« Chant d’hiver », pieds nus dans le vieux monde moderne

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Chant d’hiver d’Otar Iosseliani, avec Rufus, Amiran Amiranashvili, Mathias Jung, Mathieu Amalric, Enrico Ghezzi, Sarah Brannens, Samantha Mialet. Durée : 1h57. Sortie le 25 novembre.

C’est ici, et là-bas. C’est jadis, et maintenant. C’est la Terreur et sa guillotine, la guerre et ses violences, la ville actuelle et sa brutalité. C’est une comédie.

Ne rendant compte qu’à sa fantaisie, autre nom, plus fier, d’une sensibilité à fleur de peau aux malheurs du monde, Otar Iosseliani convoque un petit théâtre de brigands et de lettrés, de séductrices et de clodos, de soudards, d’innocents et de tire-laine à roulettes. Et voilà qu’il s’agit d’une manière de reraconter à nouveaux frais la comédie humaine.

Ça bouge et ça discute, ça blague et ça zigzague, le coq et l’âne sont au rendez-vous mais aussi un immeuble-microcosme, les tricoteuses de la Veuve et des modernes aristocrates aux pieds nus.

Au pied de l’immeuble, ce sont ces exclus du monde contemporain que les chaussettes à clous expulsent manu militari, comme aux origines de ces horribles temps modernes, ceux que raconte Foucault dans Surveiller et punir. La grande exclusion se porte bien, et ça ne va pas s’arranger.

Tout le cinéma du réalisateur géorgien installé en France repose sur un double mouvement, la quête fragile de deux temporalités : celle de la scène et celle du film. Comme plus ou moins l’ensemble des autres œuvres de Iosseliani depuis qu’on l’a découvert avec La Chute des feuilles il y aura bientôt un demi-siècle, Chant d’hiver est composé d’un grand nombres de situations que relient des proximités poétiques, des rimes ironiques, des courts-circuits, des effets de contrepoint où burlesque et gravité, émotion et méditation tricotent leurs mailles. Au pied des guillotines, oui.

La réussite de chaque scène, petit bloc de sens à la coloration précise, dépend de l’énergie engendrée par la situation et par la mise en scène, et aussi beaucoup de l’interprétation. Celle-ci est, ici, d’un grand secours pour la vitalité et la densité de ces moments successifs – en particulier grâce à l’interprétation très fine de Rufus, dans un rôle de concierge érudit et trafiquant d’armes auquel il donne une épaisseur, une étrangeté parfois inquiétante mais aussi une tendresse qui font beaucoup pour la tenue de l’ensemble.

L’ensemble, lui, échappée belle en forme de succession de sauts dans l’inconnu, est constamment à deux doigts de se casser la figure, ou de se perdre en chemin. Cela fait partie du charme de l’entreprise. Et puis non. Il vacille mais ne tombe pas. Porté par une croyance têtue dans les puissances du cinéma, Chant d’hiver rebondit, change de ton et de direction, va de l’avant. Et au terme de ce gymkhana loufoque et inquiet, une sorte de profession de foi laïque et fraternelle en émane.

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«Francofonia»: le mystère en éclats du Louvre sous l’Occupation

francofoniaFrancofonia d’Alexandre Sokhourov, avec Louis-Do de Lencquesaing, Benjamin Utzerath. Durée: 1h28. Sortie: 11 novembre.

Aujourd’hui, en haute mer et dans les tempêtes, c’est là que ça commence. Quoi, un film sur le Louvre sous l’Occupation? Oui. Ainsi crée Alexandre Sokourov (Mère et fils, L’Arche russe, Faust), historien démiurge et poète de l’archive. Ainsi naît sous les yeux du spectateur d’abord désorienté, puis, s’il accepte de s’y laisser entrainer, à la fois fasciné et stimulé, l’assemblage d’images d’époque, de reconstitution précise, de métaphores visuelles, de saynètes imaginaires. C’est qu’en réinventant, à partir d’une scrupuleuse recherche de documentation, l’extraordinaire aventure qui se joua autour du Louvre dans Paris occupé, le cinéaste explore en même temps une question bien plus ample et bien plus mystérieuse.

L’aventure, ce fut celle du sauvetage des chefs-d’œuvre du Louvre devant l’avancée des armées nazies, et de leur préservation face à l’appétit des dignitaires du régime hitlérien, Göring au premier chef. L’aventure, ce fut l’étrange et complexe relation entre le directeur du Louvre, Jacques Jaujard, et le comte Franz Wolff-Metternich, patron de la commission «pour la protection des œuvres d’art en France». C’est-à-dire entre un pur produit de la Troisième République voué à l’intérêt collectif et un aristocrate prussien qui, ensemble, déjouèrent les visées prédatrices de la haute hiérarchie du Reich.

La question sous-jacente, difficile à énoncer, pourrait se formuler ainsi: comment et pourquoi, s’il existe quelque chose de noble et de durable qui mérité le nom de nation, celle-ci s’incarne-t-elle dans un ensemble d’œuvres, et un lieu conçu pour les accueillir? Exemplairement, le Louvre et ses trésors. On aura reconnu une variation de la recherche menée par Sokourov au musée de l’Ermitage avec L’Arche russe il y a douze ans.

Mais, pour de multiples raisons qui tiennent notamment au rapport éperdument passionnel du réalisateur à sa propre patrie, ce qui était alors totalement centré sur la question russe devient, au-delà de la France et du Louvre, une question beaucoup plus générale, et bien plus passionnante. Une question qui interroge, sans réponse préconçue, ce qui fait sens pour une collectivité, y compris dont la majorité des membres ignore tout ou partie de ce patrimoine, une question qui relie la notion de «communauté imaginée» proposée par l’historien et politologue Benedict Anderson à celle des enjeux de la culture, thème pas du tout superflu par les temps qui courent. Une question posée à la fois dans le contexte contemporain et au plus fort de la pire crise qu’ait connu l’Europe depuis un siècle, la domination nazie sur la quasi-totalité du continent. (…)

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« Une jeunesse allemande » : ils les avaient tant aimés, la révolution et le cinéma

jeunesse-allemandeUne jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot. Durée : 1h33. Sortie le 14 octobre.

Constat à première vue plutôt étrange : au cours des années 1960, tous ceux qui allaient composer la Fraction armée rouge en Allemagne, ceux que la police et les médias appelleront « la Bande à Baader », ont eu une relation forte avec le cinéma. A chacun de ces jeunes gens, d’abord séparément, l’utilisation de la caméra et la création d’images sont apparues comme un projet désirable, et un outil révolutionnaire capable de transformer la société.

Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof, Jan-Carl Raspe et Holger Meins ont tous eu affaire d’une manière ou d’une autre avec cette pratique. Ils ont écrit sur des films, joué dans des films, réfléchi au cinéma et aux images, réalisé des films, Meins étant celui qui aura eu la relation la plus systématique, à l’intérieur puis en marge de la célèbre DFFB, l’école de cinéma de Berlin, où ont aussi étudié nombre des meilleurs jeunes cinéastes allemands, de Farocki et Bitomski à Petzold et Schanelec.

Cinéaste travaillant depuis 10 ans à partir de documents d’archives recomposés pour produire une interrogation politique et poétique, Jean-Gabriel Périot passe cette fois au format du long métrage en composant un récit du passage à l’action armée de quelques représentants de la jeunesse allemande révoltée des années 60, jusqu’à leur mort en prison le 18 octobre 1977.

Film de montage historique, Une jeunesse allemande ne dissimule ni la générosité des motivations de départ, ni les vertiges propres au passage à la guérilla urbaine, ni l’impasse d’une tentative de soulèvement révolutionnaire dans une société qui n’y est nullement prête, et l’absurdité sanglante d’y persévérer.

Une jeunesse allemande est donc est très bon récit documentaire à la fois d’une situation historique précise, celle qu’a connu l’Allemagne des années 60 et 70, et d’un problème politique spécifique, celui de l’action violente organisée dans un pays développé et démocratique – la démocratie n’ayant bien sûr jamais empêché un Etat et ses représentants de se livrer à des actes totalement anti-démocratiques lorsque ses intérêts essentiels lui paraissaient menacés.

Il est aussi un questionnement au présent, questionnement sur ce qui nous relie encore, ou pas, aujourd’hui, à ce qui s’est joué alors, miroir à facettes pour refléter les formes actuelles de la violence politique, la montée des pratiques de contrôle autoritaire dans les pays occidentaux, le piège en abime de l’utilisation du mot « terroriste » par les autorités et les médias, par-delà les décennies et la diversité des situations.

Mais Une jeunesse allemande bénéficie de cette dimension supplémentaire : la relation de ses protagonistes au cinéma, qui travaille plus ou moins secrètement tout le film, et au sein de celui-ci récuse implicitement la place du cinéma comme simple outil pour raconter ce qui s’est passé. Que le travail avec les images ait été perçu comme moyen de comprendre le monde et de le transformer demeure en effet une question d’actualité, un demi-siècle après la montée de la contestation en RFA, 40 ans après le climax sinistre des années 76-77.

Cette question, Périot en la constatant chez ses personnages, se la pose aussi à lui-même et à sa propre pratique. Et peu à peu, une autre histoire se tresse à celles, déjà riches et complexes, que prenait explicitement en charge Une jeunesse allemande.  Sous le signe explicite de Jean-Luc Godard, avec qui s’ouvre le film, le cinéma aura bien été perçu par de nombreux jeunes gens engagés dans une volonté de faire advenir un monde moins injuste comme une arme révolutionnaire.

Un des effets, indirect mais nullement anodin, de ce rapport au cinéma, aux images, à la mise en scène, concerne la pratique de l’action violente, qui vise d’abord à « faire image », à traduire sur un mode spectaculaire la possibilité de secouer, voire de détruire, le système dominant. Avoir réfléchi et pratiqué la mise en scène de cinéma aura fait partie de l’arsenal de la Fraction armée rouge.

Mais symétriquement, en accompagnant l’impasse sanglante dans laquelle s’enferment les jeunes gens animés par leur volonté d’en découdre avec le vieux monde, le film prend aussi en charge l’incapacité du cinéma à produire de manière efficace des effets de transformation essentiels.

Il le fait sans illusion mais sans cynisme, sans complaisance ni pour ceux qui sont allés au bout d’une logique sans issue, ni pour ceux qui les ont traqués et écrasés.  Cette histoire, celle d’une jeunesse qui ne fut pas qu’allemande mais aussi états-unienne, française, italienne, japonaise…, même avec chaque fois des contextes particuliers, et des modalités de passages à l’acte eux aussi singuliers, cette histoire est également celle d’un moment de l’histoire du cinéma, d’une promesse non tenue dont il aura été porteur.

Et c’est ce dont, faisant pendant à Godard à la fin du film de Périot, un autre immense cinéaste, Rainer Werner Fassbinder, semble porter le deuil avec son inoubliable contribution au film collectif L’Allemagne en automne. On le voit réagir avec désespoir, impuissance, désarroi, interroger et critiquer son compagnon et sa mère face à cette situation de toutes parts inacceptable.

Cette séquence célèbre, mais qui trouve ici une force nouvelle, est une des plus justes transcriptions de la fin d’une époque. Et de la crise à laquelle Jean-Luc Godard, à nouveau, répondra trois ans plus tard par son « Sauve qui peut la vie ».

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“Hill of Freedom”: Alleluia la colline

hilloffreedom-6Hill of Freedom de Hong Sang-soo, avec Ryô Kaze, Moon So-ri, Seo Young-hwa, Kim Eui-sung.  Durée: 1h06 | Sortie le 8 juillet.

Une jeune femme coréenne, Kwon, reçoit une lettre de plusieurs pages. La lettre est écrite par Mori, un jeune homme japonais qu’elle a rencontré quelques temps auparavant à Séoul. Il lui écrit, en anglais, qu’elle est la personne qui désormais compte le plus pour lui, quels que soient ses sentiments à elle il est essentiel pour lui de la revoir. Kwon fait tomber la lettre, les feuillets se mélangent. Elle continue de lire. Nous voyons ce qu’elle lit.

Nous voyons une succession de scènes, dans la guest house où Mori est descendu, et au café à proximité où il prend ses habitudes en attendant le retour de Kwon. Le café a un nom japonais qui signifie «la colline de la liberté». Il est tenu par une jeune femme, Youngsun, qui n’est pas indifférente à Mori, effectivement charmant quoiqu’un peu à côté de ses Nike. Mori ne se déplace pas sans un livre intitulé Temps.

Hill of Freedom est le nouveau film de Hong Sang-soo. C’est une pure merveille, d’une extrême simplicité, et d’une passionnante complexité. En à peine plus d’une heure, la succession des séquences, chacune consacrée à un moment, une situation, un état émotionnel, est admirable de délicatesse et de précision, d’évidence et de profondeur.

La voix off accompagne le plus souvent, elle semble redoubler exactement ce qu’on voit, en fait elle ne cesse de creuser d’infimes écarts, vers plus d’intimité ou plus d’abstraction, vers ce qui serait commun à tous au-delà de ce qui advient aux personnages, ou au contraire vers ce qui se joue plus secrètement dans ce qui est montré.

C’est d’une douceur envoûtante, avec un amour des personnages et un respect pour les sentiments parfois désordonnés ou maladroits des humains qui est une rareté dans le cinéma (dans le monde) cynique d’aujourd’hui. Aucun angélisme pourtant, et le film ne manque pas de rappeler qu’en certaines circonstances, il faut aussi se battre, foutre son poing dans la gueule des salauds, quitte à prendre des coups, comme en témoignera à un moment le visage de Mori. (…)

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“Les Terrasses”: la grande image d’Alger

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 Les Terrasses de Merzak Allouache, avec Adila Bendimerad, Nassima Belmihoub, Aïssa Chouat, Mourad Khen, Myriam Ait el Hadj, Akhram Djeghim, Amal Kateb. Durée: 1h31. Sortie: 6 mai 2015

L’aube, et l’appel à la prière de l’aube, se lèvent sur la grande ville. Dans un immeuble abandonné du quartier Notre-Dame d’Afrique, un homme est torturé pour des motifs sordides. Au sommet d’un bâtiment de Bab El Oued, un propriétaire harcèle une famille de squatters. Sous le ciel de la Casbah, une jeune femme joue d’un instrument de musique en attendant ses copains… Une journée entière rythmée par les cinq prières de l’islam, cinq quartiers d’Alger où sont situées les cinq terrasses. Là se déroule entièrement ce film aux multiples récits, aux innombrables personnages, aux horizons à la fois ouverts sur toute l’Algérie (et beaucoup de notre monde) et fermés par des contraintes, des peurs, des souvenirs, des bassesses et des conformismes.

Les Terrasses est un huis clos au grand air, comme Alger est une prison à ciel ouvert pour la grande majorité de ses citoyens. Le quinzième film du plus reconnu des cinéastes algériens en activité est bâti sur le principe, si souvent tenté, si rarement réussi, du film mosaïque. Entrelaçant plusieurs lieux et plusieurs récits indépendants et qui pourtant ensemble racontent une histoire plus grande que leur somme, il trouve cette fois une remarquable réussite, comme spectacle et comme témoignage.

 Merzak Allouache retrouve le souffle, la finesse et l’émotion de ses plus grands films, Omar Gatlato (1977) et Bab El Oued City (1994), qui restent parmi les meilleures prises en charge par le cinéma de l’échec de la société algérienne issue de l’indépendance pour le premier, de la période de terreur que furent les «années noires» pour le second.

Cette fois, Allouache donne à regarder, et surtout à ressentir, une société à bout d’illusions, un monde cynique et fragmenté, monde où règnent misère, injustice et corruption, société tiraillée entre conformisme, répression et individualisme. Mais il parvient à le faire sans position moralisatrice ni didactisme, au fil d’existences souvent marquées par la détresse ou prêtes à commettre le pire, mais où passent de multiples élans de vie, des failles, des troubles, des absences.

Un des écueils du film mosaïque est la nécessité de dessiner des personnages relativement simples, affectés à une fonction ou à une caractéristique. Si c’est ici le cas (quoiqu’avec des nuances bienvenues), tout se joue dans la palette très diverses des personnalités, et dans la circulation des affects et des comportements, entre eux et avec le spectateur. Les ellipses au sein de chaque récit et le jeu des harmoniques entre eux, par-delà tout ce qui les sépare et l’ignorance que les divers protagonistes ont les uns des autres, nourrissent la «grande image» qui peu à peu émerge de ces cinq tableaux précisément situés dans l’espace, dans le temps et dans des situations conflictuelles. (…)

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« Red Army » ou la guerre par d’autres moyens

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Red Army de Gabe Polsky, avec Slava Fetissov. Durée : 1h25. Sortie le 25 février.

Red Army raconte une aventure extraordinaire. C’est l’histoire d’un monde, c’est l’histoire d’un groupe, c’est l’histoire d’un homme.

Cet homme, Viacheslav « Slava » Fetisov, fut peut-être le plus grand joueur de hockey sur glace de tous les temps. Et ce au sein de ce qui fut aussi sans doute la meilleure équipe à pratiquer ce sport, composée au milieu des années 1970 de cinq membres des forces armées soviétiques et qui allaient dominer le hockey mondial durant une décennie. Le monde, c’est celui des 15 dernières années de la Guerre froide, et c’est à certains égards aussi le monde actuel.

Le film alterne entretiens avec la plupart des témoins de cette épopée sur glace dont Fetisov et deux de ses coéquipiers, épopées sportive mais aussi médiatique, spectaculaire et politique où se jouait bien davantage que la capacité à propulser un palet au fond de filets, avec de nombreuses archives d’époques où sont mis en écho matches et actualités géopolitiques, et le commentaire d’experts sportifs et politique. Avec une évidente habileté, et une certaine ruse, le montage construit un récit simplificateur sur le plan dramatique, mais pas simpliste sur le plan des forces en présence, de leurs jeux, et de leurs effets.

Red Army compose un récit à la fois haletant, émouvant et passionnant sur le plan de l’histoire contemporaine. Parce qu’il a lui-même longtemps pratiqué le hockey et prend cette activité très au sérieux, le documentariste américain Gabe Polsky réussit à la fois à le rendre très intéressant pour qui ne s’en soucie guère et à en faire une métaphore complexe des enjeux géopolitiques de l’époque.

Star incontestée d’une équipe pratiquant une version très supérieure du hockey à celle de ses concurrents, décrite comme associant deux domaines d’excellence russe traditionnels, les échecs et la danse classique (par opposition à la pratique fondée sur le force brute de leurs adversaires de prédilection, spécialement sous l’éclairage de l’affrontement des blocs, les USA et le Canada), le quintet rouge est pourtant victime du système soviétique, dont un apparatchik haut placé impose un coach tellement autoritaire qu’il finira par retourner ses hommes contre lui – ce qui expliquerait l’unique mais ineffaçable défaite de l’équipe russe contre les Américains, aux Jeux Olympiques de Lake Placid en 1980.

Comment Slava Fetisov finit par se dresser contre les autorités de son pays, en fut publiquement châtié, trouva à l’Ouest une échappatoire qui s’avéra moins plaisante qu’attendu, tandis que sur fond de Perestroïka les sportifs soviétiques de haut niveau partaient chercher en Occident une fortune qui fut loin d’être toujours au rendez-vous. Comment ce monde a été englouti, et ce qui a été perdu au passage. Comment ces jeunes athlètes aujourd’hui quinquagénaires ont évolué. Comment se racontent les histoires, et l’histoire. Il y a tout cela dans Red Army, selon un certain angle, dont on perçoit bien qu’il n’est pas le seul possible, que d’autres clés  et d’autres points de vue pourraient trouver droit de cité.

Mais le film ainsi agencé, avec sa cohérence et sa tension dramatique, suscite tant d’échos avec la réalité des 35 dernières années que même partielle, son approche est d’une incontestable pertinence. Et celle-ci trouve des prolongements jusqu’à aujourd’hui, de manière d’ailleurs problématique, puisque le jeune et courageux chevalier des glaces de naguère, l’hyper talentueux Slava, jadis héro officiel de la Nation soviétique et idole bien réelle de millions de Russes, est devenu un puissant homme d’affaires (ce que le film ne dit pas) et un apparatchik du sport russe d’aujourd’hui, notamment le ministre des sports de Vladimir Poutine (2002-2008) qui eut notamment la haute main sur la phase préparatoire des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi.

A qui douterait que ce monde, malgré ses bouleversements, évolue bien moins vite qu’on ne le dit, on conseillerait de jeter aussi un œil sur les réactions de la presse américaine au film : très largement encensé, il l’est surtout comme brulot anti-soviétique, passant sous silence toute une dimension pourtant très présente dans Red Army : la beauté et l’intelligence du jeu collectif développé par l’équipe soviétique, les effets destructeurs de l’appât du gain, de l’individualisme brutal et de la surmédiatisation en Occident.

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Le camp de la mémoire

A World Not Ours de Mahdi Fleifel

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La réussite du film est de ne pas raconter une histoire mais plusieurs. Chronique du camp d’Ain el-Helweh, le plus grand camp de réfugiés palestiniens au Liban, il retrace à la fois l’interminable malédiction de cet exil collectif et le ressenti d’un petit groupe de personnes – le grand père du réalisateur, qui a dû partir en 1948, son oncle ancien héro des combats anti-israéliens aujourd’hui au bord de la folie, son copain d’enfance, ex-militant du Fatah à bout de trop d’espoirs déçus. Mahdi Fleifel a grandi dans ce camp, puis l’a quitté, il vit en Europe ; il y revient chargé de souvenir et d’affection, mais il n’en est pas un habitant. Il y revient tous les ans, et tous les ans il filme.

Car A World Not Ours raconte aussi cette histoire-là, cette passion palestinienne de filmer, de garder trace, dont récemment 5 Caméras brisées  était un autre exemple. Pulsion scopique qui est aussi l’exigence (ou le fantasme) de l’archive pour faire pièce au malheur de la perte de soi, et encore pour répondre aux images des autres, les médias occidentaux et moyen-orientaux, le point de vue personnel, familial, intime, porté par le voix-off du réalisateur travaille les interactions entre tragédie géopolitique et drame intime. Enregistrement opiniâtre qui devient cartographie d’une horreur très matérielle, celle de l’atroce urbanisme de cette ville de parpaings et de poussière, celle de la litanie dépressive des retransmissions sportives venues d’un autre monde, qui n’aura cessé de s’éloigner. Car cette multiplicité d’histoire témoigne aussi d’une sortie de l’Histoire, d’une sorte de glaciation, d’une réduction au silence à force de répétition impuissante.

L’humour est une terrible et très efficace ressource pour prendre en charge d’un même élan ces histoires différentes. Pas de quoi rire, pourtant. Mais l’humour fournit l’énergie capable de dresser un portrait terriblement sombre et tout à fait sans complaisance des multiples sources du désespoir dans lequel s’enlise toute une population. Avec un grand sens de la composition, de la circulation entre les distances mais aussi les époques, le recours à des documents d’archives, parfois méconnus, souvent impressionnants, inscrit ces instants de vie dans un contexte à tant d’égard trop connu, et qui trouve pourtant ici un nouveau et juste éclairage.

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Il restera des loups

Le fond de l’air est rouge de Chris Marker

La grande manifestation « Planète Marker » orchestrée par le Centre Pompidou avec notamment la rétrospective la plus complète jamais consacrée (en France) à son œuvre est accompagnée de plusieurs ressorties en salles et d’un important travail d’édition DVD. Au sein de cet ensemble, il faut porter une attention particulière à la sortie ce 30 octobre du Fond de l’air est rouge, film de 1977 auquel Marker a retravaillé jusqu’en 2008. Il constitue un geste d’art politique d’une ampleur et d’une profondeur sans égal.

 

En septembre 1977 sort en France le film Le fond de l’air est rouge, auquel Chris Marker travaille depuis trois ans. D’une durée de quatre heures, il est organisé en deux parties respectivement intitulées « LES MAINS FRAGILES 1. Du Viêt-Nam à la mort du Che 2. Mai 68 et tout ça » et « LES MAINS COUPEES 1. Du printemps de Prague au Programme Commun 2. Du Chili à – quoi, au fait ? ». Quoi, au fait ? Cette question restera sans réponse. C’est à elle qu’il importe encore de réfléchir aujourd’hui. Marker lui-même n’y aura pas plus répondu lorsqu’il reviendra sur le montage, réalisant successivement plusieurs versions abrégées d’une heure, la version en langue anglaise de 1988, la version à la fois raccourcie et complétée d’une « mise à jour » de 1993, enfin la version « définitive » qui figure sur le DVD édité en 2008 – celle qui sort en salles aujourd’hui. Le sens du film, selon Marker lui-même, n’était pas supposé changer : « Il s’agissait de raccourcir, pas de modifier » dira-t-il (à Film Comment, juillet-août 2003), affirmation d’ailleurs contestable.

Le fond de l’air est rouge est un montage d’images, certaines tournées par Marker lui-même, et de huit voix off. Le projet du film est  de prendre en charge l’histoire des mouvements révolutionnaires du 20e siècle, de la Révolution d’Octobre à une situation d’ensemble au milieu des années 70 marquée par la défaite, l’écrasement, la dilution ou la sclérose de ces mouvements, alors que refluent les espoirs nés au cours des années 60 et au début des années 70 d’un bouleversement progressiste de l’organisation du monde. Là commence de se jouer ce qui fait la singularité politique du film, au-delà de ses très nombreuses qualités en termes d’information, d’émotion, d’invention formelle.

Devant le Pentagone en 1967, mais aussi ailleurs, sinon partout…

Il est clair que partager des informations est aussi politique, que susciter des émotions a ou peut avoir une dimension politique, que créer des propositions formelles est potentiellement riche d’effets politiques. Il ne s’agit donc ni d’opposer la dimension politique aux dimensions informatives, émotionnelles et esthétiques, ni de découper en rondelle ce qui constitue le film et ce qu’il produit. Mais s’il est exact d’affirmer qu’il y a du politique dans toutes les composantes d’un film (au moins au sens de « traduction de rapports de forces »), une telle affirmation sert trop souvent à affaiblir la compréhension et à créer de la confusion. C’est singulièrement le cas avec Le fond de l’air est rouge, qui n’est pas seulement « politique » au sens où son sujet concerne la politique, ni « politique » au sens où il y a toujours des enjeux politiques dans ce que fait un film, quel qu’il soit, mais au sens, beaucoup plus singulier, où ce film-là définit un moment politique en tant que tel. Et qu’il le fait de manière extrêmement puissante, par rapport au passé, au présent et à l’avenir – un avenir dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui.

Les quelque trois ans consacrés par Chris Marker au montage complexe des images et des voix composent en effet une réflexion à plusieurs niveaux, et qui a l’intelligence de ne pas les séparer, de ne pas les confondre non plus. Chris Marker appelle cette approche « dialectique », elle est à vrai dire bien davantage que ce que désigne cette méthode de pensée, qui reste fondée sur des oppositions binaires. S’il emploie, avec respect, le mot « dialectique », c’est que Marker, en tout cas le Marker de cette époque-là, pense et parle encore avec le vocabulaire et les concepts issus du 19e siècle et de la première moitié du 20e. Cela fera partie des reproches qu’adresseront au film la plupart des rédacteurs des Cahiers du cinéma lors de la table ronde qu’ils consacreront au film[1], reproches synthétisés autour du fait que les voix du film appartiennent à des personnes de la génération de Marker, et pas à des personnes plus jeunes notamment, à ceux (comme eux) de la « génération 68 ». Avec le recul, il est au contraire probable que ce soit précisément cette relation différente à l’actualité récente, nourrie d’une expérience et d’une mémoire plus amples des luttes révolutionnaires, qui donne au Fond de l’air est rouge sont importance historique, au moment où il apparaît et ensuite.

Cette importance s’affirme (même si on n’en a pas toujours conscience alors) sur deux fronts : à la fois contre les illusions d’une continuité impensée de l’élan révolutionnaire du siècle, et contre la liquidation de l’espoir d’un monde meilleur. Contre le romantisme et contre le cynisme. Ce sont deux puissants ennemis, très bien représentés alors dans les mouvements politiques, dans l’intelligentsia, dans les médias, dans le monde artistique.

Pour les combattre, le film élabore les conditions d’une intelligence des mouvements révolutionnaires qui ont traversé trois quarts de siècle, à partir d’un tissage complexe d’images et de sons. Cette composition ne ressemble pas à ce que ferait un historien, elle n’est ni chronologique, ni attachée à lister tous les événements décisifs, à en décrire les causes et les effets. Non, il s’agit bien d’une composition, qui se rapproche davantage d’une grande fresque comme aurait pu la concevoir Picasso, où des éléments extrêmement hétérogènes résonnent les uns avec les autres, où les tournants historiques majeurs s’éclairent de notations intimes, de digressions poétiques, de rapprochement inattendus, jamais gratuits.

Dans Lettre de Sibérie, le même passant était successivement décrit comme “pittoresque représentant des contrées boréales“, “inquiétant asiate” et “Yakoute affligé de strabisme

Ce travail sur le matériau historique est tout entier habité d’une compréhension nouvelle des enjeux de représentation. Marker pense ensemble, et bien au-delà de la dialectique, les interactions entre faits et images. Il ne l’a pas toujours fait. Au contraire, jusqu’à Si j’avais quatre dromadaires (1966) où il le formulait explicitement, il aura disjoint « le réel » des « représentations », quitte à jouer sur le passage entre les deux comme dans la célèbre séquence du Iakoute qui louche de Lettre de Sibérie (1958). On peut penser que l’expérience de Loin du Vietnam (1967), et notamment les contributions de Jean-Luc Godard et d’Alain Resnais, tout comme l’expérience de SLON et des Groupes Medvedkine en 1968, ont joué un rôle important dans cette évolution. En préambule à l’édition des « textes et descriptions » du Fond de l’air est rouge publiée en 1978 chez Maspero, Marker fournissait sous l’intitulé « Repères » un certain nombre d’éléments de compréhension, dont celui-ci : « INFORMATION La séquence du pilote américain ne montre pas que les Américains napalmaient le Vietnam, mais un Américain « se montrant » en train de napalmer le Vietnam. Le mode d’information fait partie de l’information et l’enrichit. C’est un des principes de choix des documents : chaque fois que c’était possible (écrans de télévision, lignes de kinescope, citations d’actualité, lettre enregistrée « sur minicassette », images tremblées, voix de radio, commentaires des images à la première personne par ceux qui les ont captées, rappel des conditions de tournage, caméra clandestine, ciné-tract…) rapprocher le document des circonstances concrètes de son élaboration, faire en sorte que l’information n’apparaisse pas comme cosa mentale, mais comme une matière – avec son grain, ses aspérités, quelquefois ses échardes ».

Il y a plus. Il y a la compréhension nouvelle des puissances actives des images, y compris de fiction, dans le déroulement des faits et leur perception. Le Fond de l’air est rouge est tout entier placé sous le signe du Cuirassé Potemkine, et en particulier de la séquence de l’escalier d’Odessa, traitée explicitement comme un événement historique fondateur, événement dont il est dit clairement qu’il ne s’est jamais produit ailleurs que dans le film d’Eisenstein. Mouvement des images qui retraverse et reconfigure les chronologies et les enchainements selon un mode qui n’a rien d’absolu (d’autres configurations sont possibles), mais qui produisent du sens, de l’intelligence historique.

La Jetée (1962), Le Cuirassé Potemkine (1925)

A bien y regarder, cette idée vient de loin chez Chris Marker. Il faut se souvenir ici des premiers mots de La Jetée : « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification, eut lieu sur la grande jetée d’Orly, quelques années avant le début de la Troisième Guerre mondiale ». Remplacez « la grande jetée d’Orly » par « le grand escalier d’Odessa », et voilà une manière légitime (mais certainement pas suffisante) de comprendre Le fond de l’air est rouge (dont le sous-titre est justement Scènes de la Troisième Guerre mondiale), en l’inscrivant plus directement dans une histoire intime. Le film s’ouvre d’ailleurs sur des images de Potemkine et la voix de Simone Signoret disant « Je ne suis pas parmi ces gens qui ont vu Potemkine quand c’est sorti, j’étais trop petite… ». Marker, lui, l’a vu.[2]

Chris Marker reviendra, de manière plus théorique, sur ce processus de l’image fondatrice, et tragique, dans l’épisode de L’Héritage de la chouette intitulé « Mythologie ou la vérité du mensonge » (1989). Avant cela, il aura commencé d’explorer à nouveaux frais les puissances contemporaines de l’image, avec Sans soleil, tournant décisif de sa réflexion et de sa pratique, incompréhensible sans le précédent du Fond de l’air.

Le film est construit depuis un moment spécifique, la deuxième moitié des années 70. Loin de chercher à le masquer, il revendique son inscription dans une histoire longue mais marquée par une actualité, qui distord les événements, fait saillir davantage ce qui est plus proche. Cette construction permet de produire un discours au présent. Et en effet, Le fond de l’air est rouge tient un discours. Mais est-ce le discours de Chris Marker ? Pas sûr. En tout cas lui-même, qui fut et reste un maître rhétoricien, s’en sera défié. Dans la préface à l’édition des « textes et descriptions », il revient sur ce qu’il appelle « le commentaire-dirigeant », qui ne désigne pas seulement la position de maîtrise de celui qui parle sur les images, ce qu’il fit avec un brio étourdissant et discutable, mais la domination sur tout le film d’un discours qui le précède et le définit. Il écrit :   « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ».

Il fait plus, et mieux. Il ouvre des espaces que nul ne peut préempter, des interstices disponibles, que chacun peut occuper sans les combler pour autant. C’est notamment le sens des séquences dédiées aux animaux, les chats bien sûr, mais aussi les loups massacrés avec lesquels se termine la projection. Ces séquences participent d’un aspect particulièrement important, et particulièrement admirable de ce film. Il s’agit en effet d’un film tragiquement lucide, qui vient dresser avec affection et nuances le constat d’une défaite planétaire, celle de tous ceux dont Marker lui-même se sent proche, qu’il a dans bien des cas côtoyés. Terrible constat ! Et magnifique manière de le mettre en scène pour ne pas ajouter une pierre au tombeau des espoirs assassinés, des révoltes étouffées, des rêves écrasés, mais au contraire ouvrir des interstices, ménager le passage possible de nouvelles lumières. Où ? Quand ? Comment ? On ne sait pas.

Chris Marker non plus ne sait pas. Il sait qu’il est indispensable de regarder en face ces mouvements populaires qui sont de plus en plus souvent des processions d’enterrements, ou des funérailles de fosse commune. Il sait tout autant qu’il n’est en aucun cas question de se ranger du côté des liquidateurs, des vainqueurs, des nantis, et pire encore de ceux qui les rejoignent en trahissant leur propre histoire et le sens de leur propre vie – c’est exactement l’époque, en France, où une partie de l’intelligentsia renie l’ensemble de ses engagements sous le drapeau de ceux que les médias appellent « les nouveaux philosophes ». Sachant ce qu’il sait et conscient d’ignorer ce qu’il ignore, Marker fait un film qui laisse place aux autres qui le verront à l’époque – le « spectateur » à qui il entend « rendre son pouvoir ».

Mais surtout il fait un film prêt pour ce qu’on ne sait pas encore.

D’où cela reprendra, comment, sous quelle forme ? Marker pas plus qu’un autre ne peut le dire alors. Mais le pavé refleurira, comme dit la chanson – même si ce ne sera surement pas le même pavé, ni les mêmes fleurs. C’est pourquoi, loin d’être un film nostalgique, Le Fonds de l’air est rouge fonctionne comme un appel d’air (rouge). Il l’est de plus en plus à mesure que le temps passe, que de nouvelles pratiques sociales, de nouvelles relations entre individus et groupes apparaissent, de nouvelles propositions d’actions ou de comportements se construisent.

De A bientôt j’espère (1967) au Souvenir d’un avenir (2001) en passant par 2084 (1984), les titres de ses films auront à plusieurs reprises souligné cette relation ouverte, dynamique, avec les mouvements de l’histoire longue telle que les hommes la font et la subissent. Avec la question du titre de la deuxième partie, « quoi, au fait ? », il reconnaissait ne pas posséder la réponse. Mais il ne renonçait à rien de ce qui pourrait permettre d’un construire une. Puisque, comme il l’écrirait au moment du nouveau montage du film en 1993, avec 15 ans de recul (« l’espace d’une jeunesse »), devant un monde encore davantage en mouvement après la chute du Mur de Berlin, et pourtant encore en deçà des bouleversements qui accompagneraient le nouveau siècle, « il restera des loups ».


[1] Cahiers du cinéma n°284.

[2] C’est l’idée défendue par Arnaud Lambert dans le livre Also Known as Chris Marker (éditions Le Point du jour), ouvrage opportunément réédité aujourd’hui.

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Luc Barnier, l’homme qui faisait respirer les films

Au terme d’un si long combat contre la maladie, Luc Barnier est mort le 16 septembre. Il avait 57 ans. Il n’était pas célèbre. Mais, en plus d’avoir été un homme d’une grande finesse et d’un charme singulier et chaleureux, il a joué un rôle significatif dans ce qui est arrivé au cinéma de ces 25 dernières années. Luc Barnier était monteur. Parmi ceux qui accompagnent les cinéastes, la présence d’un monteur, son intervention se repère moins que celle des acteurs, des scénaristes, des producteurs, ou même des chefs opérateurs. Pourtant il y a évidemment un sens, et qui dépasse la seule affinité affectueuse, dans la collaboration au long cours de cinéastes et de monteurs.

Martine Barraqué avec Truffaut, Jean Rabier et Monique Fardoulis avec Chabrol, Yann Dedet avec Pialat, Sabine Mamou avec Lanzmann, Martine Giordano avec Téchiné, Nathalie Hubert avec Doillon, Nelly Quettier avec Claire Denis, François Gédigier avec Desplechin (au début), Valérie Loiseleux avec Oliveira sont des exemples particulièrement frappant de partage d’un travail qui participe de la construction de l’univers personnel, du langage original d’un auteur.

Mystérieuse impureté du rapport à la création de cinéma, sans doute jamais aussi profonde que dans le secret de la salle de montage, et la complexité de ce qui se dit, et ne se dit pas, entre un cinéaste et « son » monteur. Si aucun n’a pu ni voulu rester seulement l’interlocuteur d’un auteur unique, d’autres ont privilégié l’éclectisme (comme par exemple  jadis Albert Jurgenson, aujourd’hui Hervé De Luze), travaillant aux côtés de grands inventeurs de formes et mettant aussi leur savoir-faire au service de productions lourdes.

Luc Barnier, qui a travaillé sur près de cent films depuis 1980, aura fait les deux. Il aura été l’interlocuteur privilégié et permanent d’Olivier Assayas depuis son premier court métrage, il aura aussi été très proche de Benoît Jacquot, dont il a monté tous les films depuis 1998. S’il a aussi collaboré avec un grand nombre d’auteurs importants (Youssef Chahine, Barbet Schroeder, Yousry Nasrallah, Amos Gitai, Chantal Akerman…), il a également beaucoup travaillé sur des productions grand public, contribuant notamment au succès de Pédale douce ou de Bienvenue chez les Ch’tis. Benoît Jacquot dit que « son secret était que ces mondes, il ne les opposait pas. Les uns et les autres étaient pour lui le cinéma en acte, la beauté surgissant parfois, inattendue. Son père, qu’il adorait, avait été l’imprimeur de certains surréalistes, et peut-être tenait-il de lui cette idée un peu sauvage, et très raffinée, qu’il se faisait du cinéma. » Parlant du talent particulier de Luc Barnier dans son travail, Jacquot souligne « une justesse de ses coupes – comme des voix sont justes – exceptionnelle dans le cinéma français: interruptions, relances, ce qui fait respirer les films». Avant de se consacrer au montage, il avait commencé aux côtés de groupes de rock alternatif.

Olivier Assayas : « Quand Luc a monté mon premier long-métrage, Désordre en 1986, il y avait déjà quatre ans que nous avions débuté notre collaboration avec mon court-métrage Laissé inachevé à Tokyo. Toute l’évolution de mon travail est déterminée par notre dialogue jamais interrompu, notre dernière conversation faisait suite à sa lecture du scénario de mon prochain film qu’il devait monter, comme tous les autres. Sans Luc je ne serai plus tout à fait la même personne, le même cinéaste, même s’il sera là, et tout ce qu’il m’a appris, chaque fois que je choisirai une prise, chaque fois que je couperai un plan ; et son absence restera intolérable. » Au-delà de la douleur personnelle de la perte d’un ami, Assayas donne à entendre l’importance et la complexité de ce lien secret, exemplaire de cette insondable impureté du mélange entre personnel, dialogue entre individus et collectif où se joue l’avènement d’un acte de cinéma.

 

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Le peuple des regards

A propos des photos de Chris Marker

La première fois que j’ai vu ces photos, elles étaient exposées dans un drôle d’endroit, un endroit qui n’existe pas. Ce n’est pas vrai, bien sûr. Je les avais déjà vues avant, du moins la plupart d’entre elles. Mais pas comme ça. Pas réunies et présentées dans un espace moins réel qu’elle, la plateforme construite pour Marker sur Second Life, et où moi même, visiteur sous la forme d’un avatar que je n’avais pas vraiment choisi[1], j’étais comme le lieu d’exposition moins réel que cette assemblée de visages sculptés par le noir et blanc à même la chair.

Bien sûr chacune de ces photos vaut pour elle même, a été faite pour elle même. Elles sont l’œuvre d’un très bon photographe qui s’appelle Chris Marker. Mais l’ensemble de ces photos, photos à présent réunies dans un livre, Staring Back[2], raconte quelque chose d’autre, quelque chose de ce qu’on connaît, de ce qu’on a appris à connaître au fil des décennies sous le pseudonyme de Chris Marker. L’ensemble photographique dénommé Staring back manifeste ce dont Chris Marker est le nom : une manière singulière d’incarner le générique de Vertigo, à la fois mouvement en avant, vers les lieux, les gens, les idées, et mouvement en arrière, de mise à distance qui interroge et transforme les usages de perception et de pensée. Il raconte ça, mais il le change.

Depuis Les statues meurent aussi (1953), ce travail est porté par une force particulière, qui se décline en deux modalités qui sont comme les deux côtés du même anneau de Moebius : la parole et le montage. Dans l’introduction à la publication du texte du Fonds de l’air est rouge[3], Marker terminait en disant « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est-à-dire son pouvoir ». Belle lucidité sur les effets de sa propre rhétorique, mais pourtant en grande partie illusoire : composition verbale, agencement entre des plans, assemblage de certaines images avec certains sons, maîtrise du rythme et du phrasé sont des variations au sein du même ensemble de pratiques, pratiques dont Marker est virtuose, ce dont d’ailleurs nul ne se plaint. Mais il y a bien acte de pouvoir, pouvoir d’un artiste qui pense, et organise ses matériaux pour emmener ses spectateurs accompagner le parcours de sa pensée, telle que la rencontre avec les hommes, les animaux et les choses la nourrit et l’incarne.

C’est vis-à-vis de cela, de ce pouvoir immense, et immensément réjouissant, que Marker aura tenté des gestes de rupture, rupture avec ses propres capacités. C’était encore plus clair sur Second Life (désormais inaccessible), labyrinthe en apesanteur semé d’aphorismes du chat Guillaume-en-Egypte refusant mordicus de jouer les guides. Il y a bien quelques textes dans le livre, de Marker lui-même, et d’organisateurs liés à l’exposition dans une université américaine[4], des photos ici publiées.  Ces textes n’interfèrent pratiquement pas avec les photos, le seul « acte » qui leur assigne quelque chose d’un discours est la manière dont elles sont publiées, dans quel ordre, et en quelles compagnies sur chaque double page. Tout cela est très peu par rapport à la puissance de ce qu’active la rencontre avec ces regards qui ont été regardés par le regard et l’appareil du photographe Marker, et qui à leur tour nous regardent. Reportages en situation de crises, de guerres, de manifestations, portrait de célébrités qui sont souvent des amis du photographe, visages croisés au fil de voyages lointains, même si parfois à deux rues de chez lui. Y compris visages d’animaux (si vous croyez que les animaux n’ont pas de visage, regardez les photos de Chris Marker), y compris regards qui ne fixent pas l’objectif, parfois yeux fermés, tête baissée. They do stare back, quoiqu’il en soit : ils regardent en retour, ils rendent le regard. L’immobilité, le noir et blanc, l’incertitude du nom, du pays, de la circonstance, le mélange des conditions de prise de vue, l’absence de mots, la réduction à l’extrême de l’intentionnalité de toute organisation d’images ouvre un autre espace – plus virtuel, plus ouvert que ne le sera jamais Second Life.

S’il y a un sens à l’intitulé « L’Adieu aux films »[5], c’est la rupture avec cette organisation, quasiment au sens d’organisation politique, qui est inéluctable dans un film. Les partis pris de l’image fixe (La Jetée, Si j’avais quatre dromadaires) ou de l’hétérogénéité des locuteurs (Si j’avais quatre dromadaires, Le fond de l’air est rouge) ne la contestait pas tant que ça, l’empire de l’auteur sur son œuvre restant d’une prégnance directement proportionnelle à son intelligence, son humour, sa lucidité, son élégance, bref à l’ensemble des qualités qui, en en faisant le prix, imposait cette contrepartie déjouée seulement par des pratiques d’autodisparition (notamment Loin du Vietnam, A bientôt j’espère, Le 20 heures dans les camps, Casque bleu, Le Souvenir d’un avenir). Outre les portraits photographiques, Marker aura cherché d’autres parades, comme le recours à des installations, surtout OWLS AT NOON, ou cette installation virtuelle qu’est le CD-Rom Immemory.

A l’opposé, Chat perché assume joyeusement le côté personnel du geste de cinéma, s’émerveille en passant à la fois des possibilités ouvertes par de nouveaux outils et de la rencontre avec des complices inattendus (l’informel compagnonnage dont le souriant félin jaune de Monsieur Chat serait le signe de ralliement, sinon le véritable organisateur souterrain des mouvements du monde). Réponses multiples, donc, énergie de chercheur aventureux qui s’interroge sur ses moyens et ses méthodes. Moins « adieu au film » que tentative de lui trouver des alternatives qui en réinventent les ressources et en déjouent les passages obligés.

C’est au sein de ce labyrinthe de pratiques et d’expérimentations que l’assemblée des visages photographiés, comme le peuple de l’avenir qui contemple le voyageur malgré lui de La Jetée, nous observe à distance, distance produite par un inconnu qui ne sera pas aboli. Ce qui s’ébauche dans cette assemblée des regards, c’est un espoir. L’espoir de repartir d’une possibilité d’humanité, disons celle explorée par Levinas, pour refaire du commun quand tous les vocabulaires de l’être-ensemble ce sont dévalués jusqu’à se trahir. Dévoyé en tout sens, le mot « peuple » est au mieux un non-sens nostalgique, au pire un outil de manipulation par des formes anciennes ou moins anciennes de fascisme. Mais cette idée de peuple qui ne sait plus se dire, voilà qu’elle se trouve une modalité d’existence à la fois muette et éloquente, dans cette collectivité de regards individuels, jamais dissous dans une masse et jamais exclu d’une histoire et d’un contexte, même si on ne les connaît pas. A Moscou, à Pékin, sur les barricades de Mai 68, devant le Pentagone, dans les rues de Bangkok ou de Sarajevo, avant-hier ou il y a 30 ans, ce n’est pas « le peuple » qu’a photographié Marker – surtout pas ! Mais l’assemblage, bien après, de ces centaines d’images, fait de chacun de ceux qui y figure la promesse qu’il existe bien un monde habité collectivement, un monde à partager et à transformer, même si plus personne ne sait comment s’y prendre.

(Ce texte a été rédigé pour le numéro 5 de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine)


[1] En 2008, la galerie suisse Museum für Gestaltung in Zürich avait construit un espace d’exposition virtuel sur Seconde Life destinée à accueillir les œuvres que Chris Marker y avait mis en scène sous le titre générique « L’Adieu aux films » (cf. Cahiers du cinéma n°634).

[2] Publié par MIT Press.

[3] Edité chez Maspero, 1978.

[4] Plus précisément au Wexner Center for the Arts de la Ohio State University à Colombus.

[5] Dans un entretien aux Inrocks de 29/04/2008, Marker semblait ne pas accorder lui-même grand sens à ce titre, qu’il revendiquait seulement pour la consonance avec L’Adieu aux armes d’Hemingway.

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