Les enfants trinquent

CANNES, JOUR #4 – «Le gamin au vélo», de Jean-Pierre et Luc Dardenne, compétion officielle

Diaphana Films

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Ce n’est plus une tendance ni même une dominante, mais quasiment une obsession. Les enfants sont partout dans les films de ce début de Festival… et leur sort n’est vraiment pas enviable. Atteints du cancer (La Guerre est déclarée, Restless), irrémédiablement malfaisant (We Need to Talk About Kevin), promis  la délinquance et à la violence sans issue dans Toomelah de l’Australien Ivan Sen, séquestré par un pédophile dans le glauque Michael, premier film de l’Autrichien Markus Schleintzer, en butte à toutes les avanies, maltraitances et violences dans le patchwork de sketches sur le mode Moins belle la vie concocté par Maïwenn autour de la Brigade des mineurs dans Polisse. Objet de tous les ressentiments, de toutes les angoisses, de toutes les projections de bonne et de mauvaise conscience, chair à fiction… Enfin les Dardenne vinrent. Et prirent la question à bras le corps, pour la retourner cul par dessus tête.


Le personnage principal du Gamin au vélo est en effet un enfant, le titre est on ne peut plus clair. Un gamin d’une dizaine d’années qui est, comme rarement, un véritable personnage, autonome, actif, tour à tour séduisant, énervant et antipathique, quand ce n’est pas tout ça en même temps. Un être fort et faible, décidé et perdu. Il s’appelle Cyril, brosse blonde, T-shirt rouge, énergie et tête de mule. Il est prêt à se battre pour obtenir ce qu’il veut, il ne cède pas.

C’est drôle, on a écrit des mots très proches à propos d’un des deux plus beaux films du début du Festival, La guerre est déclarée : c’était les adultes alors qui se battaient, ne reculaient pas. Ici, c’est l’enfant, déterminé à retrouver son père qui l’a abandonné, à vivre selon ce qu’il croit être ce qui lui convient, ce à quoi il a droit. Et voilà que le film fait aussi écho à l’autre des très beaux films déjà vus sur la Croisette, Habemus papam de Moretti : le jeune Cyril est l’exact opposé du vieux Piccoli, celui qui veut de toutes ses forces et celui qui ne veut plus vouloir. N’allez pas croire qu’ils s’opposent, au contraire ils se répondent, et très intimement nous parlent.

Le Gamin au vélo est un film travaillé de l’intérieur par l’opposition vivante entre libre arbitre et attachement aux autres, attachement qui peut aller jusqu’à la dépendance. Mais comme toujours avec les beaux films l’essentiel n’est pas tant l’enjeu que ce qui s’éprouve dans l’expérience des plans et des séquences, dans les interférences vécues entre ce qui se produit sur l’écran et les spectateurs.

La beauté précise et palpitante de chaque image, la manière de regarder avec respect quiconque apparaît dans le champ (après tous ces films de caricature et de laideur, une vraie fontaine de jouvence), bref la grâce du cinéma des frères Dardenne irradie de tout le film, tandis que Cyril se débat avec les obstacles, esquive les propositions raisonnables qui ne sont pas ses choix, rentre dans le chou de quiconque se dresse sur son chemin, court, court, pédale, pédale.

Jean-Pierre et Luc Dardenne sont des cinéastes du mouvement, ils racontent leurs personnages en les montrant se déplaçant, on se souvient de la mobylette de Jérémie Renier dans La Promesse,  des marches et contremarches de Rosetta, des trajets aux écarts variables entre Gourmet et l’apprenti du Fils, des erratiques allers et venues de L’Enfant jusqu’à la pathétique moto poussée sans fin, de la voiture de Lorna. Il y aura donc désormais aussi les courses, à pieds et en vélo, de Cyril, et tout ce qui s’y joue de rage, d’espoir, d’affirmation de soi, de difficulté à trouver sa place.

A elles seules ces séquences suffiraient à décider de la richesse et de la justesse du film. Mais à ce principe mobile fait chair d’enfant, être d’avenir, répond un encore plus curieux principe de fixité, un être du présent affirmant sa place avec tout autant d’aplomb, et encore moins de justification psychologique : celui de la jeune femme magnifiquement interprétée par Cécile de France, cette Samantha qui décide contre vents, marées et Cyril lui-même de s’occuper de lui – et que lui s’occupe d’elle.

On se souvient de la géniale ellipse dans le déroulement du récit de Lorna, ici c’est le pur geste du choix du comportement de la jeune femme (ainsi fera Samantha, ainsi sera Samantha, et basta) qui lui fait écho, de manière tout aussi féconde.

A la fois figure mythologique protectrice qui fait par instants penser à Lillian Gish dans La Nuit du chasseur et coiffeuse dans une cité populaire d’une ville de Belgique, elle devient ainsi le contrepoint de Cyril, interprété au-delà de toute admiration par Thomas Doret : un enfant héros, un enfant vivant, un enfant être humain et pas instrument de fantasmes d’adultes – ceux qui les maltraitent dans les films, ceux qui les utilisent pour faire leur film.

Post-scriptum qui n’a (presque) rien à voir : on a écrit ici même qu’il fallait se réjouir que Cannes ait pu faire monter à son bord les Pirates des Caraïbes, cet équipage-là est un renfort appréciable à la puissance de feu d’ensemble de la manifestation. Mais pourquoi faut-il qu’après deux premiers épisodes plutôt réussis et un troisième qui sentait déjà le rabâché on se retrouve avec un si poussif pensum, que la 3D semble alourdir encore? Que le navrant Rob Marshall, saboteur connu, ait remplacé Gore Verbinski y est sans doute pour beaucoup, mais c’est aussi que ce qui sembla renouveler joyeusement le film de pirates au début de la décennie paraît désormais une vielle lune épuisée. Pas la moindre jouvence ici : une retraite bien méritée, c’est tout ce qu’il faut à Jack Sparrow.

Jean-Michel Frodon

2 commentaires pour “Les enfants trinquent”

  1. […] Festival s’est ouvert avec des enfants, il se termine avec des femmes. Outre Elena, du russe Zviagintsev, en clôture de Un certain […]

  2. […] Les enfants trinquent […]

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Les auteurs

Jean-Michel Frodon est critique de cinéma. Ancien responsable de la séquence cinéma du Monde, il a aussi dirigé les Cahiers du Cinéma. Il tient le blog «Projection Publique».

Titiou Lecoq est auteur, journaliste, blogueuse, et parisienne.

Henry Michel est auteur, blogueur, et Cannois.

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