«Juste la fin du monde»: Xavier Dolan en famille comme à la guerre

520343Nathalie Baye et Gaspard Ulliel dans Juste la fin du monde de Xavier Dolan

Juste la fin du monde de Xavier Dolan avec Nathalie Baye, Vincent Cassel, Marion Cotillard, Léa Seydoux, Gaspard Ulliel. Durée: 1h35. Sortie le 21 septembre 2016

Ce n’est pas une adaptation théâtrale, et pourtant le film est non seulement inspiré de la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce, mais en a conservé l’essentiel des dialogues. Ce n’est pas un film à vedettes, et pourtant il est interprété par Nathalie Baye, Gaspard Ulliel, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Vincent Cassel.

Mais c’est bien, absolument, un film de Xavier Dolan, même si on n’y retrouve pas les échappées joyeuses et les digressions affectueuses qui participaient à la richesse de ses précédents films, et qui contribuaient notamment à la réussite de Laurence Anyways et de Mommy.

Il fait chaud. Louis revient dans cette maison à la campagne, maison de sa famille qu’il a quitté jeune homme, douze ans plus tôt, et à laquelle il n’a pas donné de nouvelles. Il veut revoir les siens, à l’heure où il se sait condamné à brève échéance par le sida. Il ne les a pas prévenus de son arrivée. Ils ne savent rien de sa vie, ni de sa mort qui vient.

 Sa famille? Un nœuds de conflits, rivalités, tensions et incompréhensions –la mère, le grand frère Antoine et son épouse Catherine, la petite sœur, Suzanne.
Une famille où le retour de ce fils et frère devenu un inconnu, objet de rancœurs ou de fantasmes, exacerbe les regrets et les non-dits, fait remonter les déceptions, les rêves laissés en plan.

Alors? Alors la guerre, comme on dit dans Les Liaisons dangereuses. Mais une guerre subie plutôt que choisie, subie par toutes et tous. Une guerre sale, faites d’embuches et de dérobades.

Une guerre où tous les moyens sont bons –c’est-à-dire mauvais. Surtout l’affection, la compréhension, l’affichage de passer à autre chose, d’éviter les sujets qui fâchent.

C’est moche, la guerre, et Juste la fin du monde est un film violent, difficile. Les armes de ces belligérants, tous blessés, tous pugnaces, ce sont les voix, les corps, les gestes, les regards et les silences. (…)

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« Olmo et la mouette », les jeux de l’intime et du spectacle

photo_hd_01Olmo et la mouette de Petra Costa et Lea Glob, avec Olivia Corsini et Serge Nicolaï. Durée : 1h25. Sortie le 31 août 2016.

Comment parler d’un tel film ? Comment partager le bonheur rare, et assez inexplicable, qui émane de sa vision. Une jeune femme est en scène, elle est actrice de théâtre. Puis elle est chez elle, fait un test de grossesse, qui leur confirme à elle et son compagnon qu’elle est enceinte. Lui aussi est acteur. Ils sont réjouis de l’annonce de « l’heureux événement », elle est horrifiée à l’idée que celui-ci va l’empêcher de participer à la tournée aux Etats-Unis où la troupe dont ils font tous deux partie est invitée, pour jouer La Mouette de Tchékhov.

Actrice et acteur de théâtre, ils jouent leur propre rôle devant la caméra, interprètes d’un film qui décrit une situation bien réelle – ils vivent effectivement ensemble dans la vie, ils portent leurs vrais prénoms, elle est effectivement enceinte. Elle s’appelle Olivia Corsini, elle est italienne mais vit et travaille à Paris. Elle est extraordinaire de présence, de vitalité, de profondeur et de simplicité. Solaire et opaque, travaillée par ses désirs de jouer au théâtre, de vivre avec son compagnon, d’avoir un enfant, et meurtrie par le fait que ces mêmes désirs entrent en conflit, inquiète d’un risque de fausse-couche qui la cloue à la maison. Elle parle et elle bouge, son corps change, les gestes et la voix aussi, les jours et les saisons passent.

Lui, Serge Nicolaï, acteur de théâtre, homme, futur père, est là et pas là, il continue de travailler, de répéter, une autre a remplacé Olivia dans le rôle de Nina. Tout le monde essaie de faire au mieux, ce n’est pas évident. Il y a une vie qui continue, dehors, une vie qui arrive, dedans, et la vie qui se réinvente à tâtons, dans leur petit appartement.

Il y a le cinéma, qui est là aussi, qui les filme, parfois une voix féminine pose une question à Olivia, relance une situation, propose de jouer différemment une situation. Qui parle ? On ne sait pas bien, le film a deux signataires, une réalisatrice de fiction brésilienne, Petra Costa, et une réalisatrice de documentaire danoise, Lea Glob.

Et c’est bien ainsi, à la croisée du documentaire et de la fiction, du théâtre et du cinéma, de la vie intime et du spectacle, du Nord et du Sud.

Sauf que tout cela pourrait être, au mieux, assez abstrait sinon complètement artificiel, et que c’est le contraire. Presqu’immédiatement, et dès lors sans retour, le film est bouleversant, marrant, proche comme un ami cher alors qu’on ne connaît pas ces gens – quand bien même les aurait-on vus lors de spectacles du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, où Olivia Corsini et Serge Nikolai ont travaillé.

Aussi inexplicable qu’imparable, la douceur et la tension qui émanent de ces personnes, la délicatesse avec laquelle elles sont filmées, la traversée comme une aventure à la fois quotidienne et unique de quelques mois dans la vie d’une femme et d’un homme à la fois singuliers et proches, font d’Olmo et la mouette une expérience de cinéma d’une qualité exceptionnelle.

photo_03Les thèmes et les enjeux sont multiples, complexes, très repérables. Cela existe bien sûr, et cela compte, mais cela ne consiste et ne vibre que de quelque chose de beaucoup plus impondérable : ces accordailles mystérieuses entre le film et les personnes filmées, qui ouvre très grand la place à qui les regarde et les écoute.

Cela pousse doucement comme l’enfant dans le ventre d’Olivia, cet enfant au prénom d’arbre (Olmo signifie « orme » en italien). Ce mouvement intérieur engendre, pour qui verra Olmo et la mouette, une  aventure qui est, bizarrement, l’exact contraire du slogan qui accompagne la sortie. Non, la réalité ne commence pas quand le jeu se termine, il n’y a que de la réalité, dans le jeu et ailleurs, dans le jeu d’acteur et les autres jeux, c’est ce qui éclaire si bien ce film si singulier.

Pour ceux qui le peuvent, il devrait y avoir bénéfice à le voir accompagné des conversations avec ses interprètes, prévues lors de certaines séances :

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“Les Secrets des autres” ou la boite magique

589368Les Secrets des autres de Patrick Wang, avec Wendy Moniz, Trevor St John, Oona Laurence, Jeremy Shinder, Sonya Harum, Gabriel Rush. Durée: 1h43. Sortie le 26 août.

Celui-ci, à ce moment. Celle-là, dans cette situation. Un instant plutôt joyeux dans la vie quotidienne. Une rencontre inattendue. Un accident évité de justesse. La maison avec les parents et les enfants. Un geste étrange accompagné de mots qui ne le sont pas moins… Il semble d’abord que, pour son deuxième long métrage (après le déjà très remarquable In the Family), Patrick Wang aligne se séquence comme une diseuse de bonne aventure tirerait des cartes, et les poserait côte à côte.

On ne voit pas trop ce qui les relie. Quelles sont les relations entre cette gamine au nom curieux, Biscuit, sortie du lac par un jeune homme timide flanqué d’un énorme chien et l’irruption dans une petite famille de Jess, fille d’un premier mariage du père sortie de nulle part ? Qu’est-ce que cela a à voir avec les problèmes au théâtre de la petite ville au Nord des  Etats Unis où il semble qu’on se trouve, avec le sort du fils obèse, maltraité par ses copains d’école, mais qui crée de puissants et inquiétants dessins ? Que viennent faire là les boites contenant des saynètes  que fabriquaient un vieil homme récemment décédé ?

Le film procède par scènes brèves, comme des notes ou des croquis, séparés par des fondus au noir. Les Secrets des autres est d’abord un assemblage sinon de secrets, du moins de ces petites énigmes que constituent des rencontres avec des inconnus, à propos desquels il se garde bien de livrer tout de suite des explications. Et ce qui est remarquable est combien ce manque d’information n’a en fait aucune importance.

Parce que chaque visage, chaque corps, chaque situation est filmée avec une attention sensible, une affinité quasi-miraculeuse. Sans trop savoir pourquoi, on se retrouve heureux de passer du temps avec ces gens-là.

Mais peu à peu les situations se relient.  Et finalement, il s’avère que Les Secrets des autres racontait bien une histoire, et même une histoire marquée par un drame, résultat d’une fatalité atroce et de choix calamiteux. Mais surtout le film raconte la manière dont on continue d’exister, individuellement et collectivement, après que le malheur a frappé.

Cela émerge peu à peu, c’est émouvant et précis. Cette construction par touches composant finalement une image n’est pas un effet de virtuosité dramatique, mais une réponse attentive, respectueuse, devant le malheur des gens, et les innombrables erreurs, maladresses, bêtises qu’ils commettent (que nous commettons) dès lors que la spirale du malheur s’enclenche.

La souffrance et la mort travaillent le film de l’intérieur, mais d’une manière étonnamment comparable à celle dont elles travaillent toujours, quoique de manières infiniment variées, le vie, la joie, l’amour, les plaisirs et engagements de chacun. Et le plus souvent, par la grâce de Patrick Wang, c’est ici d’une légèreté aux confins du burlesque, d’une étrangeté aux franges du rêve. Et, ainsi, d’autant plus réel.

Avec une liberté de filmer impressionnante, des surgissements d’inconnus qui redonnent de la profondeur aux protagonistes, des fondus, des surimpressions, des incrustations, tout un vocabulaire visuel joueur et au plus près des émotions, il met en acte l’idée sous-jacente qui porte le film : celle d’un nécessaire bricolage généralisé des relations entre les humains, de la nécessaire reconstruction permanente de ce qui peut être dit, partagé, thésaurisé, jeté au fil de l’eau ou du vent, ou du temps.

Entre soleil et solitude, avec sa demi-douzaine d’acteurs inconnus, tous admirables, et son histoire qui ne semblait converger que vers la prise en charge d’un deuil mais l’excède illico, vers d’autres chemins, dont on ne voit pas la fin.

Les dioramas, ces boites en bois où sont figurées des scènes en miniature, sont une des manifestations matérielles d’une idée de la vie en commun, vie affective, vie sociale, vie rêvée tout à la fois. Fabriqués par une sorte de Facteur Cheval local (mais le film est tourné à Nyack, la ville natale de Joseph Cornell, le grand artiste du diorama), ces objets aussi farfelus dans l’inspiration que dans les moyens figuratifs deviennent moins la métaphore que la métonymie du film : partie ludique, accessoire, pour le tout d’une dynamique narrative, qui rapproche et accompagne des personnes, des affects, des sensibilités.

A peine esquissé, le parallèle entre les boites à histoires et la scène théâtrale fait partie de ces multiples pistes à demi enfouies qui parcourent le film, et prend davantage de force si on sait que Le Secret des autres est inspiré d’un roman de Leah Hager Cohen, par ailleurs grande spécialiste du théâtre.

Ces emboitements (c’est le cas de le dire) du diorama à la maison familiale, de la maison au théâtre et du théâtre à la petite ville, ne visent pas à un vertige qui fascinerait mais à un écart. Sur le ton de la chronique quotidienne, sensation renforcée par l’usage du très beau super-16 couleur, entre home movie, document d’archive et images de rêves, ils contribuent à donner de la place aux émotions complexes des protagonistes, et à celles des spectateurs, à la fois vis à vis de ces protagonistes et chacun vis à vis de lui-même, de sa propre histoire, tant ce qui se passe dans Le Secret des autres est susceptible de trouver d’échos dans l’existence de chacun. Puisque bien sûr, « les autres », c’est aussi nous – vous, moi.

 

 

 

 

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Glanés en Avignon : Srebrenica, Shakespeare et Shakespeare, Chéreau

Irena Mulamuhic dans HopeIrena Mulamuhic dans Hope 2

Trois jours dans la fournaise avignonnaise à mi-juillet ne permettent en aucun cas de porter un jugement d’ensemble sur la 69e édition du Festival d’Avignon (4-25 juillet), ses quarante entrées au programme officiel, les centaines de spectacles du off et les innombrables manifestations adjacentes, débats et rencontres, qui, ensemble, font la plus grande foire du spectacle vivant au monde. De la dizaine d’éléments auxquels on aura eu accès, un peu par choix, un peu par hasard, quatre temps forts, très forts.

D’abord à la fois un coup de cœur et un coup de fureur. Il est inadmissible, honteux, dégueulasse qu’ait été à ce point ignoré, en France et en Europe, la commémoration du massacre de Srebrenica. Vingt ans après l’assassinat de masse, Srebrenica devait être présent, mis en évidence au cours des célébrations du 14-Juillet, commémoré par des œuvres d’art et des programmes culturels, historiques, universitaires. Il n’en a rien été, tout comme aucun dignitaire français de rang important ne s’est déplacé en Bosnie. Si le sommeil de la mémoire engendre des monstres, nous nous préparons de terribles lendemains.

Il est à l’honneur du Festival d’Avignon de faire exception à cette règle sinistre de l’amnésie du génocide perpétré sur le sol européen il y a vingt ans. Même si on ne peut pas dire que l’installation Hope ait bénéficié de toute l’attention qu’elle méritait – l’absence de couverture de cette œuvre par les médias confirmant le refoulé sinistre qui pèse désormais sur les guerres des Balkans. Et puis des victimes musulmanes…Conçue par le grand dramaturge de Sarajevo Haris Pasovic, Hope est pourtant une réponse d’une force et d’une dignité impressionnantes. Comme toute installation, il est difficile d’en rendre les effets, qui tiennent à l’assemblage dans l’espace d’éléments très hétérogènes. Dans un bâtiment fermé, le visiteur se trouve immédiatement face à face avec une femme âgée, debout dans un halo de lumière au milieu d’un espace sombre. Elle porte un foulard sur la tête et serre contre sa poitrine un cadre où figurent les photos d’hommes de différents âges.

Hope. L’espoir? L’espoir du retour des hommes emmenés par les miliciens serbes il y a vingt ans? Quel espoir? Il y a bien longtemps, Léo Ferré disait que dans désespoir il y a espoir –dans un désespoir dynamique, assumé, armé, vivait l’espoir d’un monde à inventer. Aujourd’hui, ici, en Europe, c’est l’inverse. Dans Hope, il y a le désespoir. On le prend en plein visage. Cette femme, l’actrice la plus célèbre de Bosnie, Irena Mulamuhic, immobile et silencieuse, se tient chaque jour six heures debout dans cette ombre, dans ce halo, dans ce désespoir de la mémoire et du présent.

a suite de l’installation comporte les photos aériennes de certaines des dizaines de fosses communes identifiées, et un film magnifique et terrible qui montre simplement les lieux où ont été retrouvé les corps, ou les fragments humains, depuis vingt ans: espaces bucoliques, ensoleillés, charmeurs, espaces où vivent et travaillent des villageois, écoles communales qui furent transformés en centre de détention et de torture et sont aujourd’hui à nouveaux des écoles, baraquements aux murs couverts de graffiti racistes inscrits par ces militaires néerlandais qui les occupaient et livrèrent à la mort les populations civiles qu’ils avaient la mission, et les moyens, de protéger.

Ce film, dont Haris Pasovic annonce une version plus longue, s’inspire avec intelligence de la réflexion construite autour de Shoah de Claude Lanzmann sur les possibilités d’invoquer une horreur qui continue de hanter le présent. Il devrait prochainement être montré aussi indépendamment de l’installation telle qu’elle est présentée, à Avignon, dans le bâtiment de l’Espace Louis Pasteur.

De ce bâtiment, on vit sortir Leila Shahid bouleversée, l’ancienne représentante des Palestiniens en Europe remerciant avec émotion le dramaturge bosnien d’avoir su faire ce dont les Palestiniens avaient été incapables après Sabra et Chatila. Puisque Hope, clairement, dans son inscription très précise dans les faits qui se sont produits en juillets 1995 à Srebrenica, mobilise aussi la mémoire des crimes de masse perpétrés, ailleurs, et depuis.

Avec Shakespeare, on est évidemment encore à proximité des tragédies de l’histoire et des enjeux de représentation. Avoir la chance de découvrir, deux soirs de suite, le Richard III mis en scène par Thomas Ostermeier et Antonio e Cleopatra de Tiago Rodrigues en témoignaient admirablement, comme ils attestaient de l’étendue des registres théâtraux capables de prendre en charge le legs artistique, historique et politique du Barde. Au plus juste du travail qui est celui d’un grand festival. (…)

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«Birdman»: l’illusion de la complexité

Le film d’Iñarritu n’a pas grand chose à dire, il se pare seulement des plumes d’une réflexion. Ce qui en fait un choix parfait pour les Oscars.

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Birdman d’Alejandro Gonzales Iñarritu, avec Michael Keaton, Zach Galifianakis, Edward Norton, Andrea Riseborough, Amy Ryan, Emma Stone, Naomi Watts. Durée : 1h59 | Sortie le 25 février.

Ce sera l’histoire d’un acteur travaillé jusqu’au fantastique par ses rôles, à l’écran, à la scène, dans la vie et dans le regard des autres –ses proches comme son public.

Hollywood saisi par le pirandellisme, c’est à vrai dire une vieille histoire. On trouverait des jeux sur la mise en abime du personnage de fiction tout au long de l’histoire du cinéma américain: Chaplin, Keaton, Sternberg (sublime Crépuscule de gloire), Lubitsch et Mankiewicz évidemment, sans parler de Welles, et bien sûr Woody Allen, en offrent de multiples figures.

A la fin du 20e siècle, dans le sillage de Brian De Palma, on assista même à une sorte d’inflation du thème, avec l’excellent Héro malgré lui de Stephen Frears (1992) mais aussi les assez gonflés Un flic à la maternelle (1990), Last Action Hero (1992) et True Lies (1993) tous avec Arnold Schwarzenegger, le simpliste Truman Show (1998) faisant référence, et faisant de l’ombre au seul chef-d’œuvre du genre, Man on the Moon de Milos Forman (1999).

Tout cela pour dire que l’interrogation sur les jeux entre réalité et fiction dont se nourrit avec une indéniable habileté Birdman n’a rien d’inédit dans le cinéma hollywoodien.

Il se nomme Riggan. Il a connu la gloire en jouant un superhéro ailé, la gloire comme elle en a l’habitude s’est ensuite enfuie à tire-d’aile. L’acteur entreprend de la reconquérir, selon une approche assez courageuse, qui est aussi celle du film: en s’enfermant dans un théâtre, dans le théâtre, dans une pièce de théâtre inspirée d’une nouvelle de Raymond Carver.

Le personnage et le film passent donc la quasi-totalité de leur temps dans l’intérieur d’un théâtre de Broadway, ce qui n’en fait pas un huis clos (les lieux sont suffisamment variés) mais tout de même une boite fermée –si bien fermée, à la fois protectrice et contraignante, que lorsqu’il finira par s’aventurer par mégarde à l’extérieur, le personnage principal se retrouvera littéralement à poil, et dans l’impossibilité de retourner à l’intérieur.

Ce sentiment de dédale sans issue est renforcé par la technique de prises de vue, des plans séquences à la steadycam qui accompagnent des circulations parfois longues et complexes, éventuellement en changeant de protagoniste en cours de circulation dans les arcanes du théâtre.

A l’intérieur, dans les coulisses, sur la scène, dans les couloirs et dans les loges, grouille une faune folklorique, celle des animaux du showbiz dans ses multiples variantes, depuis le théâtre à texte et fier de l’être jusqu’à l’entertainment sans scrupule. (…)

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Journal de la Berlinale 4 : ce qui les meut

45 Years d’Andrew Haigh (Compétition), Mr Holmes de Bill Condon (Compétition), Le Journal d’une femme de chambre de Benoit Jacquot (Compétition), Knight of Cups de Terrence Malick (Compétition), Victoria de Sebastian Schipper (Compétition).

On a beaucoup reproché à François Truffaut une de ses formules à l’emporte-pièce, selon laquelle le cinéma anglais n’existe pas. Si au lieu de se récrier à grand renforts de shoking on accepte d’en entendre le sens (qui évidemment n’exclue pas qu’il y ait de très bons films britanniques, et de grands cinéastes parmi les sujets de sa Majesté), la vision successive de deux films de cette origine en compétition à la Berlinale tend en effet à conforter cette affirmation.

201506056_1Tom Courtenay et Charlotte Rampling dans 45 Years

Ce sont deux films qui se regardent avec un certain plaisir, en tout cas sans désagrément particulier. Ils sont différents l’un de l’autre, l’un, 45 Years d’Andrew Haigh, est une étude de mœurs douce-amère d’un couple vieillissant dans la province anglaise d’aujourd’hui, l’autre, Mr Holmes de Bill Condon, est une variation sur le personnage de Sherlock Holmes devenu très vieux, proposant un jeu autour des vertus de la logique et de l’imagination dans la province anglaise des années 30.

Davantage que l’intérêt pour les personnages âgés et la province, ce qui rapproche le plus ces deux films sont les qualités sur lesquelles ils se fondent entièrement : un bon scénario, et de bons acteurs. Charlotte Rampling et Tom Courtenay dans le premier, Ian Mckellen (qui pourrait retenir quelques mimiques et grimaces) dans le deuxième remplissent parfaitement leur emploi, au service de ce qui semble droit venu d’une pièce de théâtre, qui aurait pu être écrite par Harold Pinter pour le premier et par Peter Shaffer pour le second.

Mais l’idée qu’il existerait en outre quelque chose nommée la mise en scène, la mise en scène de cinéma, et même que c’est là que se situe le plus important dans un film, ne semble effleurer personne. Et c’est ce qui tend à confirmer la formule de Truffaut, dont la première justification est d’abord que la Grande-Bretagne aura trop aimé le théâtre (et continue dans cette noble voie), ensuite que hélas pour son cinéma elle a eu la meilleure télévision du monde.

La mise en scène de cinéma est au contraire au principe même des trois autres films également en compétition qui ont marqué ce week-end à Berlin. Elle est ce qui les met en mouvement et en commande la singularité, pour le meilleur et pour le pire.

201510882_5Léa Seydoux dans Journal d’une femme de chambre

Le meilleur, c’est Journal d’une femme de chambre de Benoit Jacquot, qui avait pourtant toutes les raisons de se trouver enserré dans les rails d’une adaptation littéraire, et du poids des références cinématographiques que constituent rien moins que les films de Jean Renoir et de Luis Buñuel inspirés du même livre d’Octave Mirbeau.  Si le scénario, singulier tout en respectant l’œuvre d’origine, est remarquable, si surtout l’interprétation de Léa Seydoux est parfaitement admirable, et très nouvelle par rapport à ce qu’on connaissait de l’actrice, ce sont tout de même les partis pris de mise en scène qui sont décisifs. Ce sont les choix de composition de l’image, de rythme, de jeu entre le montré et le caché qui font l’admirable brutalité de ce véritable cri, de rage et de passion mêlées, cri enveloppé dans les dentelles de la bourgeoisie fin de (19e) siècle pour n’en résonner que plus sauvagement, et de manière fort actuelle.

"Knight of Cups"Christian Bale et Kate Blanchett dans Knight of Cups

Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que la primauté de la mise en scène, de la composition par le cinéma des images et des sons, garantit quoi que ce soit. On en aura eu la navrante confirmation avec le nouvel opus de Terrence Malick, Knight of Cups, interminable collage d’imagerie publicitaire saturée de muzak pompeuse et émaillée de considérations métaphysiques en voix off. On croit comprendre qu’il s’agit de dénoncer la décadence de la société américaine dans sa version californienne hyper-luxueuse. On constate surtout combien ce réalisateur, sans doute dès ses débuts surestimé (mais La Balade sauvage était, il y a 42 ans, un beau film) aura systématiquement réalisé film après films une descente ininterrompue vers le kitsch et la poudre aux yeux. Des stars (Christian Bale, Kate Blanchett, Nathalie Portman) réduites à d’insipides figures de mode, un mélange de prétention, de puritanisme et de sentimentalisme participent de l’architecture de plomb de cette réalisation qui certes s’appuie sur une revendication d’absolue virtuosité, mais n’en prouve que la totale vacuité.

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Frederick Lau et Laia Costa dans Victoria

La virtuosité de réalisation est aussi au principe du projet du jeune réalisateur allemand Sébastian Schipper, dont Victoria est le quatrième long métrage. Au début, sa manière d’accompagner en un unique plan séquence très agité les tribulations nocturnes et alcoolisées de la jeune Espagnole qui donne son nom au film et des quatre jeunes « vrais Berlinois » qui l’ont branchée à la sortie d’une boite techno semble un tour de force aussi vain qu’horripilant. Mais à mesure que le film et ses interprètes tiennent la longue distance (2h20) du plan unique, ce qui se met en place, entre les personnages et dans l’énergie à intensité variable de l’action ne cesse de gagner en intérêt, en nuances, en consistance.

D’une Mephisto Waltz de Liszt à une attaque de banque, de la nuit urbaine bravée joyeusement à vélo et avec force bières à une cavale hallucinée, Victoria procède par embardées surprenantes et pourtant cohérentes. Le film raconte moins la dérive d’une Bonnie catalane et d’un Clyde germanique que l’enregistrement d’un trop plein d’énergie vitale, et ses conséquences.  Son parti-pris de mise en scène devient dès lors parfaitement adapté à son enjeu narratif, et fait de Victoria une heureuse surprise.

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“Les Règles du jeu”: le rôle de leur vie

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 Les Règles du jeu de Claudine Bories et Patrice Chagnard. Durée: 1h46. Sortie: 7 janvier 2015.

Ils s’appellent Lolita, Kevin, Hamid ou Thierry. Ils ont 20 ans. Ils habitent Roubaix. Ils cherchent du travail. Une société privée sous contrat avec l’Etat[1] les forme à cette tâche ardue : la recherche d’emploi dans la France d’aujourd’hui.

Tout de suite, il y a ces contrastes, sensibles, marquants, entre les corps des formateurs et ceux des candidats, entre les mots des uns et des autres, entre les habits, les postures, l’état des cheveux, des peaux, des intonations. Une vraie carte physiologique et sensible d’un état de la réalité. Accompagnant durant plusieurs mois le parcours singulier de quatre jeunes gens et leurs relations avec quelques formateurs, Claudine Bories et Patrice Chagnard filment cela.

Ils le filment vraiment. C’est à dire qu’ils regardent, qu’ils écoutent, qu’ils enregistrent, puis qu’ils organisent ce qu’ils ont tourné grâce au montage et à l’ajout d’intertitres. Ils accomplissent tous ces actes comme autant de dispositifs d’enquête, comme autant de gestes tournés vers une recherche. Mais cette recherche laisse les autres – ceux qu’ils filment – dans leur singularité, leur opacité, leurs contradictions, leurs secrets, tout en acceptant avec le plus de sensibilité possible l’infinie diversité des sens, des bribes d’explications qui émanent de cet assemblage de micro-situations.

Cette démarche prend en compte le « théâtre social », les codes dominants dont relèvent les protagonistes, consciemment ou pas. Les formateurs sont là pour enseigner les codes de l’entretien d’embauche, qu’ils explicitent, mais outre cette fonction et éventuellement à leur corps défendant ils sont aussi porteurs d’autres codes qui les singularisent. De leur côté, les candidats ne sont pas non plus dépourvus de « modes d’affichages », plus ou moins sincères, plus ou moins nécessaires à leur propre existence, plus ou moins dangereux pour eux-mêmes parfois.

Evidemment, le film met principalement en évidence les exigences du monde de l’entreprise telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, les systèmes de signes institués par les recruteurs et les DRH pour obtenir bien plus que la manifestation d’une compétence et d’un désir d’être employé, une allégeance, l’affichage d’une soumission, aux moins d’une acceptation par avance des règles qui leur seront imposées. Et il met évidence l’incompréhension des candidats par rapport à ces exigences, mais aussi la communauté des codes du groupe social et générationnel auquel ils appartiennent, et les singularités de chacun – piercing, bodybuilding, tchatche bravache…

A quoi s’ajoute encore la complexité des comportements des formateurs, astreints à transmettre un formatage donné comme inévitable pour atteindre le but, sans pour autant être eux-mêmes dépourvus d’affects, de capacité de fatigue, d’énervement, d’enthousiasme.

C’est évidemment, outre la qualité du regard et de l’écoute des réalisateurs, la durée, qui permet que se déploie de manière à la fois sensible, émouvante, souvent drôle et parfois terrifiante, cette irisation d’attitudes riches de sens, et parfois lourdes de conséquences. Cette durée, celle du tournage (huit mois), celle du film monté (1h46), construit l’épaisseur émotionnelle et nuancée qu’il offre littéralement à des personnes, Lolita, Kevin, Hamid, Thierry, qui deviennent aussi, au sens le plus complet du terme, des personnages de cinéma.

Dès lors peut s’accomplir l’essentiel, la mise en jeu du spectateur, la circulation – pendant le film et éventuellement aussi après – au sein de ses propres « règles du jeu », de ses propres conceptions du théâtre social, de ses propres attentes, pour lui-même et pour les autres, en matière d’attitude, de rapport au langage verbal et corporel.

Loin de se contenter de documenter une situation particulière, fut-elle assez massive et dramatique pour mériter une attention que ne permettent ni la rapidité forcément superficielle des reportages journalistiques ni l’aridité des enquêtes sociologiques, Les Règles du jeu, comme tout film digne de ce nom, mobilise une complexité intime, qui inclut le spectateur quel que soit son âge, sa situation sociale et son parcours.

Le film de Claudine Bories et Patrice Chagnard est bâti d’emblée sur un abime, celui creusé par l’exigence d’une rationalité économique et d’une définition des êtres comme assujettis à un pouvoir sans limite, abime résumé par le responsable de la boite de coaching sur le mode : « je comprends que ces contraintes qui n’ont rien à voir avec le travail proprement dit ne vous plaisent pas, mais si vous ne voulez pas vous y plier, c’est déjà fichu, laissez tomber ».

Un « laissez tomber » qui obtiendrait sans doute des réactions différentes de ses interlocuteurs si le dispositif en question ne s’accompagnait du versement mensuel de 300 euros à chaque candidat, à condition qu’il suive régulièrement la formation. Cet aspect n’a rien d’anecdotique, lui aussi fait partie de la complexité de ce qui se tisse entre un parcours en principe balisé mais qui ne peut exister que par ceux (les formateurs, surtout des formatrices) qui l’incarnent, et des jeunes gens qui sont eux-mêmes le produits de modèles sociaux, de langages formatés, d’autres « théâtres sociaux » que leur parcours familial et leurs pratiques d’adolescents ont construits.

Une chose est claire : si pour les formateurs il est évident qu’il ne saurait y avoir de doute à la nécessité absolue de trouver un emploi dans les normes reconnues (fut-ce des CDD pourris), cet objectif, poursuivi, par les candidats, est loin d’être à leurs yeux un impératif catégorique, à n’importe quel prix. A chaque spectateur d’estimer la part d’irresponsabilité et celle de manifestation d’une liberté dans une telle attitude.

Une des dimensions les plus passionnantes du film tient à la singularité d’expression de chacun des quatre jeunes gens dont on suit le parcours, en même temps qu’à la possibilité d’y repérer, y compris dans ce qui est vécu par eux comme des affirmations de liberté, les marques de discours institués, dans les cités, à la télé, etc.

Mais encore une fois la précision attentive d’un film très souvent en gros plan, au lieu de mettre le spectateur en position dominante de juge, ne cesse de l’interroger sur ses propres modes de réactions, ses propres attentes (tout aussi codées) et leur légitimité. Les Règles du jeu, ce sont bien sûr les règles du marché du travail à l’heure du chômage de masse et de la toute puissance du discours capitaliste. Mais ce sont aussi, et inséparablement, les règles qui régissent l’ensemble des comportements en société, les systèmes qui organisent, décrivent et interprètent nos relations d’une manière beaucoup plus générale. C’est la grande réussite du film de parvenir à tenir ensemble ces deux dimensions, de manière vivante et incarnée.

 



[1] Mis en place par Fadela Amara alors secrétaire d’État chargée de la politique de la ville du gouvernement Fillon, ce dispositif, le « Contrat d’autonomie », a été remplacé par le gouvernement Ayrault : ce sont désormais des organes publics, les Missions locales, qui assument la mise en place d’un processus rebaptisé « Emplois d’avenir ».

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Une Julie peut en cacher une autre

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Mademoiselle Julie de Liv Ullmann, avec Jessica Chastain, Colin Farrell, Samantha Morton.

Mademoiselle Julie d’Alf Sjöberg, avec Anita Björk, Ulf Palme, Märta Dorff, Max von Sydow.

 

Ce mercredi 10 septembre sort en salle la transposition par Liv Ullmann de Mademoiselle Julie, sans doute la pièce la plus jouée d’August Strindberg. Fort à propos, un distributeur saisit l’occasion de ressortir un autre film du même titre, réalisé par Alf Sjöberg et qui obtint ce qui équivalait alors à la Palme d’or à Cannes en 1951. Strindberg, Sjöberg, Ullman : il manque ici le nom d’Ingmar Bergman pour achever dessiner le paysage de référence scandinave que convoque cette double sortie – Bergman, qui fut le scénariste de Sjöberg pour Tourments (1944) et bien sûr le cinéaste qui révéla Ullmann (et son compagnon durant plusieurs années) n’ayant jamais caché l’importance de Strinberg dans son œuvre. Or ce qui est intéressant ici, en regardant les deux films clairement inscrits dans un univers commun est fort peu ce qui les rapproche, et presqu’uniquement ce qui les différencie, sinon les oppose.

Adaptant un monument de la culture « nationale » (bien que norvégienne, Liv Ullmann est essentiellement liée au cinéma suédois), l’actrice de Persona semble n’avoir rien de plus urgent que de s’en éloigner le plus possible. Elle opère des coupes radicales dans le texte, élimine tous les figurants (qui sont loin d’être accessoires), transpose la scène de Suède en Irlande et la langue d’origine à l’anglais, idiome des vedettes qui se partagent l’affiche.

Sa Mademoiselle Julie est une commande de producteurs britanniques, visiblement plus soucieux d’associer des noms de Hollywood à un titre célèbre du répertoire que d’aucune autre forme d’authenticité ou de nécessité. La réalisatrice, dont on sait depuis son très beau Infidèle qu’elle est capable d’une grande finesse, opère un parti-pris radical avec un huis clos plus refermé que jamais ne le fut la pièce jouée sur scène, mais où étrangement quelques scènes d’extérieur viennent fragiliser ce choix sans apporter grand chose, hormis une bizarre citation shakespearienne tout à la fin, rapprochant Julie d’Ophélie sans motif compréhensible.

Ce caractère forcé, presqu’incongru, se retrouve dans le jeu des interprètes, et de manière particulièrement visible dans l’évident inconfort de Jessica Chastain, actrice douée s’il en est. « Quelque part » entre théâtre et cinéma, « quelque part » entre fidélité radicale à Strindberg et très libre interprétation, « quelque part » entre numéros pour stars et héritage classique, en fait nulle part, sa Mademoiselle Julie se retrouve dispersée façon puzzle, sans plus de liens avec les enjeux pourtant multiples et complexes mobilisés par le dramaturge suédois, et qui justifie la variété des approches que d’innombrables mises en scène de théâtre ont proposées.

La comparaison avec la réalisation de Sjöberg est particulièrement cruelle. Le réalisateur suédois fait tout le contraire, d’une manière qui paraît d’abord bien convenue. Le procédé qui consiste à « aérer » les pièces de théâtre pour « faire cinéma » a 100 fois prouvé sa nocivité, cette fois le réalisateur trouve au contraire une énergie et une sensualité parfaitement en phase avec ce qui travaille le texte de Strindberg.

Dans un noir et blanc d’une pure splendeur, réussissant à jouer avec une grande fluidité qui n’exclue pas de véritables pics de tension – brutalité, érotisme, humiliation, envolée onirique –  du passage des face à face entre la maîtresse et le serviteur, entre l’homme dominateur et la jeune femme malheureuse, entre eux deux et la fiancée, la composition de la Mademoiselle Julie de 1951 est une constant bonheur de cinéma. L’élégance et la complexité des agencements de situations autour de la ligne dramatique principale, y compris avec des flashback à la volée et des embardées d’un lieu à l’autre d’une grande liberté, évoque plus d’une fois l’élégance et la complexité de La Règle du jeu, en même temps que Sjöberg développe une rhétorique visuelle qui navigue dans les eaux troubles d’un cinéma d’angoisse clairement inspiré par les grand films d’Hitchcock de la décennie précédente, de Rebecca à La Maison du Dr Edwards.

On assiste dès lors au phénomène inverse de celui constaté dans le film de Liv Ullmann, l’élan légitime et cohérent de la mise en scène polarisant autour des thématiques sociales, psychiques et oniriques de Strinberg des éléments extérieurs qui les enrichissent et les précisent.  Ainsi, à rebours des prévisions, est-ce le film de Liv Ullmann qui en se « libérant » de la relation à la pièce perd son énergie cinématographique, alors que celui de Sjöberg, qui en respecte la lettre tout en appliquant les recettes classiques de l’adaptation de la scène à l’écran, n’en invente pas moins une vigueur réellement cinématographique, qui déploie les ressources présentes dans l’œuvre de Strindberg.

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Patrice Chéreau, le génie de la scène à l’épreuve de l’écran

A l’heure de sa disparition, ce n’est pas rendre service à cet immense artiste que d’uniformiser son parcours: malgré quelques réussites éclatantes, de «Hôtel de France» à «Intimité», sa puissance scénique n’aura jamais trouvé son plein équivalent au cinéma.

Mai 1987, Festival de Cannes. Dans la section parallèle Un certain regard est présenté Hôtel de France. Son réalisateur est une célébrité, mais pas une célébrité de cinéma.

Patrice Chéreau a 43 ans. Il est l’enfant prodige du théâtre, devenu une des figures majeures de cet art. Une figure de proue d’un mouvement de réinvention du théâtre dans l’orbe historique qui a mené à Mai 68 et l’a prolongé, réinvention esthétique et émotionnelle tout autant que politique —mouvement allumé sans doute par les aînés, Vitez, Sobel, mais repris par lui avec une verve ravageuse et raffinée, mouvement dont son ancien acolyte à Villeurbanne, Roger Planchon, ou Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie sont d’autres figures majeures.

Mais seul Chéreau a rejoint, en degré de reconnaissance, son mentor Giorgio Strehler et les deux autres grands maîtres de la scène théâtrale européenne, Peter Brook et Klaus Michael Grüber.

Ses mises en scène ont stupéfait et enthousiasmé les publics de France et d’ailleurs. Il a mis le feu à Wagner et à Bayreuth, il est le seigneur d’un Anneau du Nibelung qui a fait le tour du monde.

Il a mis en scène Ibsen et Marivaux, Mozart et Berg, comme nul ne l’avait fait. Avec Combat de nègres et de chiens et Dans la solitude des champs de coton, il a révélé un grand auteur dramatique contemporain, Bernard-Marie Koltès.

Il règne depuis 1982 sur l’équipement culturel le plus vivant, le plus excitant du pays, le Théâtre des Amandiers à Nanterre, après avoir fait de cette salle de banlieue, grand navire froid échoué au milieu des cités, un rendez-vous impératif pour quiconque a du goût pour le théâtre.

Il y a aussi installé une école d’où, sous la direction éclairée, rigoureuse et affectueuse de Pierre Romans, émerge une génération de jeunes acteurs: Valeria Bruni-Tedeschi, Marianne Denicourt, Agnès Jaoui, Laura Benson, Vincent Perez, Laurent Grévill, Bruno Todeschini, Pierre-Loup Rajot, Thibault de Montalembert, Marc Citti…

A Cannes, une indifférence même pas polie

Pourtant, lors de ce Festival de Cannes 1987, Patrice Chéreau, s’il est évidemment connu, n’est pas une vedette. Côté cinéma, il n’en est pourtant pas non plus à son coup d’essai.

Mais La Chair de l’orchidée (1974) et Judith Therpauve (1978) n’ont semblé ni convaincants, ni cohérents avec ce qu’il a exploré à la scène. L’Homme blessé (1983), plongée fantasmatique dans les abîmes du désir, grand rôle offert à Jean-Hugues Anglade (et mémorables apparitions de la Gare du Nord et de Claude Berri) a impressionné, mais plutôt comme une promesse.

Transposition contemporaine du Platonov de Tchekhov (que Chéreau monte en parallèle aux Amandiers), Hôtel de France est un moment de cinéma libre, qui proclame sa foi en l’espace habité par les corps jeunes, en des formes aussi aériennes et solaires qui répondent en contrepoint à celles, d’un expressionnisme volontiers sombre et oppressant, construites avec Richard Peduzzi aux décors et André Diot aux lumières pour le théâtre.

A Cannes, le film est accueilli avec une indifférence pas même polie. (…)

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Les habits neufs des vieux Enfants

Briqué à neuf par sa restauration numérique 4K, entouré des honneurs d’une grande expo à la Cinémathèque française, soutenu par un effort promotionnel exceptionnel pour un «film du patrimoine» (honni soit qui dira «vieux film») par la société Pathé, plus habituée des Ch’tis et d’Astérix, revoilà Les Enfants du paradis.

Le film réalisé par Marcel Carné en 1945 n’avait pas disparu, loin s’en faut. Labellisé fleuron du classicisme à la française, il n’a au contraire cessé d’être montré et encensé. La vaste opération aujourd’hui en cours avec les sorties salles et DVD, la parution d’ouvrages et la manifestation à la Cinémathèque, qui célèbre aussi le rapatriement des archives Carné après un long exil aux Etats-Unis, vise un double objectif.

Il s’agit de hisser le film sur un nouveau socle, d’en faire l’irréfutable archétype d’une excellence artistique, une sorte de référence dominante, quelque chose comme l’équivalent cinématographique des Misérables ou de la Joconde. Et il s’agit en même temps d’en faire l’exemple princeps de la vaste stratégie de restauration des films d’un patrimoine qui comprend d’ailleurs des films très récents.

La quatrième édition d’une manifestation entièrement dédiée à cette idée, le Festival Lumière, vient de se tenir à Lyon du 15 au 21 octobre, avec un impressionnant succès public. Le CNC a mis en place une importante stratégie de restaurations-numérisations, puisqu’il semble que les deux opérations soient obligatoirement liées, ce qui mériterait débat –le 4K des Enfants du paradis est une norme numérique de haute qualité.

Cette passion restauratrice, relayée par de nombreux festivals dans le monde, a son prophète mondial, Martin Scorsese, fondateur de la World Cinema Foundation, très active surtout pour les films des cinématographies en difficultés. Elle a sa Mecque et son grand officiant, le laboratoire l’Immagine Ritrovata de Bologne et son directeur Gianluca Farinelli, qui organise aussi le festival Cinema ritrovato, le plus connu sinon le plus ancien.

Elle a son réseau de temples, les cinémathèques du monde entier, répercutant beaucoup mieux qu’autrefois les efforts des uns et des autres. Doctes chercheurs et cinéphiles érudits y contribuent, dans un environnement dont le dynamisme s’explique par le nouvel épanouissement d’un marché du film du patrimoine auquel les grands détenteurs de catalogues portent de plus en plus intérêt.

Et le film, dans tout ça? Revoir, sur grand écran, Les Enfants du paradis remis à neuf et éclairé de nouveaux feux souligne ses qualités comme ses limites.

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