Exposition : Cinéma japonais à la Cinémathèque, repères pour un passage

 

Capture d’écran 2016-09-16 à 10.48.34L’affiche de “Double suicide à Amijima” de Masahiro Shinoda

L’écran japonais, 60 ans de découvertes. La Cinémathèque française 51 Rue de Bercy, 75012 Paris

Cachée au fond du « musée dans le musée » (la salle d’exposition de la collection permanente, au 2e étage de la Cinémathèque française, elle-même dans son ensemble musée du cinéma), c’est une petite exposition, par la surface qui lui est allouée, et par le nombre de pièces exposées. C’est aussi une exposition passionnante et magnifique.

Magnifique par la qualité visuelle, et aussi souvent émotionnelle, des éléments présentés : trois dessins pour L’Impératrice Yang Kwei-fei de Mizoguchi, deux kimonos empruntés à La Porte de l’enfer et à Kagemusha, quelques croquis pour les Les Sept Samouraïs, des images sublimes de Eros+massacre de Yoshida, quelques plans d’Ozu, des portraits d’Oshima en pleine force de l’âge… Pas une vitrine dont les quelques éléments proposés à la découverte ne soulève une masse de souvenirs, d’associations d’idées, qu’on soit simple amateur sans érudition particulière sur le sujet ou connaisseur chevronné. Et la qualité des formes, des matières, des couleurs est un enchantement.

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Maquette de costume (aquarelle et mine de graphite) pour “L’Impératrice Yang Kwei-fei” de Kenji Mizoguchi

Mais passionnante, parce que cette exposition raconte aussi une histoire. Ou plutôt elle la sous-entend, elle donne un minimum de repères pour la deviner.

Cette histoire n’est pas celle, immense et complexe, du cinéma japonais. C’est celle de la manière dont du cinéma japonais est arrivé ici, en Occident, en Europe, à Paris. C’est l’histoire d’une transmission, d’un passage.

Donc aussi l’histoire de personnes qui, avec passion, avec parfois des erreurs, en tout cas des partis pris, ont ouvert cette circulation, puis en ont multiplié les formes, jusqu’aux manga, aux films d’horreur ou érotiques.

Avec comme longtemps principal interlocuteur Henri Langlois à la tête de la Cinémathèque française, ces sont surtout des femmes qui ont permis d’inscrire sur la carte du cinéma mondial tel que perçu ici les noms du « carré d’as » du classicisme nippon (Akira Kurosawa, Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi, Mikio Naruse), puis d’Oshima, d’Imamura, de Kobayashi, de Shindo, de Teshigahara, jusqu’à Kiyochi Kurosawa et Naomi Kawase.

Kashiko Kawakita, fondatrice de la Cinémathèque du Japon, et sa fille Kazuko, grande passeuse du cinéma japonais en Occident et du meilleur du cinéma occidental au Japon en compagnie de son mari, Hayao Shibata, Hiroko Govaers infatigable ambassadrice au service des films et des cinéastes de son pays d’origine vers son pays d’adoption, incarnent ces processus mystérieux du cheminement de grandes œuvres, et avec elles d’une culture, d’une conception du monde, d’une langue, de tout un répertoire de formes.

La question pourrait concerner désormais d’autres pays ou régions (la Chine, l’Inde, l’Iran…) mais c’est bien avec le Japon que s’est jouée à un tel de gré d’intensité cette aventure à la fois plastique, rythmique, philosophique et éminemment sensuelle.

L’exposition est accompagnée d’une programmation également conçue par Pascal-Alex Vincent, et qui réunit grands classiques et œuvres  à découvrir, y compris dans les féconds domaines du fantastique, de l’érotique et de l’animation.

Un seul regret au sortir de cette exposition à l’importance inversement proportionnelle à sa taille, l’absence d’un catalogue qui garde la trace des objets ici réunis, et les accompagne de textes un peu conséquents pour en expliciter la trajectoire et les enjeux.

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«Les Délices de Tokyo» ou le miracle des haricots rouges

delices3Les Délices de Tokyo de Naomi Kawase, avec Masatoshi Nagase, Kirin Kiki, Kyara Uchida. Durée : 1h53. Sortie le 27 janvier

À propos du Japon, déjà, il y avait cet exemple fameux où un critique (1) s’émerveillait de se découvrir sensible, et même profondément concerné par le sort de gens aussi éloignés de sa vie réelle que des aristocrates nippons à l’époque médiévale. Du moins les personnages de L’Intendant Sansho de Kenji Mizoguchi affrontaient des épreuves et des tourments qu’il était possible de transposer imaginairement dans des contextes plus familiers. Mais le sort réservé à de la pâte de haricot rouge!

C’est le miracle du film de Naomi Kawase, qui vient prouver de façon apparemment modeste et donc d’autant plus éclatante cette vérité du cinéma: il n’y a pas de petit sujet, il n’y a pas de récit infilmable, et il n’y a pas non plus, malgré tous les fossés historiques, géographiques et culturels, d’étrangeté rédhibitoire, de fossé infranchissable –à condition d’accepter qu’on perd, ou rate toujours quelque chose au franchissement dudit fossé.

Des tribulations microscopiques entre un marchand de pâtisseries traditionnelles installé dans une échoppe elle-même minuscule et une vieille dame un peu fofolle qui tient mordicus à y préparer ces friandises appelées dorayaki, la réalisatrice de Still the Water fait une fresque. Une épopée de l’écumoire, une légende de la gamelle, une métaphysique de la cuisson lente.

Les Délices de Tokyo est un film dont les héros sont des haricots. C’est cela, un(e) grand(e) cinéaste: quelqu’un de capable de filmer des fèves comme des êtres vivants et émouvants. Et ce quand bien même vous n’avez jamais de votre vie mangé d’an, la pâte de haricots rouges sucrés prisée en dessert au Japon, ou si, en ayant goûté, vous n’aimez pas du tout ça (comme moi).

Cinéaste radicale et singulière vivant et travaillant d’ordinaire loin des grands centres urbains et de l’industrie du cinéma (dans la campagne de Nara), saluée dans le monde entier mais peu appréciée par les médias et le grand public de son pays, Kawase réalise cette fois un film clairement destiné d’abord à ses compatriotes. (…)

1 — Jean Douchet, dans un texte pour les Cahiers du cinéma, repris dans le livre L’Art d’aimer.

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«Une femme dans la tourmente», un éclair de beauté

naruseillUne femme dans la tourmente de Mikio Naruse. Avec  Hideko Takamine, Yuzo Kayama, Aiko Mimasu. Durée : 1h38. Sortie le 9 décembre.

Des films, il en sort plein –trop– toutes les semaines. Des bons et des moins bons ou des carrément nuls, des gros et des petits, des attendus et d’autres pas. Qui est très attentif à l’actualité cinématographique y découvrira fréquemment des œuvres intéressantes, et assez souvent des films remarquables. Sinon domine un sentiment de quantité indistincte d’où émergent des mastodontes, les blockbusters (James Bond et Hunger Games en attendant Star Wars), et de loin en loin un «événement critique», comme par exemple Le Fils de Saul ou Mia Madre. Ce n’est pas exactement la routine, il se passe plein de choses dans la vie du cinéma telle qu’elle se renouvelle constamment dans les salles. Mais c’est le flux, un flux si massif que l’effet de masse tend à prendre le pas sur la singularité des objets.

Et puis il arrive que surgisse, hors de tout repère, un coup de tonnerre totalement imprévisible. Un choc. Il s’appelle Une femme dans la tourmente. C’est un film japonais de 1964. Il raconte simplement une histoire simple. Dans le Japon de l’après-guerre, une femme a aidé sa belle-famille à relever la boutique familiale ruinée par le conflit et la mort de son mari.

Mais le petit commerce affronte la concurrence des supermarchés venus d’Amérique, et la jeune femme affronte les sentiments de son jeune beau-frère, qui l’aime malgré la réprobation de l’entourage et les règles sociales. C’est un mélodrame. C’est, surtout, une splendeur de chaque instant, un miracle de mise en scène. Le sublime noir et blanc, la grâce lumineuse et subtile des deux interprètes principaux, l’agencement des thèmes sentimentaux, sociaux et historiques, l’humour discret et la capacité d’embrasser un registre très vaste, de la chronique à la tragédie, sont les composants les mieux repérables de ce miracle. Ils n’en donnent pas le secret, qui semble trouver dans une formule magique où fusionneraient le plus beau d’un certain cinéma italien, d’un certain cinéma américain et d’un certain cinéma japonais.

Le réalisateur, Mikio Naruse, est loin d’être un complet inconnu. Il est, et demeure, l’injustement méconnu quatrième mousquetaire du cinéma classique japonais. (…)

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«Vers l’autre rive» les fantômes et l’amour font le cinéma

vers-l-autre-rive-de-kiyoshi-kurosawa_5414953Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa, avec Eri Fukatsu, Tadanobu Asano. Durée: 2h07 | Sortie le 30 septembre.

Elle est là. Elle est vivante. Elle travaille, se fait à manger, accomplit les gestes du quotidien. La tristesse est comme une brume, les gestes comme anesthésiés, les rythmes amortis. Et puis, il est là. Son mari mort. Mort mais là, dans l’appartement. Il parle, il rit, il raconte un peu, pas tout. C’est un fantôme? Oui, on appelle ça comme ça. En tout cas c’est une présence.

L’apparition, la présence, c’est bien sûr aussi une question centrale de cinéma. Au cinéma, il n’y a à proprement parler que des fantômes, des êtres impalpables, des projections immatérielles sur une surface vide. Qu’est-ce qui permet que chacun y reconnaisse une présence puissante, active, qui fait rire, pleurer, rêver, frémir, penser? Quoi d’autre que cette autre projection, de notre croyance, de notre désir, de notre besoin?

Mizuki croit que Yusuke est revenu. Forcément, puisqu’il est là. Il n’y a ici ni religion, ni superstition, ni magie. Et d’ailleurs les autres aussi le voient, puisqu’elle le voit. Sa croyance à elle lui donne existence à lui. Une existence de fantôme, mais une existence tout de même.

Depuis longtemps Kiyoshi Kurosawa réalise des films de fantômes, genre classique au Japon, et déjà dans le roman et au théâtre avant le cinéma. Comme en Occident, il est d’usage que les fantômes fassent peur. Dans ses films d’étudiants, et encore avec son premier long métrage professionnel, Cure (1997), ce réalisateur aussi a joué principalement sur les codes du fantastique de frayeur, quoique toujours avec originalité et inspiration. Mais dès Licence to Live (1998), et dans les dix films qui le séparent de celui-ci, les fantômes, toujours là d’une manière ou d’une autre, ont cessé d’être seulement effrayants –même s’ils ont pu l’être aussi.

Autant dire que Kurosawa est une sorte d’expert en «présence» et en «apparition». Voilà plus de quinze ans qu’il décline avec une élégance joueuse d’innombrables modalités de cohabitation entre des personnages acceptés par la fiction comme vivants, «réels», et d’autres, qui ne le seraient pas mais cohabitent de multiples manières avec les premiers.

Et à nouveau, dans Vers l’autre rive, outre le couple principal composé d’une vivante et d’un mort, certains sont morts et ne le savent pas, ou le savent mais pas ceux qui les entourent. Ces morts sont tristes, ou consolateurs, ou vengeurs, ou impuissants à intervenir, mais ils sont là.

Comme sont là en effet tout ce à quoi nous avons affaire dans notre vie, bien que ne relevant du matériel au sens élémentaire du mot –les souvenirs, les phobies, les «produits de notre imagination», les rêves érotiques, infantiles, morbides, etc.

Ils sont là, aussi, parce que le cinéma, c’est toujours nécessairement avoir maille à partir avec l’invisible. Montrer ces êtres qui ne sont pas du «monde sublunaire», tel que le fait ce cinéaste mieux qu’aucun autre avant lui, en les montrant comme fantômes dans la vie des vivants, dans la ville, la campagne, le travail, à table et au lit, c’est simplement user des ressources de son art pour mieux donner à partager ce qui agit les hommes et les femmes.

Et c’est exactement ce qu’entreprend Yusuke, le mari. Il emmène Mizuki en voyage, sur les traces d’un chemin qu’il aurait lui-même parcouru après avoir quitté sa femme, avant de trouver la mort. Voyage extraordinaire! (…)

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Cannes/3: “Mad Max”+Kawase+Kore-Eda=Cannes, terre de contrastes

FURY ROAD

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En sélection officielle, le Festival était marqué ce jeudi 14 mai par trois films assez différents –on s’évitera de perdre du temps sur un quatrième, l’épouvantable Conte des contes, de Matteo Garone, en compétition officielle, navet hideux dont absolument rien d’avouable ne justifie la sélection. Disons qu’il porte avec lui l’espoir qu’on ait déjà vu le plus mauvais film de tout le festival, toutes sections confondues, ce qui est plutôt réconfortant pour l’avenir.

Mais revenons à nos trois films dignes d’intérêt. Soit, d’un côté, Notre petite sœur, de Hirokazu Kore-Eda (en Compétition), et An, de Naomi Kawase (en ouverture d’Un Certain Regard), et de l’autre Mad Max: Fury Road, de George Miller (Hors Compétition). Deux films japonais d’une exquise délicatesse et un film d’action américain de l’autre peuvent très bien faire une bonne journée de festivaliers. Le propos n’est pas ici de les opposer, mais au contraire de souligner que, avec leurs extrêmes différences, ils ont entièrement leur place, au Festival et sur les écrans de France et du monde.

Au nouveau Mad Max, on peut et doit adresser deux reproches, le terrible manque de charisme du remplaçant de Mel Gibson, Tom Hardy, et la laideur embarrassante de la matière numérique des images. Mais, pour le reste, avec une adresse assez virtuose, le scénario et la réalisation réussissent à associer ancrage dans le récit fondateur de la saga et prise en compte de l’état actuel du spectacle cinématographique, vigueur impressionnante des plans, récit qui fait mine de croire assez à sa propre histoire pour ne pas en faire un simple prétexte à une débauche d’explosions et de massacres, esthétique plutôt réussie de la ferraille et des corps extrêmes, et même actualité politique (les allusions au djihadisme sont à la fois claires et pas stupides).

Le ressort dramatique principal, pas vraiment hollywoodien (du moins dans l’acception bourrine du terme, volontiers associée à ce genre de production) est que chacun(e) peut sortir de la voie qui lui est tracée, ou qu’il ou elle s’est tracée. Cela vaudra pour ce vieux Max comme pour l’intéressante amazone à un bras qui lui sert de principal contrepoint (Charlize Theron), pour un zombie-warrior complètement givré comme pour une poignée de pin-ups improbables directement propulsées d’un défilé de mode dans le désert à feu et à sang. Et pour ce qui est de péter en tout sens, pas de problème, on est servi –comme c’est ce qui est prévu, on ne voit pas pourquoi on s’en plaindrait.

Vertus infinies des effets de montage des festivals, qui font se parler des films fussent-ils aussi différents que possible les uns des autres: Mad Max est bâti sur deux arguments qui sont chacun au cœur d’un des deux films japonais du jour. Il y est en effet question de ce qui fait communauté, comme construction et non comme acquis, et d’environnement. (…)

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Le film bête et le film fou : deux bonnes nouvelles du Japon

La Maison au toit rouge de Yôji Yamada, avec Takako Matsu, Haru Kuroki, Takataro Kataoka, Chieko Baisho. Durée : 1h31. Sortie le 1er avril.

Ningen de Çagla Zenciri et Guillaume Giovanetti, avec Masahiro Yoshino, Masako Wajima, Lee Xiao-mu, Megumi Ayukawa. Durée : 1h44. Sortie le 1er avril.

 THE LITTLE HOUSE

C’est l’histoire d’une vieille dame qui, sous l’impulsion de son petit neveu, écrit ses mémoires. Quand celui-ci les lit, le film montre en flashback ce que fut sa vie de jeune fille de la campagne, partie à Tokyo dans les années 30 servir comme domestique d’un couple plutôt moderne pour l’époque (ils habitent une maison à l’occidentale, celle du titre) et de leur petit garçon malade.

Yôji Yamada filme comme on raconte, on a envie de dire qu’il filme d’une voix douce. La Maison au toit rouge évoque la dureté des temps à l’époque de la dictature militaire et les joies quotidiennes de quelques personnes, les difficultés du temps de guerre et puis la violence absolue du grand bombardement américain de Tokyo, qui chercha délibérément à tuer des dizaines de milliers de civils, avant même Hiroshima et Nagasaki.

La Maison au toit rouge raconte surtout une double histoire d’amour, que vouèrent deux femmes très différentes, la maîtresse et la servante, au même jeune homme, artiste à l’esprit indépendant en un temps et un lieu où ce n’était ni fréquent, ni bien vu.  Et comment ces deux amours rivaux et si différents firent le bonheur et le malheur des trois.

La Maison au toit rouge raconte encore, à travers les réactions du jeune homme qui lit les mémoires, combien les représentations qu’on se forme du passé, que ce soit à propos des situations historiques ou des mœurs, sont formatées par des préjugés, des simplifications, des schématismes rarement innocents, au nom desquels sont écrasés la mémoire réelle et ses nuances.

Le film de Yamada n’est donc nullement simpliste, si on le qualifie ici de « film bête », c’est en voulant donner à cet adjectif un sens positif. Ce qui frappe, et finalement touche profondément en regardant cette histoire qui n’a rien de simple, mais qui est contée si simplement, est sa totale absence de ruse, sa volonté de n’avoir aucune avance sur ses spectateurs. Dans un temps où prolifèrent les scénarios astucieux et les petits malins qui croient accomplir quelque chose de remarquable en manipulant personnages et spectateurs, dans un mode qui valorise la poudre aux yeux spectaculaire et les effets de manches et d’esbroufe, La Maison au toit rouge réjouit par la sorte de confiance placide en son récit, ses personnages.

Signé d’un vétéran du cinéma nippon (réalisateur notamment de l’imposante série des comédies populaires Tora-san  – 48 films), inscrit dans l’histoire longue du pays, ce film est à l’évidence un film japonais. Japonais, Ningen l’est aussi, bien que cela soit bien moins évident. Signé, lui, de deux très jeunes réalisateurs européens, la turque Çagla Zenciri et le français Guillaume Giovanetti, il invente un improbable tressage de fantasmagorie et de chronique de la société contemporaine.

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On dirait que Ningen, c’est tout le contraire du film de Yamada, avec ses embardées imprévisibles dans le fantastique des croyances japonaises comme des dérives affolantes de la société moderne de l’archipel (hyper-concurrence dans les entreprises, boites de nuits délirantes, cité tentaculaire, relégation des vieux et des fous). Mais pas du tout.

Que ce PDG au bord de la faillite et fasciné par les stripteaseuses d’une boite de pole dancing soit aussi ou pas le raton laveur des contes traditionnels, que son grand ami le yakuza chinois soit l’humain du titre (mais qui est la Renarde aimée du Raton laveur ?), participe moins d’un suspens que d’un jeu partageable, auquel chacun est convié à jouer avec ses références, ses désirs et ses inquiétudes.

Ningen est aussi d’une impressionnante beauté plastique, surtout dans la troisième partie située dans une forêt de montagne, puis dans des enfers aux allures de lupanar post-moderne : on retrouve l’art singulier des deux jeunes cinéastes pour littéralement inventer des images, à partir de la réalités des lieux (y compris le si touristique Fushimi Inari taisha et son interminable chemin de portiques rouges rendu à un vertige très concret), art des images qui était une des qualités du très beau film qui les a révélés, Noor.

Mais leur manière de tisser ici réalisme et onirisme, amour fou et conte enfantin, mythe japonais et occidentaux (qui se répondent étrangement, du couple divin ayant engendré l’archipel à Orphée et Eurydice) se révèle extrêmement ouverte, accueillante au spectateur. Un cinéma étrange, assurément, mais comme une offrande où chacun est libre d’inventer son propre parcours, de cueillir les fruits qui lui plaisent.

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“Au revoir l’été”: l’arme de la douceur

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Au revoir l’été de Kôji Fukada, avec Fumi Nikaidô, Mayu Tsuruta, Taiga, Kanji Furutachi. Durée: 2h06. Sortie le 17 décembre. 

Ce film est un miracle. Un miracle qui risque fort de passer inaperçu, précisément pour les raisons qui le rendent miraculeux : sa finesse, la délicatesse de touche avec laquelle est composée ce qui se donne pour une chronique estivale dans un village japonais d’aujourd’hui (ce qu’est effectivement le film), mais qui laisse affleurer les duretés du monde actuel, à la fois de manière très située et éveillant des échos universels.

L’arrivée dans une petite ville rurale d’une femme, Mikie, et d’une jeune fille, Sakuko, le déploiement des relations avec les autres habitants, la mise en place de jeux de séduction ou de défiance, marquent d’emblée par l’élégance des plans, souvent fixes, et  la fluidité des rythmes. Ni spectaculaire ni surdramatisée (du côté de la peur, du comique ou de quelque autre ressort accrocheur), une foule de sensations et de significations vibre pourtant dans les gestes simples de l’installation dans la maison, qui fut la maison de famille de l’ainée, dans des rencontres et des promenades à la plage ou dans les rues.

Une certaine langueur, liée à l’atmosphère et à l’état psychique des protagonistes, semble baigner le film, elle permet une présence sensible inhabituelle des objets, des textures, des lumières. Sans rien de très original, l’univers où évoluent les protagonistes devient étonnamment présent, et ce que font les personnages acquiert peu à peu une intensité d’autant plus singulière qu’elle ne s’appuie sur aucun événement renversant, aucune rupture ou astuce de scénario.

Mikie est la tante de Sakuko, elles passent l’été dans la maison qu’occupe à présent une autre tante, absente. Mikie vient terminer un travail de traduction, Sakuko préparer ses examens d’entrée à l’université. Tandis que Mikie renoue plus ou moins avec un ancien amoureux, qui tient un hôtel, Sakuko se lie avec un jeune homme timide employé dans ce même hôtel. Conversations, visites, balades à vélo, réunions de voisinage, rendez-vous au café, tout semble d’abord aussi gracieux qu’anodin.

La manière dont Fukada, sans se départir de son ton à la fois attentif et distancié, organise le déploiement progressif de la perception de la corruption, de la prostitution, des effets de Fukushima, des rapports brutaux dans une société qui paraît si policée … est d’autant plus troublante. On pourrait invoquer les grands maîtres japonais d’un cinéma de la nuance, et des violences tapies dans le quotidien, Yasujiro Ozu et Mikio Naruse. Pourtant Kôji Fukada ne filme pas comme eux, et son cinéma est très contemporain. Mais il est vrai qu’il retrouve à sa façon la capacité de rendre sensible les effets et les parts d’ombre des rituels de la vie courante, l’indissoluble mélange de grâce et d’hypocrisie des conventions sociales. Figure marquante d’une génération de jeunes cinéastes indépendants, dont Nami Iguchi (Sex Is No Laughing Matter), Tetsuya Mariko (Ninifuni) ou Katsuya Tomita (Saudade) sont d’autres remarquables représentants, explorant à nouveau avec ce troisième long métrage des espaces à l’écart des autoroutes du film de genre, Fukada fraye une voie singulière, sensible et inquiète, où la douceur est une arme redoutable.

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«Still the Water»: Les dieux meurent aussi

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Still the Water de Naomi Kawase, avec Jun Yoshinaga, Nijiro Murakami, Tetta Sugimoto, Makiko Watanabe, Miyuki Matsuda, Fujio Tokita.  Durée : 1h59. Sortie le 1er octobre.

C’est un test imparable: parfois, on voit au cinéma quelque chose ou une situation déjà cent fois vue comme si c’était la première fois. Innombrables sont les plans qui montrent la mer, et pourtant les images de vagues qui ouvrent Still the Water recèlent une puissance et une promesse inédites. Il en ira exactement de même des événements qui formeront la trame du récit et qui, s’ils concernent quelques habitants d’une ile méridionale du Japon, font écho à d’innombrables situations déjà racontées.

Il s’agira donc d’un récit d’initiation, d’une histoire d’amour entre deux adolescents, de la difficulté de Kaito, le garçon, à trouver sa place auprès de sa mère qui, abandonnée par son mari, a plusieurs amants, de la maladie puis la mort de la mère de Kyoko, la jeune fille… Et pourtant, de la découverte d’un corps d’homme nu et tatoué sur la digue à l’arrivée d’un typhon, ce qui va se jouer entre ces quatre protagonistes ainsi que le père du garçon, le père et le grand-père de la fille, se charge également de cette puissance mystérieuse et singulière qui habitait d’emblée le déferlement des vagues.

Still the Water  ne propose pas une métaphore entre les événements humains et les événements naturels, ce qui serait comparer deux mondes distincts. Au contraire, le film accomplit la construction sensuelle d’un seul et même monde, celui des jeunes gens qui grandissent, celui des vents qui enflent, celui de la maladie qui progresse, celui de la tendresse entre Kyoko et ses parents, celui d’un petit crabe qui court sur le sable.

Une des séquences les plus émouvantes montre Kaito rendant visite à son père, installé dans la mégapole de Tokyo, et expliquant que sans avoir jamais cessé d’aimer sa femme il ne peut vivre que dans ce milieu urbain, entrelacs de rues, d’enseignes lumineuses et de voitures montré exactement comme les paysages sauvages ou ruraux de l’ile. Et c’est d’une envoutante fluidité, sans mièvrerie aucune mais avec le trouble de ce bain pris à deux, père et fils, pratique banale au Japon et qui prend ici la dimension d’une réconciliation profonde, profonde parce que chacun reste qui il est, singulier.

Très doucement, sans effet de manche, Naomi Kawase déploie les variations et les motifs de son grand poème à l’unicité du monde. Terre et mer et vent, hommes et femmes, arbres et bêtes, campagne et ville, nature, civilisation urbaine et mondes invisibles ne font qu’un, un seul univers –ou plutôt un seul «plurivers», ou «multivers», comme l’ont récemment proposé plusieurs penseurs (Bruno Latour, Jean-Clet Martin, Christoph Eberhard…). Que le lecteur ne se laisse pas intimider par ces références, rien n’est moins abstrait que l’approche des êtres et des sentiments par Naomi Kawase. Et bien peu de scènes de cinéma sont aussi émouvantes que celle qui a pour enjeu de dépasser la plus fondatrice des oppositions, entre la vie et la mort, alors que s’éteint la mère de Kyoko entourée de son mari, de sa fille et des villageois. (…)

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Le vent souffle où il veut

Le vent se lève de Hayao Miyazaki

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Le onzième et dernier long métrage du maître japonais, sans doute son plus beau avec «Princesse Mononoké», bouillonne d’énergie vivante et joueuse, mais est en même temps hanté par l’ombre, la maladie, la catastrophe, la guerre, la violence et la mort.

Oui, c’est bien Paul Valéry que cite le nouveau film de Hayao Miyazaki. Ou du moins le vers le plus célèbre du Cimetière marin, dont une moitié fournit le titre et l’autre la devise, placée en ouverture: il faut tenter de vivre![1] Rien d’anecdotique dans le choix par le réalisateur de l’injonction vitale qui surgissait au terme d’une œuvre consacrée à un cimetière, mais une parfaite adéquation avec un film tout entier tendu entre un pôle positif et un pôle négatif.

Le onzième et dernier long métrage de Miyazaki bouillonne d’énergie vivante, joueuse, rêveuse, jaillie de l’enfance et embrassant du même élan nature et technologie, amitié, amour et ambition. Et simultanément, il est hanté par l’ombre, la maladie, la catastrophe, la guerre, la violence et la mort. En quoi il s’inscrit sans mal comme une des œuvres les plus accomplies du grand cinéaste japonais —un des très rares dont l’œuvre appartient de plein droit non seulement à l’histoire du cinéma d’animation, mais à l’histoire de l’art du cinéma.

On y retrouve l’inventivité des formes et des mouvements, qui fond sans effort influences graphiques asiatiques et européennes, sait accompagner avec la même attention le vol d’un papillon, les détours de la tuyauterie d’une grosse machine, le mouvement d’une armée en marche ou les jeux d’un enfant.

Jamais les films de Miyazaki ne se sont contentés de leur dimension joyeuse et tonique, même si jamais non plus ils ne l’ont refusée. Mais rarement le cinéaste aura aussi profondément, aussi radicalement, associé les aspects les plus noirs aux aspects les plus lumineux. Etrange héros en effet que Jiro, ce jeune garçon qui, faut de pouvoir piloter lui-même (il est myope), rêve au début des années 1920 de construire le plus gracieux des avions.

Ce pourrait être une de ces success stories comme le cinéma les adore, et d’ailleurs, d’une certaine manière, ce le sera. Mais, à Tokyo pas plus qu’à Hollywood ou ailleurs, il n’est courant de mettre en question à quoi sert cette supposée valeur sacrée que serait l’accomplissement de son rêve.

L’avion qui finira par naître du génie de Jiro et des usines du complexe militaro-industriel japonais sera en effet l’avion le plus élégant mais aussi le plus efficace engin de guerre volant de son époque, le chasseur bombardier «Zéro», qui mitraillera les populations civiles et décimera l’armée américaine jusqu’à la défaite du fascisme japonais, dont il aura été un fidèle serviteur.

Le «vent» (kaze en japonais) du titre figure aussi dans le nom donné aux combattants suicides se jetant à bord de leur Zéro contre les navires US. Ces pilotes, eux, n’auront pas «tenté de vivre».

Miyazaki est parfaitement conscient de tout cela. A 70 ans passés, le réalisateur de Mon voisin Totoro et de Porco Rosso conserve un bien visible plaisir de dessiner, dessiner des avions bien sûr, mais aussi des trains, des voitures, des bateaux, des maisons, des champs, des hangars, le vent dans les herbes, d’une manière à la fois admirablement juste et étonnamment inventive. Et il ne renonce pas du tout à ce qu’il y a de vital et de prometteur dans l’élan d’un jeune homme vers l’invention de son destin.

Mais il refuse d’en faire une vertu absolue, indépendante des effets que produit cette détermination. Avec ses couleurs pastel et son trait toujours inspiré, il réussit comme jamais à agencer trajectoire individuelle, «héroïque», et enjeux historiques acceptés dans leur complexité.

Le vent se lève est aussi le premier de ses films qui s’inscrive aussi clairement dans un contexte historique, le Japon des années 1910-1940, en faisant toute leur place aux évolutions sociales et techniques, aux mutations urbaines, à la violente crise économique, à la montée du militarisme et aux effets de l’expansionnisme nippon et de la dictature nationaliste mise en place dans le pays à partir du début des années 1930. (…)

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L’impasse du sabre

25 novembre 1970 Le jour où Mishima choisit son destin de Koji Wakamatsu

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On peut s’interroger sur le « choix » que mentionne le titre. Et c’est une des vertus de ce film que d’inciter à s’interroger sur la part de liberté, la part de fatalité et la part d’impuissance qui mènent l’écrivain japonais à se suicider par seppuku au siège du commandement en chef des Forces d’autodéfense. La dernière demi-heure consacrée à la mise en place et à l’exécution de ce rituel sanglant, dont la dramaturgie qui se voudrait implacable est elle-même perturbée  par des péripéties grotesques (Mishima moqué par les militaires qu’il incite à soulever) ou trivialement humaines (le compagnon qui se dérobe au moment de porter le coup de sabre final). Auparavant, durant 90 minutes, Wakamatsu aura proposé une reconstitution clinique du cheminement politico-mystique de l’auteur du Pavillon d’or, et de son contexte.

C’est-à-dire la montée en puissance de la contestation étudiante, puis ouvrière et paysanne dans le Japon des années 60, activisme d’extrême gauche motivé aussi par les traités américano-japonais, et où l’anti-impérialisme croisait des sentiments nationalistes relevant de l’extrême droite. Wakamatsu a été lié à l’activisme révolutionnaire de ce temps, il en a construit un récit filmé extraordinaire, United Red Army, dont la première heure était une relation très précise du développement du mouvement dans les universités, de son énergie, de son idéalisme, de ses contradictions et de son courage, avant de détailler les dérives délirantes et autodestructrices de quelques groupuscules issus de ce même mouvement. 25 novembre 1970… est à certains égards le pendant de ce grand œuvre vibrant et troublant.

S’occupant d’ennemis idéologiques avec lesquels ses camarades eurent de très violents affrontements, Wakamatsu ne les dénigre ni ne les juge. Plus intéressé par la force pulsionnelle qui les anime que par une dénonciation morale ou politique, il reconstitue soigneusement les moments-clés de la période, y compris avec des documents d’archives, l’utilisation d’une voix-off didactique et des plans tournés à une distance clinique, parfois le regard surplombant de l’entomologiste, et prête une intense attention aux motivations profondes des jeunes militants nationalistes, militaristes et racistes.  La froideur de la réalisation, le côté hiératique du jeu des acteurs, le caractère programmé du déroulement des faits dont nul n’ignore l’issue clairement rappelée par le titre engendrent une un puissant et paradoxal effet. Retrouvant des forces qui viennent de Brecht, et dont au Japon certains films de Nagisa Oshima (Nuit et brouillard au Japon, La Pendaison, ou même Tabou) ont jadis et naguère déployé les ressources, 25/11/1970LJMCD se révèle une opération scientifique de prise en charge de ce qui ne l’est en rien, scientifique : le tourbillons des affects de personnes déboussolées par les mutations de leur monde, accrochées à un passé mythique et habité d’une vision poétique de la Vie et de la Mort – avec de terrifiantes majuscules, de celles qui envoient depuis la nuit des temps des adolescents tuer et se faire tuer.

Alors le « choix », dans tout ça… Il est peu probable que Wakamatsu aurait voulu y mettre quelque ironie. Sans complaisance pour l’idéologie qui anime la bande de « la Société du bouclier », l’armée privée formée par Mishima, à vrai dire sans réel intérêt pour ces phrases réversibles et incantatoires, il témoigne d’une réelle tendresse, et d’une forme de respect, pour ceux qui en font leur raison de vivre et de mourir.  Cet écart (qui ne signifie pas opposition) entre les idées et les actes est le gouffre qui hante le film. Au-delà du cadre historique extrêmement précis, ce gouffre-là, et ses conséquences, concerne tout ce qui vibre d’un désir d’action dans un monde où celle-ci n’a pas sa place, ou ne trouve pas ses formes d’expression.

Il est aussi intrigant de comparer le film de Mishima à une autre évocation filmée d’un événement marquant de l’histoire contemporaine qui se trouve sortir en salles le même jour. En totale adhésion à ses protagonistes, La Marche ne (se) pose aucune des questions qui hantent 25 novembre 1970…. Le film français ne cesse d’aplatir l’événement quand le japonais le creuse et le déplace. Aucun doute sur celui des deux qui saura trouver les faveurs des médias et du public…

 

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