité, par acquit de conscience, par conviction que l’existence d’un tel film et le fait qu’il soit montré à Cannes étaient en soi une victoire. Mais sans grande attente à l’égard d’une réalisation tournée sinon clandestinement (que le régime iranien ait pu ignorer sa fabrication n’est pas crédible), du moins dans des conditions de contrainte extrême, et essentiellement avec une visée de manifeste. D’où la très heureuse surprise de découvrir un des meilleurs films auxquels est associé le nom de l’auteur du Ballon blanc, du Cercle et de Sang et or, cette fois en compagnie de son acolyte Mojtaba Mirtahmasb.

Réalisé dans l’appartement du réalisateur sous le coup d’une double condamnation (6 ans de prison, 20 d’interdiction de tourner et de sortir du pays), condamnations dont il a fait appel, attendant un verdict qui ne vient pas, Ceci n’est pas un film se révèle une œuvre inventive, critique des dispositifs du cinéma lui-même autant que de l’inadmissible situation imposée au cinéaste.

Le film se passe de l’aube au milieu de la nuit d’un jour pas comme les autres, le 15 mars qui fut cette année  jour et surtout nuit de la Fête du feu, réjouissance populaire traditionnelle inspirée du soubassement zoroastrien de la culture iranienne, donc mal vue du pouvoir puisque non-musulmane, et de surcroit cette année mise à profit par les opposants, et violemment réprimée. A la télévision, rien de ce qui se passe dans les rues de la ville, mais les images d’une autre et monstrueuse catastrophe, le tsunami qui frappe le Japon. Isolé du monde mais relié par le téléphone, la télé, ce qu’on voit et entend par les fenêtres, Panahi met en scène avec malice et exigence sa propre situation, ses impasses et les espaces qu’il peut encore occuper, y compris en relation avec ces multiples profondeurs de champ. Flanqué d’un sympathique mais impressionnant iguane domestique qui apporte une touche d’étrangeté tour à tour comique et un peu inquiétante, il explique sa situation de condamné dont la sentence n’est pas encore exécutoire, et utilise des extraits de certains de ses précédents films (Le Miroir, Sang et or) pour mieux interroger sa place actuelle, politiquement et artistiquement.

De l’évocation de ses projets de film systématiquement interdits à la reconstitution in abstracto, sur le tapis de son salon, du décor d’un film qu’il aurait tant voulu tourner, des échanges politiques avec ses amis et soutiens (dont la grande cinéaste Rakhshan Bani-Etemad) au dispositif intrigant qui nait quand Panahi utilise son téléphone portable pour filmer, et notamment filmer Mirtahmasb en train de le filmer.

A l’évidence Panahi trace ici de nouvelles voies en partie inspirées des explorations de son mentor Abbas Kiarostami, notamment avec Close-up, Ten et Shirin. Mais à Cannes une autre référence, moins prévisible, s’imposait : de la manière la plus improbable, Jafar Panahi recroise la procédure mise en place par Alain Cavalier dans Pater, lorsqu’il échangeait les rôles avec Vincent Lindon, avant, là aussi, de se filmer l’un l’autre, dans un champ contrechamp rieur et intempestif.

Pas question, évidemment, de comparer la situation à Paris et à Téhéran. Mais malgré ces contextes différents, finalement des gestes similaires, gestes de liberté, de rupture avec l’emprise des places instituées (dirigeant/citoyen, réalisateur/acteur, etc.) qui attestent de la capacité d’authentiques cinéastes à mettre en jeu de manière créative leur place et leur rôle social, d’une manière qui (là aussi si différemment) est un défi manifeste à l’ordre du récit, de la fiction, de la définition des positions assignées à chacun – comme Panahi est assigné à résidence. Et Alain Cavalier est par excellente le réalisateur qui aurait su filmer aussi bien (quoiqu’autrement) l’étonnant voyage en ascenseur avec lequel se termine Ceci n’est pas un film. Ce titre est à la fois affirmation de sa forme singulière (ce n’est en effet pas un film comme les autres) et pied de nez en forme d’apparente soumission aux juges qui ont condamné Panahi à ne pas faire de films. Puisque Ceci n’est pas un film est bien du cinéma, et du meilleur.

NB : Ce texte est une nouvelle version de la critique publiée sur le blog Cannes de Slate lors de la présentation du film en mai 2011.

 

NB: Depuis le 17 septembre Mojtaba Mirtahmasb est à la prison d’Evin de Téhéran. En même temps que lui ont été arrêtés quatre autres cinéastes et la productrice Katayoon Shahabi.

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Chroniques Cannes 2011

Qu’est-ce qu’une sélection?

Introduction au Festival 2011

Woody d’ouverture, vertige du passé et double-fond

«Midnight in Paris», de Woody Allen, Sélection officielle, hors compétition.

La Guerre est acclamée

«La Guerre est déclarée», de Valérie Donzelli, Semaine critique.

Habemus Moretti

«Habemus Papam», de Nanni Moretti, compétion officielle

Les enfants trinquent

«Le gamin au vélo», de Jean-Pierre et Luc Dardenne, compétion officielle

Salut The Artist

«The Artist», de Michel Hazanavicius, compétition officielle

La secte Malick et le monde cinéma

Tree of Life de T. Malick (Compétition), Hors Satan de B. Dumont (Certain Regard), L’Apollonide (B.Bonello), Impardonnables (A. Téchiné)

Jour de grâce

Le Havre de Aki Kaurismaki (Compétition), Pater de Alain Cavalier (Compétition)

Biais d’actualité

” La Conquête” de X. Durringer (Hors compétition), “18 jours”, film collectif egyptien  (Hors compétition)

Une caméra libre à Téhéran

“Ceci n’est pas un film” de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmabs (Hors compétition)

Festival expérience

“Le jour où il vient” de Hong Sang-soo, “Il étatit une fois en Anatolie” de Nuri Bilge Ceylan

Femmes de Cannes

“La Source des femmes” de Radu Mihileanu, “Les Bien-aimés” de Christophe Honoré

Baisers volés

Palmarès (triste) et bilan (joyeux)

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En 2010, le cinéma

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En 2010, Apichatpong Weerasethakul a obtenu la Palme d’or pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures et c’est quand même la plus joyeuse nouvelle dont on puisse rêver.  Pour le cinéma, pour Apichatpong, pour un grand festival. En plus le film a eu une sorte de succès. Il faut marquer la date, il faudra s’en ressouvenir quand les flots malodorants de la démagogie menaceront à nouveau de tout balayer sur leur passage – presque tout le temps.

En 2010, Eric Rohmer et Claude Chabrol sont morts. On leur doit un nombre impressionnant de films magnifiques, d’autant plus admirables que les films de l’un ne ressemblaient pas du tout aux films de l’autre. Cette absence de ressemblance était ce qu’il y a eu, et ce qu’il reste de plus vif et de plus fécond dans ce qu’on appela un jour la Nouvelle Vague, dont il furent deux des principales figures. Il se trouve que, bien plus tard, j’ai eu le privilège de côtoyer l’un et l’autre, avec un bonheur de la rencontre qui ne s’est jamais démenti. Lorsque j’ai dirigé les Cahiers du cinéma, pendant 6 ans il n’y eut pas de matin où je ne me sois pas levé avec la peur d’apprendre la mort d’un de ces quelques uns si chers à mon cœur, et dont l’âge grandissant rendait plausible un décès. J’ai quitté les Cahiers avec un immense soulagement de n’avoir pas dû « enterrer » un d’entre eux. Et pourtant, le jour de la mort de Rohmer, le jour de la mort de Chabrol, je n’ai pas vraiment été triste. Le sentiment qui dominait était que ces hommes là avaient admirablement vécu, qu’ils avaient fait ce qu’ils voulaient, qu’ils s’étaient énormément amusé, qu’ils pouvaient regarder derrière eux (ce qu’ils ne faisaient guère) avec la certitude d’une œuvre considérable, fidèle à leurs engagements et à leurs enthousiasme, qui resterait. Penser à Eric Rohmer et à Claude Chabrol donne envie de les fêter, pas de les pleurer.

En 2010, on a beaucoup discuté de deux phénomènes distincts, en les mélangeant un peu à tort et à travers : le cinéma numérique et le cinéma 3D. Pour le numérique, la cause est entendue, c’est dans ce format que les films se feront et seront vus. Il ne sert à rien de vouloir l’empêcher ça, même si les grandes cinémathèques devraient continuer de conserver les films sur pellicule, et la possibilité de les projeter à partir du support sur lequel ils ont été réalisés. Mais il sert beaucoup de vouloir combattre les risques particuliers que ce changement technique, également riche d’énormes potentialités, fait courir au film, à de multiples titres. C’est vrai des normes de compression (ce n’est pas parce qu’on numérise qu’on doit appauvrir la qualité des images et des sons, comme cela se pratique actuellement) comme des modes de programmation dans les salles. Sur ce dernier point, un accord a pu être trouvé pour que les petites salles ne soient pas trop pénalisées, c’est heureux même si ça aurait dû être mieux. Côté 3D, rien de bien significatif après la percée Avatar, mais il est clair qu’une promesse de renouvellement du langage cinématographique existe de ce côté. A suivre.

En 2010 la dictature iranienne aura deux fois pris pour cible les cinéastes Jafar Panahi et Mahommad Rassoulof, emprisonnés au printemps, lourdement condamnée en décembre.

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En 2010, je suis allé au cinéma, et j’ai vu des beaux films. Beaucoup. Je ne parlerai ici que ceux qui ont été distribués sur les écrans en France. En 2010, Hollywood se sera montré en petite forme, ne nous offrant que deux films véritablement mémorables, Inception de Christopher Nolan et Social Network de David Fincher. Mais des Etats-Unis est aussi arrivé un mini-Ovni passionnant, ou plutôt de New York : Lenny and the Kids des frères Safdie, incarnation d’une production alternative qui une fois de plus semble capable de renaître de ses cendres. Côté asiatique, outre le grand Oncle fantôme et thaï, et en attendant le bouleversant Le Fossé de Wang Bing révélé à Venise, 2010 aura aussi été l’année de Outrages de Kitano et de Lola de Brillante Mendoza. Au Moyen-Orient, c’est Fix Me du Palestinien Raed Andoni qui laisse la marque la plus mémorable.

Paradoxe : de festival en festival mais aussi dans nos salles nous voyons aussi s’affirmer sans cesse davantage une vitalité latino-américaine, même si aucun auteur majeur ne s’est imposé depuis la révélation des Argentins (Martel, Alonso, Trapero…) et du Mexicain Carlos Reygadas au début de la décennie. Il faut attendre le 29 décembre pour que sorte le plus beau film latino de l’année, Octubre des Péruviens Daniel et Diego Vega. C’est un peu le contraire en Afrique, où du désert émergent les beaux mais isolés Un homme qui crie du Tchadien Mahmat Saleh Haroun, La Chine est encore loin de l’Algérien Malek Bensmai, Un transport en commun de la Sénégalaise Diana Gaye.

L’Europe, elle, ressemble à un archipel dispersé plutôt qu’à un continent. Alors qu’en Italie et en Grande Bretagne le soutien public au cinéma était rayé d’un trait de plume par les gourvernements, on a pu toutefois découvrir quelques pépites. Ainsi de deux beaux films bizarres venus d’Italie, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello et Le Quatro Volte de Michelangelo Frammartino, d’un étrange objet biélorusse, Le Dernier Voyage de Tanya d’Alksei Fedorchenko, du mémorable Policier, adjectif du Roumain Corneliu Porumbuiu, du prometteur Eastern Palys du Bulgare Kamen Kalev, et d’une splendeur portugaise signée Raoul Ruiz, Les Mystère de Lisbonne. Deux des meilleurs cinéastes de la jeune génération allemande, Angela Schanelec (Orly) et Christoph Hochlauser (Sous toi ma ville) ont confirmé leur talent, et combien celui-ci reste marginalisé. Et puis… je crois que c’est tout.

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Sauf, et c’est un peu embarrassant, côté français, où il me semble qu’il s’est cette année encore passé bien des choses passionnantes. A commencer par Carlos, le grand film de cinéma de 5h30 d’Olivier Assayas, mais aussi White Material, nouveau sommet dans l’œuvre hors norme de Claire Denis, et Des dieux et des hommes de Xavier Beauvois dont le triomphe public est, après la découverte du film, une deuxième grande joie. Mais encore les nouveaux films d’Abdellatif Kechiche (Vénus noire), de Mathieu Amalric (Tournée), de François Ozon (Le Refuge et Potiche), de Benoît Jacquot (Au fond des bois), de Christophe Honoré (Homme au bain), en attendant Isild Le Besco en fin d’année avec Bas Fonds. Sans oublier Jean-Luc Godard en bonne forme (Film socialisme), un essai de fiction singulière et plurielle (Suite parlée de Marie Vermillard), et un premier film en forme de comédie musicale déroutante et pleine de vie, La Reine des pommes de Valérie Donzelli, le beau moyen métrage de Louis Garrel Petit Tailleur, ou quatre documentaires qui sont quatre très beaux films de cinéma,  Ne change rien de Pedro Costa, Nénette de Nicolas Philibert,  Valvert de Valérie Mrejen,  Entre nos mains de Mariana Otero. C’est à dessein que je les entasse ainsi pour, au-delà des mots circonstanciés que chacun de ces films appelleraient, attirer  ici l’attention sur leur profusion. Il faut aussi souligner que si les réalisations de Godard, de Jacquot et de Kechiche en particulier ont subi un grave et injuste revers commercial, beaucoup de ces films – ceux de Beauvois et Ozon, mais aussi d’Assayas, de Claire Denis, d’Amalric – ont eu du succès, au cours de cette année qui a vu les entrées augmenter spectaculairement, mais inégalitairement.

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Pour la fin j’ai gardé le plus inclassable (y compris en terme d’appartenance territoriale), grande réponse artistique et politique aux vertiges du virtuel et du faux, de la babélisation des êtres, des mots et des sentiments, l’incroyable et troublant Copie conforme d’Abbas Kiarostami. Bonne année.

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