«Comancheria», le western au temps de la toute puissance de la finance

comancheria_teteBen Foster et Chris Pine dans «Comancheria»

Comancheria de David MacKenzie avec Jeff Bridges, Chris Pine, Ben Foster, Gil Birmingham. Durée: 1h42. Sortie le 7 septembre

Il y a un indéniable plaisir de spectateur à reprendre une piste déjà souvent empruntée, pour peu qu’on la parcoure avec quelque originalité, et une forme de sincérité. Là réside  la différence entre l’immense tas de redites médiocres et paresseuses qui font l’ordinaire du cinéma et le nombre, bien moindre mais néanmoins conséquent, de films qui inventent leur propre place à l’intérieur des codes d’un genre établi, voire de plusieurs genres. C’est à l’évidence le cas de Comancheria.

Western, film social version Sud profond des États-Unis, polar tendance hold-up, le moins qu’on puisse dire est que les références ne manquent pas, y compris une dose de comédie qui lorgne un peu du côté de Fantasia chez les ploucs, un peu du côté des frères Coen. Deux frères, paysans texans poussés à bout par les hypothèques qui les étranglent, braquent des petites agences bancaires, avec à leurs basques un vieux Texas Ranger fatigué et rusé, et son partenaire plus qu’à demi-comanche.

Interminable serait la liste des films qui viennent à l’esprit, ce n’est en rien un problème tant la qualité de l’interprétation, le sens du paysage, l’utilisation judicieuse de la BO (Hillbilly revisité par Nick Cave, de la très belle ouvrage) donnent au film de David MacKenzie ses titres de légitimité à chasser sur ces terres on ne peut plus fréquentées.

MacKenzie est britannique, mais retrouve fort bien l’esprit des territoires américains tels que le cinéma les a magnifiés, avec l’aide de l’excellent scénariste Taylor Sheridan, auquel on devait déjà Sicario, autre revival réussi d’un genre surbalisé.

Quant à Chris Pine et Ben Foster en braqueurs par nécessité, mais aussi par jeu, et à Jeff Bridges et Gil Birmingham en flics pas dupes du rôle qu’on leur fait jouer et déterminés à le jouer tout de même, ils s’amusent beaucoup à multiplier les variations autour des clichés afférents à leurs personnages. D’où les nombreuses dimensions ludiques du résultat.

C’est à l’intérieur de ces buissons de réminiscences de cinéma que le film fait entendre sa singularité, pas forcément attendue ici. Depuis Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, Bonnie and Clyde d’Arthur Penn ou La Balade sauvage de Terrence Malick, on ne compte plus les desperados lancés dans une cavale sans fin à travers les grands espaces de l’Ouest.

C’était alors au nom d’une sorte de quête d’un absolu, d’une libération assez abstraite, d’une révolte générale contre l’état du monde. Les films cités sont tous centrés sur un couple d’amants, leur passion figurant cette aspiration vers un monde autre – c’était aussi le cas, autrement, de l’«innocence» des fugitifs de Un monde parfait de Clint Eastwood, un taulard et un enfant. Les frères Howard ont, eux, des préoccupations plus terre-à-terre. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

Cannes jour 6: les Américains à la rescousse

90-1Adam Driver dans “Paterson” de Jim Jarmusch

Après un week-end dominé par les déceptions, l’espoir renait grâce à deux grands cinéastes venus des États-Unis: Jim Jarmusch qui présente la magique «Paterson» et Jeff Nichols qui signe «Loving».

LIRE ICI

lire le billet

“Midnight Special”: ouvrez la cage aux oiseaux (de feu)

648x415_jaeden-lieberher-midnight-special-jeff-nichols

Midnight Special de Jeff Nichols avec Michael Shannon, Joel Edgerton, Kirsten Dunst, Adam Driver. Durée: 1h51. Sortie le 16 mars.

Il est amusant de voir la publicité annoncer avec le quatrième film de Jeff Nichols la révélation d’un nouveau Spielberg. Si le sens du spectacle cinématographique de l’auteur de Shotgun Stories, de Take Shelter et de Mud peut en effet être comparé à celui du signataire d’ET, c’est pour en faire un tout autre usage, voir pour affirmer un point de vue opposé et un désir de rupture.

Midnight Special est un conte à la morale assez simple: il faut que les enfants vivent leur vie, l’avenir leur appartient, les parents (et les autres pouvoirs, politiques, religieux, militaires, médiatiques) doivent accepter de les laisser un jour partir vivre leur vie. Soit l’exact contraire du message familialiste, de la prééminence des liens du sang et de l’appartenance à la cellule familiale, martelé sur tous les tons et, éventuellement, à grands renforts d’effets spéciaux par Spielberg.

Il est à cet égard légitime que le film porte le titre d’un song de Leadbelly, musicien noir qui a passé le plus clair de son temps dans un pénitencier près duquel passait ce train de minuit dont la lumière le faisait rêver de liberté. La liberté, dans un sens assez vague, est bien l’enjeu de la fuite dans la nuit de Roy, le père, aidé du policier passé dans le camp opposé Lucas, plus tard rejoints par la mère, Sarah et par Paul, un analyste de la NSA (le seul personnage spielbregien de l’affaire, mais dans un emploi très différent) pour amener le garçon de 8 ans, Alton, à sa mystérieuse destination malgré la mobilisation de la puissance et de la violence des autorités de tout poil.

De tous ces protagonistes, chacun typé d’une manière originale et assez ambivalente, à commencer par Michael Shannon déjà remarquable dans Take Shelter, la mère remarquablement sous-jouée par Kirsten Dunst est certainement la figure la plus singulière, dans un contexte où la pulsion animale de l’amour maternel est une loi quasi-absolue du scénario du cinéma mainstream contemporain, et son surjeu la règle de la part de toutes les actrices recrutées pour cet emploi.

Le seul protagoniste sans grand intérêt, être fonctionnel plutôt que fictionnel, est Alton, qui est moins un enfant qu’une idée. Si le film cherche à susciter l’identification, c’est avec les adultes qui l’entourent. Comme si Midnight Special n’avait pas à savoir, et encore moins à rendre partageable, ce dont cet enjeu de liberté, et de manière douloureuse, est porteur.

La liberté, c’est aussi celle que se donne Jeff Nichols, et celle qu’il offre à ses spectateurs –là aussi tout à fait à rebours du cinéma dont Spielberg est la figure exemplaire. Pas de manipulation du récit, mais une organisation lacunaire des informations qui laisse ouvertes de multiples hypothèses quant aux motivations des personnages et à la succession des événements. L’accès à des indices disséminés comme les repères d’une «plus grande image», qui ne sera jamais montrée, propose un rapport à la fois ouvert et codé à la fiction, d’un effet très heureux. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

La pompe à vide de «The Revenant»

dicap6

The Revenant  d’Alejandro Gonzales Iñarritu, avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy, Will Poulter. Durée: 2h35. Sortie le 24 février 2016.

Réglons tout de suite l’aspect le moins intéressant de The Revenant, la «performance» de Leonardo DiCaprio destinée à lui faire obtenir un Oscar. Elle est entièrement conforme à ce qui est prévu dans ce cas de figure, succession de grimaces et de contorsions, dans la boue, dans la neige, dans les fleuves glacés, même dans un cheval mort. C’est une idée bien misérable du travail des acteurs, et bien méprisante des acteurs eux-mêmes, a fortiori des très bons acteurs comme Leonardo DiCaprio, que d’être sommés de se livrer à pareil numéro pour mériter une consécration.

Pour le reste, The Revenant est un film aussi antipathique qu’intéressant. Antipathique est la manière dont tout, absolument tout –les actions, les sentiments, les idées, les paysages, les sons– est asséné comme coup de massue au spectateur. L’insistance, la triple dose, la surenchère d’effets est l’idée même que se fait Iñarritu (Birdman…) de la mise en scène –en quoi il est parfaitement en phase avec une époque où règne le quantitatif, où le «toujours plus» reste la loi dominante telle que le marché l’a établi pour toutes les relations humaines, où l’emprise sur le cerveau des autres demeure le but ultime de la production, sous influence écrasante de la publicité.

The Revenant raconte une histoire en elle-même très intéressante, et inspirée d’un fait réel, mais le raconte stupidement –pas par bêtise, mais par volonté délibérée d’être stupide. C’est-à-dire d’être du côté du surjeu, du passage en force, du «coup», de la mise raflée. C’est ici que le film commence à devenir quand même intéressant, pour ce qu’il n’est pas.

Contrairement à ce qu’on répète ici et là (y compris sur Wikipedia), il n’est en aucun cas un western. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

“Mistress America”: 2 actrices mettent en joie

595857

Mistress America de Noah Baumbach, avec Lola Kirke, Greta Gerwig, Matthew Shear, Jasmine Cephas-Jones, Heather Lind. Durée 1h24. Sortie le 6 janvier.

 

Il y a trois ans, la rencontre entre le réalisateur indépendant Noah Baumbach et l’actrice magnétique Greta Gerwig dans les jardins et sur les trottoirs de Paris donnaient lieu à un phénomène baptisé Frances Ha. Ce sympathique rappel d’un style de cinéma US urbain décontracté narcisso-blagueur pas trop gnagnan, espèce en voie de disparition entre radicalité ultra et mièvrerie racoleuse genre Little Miss Sunshine, lui valut  un engouement probablement disproportionné de la galaxie cinéphile, de Telluride et les Independent Spirit Awards à la plupart des critiques français.

Et voici que, cette fois entre New York et la cambrousse East Coast, Noah Baumbach remet ça, mais double la mise : il retrouve Greta Gerwig, mais la place aux côtés – et légèrement en retrait –  d’une nouvelle actrice à qui il confie le premier rôle, Lola Kirke, guère repérée jusqu’à présent. Et le résultat est… tout simplement épatant.

Mistress America est sans hésiter le film le plus drôle qu’on a pu voir au cinéma depuis bien longtemps. A la fois léger et attentif aux êtres et aux situations, capables de jouer sur plusieurs tableaux et de rebondissements bienvenus, il fait figure d’improbable mais réjouissant héritier du Woddy Allen des 80’s.

Difficile d’expliciter comment et pourquoi ça fonctionne si bien, tant le scénario repose sur des astuces qui pourraient tourner à la ruse ou au cynisme tandis que l’étudiante coincée en littérature croise la route chaotique et spectaculaire d’une potentielle future demi-sœur.

Des familles dysfonctionnelles, des complexes d’intellectuel(le)s mal dans leur peau, des fantasme de gloire littéraire, des histoires d’amour calamiteuses, des retournements de préférence sentimentale et sexuelle : on a déjà vu tout ça, plutôt cent fois qu’une, et à New York davantage que n’importe où ailleurs. Et là, sans crier gare, quelque chose d’à la fois tout à fait juste dans les rythmes et l’orchestration des différentes lignes de sentiment et une sorte de douceur générale malgré les situations parfois dramatiques ou grotesques emportent la mise.

Seul élément d’explication assuré : les deux actrices principales sont, chacune dans son physique et dans son registre, deux véritables bonheur. Vivantes, belles sans clichés ni racolage, différentes et capables d’entrer en connivence ou en conflit avec la même évidence joueuse, les deux anti-bimbos Lola Kirke et Greta Gerwig sont le trésor et l’énergie évidente de Mistress America.

Bien sûr,  leur réussite est impossible sans l’ensemble du film, scénario et réalisation. Il faut saluer la capacité à faire notamment d’une jeune fille qui se veut écrivain et d’une femme plus dans la prime jeunesse qui s’acharne à rester à la pointe du chic des êtres attachants, à les filmer avec un humour qui ne stigmatise pas ni ne se repose sur les conventions si fréquentes en pareil cas. Pour une fois, le trafic entre fiction du film (le scénario cosigné par Baumbach et Gerwig) et fiction dans le film (les nouvelles qu’écrit le personnage de Lola Kirke) fluidifie l’action et la relance.  La construction fragmentée des personnages, le regard amusé sur différents milieux à la mode, la capacité à recomposer l’environnement, avec en particulier un intéressant travail sur les décors d’intérieur et la musique, participe de l’accomplissement de Mistress America.

lire le billet

“Les Secrets des autres” ou la boite magique

589368Les Secrets des autres de Patrick Wang, avec Wendy Moniz, Trevor St John, Oona Laurence, Jeremy Shinder, Sonya Harum, Gabriel Rush. Durée: 1h43. Sortie le 26 août.

Celui-ci, à ce moment. Celle-là, dans cette situation. Un instant plutôt joyeux dans la vie quotidienne. Une rencontre inattendue. Un accident évité de justesse. La maison avec les parents et les enfants. Un geste étrange accompagné de mots qui ne le sont pas moins… Il semble d’abord que, pour son deuxième long métrage (après le déjà très remarquable In the Family), Patrick Wang aligne se séquence comme une diseuse de bonne aventure tirerait des cartes, et les poserait côte à côte.

On ne voit pas trop ce qui les relie. Quelles sont les relations entre cette gamine au nom curieux, Biscuit, sortie du lac par un jeune homme timide flanqué d’un énorme chien et l’irruption dans une petite famille de Jess, fille d’un premier mariage du père sortie de nulle part ? Qu’est-ce que cela a à voir avec les problèmes au théâtre de la petite ville au Nord des  Etats Unis où il semble qu’on se trouve, avec le sort du fils obèse, maltraité par ses copains d’école, mais qui crée de puissants et inquiétants dessins ? Que viennent faire là les boites contenant des saynètes  que fabriquaient un vieil homme récemment décédé ?

Le film procède par scènes brèves, comme des notes ou des croquis, séparés par des fondus au noir. Les Secrets des autres est d’abord un assemblage sinon de secrets, du moins de ces petites énigmes que constituent des rencontres avec des inconnus, à propos desquels il se garde bien de livrer tout de suite des explications. Et ce qui est remarquable est combien ce manque d’information n’a en fait aucune importance.

Parce que chaque visage, chaque corps, chaque situation est filmée avec une attention sensible, une affinité quasi-miraculeuse. Sans trop savoir pourquoi, on se retrouve heureux de passer du temps avec ces gens-là.

Mais peu à peu les situations se relient.  Et finalement, il s’avère que Les Secrets des autres racontait bien une histoire, et même une histoire marquée par un drame, résultat d’une fatalité atroce et de choix calamiteux. Mais surtout le film raconte la manière dont on continue d’exister, individuellement et collectivement, après que le malheur a frappé.

Cela émerge peu à peu, c’est émouvant et précis. Cette construction par touches composant finalement une image n’est pas un effet de virtuosité dramatique, mais une réponse attentive, respectueuse, devant le malheur des gens, et les innombrables erreurs, maladresses, bêtises qu’ils commettent (que nous commettons) dès lors que la spirale du malheur s’enclenche.

La souffrance et la mort travaillent le film de l’intérieur, mais d’une manière étonnamment comparable à celle dont elles travaillent toujours, quoique de manières infiniment variées, le vie, la joie, l’amour, les plaisirs et engagements de chacun. Et le plus souvent, par la grâce de Patrick Wang, c’est ici d’une légèreté aux confins du burlesque, d’une étrangeté aux franges du rêve. Et, ainsi, d’autant plus réel.

Avec une liberté de filmer impressionnante, des surgissements d’inconnus qui redonnent de la profondeur aux protagonistes, des fondus, des surimpressions, des incrustations, tout un vocabulaire visuel joueur et au plus près des émotions, il met en acte l’idée sous-jacente qui porte le film : celle d’un nécessaire bricolage généralisé des relations entre les humains, de la nécessaire reconstruction permanente de ce qui peut être dit, partagé, thésaurisé, jeté au fil de l’eau ou du vent, ou du temps.

Entre soleil et solitude, avec sa demi-douzaine d’acteurs inconnus, tous admirables, et son histoire qui ne semblait converger que vers la prise en charge d’un deuil mais l’excède illico, vers d’autres chemins, dont on ne voit pas la fin.

Les dioramas, ces boites en bois où sont figurées des scènes en miniature, sont une des manifestations matérielles d’une idée de la vie en commun, vie affective, vie sociale, vie rêvée tout à la fois. Fabriqués par une sorte de Facteur Cheval local (mais le film est tourné à Nyack, la ville natale de Joseph Cornell, le grand artiste du diorama), ces objets aussi farfelus dans l’inspiration que dans les moyens figuratifs deviennent moins la métaphore que la métonymie du film : partie ludique, accessoire, pour le tout d’une dynamique narrative, qui rapproche et accompagne des personnes, des affects, des sensibilités.

A peine esquissé, le parallèle entre les boites à histoires et la scène théâtrale fait partie de ces multiples pistes à demi enfouies qui parcourent le film, et prend davantage de force si on sait que Le Secret des autres est inspiré d’un roman de Leah Hager Cohen, par ailleurs grande spécialiste du théâtre.

Ces emboitements (c’est le cas de le dire) du diorama à la maison familiale, de la maison au théâtre et du théâtre à la petite ville, ne visent pas à un vertige qui fascinerait mais à un écart. Sur le ton de la chronique quotidienne, sensation renforcée par l’usage du très beau super-16 couleur, entre home movie, document d’archive et images de rêves, ils contribuent à donner de la place aux émotions complexes des protagonistes, et à celles des spectateurs, à la fois vis à vis de ces protagonistes et chacun vis à vis de lui-même, de sa propre histoire, tant ce qui se passe dans Le Secret des autres est susceptible de trouver d’échos dans l’existence de chacun. Puisque bien sûr, « les autres », c’est aussi nous – vous, moi.

 

 

 

 

lire le billet

“Inherent Vice”: polar sous acide, fin d’un monde envappée

la_ca_1204_inherent_vice

Inherent Vice de Paul Thomas Anderson, avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Owen Wilson, Reese Witherspoon, Benicio Del Toro, Maya Rudolph, Katherine Waterston. Sortie le 4 mars 2015 | Durée: 2h29

Vers la fin du film la voix off d’une sorte de sorcière psychédélique nommée Sortilège dit quelque chose qui vise à donner son sens à ce qu’on vient de voir: une tentative de traduire en images hallucinées et récits déjantés la fin de l’utopie des années 60 aux Etats-Unis, le basculement du pays dans le consumérisme cynique et boulimique d’une nation à la fois avide et puritaine, dominatrice et rétrograde, qui atteindra son accomplissement quand Ronald Reagan passera du poste de gouverneur de l’Etat de Californie (le cadre du film) à celui de président des USA.

S’inspirant du roman éponyme de Thomas Pynchon (en français, Vice caché, Seuil), le cinéaste de There Will Be Blood et de The Master y trouve un matériau qui lui permet de suivre le fil de l’ensemble de son œuvre: une sorte d’histoire mentale (comme la maladie du même métal) et morale de l’Amérique, par les voies détournées d’un romanesque toujours aux franges du fantastique. Mais il aborde cette fois un registre loufoque dont Punch-Drunk Love avait pu laisser deviner les prémisses, mais qui est ici à la fois plus léger, voire volontiers enfantin, et plus profond. Il y parvient en fabriquant une sorte de collision entre deux codes hétérogènes, chacun poussés dans ses ultimes retranchements.

Autour de l’improbable Doc Sportello, faux médecin mais peut-être vrai détective privé, en tout cas assurément consommateur invétéré de toute substance planante passant à portée de briquet ou de narine, se déploient des tribulations au bord de l’hallucination permanente, délire complètement farfelu reposant sur l’hypothèse que c’est le scénario lui-même qui est high, et prêt à pouffer de rire même et surtout dans les situations les plus dramatiques, comme sous l’effet d’une herbe de première qualité.

Simultanément, et avec un délibéré manque de cohérence, les situations et une partie des répliques miment et caricaturent le cinéma noir classique, avec privé désabusé, femme fatale allumeuse, manigance des notables et flic teigneux.

Le résultat est un film alternativement, ou simultanément, brillant et creux – revendiquant d’ailleurs son brio comme son vide. Le mélange des genres évoque par instant, en moins méthodique, le Tarantino de Pulp Fiction ou certains  films des frères Coen (un mix de Blood Simple et de The Big Lebowski), assez vite l’enjeu dramatique de l’enquête ou des rapports entre les personnage s’évapore comme la fumée d’un joint. Le véritable modèle aurait plutôt été à chercher du côté de Dr Folamour, au point d’incandescence entre burlesque et film noir (en remplacement de film de guerre), mais on est loin du compte.(…)

LIRE LA SUITE

 

lire le billet

«Birdman»: l’illusion de la complexité

Le film d’Iñarritu n’a pas grand chose à dire, il se pare seulement des plumes d’une réflexion. Ce qui en fait un choix parfait pour les Oscars.

birdman_a

Birdman d’Alejandro Gonzales Iñarritu, avec Michael Keaton, Zach Galifianakis, Edward Norton, Andrea Riseborough, Amy Ryan, Emma Stone, Naomi Watts. Durée : 1h59 | Sortie le 25 février.

Ce sera l’histoire d’un acteur travaillé jusqu’au fantastique par ses rôles, à l’écran, à la scène, dans la vie et dans le regard des autres –ses proches comme son public.

Hollywood saisi par le pirandellisme, c’est à vrai dire une vieille histoire. On trouverait des jeux sur la mise en abime du personnage de fiction tout au long de l’histoire du cinéma américain: Chaplin, Keaton, Sternberg (sublime Crépuscule de gloire), Lubitsch et Mankiewicz évidemment, sans parler de Welles, et bien sûr Woody Allen, en offrent de multiples figures.

A la fin du 20e siècle, dans le sillage de Brian De Palma, on assista même à une sorte d’inflation du thème, avec l’excellent Héro malgré lui de Stephen Frears (1992) mais aussi les assez gonflés Un flic à la maternelle (1990), Last Action Hero (1992) et True Lies (1993) tous avec Arnold Schwarzenegger, le simpliste Truman Show (1998) faisant référence, et faisant de l’ombre au seul chef-d’œuvre du genre, Man on the Moon de Milos Forman (1999).

Tout cela pour dire que l’interrogation sur les jeux entre réalité et fiction dont se nourrit avec une indéniable habileté Birdman n’a rien d’inédit dans le cinéma hollywoodien.

Il se nomme Riggan. Il a connu la gloire en jouant un superhéro ailé, la gloire comme elle en a l’habitude s’est ensuite enfuie à tire-d’aile. L’acteur entreprend de la reconquérir, selon une approche assez courageuse, qui est aussi celle du film: en s’enfermant dans un théâtre, dans le théâtre, dans une pièce de théâtre inspirée d’une nouvelle de Raymond Carver.

Le personnage et le film passent donc la quasi-totalité de leur temps dans l’intérieur d’un théâtre de Broadway, ce qui n’en fait pas un huis clos (les lieux sont suffisamment variés) mais tout de même une boite fermée –si bien fermée, à la fois protectrice et contraignante, que lorsqu’il finira par s’aventurer par mégarde à l’extérieur, le personnage principal se retrouvera littéralement à poil, et dans l’impossibilité de retourner à l’intérieur.

Ce sentiment de dédale sans issue est renforcé par la technique de prises de vue, des plans séquences à la steadycam qui accompagnent des circulations parfois longues et complexes, éventuellement en changeant de protagoniste en cours de circulation dans les arcanes du théâtre.

A l’intérieur, dans les coulisses, sur la scène, dans les couloirs et dans les loges, grouille une faune folklorique, celle des animaux du showbiz dans ses multiples variantes, depuis le théâtre à texte et fier de l’être jusqu’à l’entertainment sans scrupule. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

«American Sniper»: Clint Eastwood, un œil fermé

american-sniper_612x380_1American Sniper de Clint Eastwood. Avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Jake McDorman, Luke Grimes. Durée: 2h12. Sortie le 18 février.

D’un point de vue hollywoodien, ce qui est pratique avec al-Qaida, a fortiori désormais avec Daech, c’est l’existence d’un consensus à présenter leurs combattants comme des monstres, des ordures absolues –Daech travaillant d’ailleurs, avec des méthodes de récit et de représentation hollywoodiens, à conforter cette image. Dès lors, il devient possible de retrouver le simplisme absolu des bons («nous», qui que soit ce nous: les Etats-Unis, l’armée américaine, les Occidentaux, les spectateurs de cinéma) et «eux», les méchants, traités sans complexes de sauvages, d’animaux et autres qualificatifs dans le film.

Dès lors, le macho texan Chris Kyle peut partir en guerre sans souci. Le Bien marche à ses côtés. Reconstituant sur le mode du panégyrique le parcours de celui que ses camarades de combat appelleront La Légende, le tireur d’élite ayant le plus morts à son actif de l’histoire de l’armée américaine, Clint Eastwood se permet de faire le contraire de son héros. Alors que celui-ci explique que pour bien tirer il a besoin de garder les deux yeux ouverts, et de voir ce qui se passe aux alentours de ce qu’il vise, tout le scénario et toute la réalisation éliminent les à-côtés qui risqueraient de compliquer inutilement la situation.

American Sniper est filmé comme à travers une lunette de tir de précision, entièrement centrée sur un seul objectif. Oubliés les mensonges du président Bush et de la totalité de la haute administration américaine pour déclencher la guerre en Irak. Ejectée la diversité de ceux qui, sur place, se seront alors opposés à l’occupation comme d’ailleurs l’existence de soutiens au sein d’une population civile ici réduite à une bande de brutes sanguinaires, femmes et enfants compris. Niées les bavures et les erreurs de l’armée d’occupation, sans parler de l’enlisement et finalement de la défaite que subiront les Etats-Unis, après que la géniale stratégie de George Bush ait fait de l’Irak un satellite de l’Iran.

La visée du film est aussi linéaire et rectiligne que les tirs de son personnage central. On peut filer la métaphore en remarquant que le film se soucie en revanche de son recul, de ce qui advient derrière le héro, chez lui. On reste toujours dans le même alignement (le reste de l’Amérique, différente des bons petits gars du Texas et des braves membres des commandos de marine n’existent pas) mais côté famille au pays, essentiellement de sa relation de couple, et de la difficulté de Kyle a redevenir un mari et papa cool en rentrant de ses périodes de mobilisation en Irak.

Sur les toits de Faloudja où il déquille les ennemis comme des cibles de foire comme en famille dans son jardin,  le personnage, et le film avec lui, sont pris dans cette linéarité qui leur donnent à la fois leur efficacité, et le caractère limité, mécanique.

LIRE LA SUITE

lire le billet