@sorties du 20 avril, singularités inventives

Le Fils de Joseph d’Eugène Green avec Victor Ezenfis, Natacha Régnier, Fabrizio Rongione, Mathieu Amalric. Durée : 1h55. Sortie le 20 avril.

Mékong Stories de Phan Dang Di, avec Do Thi Hai Yen, Le Cong Hoang, Truong Te Vinh, Nguyen Thi Than Truc, Thanh Tu, Nguyen Ha Phong. Durée : 1h42.

Granny’s Dancing on the Table de Hanna Sköld avec Blanca Engström et Lennart Jähkel. Durée : 1h26. Sortie le 20 avril.

 

Pendant les vacances scolaires, les embouteillages ne concernent pas que les autoroutes, mais aussi les salles de cinéma. Encore un mercredi noir sur l’échelle du bison futé de la distribution, avec 16 nouveaux longs métrages qui se disputent des écrans déjà saturés par les « gros départs » des semaines précédentes, Les Visiteurs et Le Livre de la jungle en tête.

Encore ne parle-t-on ici que des nouveaux films mais, et c’est heureux, la semaine accueille aussi son lot de classiques, dont un chef-d’œuvre essentiel de l’histoire du cinéma contemporain, Close-up d’Abbas Kiarostami, mais aussi l’éternel Les Raisins de la colère de John Ford, ou cette curiosité que demeure le road movie furieux Point Limite Zéro de Sarafian, et le bijou finement ouvragé Guêpier pour trois abeilles de Mankiewicz.

Parmi les nouveautés, place à trois films qui n’ont en commun que la modestie des moyens promotionnels dont ils disposent dans cette foire d’empoigne et… leur singularité.

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Singulière, c’est toute l’œuvre d’Eugene Green qui l’est, depuis ses débuts avec Toutes les nuits en 1999, œuvre qui a atteint un sommet avec le précédent opus, La Sapienza. Le Fils de Joseph invente une étrange parabole, aux confins de la chronique comique et vacharde (sur le milieu de l’édition parisienne, que le réalisateur a fréquenté de près) et du mythe éternel renouvelé du Sacrifice d’Abraham.

Pour que, pas à pas, le film prenne son élan et finalement s’élance vers de réjouissantes hauteurs, il faut l’art obstiné et souriant du cinéaste, ses partis-pris concernant le jeu d’acteur, la prononciation, la rigueur des cadres.

La préciosité apparente de ces choix se révèle un puissant élixir comique et poétique, une sorte de filtre, et de philtre, qui enivre et radicalise à la fois cette fable sur le Bien et le Mal où la vie retrouve ses chemins de traverse, sans abdiquer l’exigence éthique.

203953Mékong Stories, deuxième long métrage du cinéaste vietnamien Phan Dang Di, après le déjà remarqué Bi, n’aie pas peur , est aux antipodes du film de Green, et pas moins séduisant. Le cinéaste accompagne les tribulations d’une bande de jeunes saïgonnais d’aujourd’hui. Amours, conflits familiaux, bagarres, débrouille et débine, doutes sur l’avenir et puissance de l’instant, le cinéma mondial a pris en charge ce moment de sortie de l’adolescence à peu près partout dans le monde depuis Monika de Bergman en 1953. Dans une veine qui évoque plutôt Les Garçons de Fengkuei de Hou Hsiao-hsien, Nos années sauvages de Wong Kar-wai et Les Rebelles du dieu Néon de Tsai Ming-liang, Di construit son film en une succession de scènes impressionnistes, dont la sensualité très physique est accentuée, parfois à l’excès, par la beauté physique de ses interprètes. Des boites de nuit au fleuve en pleine jungle, des moments de fusion mystique avec la nature à la recherche des plaisirs, ou d’un avenir, le réalisateur compose une fresque sensorielle qui, par des moyens différents, renvoie également au cinéma d’Apichatpong Weerasethakul.

Mais ce cinéma, s’il s’inscrit dans un genre (le film de fin d’adolescence) et dans des codes, s’inscrit avec force dans un environnement spécifique, où l’usage des lumières et des ombres, des sons et des silences, des musiques et des gestes engendre un univers cinématographique autonome, et très impressionnant.

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Encore plus étrange, même si venu de moins loin, le deuxième film de la réalisatrice suédoise Hanna Sköld, Granny’s Dancing on the Table s’avance, lui, sans repère ni comparaison. Chronique frigorifique d’un enfermement, conte fantastique au fond des bois, face-à-face suspendu d’un père et de sa fille, récit mythique des dangers horribles qui rôdent dans le monde extérieur et justifient la réclusion de la fille contre imaginaire étrange et inventif de l’adolescente visualisés par des séquences de marionnettes : sous son apparence très retenue, GDOTT laisse affleurer la terreur, exploser la violence, s’épanouir l’onirisme, souffler des appels d’air libérateurs. Une grand’mère réelle ou fantasmée, des amours tristes et les ombres de la forêt, dans les limbes d’un intégrisme puritain et de la pulsion incestueuse, ce songe entre chien et loup déroute, mais attache par la beauté des plans et l’attention aux visages.

Imprévisible, porté par des images de nature hantée par les sombres motifs des frères Grimm comme par la mémoire de faits divers bien réels, le film de Hanna Sköld ne cesse de reformuler ses raisons d’être, de tracer différemment son chemin. Une manière d’aventure, risquée, mais où le risque n’est jamais artificiel.

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«L’Académie des muses», le jeu des divinités charnelles

AML’Académie des muses de José Luis Guerin, avec Raffaele Pinto, Emanuela Forgetta, Rosa Delor Mura, Mirela Iniesta, Patricia Gil, Carolina Llacher. Durée : 1h32. Sortie le 13 avril.

Intéressantes, les histoires d’amour célébrées par la mythologie antique et la littérature médiévale que raconte le professeur. Séduisantes, les étudiantes qui l’écoutent dans l’amphithéâtre de cette fac de Barcelone. Amusant, le jeu qui se tisse entre elles et l’enseignant quant à l’actualité des sentiments et des relations évoqués par les anciens textes. Subtil et cruel, le dialogue entre le professeur et son épouse, adroite à dévoiler les arrières pensées de l’homme et les sous-entendus des grands récits fondateurs de la culture occidentale.

Séduisant, intéressant, amusant, subtil et cruel, ainsi sera le nouveau film de José Luis Guerin. Des jeux de l’amour et du savoir, du désir et du pouvoir, il semble d’abord proposer, avec une grâce qui réjouit, une description documentaire, à la fois érudite et ludique. Mais ce dialogue entre l’éminent philologue Raffaele Pinto et sa femme à propos de l’utilisation de l’amour courtois pour assurer la domination masculine, pourquoi y assistons-nous à travers une fenêtre fermée, où coulent des gouttes de pluie ? Ces gouttes qu’on retrouvera sur le pare-brise de la voiture où le professeur est rejoint par une étudiante pour un dialogue « pédagogique » dont les enjeux sont alternativement trop clairs et trop opaques.

Ce simple dispositif pluvial, ou son cousin, un système de reflets sur des vitres qui souvent s’interposent, à la fois met à distance et réfracte la présence d’un monde plus vaste, monde peuplé d’humains et de nuage, de lumière et d’activités quotidiennes, qui simultanément contient et ignore ce qui se trame devant nous. Ainsi, toujours entre savoir réellement plaisant, séductions croisées et inégales, défis adolescents ou madrés, ruses et malentendus, un marivaudage complexe se met en place, qui ne cesse de déplacer le regard et l’écoute du spectateur.

Mais voilà que nous partons en voyage. Voilà qu’on débarque, sur les traces de Dante et Béatrice, dans une Italie hantée de souvenirs mythologiques et de bergers très physiques. Arcadie rieuse et sensuelle en contrepoint aux austères théâtres de l’enseignement académique, mise en circulation au grand air des ressources pas du tout futile du désir, de l’attirance des corps, de l’envoutement des mots, comme révélateurs et analyseurs des relations de domination, des mouvements de libération.

A l’écoute des sons de la nature (le vent) et de la culture (les cloches), de la campagne sarde aux portes de l’enfer du lac Averne, d’Eurydice à Héloïse et aux très contemporaines Rosa, Mireia, Patricia et Carolina, entre fable érotique et méditation politique, L’Académie des muses fraie un chemin intrigant et attirant.

Le cinéaste d’En construccion et de Dans la ville de Sylvia semble découvrir pas à pas, plan à plan, de nouvelles manières de faire se répondre et s’enrichir les ressources du documentaire et de la fiction, en même temps qu’il les invente. Et cela devient comme une aventure de plus, une intrigue supplémentaire que se faufilera tout au long des rebondissements et retournements qu’enclenche le projet de « l’académie des muses » véritablement concocté par les étudiantes du professeur Pinto. Lorsque la lumière reviendra dans la salle, quel étrange voyage nous aurons fait.

 

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Le grand souffle de “Ventos de Agosto”

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Ventos de Agosto de Gabriel Mascaro, avec Dandara Mroaes, Geova Manoel dos Santos, Maria Salvino dos Santos, Gabriel Mascaro. Durée : 1h17. Sortie le 26 août.

La barque glisse sans bruit à la surface dans une lumière d’aube du monde. Le heavy metal explose tandis que la fille allongée sur le plat-bord ôte son minuscule maillot de bain. Agiles à la folie, les silhouettes escaladent les interminables troncs et font tomber sans fin les noix dont les coques feront des montagnes. Dans la remorque bourrée de fruits, Shirley et Jeison font l’amour. C’est Eve et Adam, noirs et sublimes, c’est une marginale et un paysan. Mais il refuse qu’elle le tatoue. Elle se fâche et se moque. Au fond de l’eau, il s’enfonce dans les anfractuosités à la recherche des poissons et des poulpes.

Le vent, comme disaient le Christ et Robert Bresson, souffle où il veut. Et il souffle fort, de plus en plus. La côte du Nordeste souffre et s’effrite. Les habitants du Nordeste souffrent et résistent.

C’est une sorte de danse que compose d’abord le réalisateur brésilien Gabriel Mascaro pour son premier long métrage de fiction. Danse des corps sensuels et laborieux, danse de séduction, d’appartenance, quête d’un impossible : maintenir ce qui est depuis si longtemps, vivre du jour qui vient. C’est une légende puissamment inscrite dans un territoire précis, très réel, un conte archaïque et terriblement actuel.

Douce ou violente, la beauté des images, parfois comme des tableaux parfois comme des spectacles d’ombres, se nourrit de l’intensité de ce qui circule, qu’on devine, qu’on ne comprend pas toujours, et puis finalement très bien. Shirley, la jeune fille venue de la ville coiffe la chevelure blanche de sa grand’mère, la vieille paysanne qui ne cesse de râler. C’est lumineux, vibrant de vie, on dirait une toile de Bonnard transfigurée par un ciné-candomblé.

Ventos de Agosto pourrait être ce théâtre des jours et des peines, des amours et des labeurs d’une petite communauté, entre mer et cocotiers, misère et paradis. Mais le film est comme crucifié – oui, il appelle les mots de la religion, sans se réduire à aucune – par deux forces qui le traversent chacune selon son axe.

Il y a cette montée anormale de la puissance du vent, qui amène avec elle un étrange étranger doté d’encore plus étranges instruments, et de complètement étranges pratiques, capturer les orages avec un micro, mesurer les tempêtes avec un appareil rigolo que personne ne risque d’appeler anémomètre. Sur l’écran de son ordinateur, le réchauffement climatique se matérialise en images de synthèse symboliques (des courants figurés sur un planisphère) et porteuse d’apocalypse. Les vagues avancent, elles emportent les tombes au bord de la plage, la plage qui n’existe plus.

Et puis il y a ce cadavre trouvé au fond de l’eau, et que Jeison a refusé de laisser pourrir, qu’il a ramené devant chez lui, au grand courroux de son père, de ses voisins, et de Shirley. Un macab à la Ionesco dans ce trou du fin fond du Nordeste brésilien, avec des flics de chez Kafka, et autant d’explications à son existence de vivant puis de mort que d’interlocuteurs.

La catastrophe cosmique, bien réelle, et le drame local, entre burlesque macabre et polar fantastique, reconfigurent l’assemblage des protagonistes (garçon, fille, vieille, mer, noix de coco, tracteur…). Il y avait une histoire, voilà que deux autres traversent chacune à sa manière la chronique initiale, la déplacent, l’enflent, la tordent vers l’angoisse ou vers le comique.

Sans jamais se départir de cette grâce impressionnante qui imprègne chaque plan, Ventos de Agosto devient ainsi un « film en mouvement », au sens où il est animé de forces nouvelles, qui en transforment les enjeux et, de manière imprévisible mais toujours comme venue de l’intérieur, en font évoluer les enjeux, les attraits, les plaisirs. Son jeune réalisateur semble posséder une mystérieuse boussole cinématographique, qui loin des logiques narratives ou des poncifs visuels, explore avec un curieux mélange d’attention méticuleuse et de vivacité les possibles du monde qu’il a entrepris de filmer.

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Rencontres à Locarno

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Le Festival de Locarno, dont la 68e édition au bord du Lac Majeur se tient du 5 au 15 août, occupe une place singulière sur la carte de plus en plus fournie des festivals de cinéma. Faisant partie des plus anciennes manifestations du genre, le festival tessinois s’est construit une position enviable, qui ne rivalise pas avec les poids lourds (Cannes, Berlin, Toronto, Venise) tout en affirmant sa vocation généraliste très ouverte, du cinéma de recherche le plus exigeant au blockbuster sur la prestigieuse Piazza grande, de la star légendaire venue de Californie à l’icône du cinéma d’auteur européen comme au jeune réalisateur indonésien ou vénézuélien présentant son premier film. Et cela tout en offrant également une vitrine luxueuse pour le cinéma suisse, des rétrospectives inventives (cette année, Sam Peckimpah) et une visibilité recherchée pour les courts métrages du monde entier. Il faudrait compléter par l’imposant arsenal d’hommages, ateliers de production, formation de jeunes critiques, dispositifs d’aides aux œuvres à venir.

Malgré les aléas et réajustements depuis 1946, Locarno doit cette position à la quasi-continuité de l’excellence de ses directeurs artistiques, depuis Freddy Buache, désormais légende vivante (et toujours spectateur assidu, débonnaire mais exigeant, du Festival) à l’actuel maître de cérémonie, le critique italien Carlo Chatrian. Il le doit aussi à sa capacité à mobiliser des moyens matériels importants, que peuvent lui envier bien des manifestations situés dans des zones moins prospères, et au soutien des autorités locales et régionales, sensibles aux bénéfices collatéraux générés par la manifestation.

Un festival de cinéma, et Locarno plus encore, mieux encore que beaucoup d’autres, ce sont des rencontres. Rencontres avec des films, d’une réjouissante diversité, on l’a dit – même si cette diversité implique aussi la rencontre avec des films parfaitement antipathiques, et cordialement détestés. Rencontres avec des gens, cinéastes, producteurs, critiques, cinéphiles de tous âges et de toutes origines, retrouvés d’une année sur l’autre ou au contraire croisés pour la première fois, dans un environnement qui échappe à la kafkaïenne hiérarchie des multiples accréditations et aux labyrinthes sécuritaires triant et retriant les VIP, les superVIP, les extramegaVIP (ad lib) qui sont l’ordinaire conditions des festivaliers dans les autres manifestations qui gèrent la venue de vedettes.

Mais un festival, cela peut être aussi la rencontre entre des films. Des œuvres conçues très loin les unes des autres, par des gens qui le plus souvent ne se connaissent pas. A côté de la découverte d’autres réalisations sur lesquelles on se promet de revenir à leur sortie, notamment les nouveaux films de Chantal Akerman (No Home Movie) et d’Otar Iosseliani (Chant d’hiver), à côté aussi des films qu’on n’a pas réussi à voir au cours d’un trop bref séjour, ce sont deux rencontres de ce type qu’on aura envie de mettre ici en évidence.

 

L’Arcadie perdue et retrouvée

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La première rencontre rapproche, ou met en écho, deux œuvres qui s’avèrent avoir le même sujet, mais regardé sous des angles très différents. Ils ont signés par deux des cinéastes européens les plus stimulants, qui l’un et l’autre œuvrent  aux frontières de ce qu’on nomme le documentaire, l’Italien Pietro Marcello et le Catalan José Luis Guerin.

Pure splendeur d’intelligence politique, Bella e perduta de Marcello, réalisateur découvert il y a 5 ans avec l’admirable La Bocca del Lupo, prend en charge la véritable histoire d’un paysan de Campanie qui, il y a quelques années, se consacra à l’entretien et à la défense d’un château du 18e siècle, essayant de le protéger du pillage systématique mis en place par la Camorra.

Cette histoire, qui convoque forces sociales et paysages actuels de l’Italie du Sud, est racontée grâce à l’intervention de personnages mythiques, un « Pulcinella » (masque de la commedia dell’arte) et un jeune buffle doué de parole, qui construisent une poétique sensible du refus de la médiocrité, de la soumission et de la laideur d’une bouleversante puissance. Sans en avoir l’air, Bella e perduta devient ainsi un manifeste rêveur et ultra-précis contre la berlusconisation de l’Italie, et ses profonds ravages.

L’Accademia delle Muse de Guerin, auteur notamment du si beau Dans la ville de Sylvia, semble bien loin, accompagnant l’enseignement d’un prof de philologie de l’université de Barcelone cherchant à rendre sensibles à ses élèves la puissance des mots à partir des récits mythologiques et de l’œuvre de Dante. Concret, joueur, sensuel, émouvant, ce parcours ouvertement pédagogique circule de reflets en échos, de salle de cours espagnole en campagne sarde, et finalement fait naître sous ses plans la même quête que le film de Marcello.

La quête méthodique, argumentée poétiquement et sensoriellement, des possibilités d’une reconception du monde, d’une réinvention de la manière de l’habiter qui ne se soumettrait pas à la laideur et à l’argent. Les jeux du vocabulaire et du désir, la musique des ombres et des matières y déploient des ressources qui invitent à penser en souriant, à sourire en pensant, heureuse promenade où n’existent nulle séparation du corps et de l’esprit, où là aussi les bergers du présent  portent un savoir et une séduction pour aujourd’hui et demain.

L’Arcadie est bien le territoire commun de ces deux films, lieu non pas d’une nostalgie mais d’un possible à faire émerger des êtres d’ici et maintenant.

 

A l’aventure

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L’écart de départ est encore plus grand avec l’autre belle rencontre entre films à laquelle la programmation de Locarno aura permis d’assister. D’un côté le retour d’un réalisateur perdu de vue depuis le siècle dernier, après une carrière aussi inégale que remarquée, et qui se lance dans l’adaptation d’un des chefs d’œuvres de la littérature les plus inadaptables qui soient. De l’autre un jeune chinois de 26 ans, venu d’une région reculée de son pays, et qui surgit avec un poème visuel assez renversant.

Ici, donc, Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, entreprenant de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de Witold Gombrowicz.

Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma, grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Oliveira et Ruiz, Zulawski relayé aussi par trois jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.

Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant.

C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd. Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Klossowski, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre, avec quelques moments explosifs.

Ce saut dans l’inconnu est aussi à quoi invite Kaili Blues. Bi Gan est un jeune poète cinéaste originaire d’une zone excentrée du Sud de la Chine, dont une ville donne son titre au long métrage. Glissant entre des personnages dont la relation parait d’abord obscure, ou absente, avec comme viatique une citation de Bouddha affirmant l’unité des choses au-delà de leur apparente diversité (certes), et d’énigmatiques fragments de poème, il semble qu’il faille accepter de se perdre dans le labyrinthe de situations que propose le film. Cette perte n’a d’ailleurs rien de déplaisant, tant le réalisateur sait s’approcher d’un visage, rendre sensible un espace, suggérer des tensions émotionnelles.

Mais Kaili Blues raconte une histoire, et celle-ci sera narrée, même si pas selon les usages. Peu à peu se mettent en place les tenants et les aboutissants, au fil de déplacements – géographiques, temporels, stylistiques – qui s’enrichissent progressivement de sens qui paraissaient d’abord disparates. Loin de Kaili, le film culmine avec une incroyable séquence en un seul plan de 40 minutes en mouvement à travers un village d’une communauté rarement montrée, les Miao, qui est une véritable plongée dans un monde réel et affectif inconnu.

Ici aussi, quoiqu’avec d’autres moyens, c’est bien d’une aventure de cinéma – c’est à dire aussi d’une aventure comme spectateur, qu’il s’agit. Se recomposant constamment comme la caméra fluide de Bi Gan ne cesse de redessiner l’inscription de ses protagonistes dans leur environnement,  la relation au médecin parti à la fois sauver un enfant vendu par son père et accomplir un pèlerinage sentimental au profit d’une autre – double mission qui produira des effets aussi inattendus que délicats – ne cesse de se réinventer avec une émotion qui ne fait que croître. Double émotion, même, à la fois celle engendrée par le film et celle engendrée par la certitude d’assister aux débuts d’un authentique cinéaste.

 

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«Mateo Falcone», ou comment un des meilleurs romanciers de l’année a aussi signé un film remarquable

mateofalconeMateo Falcone d’Eric Vuillard, avec Hugo de Lipowski, Florian Cadiou, Thierry Levaret, Pierre Moure. 1h05. Sortie le 26 novembre 2014.

Il arrive qu’un bon écrivain tourne aussi des films –et qu’un bon cinéaste publie des livres. Il est sans exemple que sortent à la même saison un des meilleurs romans de l’année et un film tout à fait remarquable, portant la même signature, celle d’Eric Vuillard. Quoi qu’en aient décidé les jurys des prix littéraires, Tristesse de la terre (Actes Sud) est assurément un des plus beaux livres parus cet automne. Et Mateo Falcone est une des seules propositions de cinéma véritablement mémorables en ce dernier trimestre surpeuplé de films prévisibles et oubliables.

Vuillard n’a pas les deux pieds dans le même sabot. L’an dernier, il se signalait en publiant simultanément deux ouvrages aussi remarquables l’un que l’autre, Congo et La Bataille d’Occident (également chez Actes Sud). Le doublé de cette année est lui seulement apparent, Mateo Falcone ayant été tourné en 2008. Mais le film (1h05) partage avec les livres leur concision et une ambition comparable, même s’il semble que ce soit par un biais artistique différent.

Alors que les trois ouvrages sont des créations constituées d’éléments factuels très précis centrés autour d’un événement politique de première magnitude (la colonisation, la Première Guerre mondiale, le génocide des Amérindiens), le film est une adaptation de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée et s’inscrit immédiatement sur un horizon mythologique, dégagé de tout ancrage temporel ou géographique particulier.

C’est pourtant bien la même quête, esthétique et politique, qui les anime: (…)

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« Le Paradis » d’Alain Cavalier : le petit Pan est vif

photo5_10237 Le Paradis d’Alain Cavalier. 1h20. Sortie le 8 octobre.

Qui a vu des films d’Alain Cavalier des vingt dernières années, ces films qu’il accompagne de sa voix si singulière, a peut-être noté l’usage important de l’adjectif « inouï ». Le mot ne désigne pas seulement les phénomènes sonores jusque-là inconnus, mais toute manifestation sortant absolument de l’ordinaire, dans quelque registre que ce soit. Le Paradis est un film inouï.

D’abord on croit retrouver cette veine, à la fois intimiste et ouverte sur l’infini, du monde qui caractérise l’œuvre du “Filmeur” au moins depuis La Rencontre en 1996. Et ce sera d’ailleurs bien cela, mais selon un régime « renouvelé des Grecs », comme l’est le jeu de l’oie auquel ce Paradis s’apparente à plus d’un titre.

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Comme une danse réglée, un gros oiseau marche dans l’herbe, flanqué d’un petit. Cc’est gracieux et intrigant, banal et comique. Ce sont des paons. Et puis voilà, il est mort, le petit. Et alors s’enclenche une étrange suite d’actions, l’édification d’un monument funéraire à la mémoire du piaf, et à son échelle, tandis que s’accomplit le grand cycle des saisons et que le monde change d’apparence quand vient l’automne puis la neige, mais aussi que l’intervention des humains perturbe le paysage, et puis hop c’est le moment d’émotion joyeuse des retrouvailles avec la permanence quand tout paraissait bouleversé, et déjà la voix d’une petite fille qui parle allemand, des clous que le Coca ne dérouille pas, Ulysse rêvant d’Ithaque, Abraham qui emmène Isaac dans la forêt, et Jésus laissant ses amis après dîner. Oiseau, héro, bidule, saisons, divinité, enfant, les voilà, nous voilà embarqués dans d’immenses et terribles aventures, un petit robot jouet rouge et une oie de terre cuite, un œuf en cristal taillé qui diffracte la lumière. Symboles, métaphores? Pfuitt! Ne vous souciez pas de cela, nous avons bien davantage à faire. Un chat passe.

C’est quoi, ça ? Ben, euh, un film. Bon, un film pas comme d’habitude, d’accord. Mais pourtant aussi comme les autres films : la reprise par un auteur, ô combien présent malgré son apparente discrétion, des grands récits fondateurs de l’humanité (disons: de l’humanité occidentale), mythes rendus sensibles dans un enchainement de péripéties matérialisées par des humains, des objets, des animaux, des mouvements, des mots. Ce qui précède pourrait décrire les trois quarts des films existants à ce jour, pour ne mentionner que les films. Sauf que la manière dont c’est fait ne ressemble à strictement aucun film fait à ce jour, y compris par Alain Cavalier.

Comment ça marche? Deux mots-clés : liberté et jeu. Ou alors un seul : poésie. Liberté absolue des enchainement/déchainements d’idées, d’images, d’éléments sensibles, de références mythologiques, quotidiennes, historiques, mais selon un principe ludique qui à la fois ne cesse de relancer les dés et pourtant construit une cohérence sous-jacente. Poésie fondée sur la libre association, qui n’exclut pas la rigueur de la composition, qui l’appelle naturellement au contraire. Le Paradis est un film mallarméen, pas de quoi s’en effrayer, c’est aussi le plus accueillant des contes.

Heureux qui comme Ulysse ira se laisser ballotter par ce flot-là, il y rencontrera d’innombrables surprises, sirènes, fétiches. Rien de gratuit ni de désinvolte dans cette liberté, mais la prise en charge, le sourire aux lèvres, des grands motifs et les petits trucs qui font l’humanité des humains. Si la manière est assurément inédite, on peut malgré tout chercher dans l’œuvre du cinéaste des précédents à cet étonnement où se mêlent admiration, perplexité et affection profonde pour ce qui relie les hommes au monde, y compris par les histoires qu’ils se racontent depuis la nuit des temps. C’était, très différemment, au principe de Thérèse, et aussi de son admirable évocation du peintre Pierre Bonnard, vibrante d’un panthéisme de chaque jour et à jamais.

C’est pourquoi en entendant Cavalier constater que « le petit paon est mort », on ne peut s’empêcher, songeant au Grand Pan est mort de Plutarque, de Pascal et de Brassens, d’entendre combien, très simplement, le film a témoigné que le petit Pan, esprit modeste qui palpite au creux des nos choses de chaque jour comme dans les songes des enfants et des adultes, est lui bien vivant. Un paradis, quand même, ci et maintenant. Et cela est proprement inouï.

 

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«Still the Water»: Les dieux meurent aussi

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Still the Water de Naomi Kawase, avec Jun Yoshinaga, Nijiro Murakami, Tetta Sugimoto, Makiko Watanabe, Miyuki Matsuda, Fujio Tokita.  Durée : 1h59. Sortie le 1er octobre.

C’est un test imparable: parfois, on voit au cinéma quelque chose ou une situation déjà cent fois vue comme si c’était la première fois. Innombrables sont les plans qui montrent la mer, et pourtant les images de vagues qui ouvrent Still the Water recèlent une puissance et une promesse inédites. Il en ira exactement de même des événements qui formeront la trame du récit et qui, s’ils concernent quelques habitants d’une ile méridionale du Japon, font écho à d’innombrables situations déjà racontées.

Il s’agira donc d’un récit d’initiation, d’une histoire d’amour entre deux adolescents, de la difficulté de Kaito, le garçon, à trouver sa place auprès de sa mère qui, abandonnée par son mari, a plusieurs amants, de la maladie puis la mort de la mère de Kyoko, la jeune fille… Et pourtant, de la découverte d’un corps d’homme nu et tatoué sur la digue à l’arrivée d’un typhon, ce qui va se jouer entre ces quatre protagonistes ainsi que le père du garçon, le père et le grand-père de la fille, se charge également de cette puissance mystérieuse et singulière qui habitait d’emblée le déferlement des vagues.

Still the Water  ne propose pas une métaphore entre les événements humains et les événements naturels, ce qui serait comparer deux mondes distincts. Au contraire, le film accomplit la construction sensuelle d’un seul et même monde, celui des jeunes gens qui grandissent, celui des vents qui enflent, celui de la maladie qui progresse, celui de la tendresse entre Kyoko et ses parents, celui d’un petit crabe qui court sur le sable.

Une des séquences les plus émouvantes montre Kaito rendant visite à son père, installé dans la mégapole de Tokyo, et expliquant que sans avoir jamais cessé d’aimer sa femme il ne peut vivre que dans ce milieu urbain, entrelacs de rues, d’enseignes lumineuses et de voitures montré exactement comme les paysages sauvages ou ruraux de l’ile. Et c’est d’une envoutante fluidité, sans mièvrerie aucune mais avec le trouble de ce bain pris à deux, père et fils, pratique banale au Japon et qui prend ici la dimension d’une réconciliation profonde, profonde parce que chacun reste qui il est, singulier.

Très doucement, sans effet de manche, Naomi Kawase déploie les variations et les motifs de son grand poème à l’unicité du monde. Terre et mer et vent, hommes et femmes, arbres et bêtes, campagne et ville, nature, civilisation urbaine et mondes invisibles ne font qu’un, un seul univers –ou plutôt un seul «plurivers», ou «multivers», comme l’ont récemment proposé plusieurs penseurs (Bruno Latour, Jean-Clet Martin, Christoph Eberhard…). Que le lecteur ne se laisse pas intimider par ces références, rien n’est moins abstrait que l’approche des êtres et des sentiments par Naomi Kawase. Et bien peu de scènes de cinéma sont aussi émouvantes que celle qui a pour enjeu de dépasser la plus fondatrice des oppositions, entre la vie et la mort, alors que s’éteint la mère de Kyoko entourée de son mari, de sa fille et des villageois. (…)

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Tout peut arriver (pour de vrai)

metamorphoses_photo_1_c_jean_louis_fernandezMétamorphoses de Christophe Honoré, avec Amira Akili, Sébastien Hirel, Mélodie Richard, Damien Chapelle, George Babluani. 1h42. Sortie: 3 septembre.

 Sur la photo ci-dessus, vous voyez deux jeunes gens d’aujourd’hui, qui s’appellent Sébastien Hirel et Mélodie Richard. Et vous voyez Jupiter et Junon, dieux du panthéon romain. Pas possible ? Pourquoi moins possible que d’accepter d’identifier Batman ou Captain America à partir d’une imagerie fabriquée autour de Californiens bodybuildés ? C’est quoi la formule magique de la croyance, le célèbre « je sais bien mais quand même » qui construit, au cinéma mais pas seulement (en politique aussi, par exemple), la transformation de quidams en figures mythiques ? Adaptant avec une liberté et une légèreté réjouissantes les Métamorphoses d’Ovide, Christophe Honoré ne cesse de télescoper le quotidien actuel, quelque part dans le Sud de la France, entre cités et campagne, et imaginaire reliant sans solution de continuité les figures antiques et les héros d’aujourd’hui.

Le résultat est d’abord un grand plaisir pour le spectateur, si tant est qu’il accepte de laisser filer les amarres des habituels pactes de vraisemblance auxquels sacrifie le cinéma formaté, celui qui ne craint pas de raconter les histoires les plus improbables mais à condition de respecter les lois d’airain de la fiction. Rien de tel ici, où le dispositif de passage au magique, au « surnaturel » (comme s’il y avait autre chose que la nature), au jeu entre idée, image et présence, ici donc où ce dispositif est aussi nu que le sont souvent les corps – charmants – de ceux qui viennent à l’image donner chair à ces variations d’apparences, toujours en accord avec une pensée, une question, une tension bien réelles, et très humaines, puisqu’il ne s’agit évidemment que cela.

Ce processus, dans sa simplicité revendiquée, est le ressort d’une évolution interne du film qui, respectant très fidèlement les pages d’Ovide qui ont inspiré les différentes séquences, offrent surtout l’oxygène assez enivrant d’un « tout peut arriver »  de chaque instant. Sensation renforcée par la générosité de convier ainsi, et d’élever d’emblée au rang de divinité, des jeunes visages inconnus.

metamorphosesEurope (Amira Akili) et Sébastien Hirel (Jupiter)

Dans un état global du cinéma (et pas que du cinéma) où on a le sentiment de ne connaître que trop bien la séquence à venir, « l’image d’après », cette pure disponibilité à l’irruption d’un visage, d’une apparence, d’un événement, disponibilité que l’éventuelle connaissance du texte d’origine ou des mythes antiques correspondant ne réduisent nullement, est d’autant plus heureuse qu’elle n’est jamais arbitraire, jamais un coup de force du réalisateur-démiurge contre ses personnages et ses spectateurs, toujours la conséquence aussi inattendue que possible du cours des événements.

L’enlèvement très consenti de la jeune Europe par Jupiter au volant de son 15 tonnes, Atalante détournée de sa course par les pommes d’or, les vengeances de Diane et de Vénus, la générosité de Philémon et Baucis trouvent ici des traductions qui ne cessent de relancer le jeu des possibilités, des influx poétiques qui à la fois irrigueraient et éclaireraient un monde non clivé (entre réel et imaginaire, humain et surhumain, etc.). Cette unité dont le dieu Pan est le vert symbole qui n’exclue nullement les violences et les impasses qui accompagnent aussi les formes de croyance instituées : si les sœurs Mynias incarnent (dans un cinéma désert) la tristesse butée du désenchantement du monde, les dérives sectaires autour du culte d’Orphée et l’irruption sanglantes de bacchantes vengeresses détournent de tout angélisme ce rappel de grandes machines de mise en image du monde – l’Olympe comme version primitive du cinéma, mais d’abord comme appareil politique.

En quoi Métamorphoses est assurément une utopie de cinéma (puisque personne ne fait des films comme ça), mais finalement sans doute une plus exacte prise en compte du monde tel qu’il est que 1000 films reproduisant le découpage en rondelles séparant fiction, science, réalité, romanesque, etc. – qui est la forme spectaculaire de la misère de ne pas savoir exister dans le monde.

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Une femme disparait

L’Homme qu’on aimait trop d’André Téchiné, avec Catherine Deneuve, Adèle Haenel, Guillaume Canet | Durée: 1h56 | Sortie le 16 juillet.

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«L’homme» du titre s’appelle Maurice Agnelet. Depuis près de 40 ans, il fait la une des journaux de temps en temps. Cet avocat niçois est soupçonné d’avoir assassiné sa maîtresse, Agnès Le Roux, dans le cadre de la guerre des casinos menée par la mafia et ses représentants quasi-officiels, le maire Jacques Médecin et le gangster Jean-Dominique Fratoni, assisté d’Agnelet. Trahissant sa mère, Renée Le Roux, Agnès a permis à Fratoni de mettre la main sur l’établissement de jeux qui appartenait à sa famille, le Palais de la Méditerranée. Depuis près de 40 ans, les soupçons pesant sur l’avocat lui ont valu d’être inculpé, disculpé, condamné, amnistié, emprisonné, libéré…

Le film décrit la plupart des rebondissements de cette affaire. Il était terminé quand un énième coup de théâtre, une nouvelle trahison familiale, celle du fils de Maurice Agnelet, a valu à celui-ci une condamnation par les assises de Rennes à vingt ans de prison, le 11 avril 2014 –toujours sans qu’on ait retrouvé le corps d’Agnès Le Roux ni su ce qui s’était produit. Un tel rebondissement in extremis aurait été catastrophique pour n’importe quel téléfilm consacré à l’«affaire». Pour le film d’André Téchiné, ça n’a aucune importance.

Il y a un léger malentendu. Le cœur du film n’est pas l’homme dont parle le titre, mais, de toute évidence, celle qui a disparu. C’est autour de cette jeune femme, de ce qu’elle fut, ce qu’elle voulut être, ce que les autres voulurent qu’elle soit, c’est à partir de la manière dont elle existe encore au-delà de sa disparition et polarise la vie des autres (Agnelet, sa mère, les médias, la justice française et même européenne) que le cinéaste a mis en place cette délicate et fatale machine infernale.

Pour mettre en mouvement cette quête fantomatique, bien davantage hantée par les troubles de Vertigo ou de Laura que soumise au greffe de la chronique judiciaire, Téchiné dispose de deux ressources formidables. La première est le matériau judiciaire et journalistique lui-même: s’appuyant notamment sur le livre de mémoires de Renée Le Roux, Une femme face à la mafia (Albin Michel) et sur l’énorme documentation fournie par la presse, il y a littéralement sculpté son propre projet de cinéma, sans jamais cacher de pièces à conviction ni distordre les faits.

Les péripéties de l’affaire Le Roux sont étonnantes, mais la manière dont André Téchiné s’en est emparé ne l’est pas moins: l’agencement des détails et des coups de théâtre, les circulations dans le temps, les points forts et les ellipses composent un récit à la fois très lisible et d’une grande complexité, qui assemble et déplace les habituels ingrédients du film noir et de l’énigme policière pour construire tout autre chose: un mystère, ce qui ne peut être expliqué et continue d’habiter chacun bien après que le récit (judiciaire, médiatique, fictionnel) soit terminé.

La deuxième ressource est évidemment les interprètes. Complice au long cours du cinéaste (sept films depuis Hôtel des Amériques en 1981), Catherine Deneuve joue avec brio cette Madame Le Roux d’abord séduisante et arrogante, puis humiliée et vaincue, enfin vengeresse et bouleversée, dédiant sa vie et ses forces, des décennies durant, à faire condamner celui qu’elle accuse du meurtre de sa fille et qui a été l’artisan de sa propre chute.

La présence de l’actrice dans ce rôle donne au film sa dimension mythologique: nul aujourd’hui en France n’est capable comme Catherine Deneuve d’exister à l’écran, et avec le plus grand naturel, à la fois comme une femme d’affaires et une mère blessée, et comme une sorte de déesse symbolisant successivement la Puissance, l’Humiliation et la Vengeance.


Pas forcément attendu chez Téchiné, Guillaume Canet incarne avec tout ce qu’il faut d’opacité et de brutalité un personnage qui ne se résume jamais ni à son côté machiavélique, ni à sa séduction, ni à son désir de revanche sociale.

Mais la véritable révélation du film est incontestablement Adèle Haenel, même si elle avait déjà attiré l’attention notamment grâce à son interprétation dans Naissance des pieuvres (2007) et L’Apollonide (2010). Dans le film, elle est à la fois la plus présente physiquement et la plus insaisissable, corps intense, un peu femme, un peu enfant, un peu ado, un peu pas fini, visage souvent comme en retrait du rôle pour mieux laisser exister sa part de refus des places qu’on veut lui assigner, déterminée et soumise, suicidaire et vibrante de vitalité.

Dans ce théâtre noir de la guerre pour le pouvoir et le fric, théâtre dont la noirceur est à la fois soulignée et allégée par le choix de tout filmer en couleurs éclatantes sous le soleil radieux de la Côte d’Azur, Agnès est d’un autre tissu, d’une autre nature. (…)

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Duel au soleil

Palerme d’Emma Dante, avec Emma Dante, Alba Rohrwacher, Elena Cotta. 1h34. Sortie le 2 juillet

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Figure importante du théâtre contemporain italien, et également romancière, Emma Dante « passe au cinéma », comme on dit, sans beaucoup s’éloigner de chez elle. Parce qu’elle a tourné dans la ville où elle est née, et même dans la rue où elle a habité 10 ans, cette Via Castellana Bandiera qui est aussi le titre original du film. Et surtout parce qu’il y a en effet une dimension théâtrale dans ce film, par ailleurs très cinématographique, mais construit dans le cadre de ce que les Américains appellent show down, le duel final notamment caractéristique de la fin des westerns classiques. Et c’est exactement ce à quoi on assiste dans Palerme, avec des enjeux pas si lointains d’ailleurs des affrontements mythologiques métaphorisant l’invention des Etats-Unis qu’aura raconté Hollywood.

Interprété par la cinéaste et la star montante du cinéma italien Alba Rohrwacher, Palerme appelle également une autre comparaison, également dans le régime du mythe : la tragédie antique. La situation de départ aurait pu aussi bien être celle d’une comédie à l’italienne des années 60-70 – chacune au volant de sa voiture, deux femmes appartenant à des mondes différents de la société italienne se retrouvent bloquées l’une en face de l’autre, et refusent de céder le passage. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on aurait pu surnommer le film « le petit embouteillage », ce ne serait pas rendre justice à sa dureté tragique, malgré (ou à cause de) l’absurdité même de la situation.

Situation matériellement d’une simplicité qui confine à l’épure, et en même temps riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir su porter sur leur propre monde un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, mais sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait dénoncer ces mêmes veuleries, comme récemment  Reality de Matteo Garrone.

Ces deux femmes sont folles, si on veut, et pas moins fou le monde commun que ni elles ni leurs proches ne savent plus habiter, chacun(e) pour soi et moins encore ensemble. Mais ce sont des êtres humains, et pas de pantins ni des caricatures. Les traiter ainsi, en humain, est le début de la seule réponse possible à cette folie même. C’est aussi la condition, admirablement remplie, d’un film intense et émouvant.

Post-scriptum: Avez-vous remarqué? Sangue et Palerme, deux bons films italiens deux semaines de suite (et dont aucun n’est signé Nanni Moretti)? Cela mérité d’être salué!

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