La secte Malick et le monde cinéma

CANNES, jour 6#: Tree of Life de T. Malick (Compétition), Hors Satan de B. Dumont (Certain Regard), L’Apollonide (B.Bonello), Impardonnables (A. Téchiné)

La grosse affaire du jour était donc la projection de The Tree of Life de Terrence Malik, film culte avant d’avoir été vu, arlésienne de plusieurs sélections festivalières depuis un an. Bagarres pour entrer, tension des grands jours adroitement orchestrée par les promoteurs du film et les organisateurs du festival, pourquoi pas ? Créer du désir fait partie de leur travail. Puis le film vint. Le film ? Après une citation du Livre de Job, d’abord une bonne demi-heure d’imagerie new age, accompagnée d’une voix off psalmodiant invocation à l’être suprême et allusions pieuses un tantinet confuses, salmigondis de références bibliques, d’images de matière stellaire, d’éruption volcaniques, de référence à la naissance de l’univers, montage des anneaux de Saturne avec des spermatozoïdes et des cascades, c’est le flux de la vie dans le cosmos, quoi, tu vois ?  Tiens, des dinosaures en plastoc digital, et le fleuve du film d’avant pour évoquer le grand cours de la Vie, de l’Histoire, et de l’Etre.

La bienveillance, pour ne pas dire la complaisance avec lesquelles ce risible pensum a été accueilli soulignait une étrange symétrie : il y a aujourd’hui une coterie Malick aux comportements de secte, très active notamment sur Internet, qui fait écho au discours dudit Malick, qui est lui-même un discours de secte, mêlant avec une grande habileté (ce type-là sait faire des plans de cinéma, on est au courant) intimidation pompeuse et persuasion sentimentale.

Tiens, voilà Sean Penn, qu’est-ce qu’il fait là ? On ne le saura pas, lui non plus n’a pas l’air de le savoir. Il erre dans des architectures modernes, on devine qu’il est la version adulte d’un des enfants dont la plus grande part du film (qui n’a toujours pas vraiment commencé) contera l’histoire. Histoire d’une famille américaine à la fin des années 50, dans une bourgade petite petite bourgeoise. Papa Brad Pitt, maman et trois garçons, (mais le troisième compte pour du beurre). Le prologue a fait savoir qu’un des deux autres fils va mourir, on ne sait pas pourquoi, un prête viendra expliquer que le malheur ne frappe pas que les méchants, qu’il y a de la souffrance partout en ce bas monde. On croit comprendre que Sean Penn, qui traine dans des ascenseurs ultramodernes d’un air déprimé, est l’autre, le survivant. Donc en fait la famille n’était pas heureuse, papa Brad Pitt est un aigri qui maltraite ses gamins sous prétexte d’en faire des hommes, mes fils. Et ? Et rien. 

En fait si. Pendant une seconde, on entrevoit un camion municipal qui arbore le nom de la bourgade où se déroule l’histoire : Waco, Texas. Là même où eut lieu une bataille rangée aboutissant au massacre des membres d’une secte en 1993. Aux généralités pas vraiment passionnantes sur la présence du Mal là où le Bien aurait dû seul régner, cette fugace allusion suggère d’ajouter une dénonciation en sourdine des excès du puritanisme, du machisme et de l’autoritarisme tels qu’ils peuvent se manifester dans une famille américaine moyenne. Jusqu’au bain de sang sectaire façon Davidiens ? Ah d’accord ! Du coup, c’est reparti pour un quart d’heure de fonds d’écran new age, avec orages de feu, aube cosmique, et ce pauvre Sean Penn pataugeant à mi-mollet dans une lagune qui doit être le séjour des morts, ou les limbes, ou je ne sais pas trop en fait. Malgré la quasi unanimité en faveur du film avant de l’avoir vu, disons que la réaction de la salle lorsqu’est enfin apparu le générique de fin a été plutôt fraiche. Reniant un siècle entier de réponses de cinéma à la possibilité d’évoquer l’invisible par les moyens du visible, tels que des cinéastes (croyants ou pas) les ont déployés, de Dreyer à Bresson, de Rossellini à Pasolini, de Tarkovski à Pialat, cette interminable illustration sulpicienne frappait surtout par sa naïveté, et son absence de croyance dans les véritables puissances du cinéma.

Phénomène d’autant plus intéressant qu’il se trouve que cette journée dominée « sur le papier » par le film de Malick était riche en propositions autrement passionnantes, y compris sur les mêmes terrains. C’est de toute évidence le cas de Hors Satan de Bruno Dumont, présenté à Un certain regard : exactement le contraire de Tree of Life, un film qui ne croit qu’à la matière, et aux puissances du regard porté sur elle, un film où le miracle n’est pas un dogme ecclésiastique mais la manifestation déployée en émotion profonde de conséquences concrètes d’actes concrets. L’amour qui lie la jeune fille gothique et l’ermite SDF est comme une force météorologique au cœur de ce paysage étonnant du Nord de la France, territoire hanté par la légende grâce à l’esprit qui le regarde, et pas sous l’effet d’un discours plaqué.

Le même jour, en compétition officielle, figurait L’Apollonide de Bertrand Bonello. Sa manière à lui de s’opposer au film de Malick ne concerne pas la manière de filmer la transcendance mais la mise en scène elle-même : au cinéma qui ne cesse d’énoncer du réalisateur américain s’oppose un cinéma des instants, des lieux, des affects, des différentiels de beauté, de douceur, de cruauté, de soumission et de révolte, une géographie en volume qui peut à peu littéralement construit le bordel dont il raconte l’histoire. L’Apollonide est un véritable film en relief, sauf que le relief n’est pas dans les lunettes ni même dans les yeux, il est dans la tête de chaque sectateur. La maison close se compose peu à peu, en une vive relation avec le temps présent, grâce à l’organisation mentale qui fait apparaître ces multiples figures, ces multiples ambiances, ces multiples tonalités.

On pourrait encore opposer, à nouveau selon un tout autre axe, le film d’André Téchiné présenté à la Quinzaine des réalisateurs, Impardonnables, à celui de Malick. Une phrase inspirée de Schopenhauer ouvre et clos le film, une phrase qui dit que le créateur (sans majuscule) ne sait pas mieux comment il fait ce qu’il crée que la mère ne sait comment elle fabrique le bébé qu’elle va mettre au monde. Exacte antithèse des énoncés dogmatiques de Malick. De ce principe d’incernabilité de la création, Téchiné fait un film extraordinairement ouvert, divers, saturé de romanesque sans se plier à aucune loi du roman classique, autour des amours lacunaires et lagunaires d’un écrivain vieillissant (André Dussolier) et d’une séduisante marchande de biens (Carole Bouquet), dans une Venise fantomatique et ludique, parfaitement non-touristique, dont même les canaux et les ruelles paraissent voués à décourager quoique ce soit qui ressemblerait à la grosse autoroute dramatique et visuelle façon Tree of Life. Ramifications, mouvements multiples suscités par vents et sèves, miroitements : s’il y a un arbre de vie (cinématographique), il pousse bien plutôt dans cette traversée des apparences vénitiennes.  

10 commentaires pour “La secte Malick et le monde cinéma”

  1. A propos du camion poubelle dont vous parlez : Il s’agit en fait d’un véhicule qui répand dans tout le village du DDT (écrit en gros). Pesticide dans lequel se jètent les gamins en respirant à plein poumon ce produit toxique et cancérigène…
    Ce film est un film d’auteur. Oeuvre “totale”, philosophique et ardu, voir aride et ou l’émotion au sens strict n’a pas lieu d’être véritablement. Film sur le sens de l’existence dans lequel la vie des gens est au même rang que le mouvement des planètes ou le grouillement des cellules. l’origine du monde. Terence Malik tente de nous faire comprendre que “tout est dans tout” et que l’être humain, vie et mort, fait partie de ce tout qu’est la vie. Une équation longue et difficile qui nous mènera inexorablement vers une fin belle et apaisée…
    on était en droit d’attendre de ce film beaucoup d’émotion, ce qui n’est pas le cas. La bande annonce allait dans ce sens. Donc déception pour beaucoup de spectateur. Mais c’était finalement trop facile. Non, le film est aride et sublime pour aller vers une fin rédemptrice et lumineuse… Quinze minutes d’émotion apaisée…
    Oui j’ai aimé ce film, mais il m’a fallu mettre de côté mes attentes de spectateur béat (bêta ?) bichonné et dorloté comme un bébé à qui maman donne la tété. C’est un film d’adulte !

  2. Je ne partage pas votre opinion, ne voyant pas ce qu’il y a d’adulte dans la relation construite sur un prêche asséné en position dominante par un auteur qui se met position de domination vis à vis de ses spectateurs. cela me semble au contraire infantilisant, et très antipathique. Par ailleurs je vous remercie de la précision sur le véhicule où figure le nom Waco, je corrige mon texte grâce à vous.

  3. La forme de votre critique de Tree of Life est vraiment très discutable : chacun aime ou pas le film mais le qualifier de salmigondis, se demander que fait là Sean Penn etc ne me semble pas très correct, ça me laisse penser que vous n’avez pas compris le sens du film.
    Un simple exemple : la scène des dinosaures : avez-vous vu ce que fait le prédateur au dinosaure qui est au sol ?
    Le film est rempli de “détails” comme le nom de la ville, qui sont comme des pièce d’un puzzle permettant de comprendre ce que Mallick veut donner comme message, c’est évidemment plus compliqué qu’un acteur filmé en noir et blanc dansant sur une scène (à mon tour de faire du mauvais esprit), on peut ne pas aimer la démarche, mais au moins la respecter.

  4. Il me semble en effet que quelqu’un comme Malick mériterait mieux qu’un papier qui se borne à tenter de ridiculiser sa démarche sans essayer de la comprendre. Une critique négative, pourquoi pas, mais ce n’est quand même pas le dernier Claude Lelouch…

  5. A mes yeux ce film est bien pire que les réalisations de Lelouch, elle s’appuie sur des forces extrêment actives et efficaces qui participent largement des horreurs qui se produisent dans ce monde. La “sanctification” par certains du Grand Auteur Malick, loin d’inciter à la révérence que vous réclamez, rend à mes yeux plus nécesaire encore d’être très clair à propos de son film.

  6. D’accord avec vous : débattre du fond du film est loin d’être inutile, si l’on veut prouver que le film innove ou non.

    Ce n’est pas parce qu’on y voie une sorte de big-bang, une sorte de dieu et une sorte de paradis que le propos est métaphysique. J’y vois juste le regret que le monde soit corrompu et l’espoir, consternant, entretenu par des instants de grâce (le dinosaure signalé par Bruno, la musique) qu’avec un bon jugement dernier la réconciliation viendra…

    Tout cela est effectivement new age

  7. J’ai adoré le film mais d’accord sur un point, Malick n’est ni un prêtre, ni le messie donc attention aux grandes messes organisées à sa gloire. La critique de J.M Frodon a le mérite de souligner les points aveugles d’un film qui pourrait provoquer une apathie assez dangereuse dans le cas contraire. Je ne crois pas que la critique se doive d’être faussement bien pensante ou de chercher à comprendre une démarche. Dans ce cas, tout auteur pourrait déféquer des immondices cinématographiques sans jamais fâcher personne. À quoi bon le métier de critique alors ? Personne n’est à l’abri de vilipendes, même pas le pape Malick.

  8. Ce film est profondément désaxé, il est épique, hors du temps. Sa monstruosité théologique a de quoi révulser, Malick égare sa transcendance dans la boursouflure et nous confronte à des pans entiers de fantasmes naïfs nous berçant chaque jour dans la quête illusoire d’une beauté pure et pour laquelle parfois, à tant désirer son impossibilité, on se hait. En conséquence de quoi ses films sont tous une expérience douloureuse, on se sent profondément orphelin après leur vision. On peut légitimement en vouloir à Malick et le haïr comme un fils hait son père. On est en droit de lui en vouloir si notre vœu le plus cher est de préserver notre rapport au réel et d’élucider l’intelligible en le confrontant à la matière. En conclusion, regardons Malick comme nous lisons Homère. Rien d’autres ne suscite tant de mépris et de révulsion que ce qui secrètement nous fascine le plus. Homère est d’un autre siècle, il n’engendre aucun complexe. Malick est du notre, il peut nous consterner.

    Le désir contemporain de nous concilier intellectuellement l’impact d’une œuvre épique, très émotive, suscite de l’amertume. A l’aune de sa propre singularité Malick nous offre un film captivant. La rencontre réussie d’un artiste et de son public conditionne seule la valeur de son œuvre. Celle de Malick est incontestablement d’une portée immense, certes ambivalente pour nous contemporain mais limpide pour un individu dans toute sa simplicité.

    Excepté de l’insignifiance, un esprit délié peut jouir de tout, y compris de la médiocrité. C’est à cet esprit que Malick fait appel. Veillons à ne pas prendre la voie de l’artiste pour juger son œuvre. Si quelqu’un créée une œuvre j’espère la juger comme la sienne avant que d’être tenté de justifier ce qu’elle me donne. Malick est trop épique pour être assimilable à une critique de notre temps et surtout, il est définitivement américain.

    Mais vous êtes critiques, votre jugement importe comme celui d’un critique, non pas comme le mien. Si j’étais critique, comme vous, je pourrais mépriser ce film. Ma défense serait tout aussi ridicule. Tree of Life dépasse l’entendement et puise dans le spectateur une ressource bien plus riche que ce que lui-même pourrait en dire, dans son enfance.

    La virulence d’une critique est motivée par une fascination répulsive, un moi mutilé qui perd son unité. Tels sont les chefs d’œuvre, ils nous mutilent.

  9. En tapant sur Google les mots associés “Terrence Malick” et “scientologie”, à tout hasard, cherchant une explication claire à l’aberration de ce film, je tombe sur votre critique et les réactions des internautes.
    Le succès de “Tree of life” est selon moi extrêmement inquiétant pour la santé de l’Occident et pour le cinéma.
    Je dis “le succès” ; pas seulement, heureusement.
    Selon la formule usitée, “on aime ou on déteste”. Mais là, c’est du jamais vu : pour la plupart, ceux qui aiment considèrent ce film comme rien moins que la Vérité, et ceux qui détestent – dont je fais partie – y voient un dangereux message idéologue, une redoutable tentative de manipulation mentale.
    Entre les deux groupes, point de communication possible : je trouve ça extrêmement révélateur de quelque chose que je n’arrive pas exactement à identifier mais qui est au cœur des problèmes que connaît le monde, et qui a à voir avec l’hypocrisie des religions – et a fortiori des sectes.
    Pour beaucoup, il s’agit d’un film “panthéiste” ; pour moi, c’est un film protestant (je n’exclus pas, comme mentionné plus haut, la Scientologie ou autre, même si je ne suis pas experte en la matière).
    Je me suis sentie agressée, et le mot est faible, par ces images, et encore plus par les dialogues et la musique. Des images auxquelles on essaie vainement d’injecter un sens, une émotion cosmique, mais totalement dénuées de la moindre humanité. Malick se prend pour Dieu et nous assène son message de l’au-delà : “Je vous domine, vous n’êtes rien”. Et dans cette formule, il y a au moins une partie qui me dérange…
    Que ce film ait pu avoir la Palme d’or discrédite à mes yeux le Festival de Cannes pour très longtemps, et si j’étais influençable je serais même tentée de croire au complot planétaire, voire cosmique…

  10. […] Jean-Michel Frodon, l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, qui semble en vouloir à la naïveté, à […]

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Les auteurs

Jean-Michel Frodon est critique de cinéma. Ancien responsable de la séquence cinéma du Monde, il a aussi dirigé les Cahiers du Cinéma. Il tient le blog «Projection Publique».

Titiou Lecoq est auteur, journaliste, blogueuse, et parisienne.

Henry Michel est auteur, blogueur, et Cannois.

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