«Juste la fin du monde»: Xavier Dolan en famille comme à la guerre

520343Nathalie Baye et Gaspard Ulliel dans Juste la fin du monde de Xavier Dolan

Juste la fin du monde de Xavier Dolan avec Nathalie Baye, Vincent Cassel, Marion Cotillard, Léa Seydoux, Gaspard Ulliel. Durée: 1h35. Sortie le 21 septembre 2016

Ce n’est pas une adaptation théâtrale, et pourtant le film est non seulement inspiré de la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce, mais en a conservé l’essentiel des dialogues. Ce n’est pas un film à vedettes, et pourtant il est interprété par Nathalie Baye, Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Vincent Cassel.

Mais c’est bien, absolument, un film de Xavier Dolan, même si on n’y retrouve pas les échappées joyeuses et les digressions affectueuses qui participaient à la richesse de ses précédents films, et qui contribuaient notamment à la réussite de Laurence Anyways et de Mommy.

Il fait chaud. Louis revient dans cette maison à la campagne, maison de sa famille qu’il a quitté jeune homme, douze ans plus tôt, et à laquelle il n’a pas donné de nouvelles. Il veut revoir les siens, à l’heure où il se sait condamné à brève échéance par le sida. Il ne les a pas prévenus de son arrivée. Ils ne savent rien de sa vie, ni de sa mort qui vient.

 Sa famille? Un nœuds de conflits, rivalités, tensions et incompréhensions –la mère, le grand frère Antoine et son épouse Catherine, la petite sœur, Suzanne.
Une famille où le retour de ce fils et frère devenu un inconnu, objet de rancœurs ou de fantasmes, exacerbe les regrets et les non-dits, fait remonter les déceptions, les rêves laissés en plan.

Alors? Alors la guerre, comme on dit dans Les Liaisons dangereuses. Mais une guerre subie plutôt que choisie, subie par toutes et tous. Une guerre sale, faites d’embuches et de dérobades.

Une guerre où tous les moyens sont bons –c’est-à-dire mauvais. Surtout l’affection, la compréhension, l’affichage de passer à autre chose, d’éviter les sujets qui fâchent.

C’est moche, la guerre, et Juste la fin du monde est un film violent, difficile. Les armes de ces belligérants, tous blessés, tous pugnaces, ce sont les voix, les corps, les gestes, les regards et les silences. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

Michael Moore, coup de fouet en retour

wtin1Moore plante le drapeau américain dans le bureau du procureur islandais qui a fait condamner les banquiers spéculateurs.

Where to Invade Next de Michael Moore. Durée: 2h. Sortie le 7 septembre.

Le nouveau film de Michael Moore tient à la fois du gag, de l’incantation et du remède de cheval. Sa sortie en France élève ces trois dimensions au carré. Car Where to Invade Next n’a pas été conçu pour le public français, mais pour celui des États-Unis.

Le gag est mis en place d’emblée, lorsqu’après avoir mis en scène le constat par le haut commandement des armées américaines, Michael Moore suggère d’aller enfin envahir des pays disposant de ressources utiles et susceptibles d’être appropriées par les États-Unis. Et se propose de mener lui-même ces opérations, seul mais armé de sa casquette et d’une bannière étoilée, de son bon sens et de sa faconde.

Michael Moore se lance donc à la conquête de l’Europe, où, pays après pays, il découvre des trésors inouïs, inconnus de ses compatriotes: les congés payes en Italie, la diététique dans les cantines scolaires en France, le droit du travail en Allemagne, l’éducation coopérative avec les élèves en Finlande, les universités gratuites en Slovénie, la dépénalisation de la consommation de drogue au Portugal, une justice qui considère que la privation de liberté est une peine suffisante sans qu’il soit besoin d’y ajouter mauvais traitements et humiliations en Norvège, la possibilité d’emprisonner les banquiers véreux en Islande.

Pas dupe, il a prévenu: «Je suis venu cueillir des fleurs, pas des orties.» Selon un principe comparable à celui de Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, Where to Invade Next prend le parti de ne regarder que les aspects positifs dans une série de pays européens (auxquels est adjointe la Tunisie en l’honneur de sa révolution), même si personne n’ignore que tout n’est pas au mieux dans cette région du monde. Voilà le côté remède, et même potion magique. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

«Comancheria», le western au temps de la toute puissance de la finance

comancheria_teteBen Foster et Chris Pine dans «Comancheria»

Comancheria de David MacKenzie avec Jeff Bridges, Chris Pine, Ben Foster, Gil Birmingham. Durée: 1h42. Sortie le 7 septembre

Il y a un indéniable plaisir de spectateur à reprendre une piste déjà souvent empruntée, pour peu qu’on la parcoure avec quelque originalité, et une forme de sincérité. Là réside  la différence entre l’immense tas de redites médiocres et paresseuses qui font l’ordinaire du cinéma et le nombre, bien moindre mais néanmoins conséquent, de films qui inventent leur propre place à l’intérieur des codes d’un genre établi, voire de plusieurs genres. C’est à l’évidence le cas de Comancheria.

Western, film social version Sud profond des États-Unis, polar tendance hold-up, le moins qu’on puisse dire est que les références ne manquent pas, y compris une dose de comédie qui lorgne un peu du côté de Fantasia chez les ploucs, un peu du côté des frères Coen. Deux frères, paysans texans poussés à bout par les hypothèques qui les étranglent, braquent des petites agences bancaires, avec à leurs basques un vieux Texas Ranger fatigué et rusé, et son partenaire plus qu’à demi-comanche.

Interminable serait la liste des films qui viennent à l’esprit, ce n’est en rien un problème tant la qualité de l’interprétation, le sens du paysage, l’utilisation judicieuse de la BO (Hillbilly revisité par Nick Cave, de la très belle ouvrage) donnent au film de David MacKenzie ses titres de légitimité à chasser sur ces terres on ne peut plus fréquentées.

MacKenzie est britannique, mais retrouve fort bien l’esprit des territoires américains tels que le cinéma les a magnifiés, avec l’aide de l’excellent scénariste Taylor Sheridan, auquel on devait déjà Sicario, autre revival réussi d’un genre surbalisé.

Quant à Chris Pine et Ben Foster en braqueurs par nécessité, mais aussi par jeu, et à Jeff Bridges et Gil Birmingham en flics pas dupes du rôle qu’on leur fait jouer et déterminés à le jouer tout de même, ils s’amusent beaucoup à multiplier les variations autour des clichés afférents à leurs personnages. D’où les nombreuses dimensions ludiques du résultat.

C’est à l’intérieur de ces buissons de réminiscences de cinéma que le film fait entendre sa singularité, pas forcément attendue ici. Depuis Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, Bonnie and Clyde d’Arthur Penn ou La Balade sauvage de Terrence Malick, on ne compte plus les desperados lancés dans une cavale sans fin à travers les grands espaces de l’Ouest.

C’était alors au nom d’une sorte de quête d’un absolu, d’une libération assez abstraite, d’une révolte générale contre l’état du monde. Les films cités sont tous centrés sur un couple d’amants, leur passion figurant cette aspiration vers un monde autre – c’était aussi le cas, autrement, de l’«innocence» des fugitifs de Un monde parfait de Clint Eastwood, un taulard et un enfant. Les frères Howard ont, eux, des préoccupations plus terre-à-terre. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

« Jeunesse » navigue au plus juste

426728Jeunesse de Julien Samani, avec Kevin Azaïs, Jean-François Stevenin, Samir Guesmi. Durée : 1h23. Sortie le 7 septembre 2016.

Il a 20 ans. Il vit aujourd’hui, au Havre ou à Brest. Il n’a pas d’avenir, mais un rêve : embarquer. Il est fort et enfantin, naïf et rusé à la fois. Un capitaine sur le retour l’accepte sur un vieux rafiot, où, matelot indocile mais curieux, il cohabite avec un équipage cosmopolite. On l’appelle Zico.

Zico apprend, fait des erreurs, se fout en rogne. C’est parfois violent, à bord, et parfois très beau. C’est aussi épuisant, ou interminable. Des fois cela ressemble à son rêve, et souvent non. Et puis les vraies difficultés, tempête, incendie, avarie grave, arrivent.

Jeunesse raconte cela : une histoire simple. Un parcours initiatique, une aventure en mer. Et il le raconte simplement. Une poignée de protagonistes autour du personnage central, une succession de situations qui sont autant de révélateurs, crises et dangers, affections et changements.

C’est tout. C’est très bien ainsi.

Il n’est pas utile de savoir qu’il s’agit de l’adaptation de la nouvelle éponyme de Joseph Conrad, elle-même en grande partie autobiographique. Le récit se passait au début du 20e siècle, le film se passe au début du 21e siècle. Ce n’est pourtant pas une adaptation, encore moins une transposition contemporaine.

C’est très précisément le film du livre, et pour cette raison même il peut se voir sans rien savoir du texte. C’est prendre au sérieux l’essentiel de ce qui rendait l’histoire belle et intéressante, et s’y tenir.

Sans doute ce Zico va sur Facebook, et écoute de l’électro dans les boites de nuit quand le bateau fait escale. Sans doute les pratiques des armateurs d’aujourd’hui finiront pas s’immiscer dans le parcours du bateau, et du garçon.

Ça n’a à peu près aucune importance. L’essentiel est ailleurs, et c’est de cet essentiel que se soucie Julien Samani pour son premier long métrage de fiction, après avoir débuté comme documentariste.

Il a raison. Ses acteurs, le corps et le visage de Kevin Azaïs traité en héros, héros réel, pas toujours sympathique, mais porteur d’une force et d’une idée, le binôme contrasté du capitaine et du second (Stevenin et Guesmi) trainant chacun derrière lui une histoire, histoires dont il suffit de savoir qu’elles existent, et que ni l’une ni l’autre n’est ni simple ni heureuse, ces trois corps d’hommes différents et le navire, ferraille et rouille, accastillage et mythologie, matérialisent tout ce dont il est besoin.

En voyant Jeunesse, on se dit qu’ils sont rares, aujourd’hui, les films qui croient assez à leur personnage et au parcours qu’il accomplira pour se dispenser de toute affèterie, de toute ruse, de toute surenchère. Et c’est cela aussi qui, pour le spectateur, rend la traversée à bord du navire affrété par Julien Samani si heureuse.

lire le billet

«Nocturama», film d’action et troublant opéra crépusculaire

nocturama

Nocturama de Bertrand Bonello. Avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le Doré, Luis Rego. Durée 2h10. Sortie le 31 août.

Difficile de l’ignorer, le nouveau film de l’auteur de L’Apollonide et de Saint Laurent conte l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui posent des bombes dans Paris. Film magnifique et problématique, Nocturama suscite bien assez d’émotions et de questions chez ses spectateurs pour qu’on ait cru pouvoir en parler sans craindre de dévoiler des aspects de l’intrigue, ce qui n’en réduit nullement la puissance. Lire aussi l’entretien avec Bertrand Bonello,  ici.

En trois actes inégaux, Bertrand Bonello compose une sorte d’opéra tragique. Il faut entendre le mot «acte» au double sens d’action et de parties d’un spectacle.

Inégales, les trois parties du film le sont par leur durée, mais surtout par leur tonalité: le premier acte est une chorégraphie de trajets dans les rues, les métros et les immeubles de Paris, l’enchaînement infiniment gracieux et intrigant de parcours, de rencontres, presque sans un mot, entre une dizaine de jeunes gens.

À l’écran, l’écoulement des heures et minutes, la simultanéité réglée comme un ballet de leurs pérégrinations dans la ville, et de leur entrée dans plusieurs lieux spécifiques –un ministère, le siège d’une banque, un grand hôtel en face de la statue de Jeanne d’Arc rue de Rivoli…– associent un puissant effet de réalité, de filmage sur le vif de ces corps jeunes et actuels dans la ville tout aussi actuelle (quoique bien moins jeune) et un effet onirique, fantasmagorique.

Le second acte intervient lorsque les jeunes gens se retrouvent, réfugiés dans un grand magasin de luxe isolé du monde, d’où ils constatent sur des écrans de télé le résultat de leurs agissements précédents, soit l’explosion simultanée de plusieurs bombes dans la capitale, et le chaos qui en résulte.

Commence alors une longue nuit où chacun suit ses désirs et ses délires au gré des  tentations suscitées par les marchandises auxquels ils ont un accès aussi libres que leur possibilité de sortir est verrouillée. Dans ce palais enchanté, qui est aussi un piège ensorcelé, la tchatche des uns et le mal vivre des autres, l’individualisme, les appétits, la différence de rapport à l’argent, au langage, aux symboles selon les origines et personnalités se traduisent alors dans le comportement de chacun, toujours sans autre explication.

Le troisième acte, le plus bref, montre l’assaut du bâtiment par les forces de police. Si la virtuosité de la mise en scène de Bertrand Bonello est incontestable, le sens du rythme, l’agencement de plans à la fois intenses et gracieux par ce cinéaste-musicien possède une puissance de suggestion incontestable.

Cela n’empêche pas, bien au contraire, que dès qu’apparaît la nature du projet des protagonistes, un trouble particulier s’empare du spectateur. Cela aurait été vrai de tout temps, mais l’est bien davantage encore en France depuis janvier 2015. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

« Olmo et la mouette », les jeux de l’intime et du spectacle

photo_hd_01Olmo et la mouette de Petra Costa et Lea Glob, avec Olivia Corsini et Serge Nicolaï. Durée : 1h25. Sortie le 31 août 2016.

Comment parler d’un tel film ? Comment partager le bonheur rare, et assez inexplicable, qui émane de sa vision. Une jeune femme est en scène, elle est actrice de théâtre. Puis elle est chez elle, fait un test de grossesse, qui leur confirme à elle et son compagnon qu’elle est enceinte. Lui aussi est acteur. Ils sont réjouis de l’annonce de « l’heureux événement », elle est horrifiée à l’idée que celui-ci va l’empêcher de participer à la tournée aux Etats-Unis où la troupe dont ils font tous deux partie est invitée, pour jouer La Mouette de Tchékhov.

Actrice et acteur de théâtre, ils jouent leur propre rôle devant la caméra, interprètes d’un film qui décrit une situation bien réelle – ils vivent effectivement ensemble dans la vie, ils portent leurs vrais prénoms, elle est effectivement enceinte. Elle s’appelle Olivia Corsini, elle est italienne mais vit et travaille à Paris. Elle est extraordinaire de présence, de vitalité, de profondeur et de simplicité. Solaire et opaque, travaillée par ses désirs de jouer au théâtre, de vivre avec son compagnon, d’avoir un enfant, et meurtrie par le fait que ces mêmes désirs entrent en conflit, inquiète d’un risque de fausse-couche qui la cloue à la maison. Elle parle et elle bouge, son corps change, les gestes et la voix aussi, les jours et les saisons passent.

Lui, Serge Nicolaï, acteur de théâtre, homme, futur père, est là et pas là, il continue de travailler, de répéter, une autre a remplacé Olivia dans le rôle de Nina. Tout le monde essaie de faire au mieux, ce n’est pas évident. Il y a une vie qui continue, dehors, une vie qui arrive, dedans, et la vie qui se réinvente à tâtons, dans leur petit appartement.

Il y a le cinéma, qui est là aussi, qui les filme, parfois une voix féminine pose une question à Olivia, relance une situation, propose de jouer différemment une situation. Qui parle ? On ne sait pas bien, le film a deux signataires, une réalisatrice de fiction brésilienne, Petra Costa, et une réalisatrice de documentaire danoise, Lea Glob.

Et c’est bien ainsi, à la croisée du documentaire et de la fiction, du théâtre et du cinéma, de la vie intime et du spectacle, du Nord et du Sud.

Sauf que tout cela pourrait être, au mieux, assez abstrait sinon complètement artificiel, et que c’est le contraire. Presqu’immédiatement, et dès lors sans retour, le film est bouleversant, marrant, proche comme un ami cher alors qu’on ne connaît pas ces gens – quand bien même les aurait-on vus lors de spectacles du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, où Olivia Corsini et Serge Nikolai ont travaillé.

Aussi inexplicable qu’imparable, la douceur et la tension qui émanent de ces personnes, la délicatesse avec laquelle elles sont filmées, la traversée comme une aventure à la fois quotidienne et unique de quelques mois dans la vie d’une femme et d’un homme à la fois singuliers et proches, font d’Olmo et la mouette une expérience de cinéma d’une qualité exceptionnelle.

photo_03Les thèmes et les enjeux sont multiples, complexes, très repérables. Cela existe bien sûr, et cela compte, mais cela ne consiste et ne vibre que de quelque chose de beaucoup plus impondérable : ces accordailles mystérieuses entre le film et les personnes filmées, qui ouvre très grand la place à qui les regarde et les écoute.

Cela pousse doucement comme l’enfant dans le ventre d’Olivia, cet enfant au prénom d’arbre (Olmo signifie « orme » en italien). Ce mouvement intérieur engendre, pour qui verra Olmo et la mouette, une  aventure qui est, bizarrement, l’exact contraire du slogan qui accompagne la sortie. Non, la réalité ne commence pas quand le jeu se termine, il n’y a que de la réalité, dans le jeu et ailleurs, dans le jeu d’acteur et les autres jeux, c’est ce qui éclaire si bien ce film si singulier.

Pour ceux qui le peuvent, il devrait y avoir bénéfice à le voir accompagné des conversations avec ses interprètes, prévues lors de certaines séances :

cap

lire le billet

«Rester vertical», du côté obscur du désir

B

Rester Vertical d’Alain Guiraudie avec Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thiery, Christian Bouillette. Durée: 1h40 Sortie le 24 août 2016

Beaucoup ne connaissent d’Alain Guiraudie que son plus récent long métrage, L’Inconnu du lac, succès surprise –et mérité– de 2013, mais qui était loin de rendre visible l’ensemble de l’univers de ce mousquetaire moderne et occitan. Inventif, ludique, rieur, onirique, ouvert aux flux impétueux du conte mythologique, de l’amour physique et de la nature ensoleillée, son cinéma est toujours prêt à en découdre avec l’oppression des pauvres comme avec les discriminations sexuelles et les formatages de tous poils.

Ses courts et moyens métrages (Les héros sont immortels, Tout droit jusqu’au matin, La Force des choses, Du Soleil pour les gueux, Ce vieux rêve qui bouge) et son premier long métrage, Pas de repos pour les braves (2003), en ont dessiné le territoire, sans comparaison dans le cinéma français. Avant que Le Roi de l’évasion (2009) n’offre ce qui reste à ce jour le film le plus drôle du XXIe siècle –si, si.

Avec Rester vertical, déjà son cinquième long métrage, et qui eut le difficile honneur d’ouvrir la compétition cannoise cette année, Guiraudie retraverse toutes les dimensions de ce monde qu’il met en place depuis 25 ans. Et il s’aventure dans de nouvelles et très stimulantes directions.

De façon plus ou moins indirecte, il y a toujours quelque chose du roman de chevalerie dans ses films. Comme souvent, le héros, c’est-à-dire davantage que le personnage principal, le spectateur lui-même, a des difficultés à se mettre en chemin, à s’abstraire de la routine pour partir affronter les grands vents de l’imaginaire –qui sont, comme on le sait depuis L’Odyssée et des Don Quichotte, des manières singulières d’avoir affaire aux réalités du monde, de notre monde, le seul qui soit. Et même si possible d’y avoir mieux affaire, grâce à la vision renouvelée qu’en offre ledit fantastique.

Il donc faut un certain temps pour apprécier à sa juste valeur l’étrange proposition de cette fiction construite autour de ce Léo, scénariste à la triste figure en vadrouille sur les Causses de Lozère, attiré par un jeune paysan taciturne croisé sur sa route puis par une jeune bergère armée d’un fusil, avec laquelle il aura un bébé.

Commencée dans une tonalité proche du réalisme, le film ne se révèle que peu à peu comme une manière de western mental, de voyage onirique dans les obsessions et les phobies de son personnage principal, qui n’est autre qu’Alain Guiraudie lui-même –auquel ressemble d’ailleurs sacrément son interprète, Damien Bonnard.

Les scènes frontales de sexe, homo et hétéro, les digressions du côté des contes de l’enfance, l’irruption du hard rock dans la campagne française, les SDF d’un port de l’Atlantique, des agriculteurs qui ne ressemblent à aucune imagerie convenue, la Bible et les loups bien réels (et tout à fait légendaires) peuplent ces tribulations picaresques. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

« Mimosas », le souffle intérieur des grands espaces

photo.Mimosas-la-voie-de-l-Atlas.185895

Mimosas, la voie de l’Atlas d’Oliver Laxe avec Ahmed Hammoud, Shakib Ben Omar, Saïd Aagli, Ikram Anzouli. Durée: 1h36. Sortie le 24 août 2016.

C’est ici, et c’est là-bas. C’est aujourd’hui, et c’est dans le temps des légendes, dans le vent des djinns, dans un monde connu, où nous sommes souvent allés, mais ni en train ni en avion, et sans autre passeport que nos rêves et nos souvenirs.

Il y a les chauffeurs de taxis qui embauchent sur la grande place, et râlent quand le patron ne donne pas de voiture. Et il y a les Cavaliers menés par le Vieux Chef à travers la Montagne, pour un but aussi précis que métaphysique.

Ce ne sont pas deux histoires, c’est la même, racontée sur deux tonalités. Oliver Laxe filme comme un organiste joue à deux mains sur deux claviers différents, pour une seule musique.

Le maître de la caravane, les voleurs, l’ange avec une mission, nous ne les connaissons pas, mais nous les reconnaissons. De la Bible aux westerns, les grands récits n’ont cessé de parler d’eux, ils sont personnages pour des aventures sans nombre, toujours renouvelées.

Dans ces rocs et ces déserts d’Afrique du Nord, ces idiomes et ces visages d’Afrique du Nord, il est légitime que ce soient des termes et des gestuelles empruntés au rite musulman qui organisent le récit – même si les enjeux ne sont pas ceux telle ou telle religion, mais qu’il s’agit d’une possible variation d’un conte mythique qui pourraient aussi bien se réinventer partout ailleurs dans le monde.

L’important est la justesse des présences, et des distances, et des lumières. Justesse imparable, évidente.

Pour se lancer dans un tel récit, il faut un intrigant alliage d’ambition et d’humilité, et Laxe ne manque ni de l’une ni de l’autre. Réalisateur né en France, ayant étudié en Espagne, vivant et travaillant au Maroc, Oliver Laxe était apparu sur les écrans il y a six ans avec un essai documentaire au souffle mémorable, Vous êtes tous capitaines. Entièrement différent, ce nouveau film porte pourtant la marque de même regard aux confins de la lucidité réaliste et d’une vision d’où le mysticisme ne serait pas absent, sans formater les choix de prise de vue et de montage.

140488Shakib Ben Omar et Ahmed Hammoud dans Mimosas

Saïd et Ahmed convoieront-ils le corps du sheikh jusqu’à cette ville au nom de 1000 et 1 nuits ? Dépouilleront-ils les caravaniers d’un trésor dont on n’est pas du tout sûr qu’il existe ? Vers où roulent ainsi ces taxis bringuebalant soulevant des nuages de poussière dans le désert ? Shakib pourra-t-il mener à bien la mission qui lui a été confiée ? Ou est-il là pour un autre motif ? L’arme dont disposent Shakib et Saïd est-elle suffisamment puissante pour attaquer le village des ravisseurs de la jeune fille ?

Mimosas regorge de paysages somptueux et de rebondissements, ses personnages semblent détenteurs d’autant de secrets que les figures surgies du néant de deux cinéastes italiens qui souvent tournèrent loin de chez eux et sont bien moins éloignés l’un de l’autre qu’on ne croit, Pier Paolo Pasolini et Sergio Leone. On retrouve ici quelque chose de cette relation duelle au lointain, à la démesure, et à l’intimité des espaces-temps.

Avec le soleil et la musique, avec les rochers et l’imaginaire, Laxe sculpte une sorte de fresque aux reliefs changeants, dont on peut accepter la dimension hypnotique : nul ici ne cherche à prendre un pouvoir, ni à imposer un chemin.

Au contraire, comme dans une opération chamanique qui ne viserait qu’à ouvrir chacun à sa propre intériorité, il s’agit, pour qui y consent, de parcourir un chemin – cette « voie de l’Atlas » du sous-titre qui ne désigne pas seulement les montagnes du tournage.

Durée et profondeur, neige et vent, rivière et paroles – le parcours de Mimosas est fécond et mystérieux. Indépendamment de l’anecdote du nom d’un bar de Tanger qui faillit jouer un rôle, son titre énigmatique renvoie moins à des fleurs jaunes, totalement absentes, qu’au « mime », au masque, à la mimesis, à la fois aux apparences qui portent avec elle la possibilité d’une autre présence, et à la ressemblance, avec 1000 et tant de récits. A ce voyage, un seul véhicule, nécessaire et suffisant, véhicule au nom incertain, à la définition impossible, et pourtant à l’existence irréfutable : la beauté.

 

 

 

 

lire le billet

«Dernier Train pour Busan», la chevauchée fantastique d’un train harcelé par les zombies

003946

Dernier Train pour Busan de Yeon Sang-ho, avec Gong Yoo, Kim Soo-ahn, Jeong Yu-mi. Durée: 1h58. Sortie le 17 août 2016.

Il se trouve que c’est actuellement l’année de la Corée en France, opération de diplomatie culturelle qui n’a guère de rapport avec les logiques de distribution en salles des films. Mais c’est incontestablement aussi un peu l’été de la Corée au cinéma. Après Apprentice, The Strangers, Man on High Heels et Blackstone, voici sur les écrans un autre film de genre plutôt réussi. Le genre en question est le film d’horreur, et plus spécifiquement ce sous-genre prolifique qu’est le film de zombie.

Bien après le magnifique mais fort différent I Walked with a Zombie (1943) de Jacques Tourneur (qui hélas s’appelle en français Vaudou), l’essor contemporain vient comme on le sait de La Nuit des morts-vivants (1968) et des suites que lui donna George Romero, dans un esprit marqué par une critique du capitalisme et de l’inégalité mortelle qu’il répand partout sur la terre, associée à un humour potache et aux ressources du grand guignol. Le film de Yeon Sang-ho ne déroge pas à ces canons.

Presqu’entièrement situé dans un TGV ayant quitté Séoul in extremis alors que se répand une marée de morts-vivants voraces, sanglants et grimaçants tout à fait classiques, tous les ressorts dramatiques du scénario mettent en accusation les vrais monstres, qui ne sont pas les zombies mais les patrons, les financiers, et plus généralement l’individualisme, l’égoïsme, la soif de réussite et la peur des autres, fondements du libéralisme, en l’occurrence mâtiné de dirigisme malhonnête de l’État. L’association d’un État fort et d’un libéralisme économique débridé trouvant en Corée du Sud un terreau particulièrement fertile. (…)

LIRE LA SUITE

 

lire le billet

«L’Économie du couple», règlements de comptes de la vie ordinaire

educ

L’Économie du couple de Joachim Lafosse. Avec Bérénice Béjo, Cédric Kahn, Marthe Keller, Jade et Margaux Soentjens. 
Durée: 1h40. Sortie le 10 août 2016.

Phénomène rare, toute l’intelligence du film est contenue dans le titre. Ce n’est pas dire que le titre est plus intelligent que le film, mais que la formule «l’économie du couple» en désigne avec finesse et complexité les enjeux.

C’est encore plus vrai si on se souvient qu’«économie» ne signifie pas seulement ce qui concerne l’argent, les richesses et leur circulation, mais a longtemps voulu dire «arrangement ordonné et harmonieux». Et que c’est un mot qui vient de oikos, la maison, la famille (1).

En regardant L’Économie du couple, on ne se rend compte que peu à peu de l’ampleur de sens que désigne le titre, et qui est à l’œuvre dans le film. Au début, on voit une situation qui est sans doute la plus ordinaire de la fiction dominante, une histoire de couple qui se sépare, se déchire sans avoir tout à fait cessé de s’aimer, en présence des enfants qui jouent comme ils peuvent (et ils peuvent!) leurs cartes dans ce combat douteux.

La particularité de la situation tient à quelques facteurs au sein de cette tragicomédie du couple contemporain. Marie, Boris et les jumelles habitent toujours le même domicile, appartement spacieux et agréable de plain-pied sur une cour au cœur de la ville. Marie vient d’une famille riche et la maison est à elle, Boris est d’une origine beaucoup plus modeste, et il n’a pas d’argent. Elle a un emploi qui fait vivre la famille, lui bricole et a des dettes.

À cette différence matérielle et sociale entre la femme et l’homme répondent des manières d’être différentes, des gestes, des intonations, des réflexes infimes, à quoi font aussi écho l’apparence physique de Marie et de Boris.

Ils sont en lutte. On pourra dire, non sans raison, la lutte des classes, la lutte des sexes aussi. On n’aura pas tort, on sera bien loin d’avoir tout dit.

C’est là, l’intelligence du film: cette façon d’être à le fois avec les conflits identifiables, crise du couple, opposition sociale, psychologie, et dans une dynamique qui redonne une autonomie, une singularité à cette situation là. Et à ces êtres là qui du coup deviennent à part entière des personnages de fiction avec à la fois leur individualité et leur potentiel d’exemplarité.

Marie se bat pour changer, elle voudrait de toutes ses forces que ce qui a été son histoire –heureuse d’abord, assurément– avec Boris puisse être laissée derrière. Boris se bat à la fois pour empêcher cette rupture qui n’est pas son choix, et pour obtenir une réparation financière à cette rupture dont il ne veut pas. Elle est droite et dure, elle fixe les règles de la cohabitation. Il est contradictoire et confus, ils sont malheureux. Ils sont beaux, aussi, l’une et l’autre. C’est important. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet