Au Festival de Venise, tout de même de belles rencontres

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Le trou est bouché ! C’est la principale et la meilleure nouvelle concernant cette 73e Mostra. Voici 8 ans qu’à côté du Palais du Festival et du Casino, bâtiments vénérables et inadaptés, se tenait cette immense excavation entourée de palissades, début d’un chantier interrompu avant même que soient coulées les fondations du pharaonique palazzo novo pourtant présenté avec éclat et prestigieuse maquettes en 2008.

Ce fameux trou, devenu objet de douloureuses plaisanteries, était la matérialisation du mélange d’impéritie et de combinazzione caractéristique de tant de choses en Italie, y compris son cinéma, y compris sa vénérable Mostra, ancêtre de tous les festivals de films.

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Non content d’être comblé, le trou est remplacé par un imposant bâtiment rouge vif, grande salle de cinéma à l’intention non des festivaliers accrédités mais du public, ce qui est sans doute la meilleure réponse possible dans les conditions financières et politiques actuelles.

L’écarlate Sala Giardini ne saurait pourtant suffire à résoudre tous les problèmes qu’affronte la manifestation. Durablement blessée par la concurrence artificielle créée par un Festival de Rome qui n’a jamais trouvé sa raison d’être mais continue de grever les ressources publiques allouées à un cinéma italien qui aurait bien d’autres besoins, elle est surtout prise en tenailles par deux ennemis aussi redoutables que différents.

D’une part elle subit de plein fouet la concurrence du Festival de Toronto, qui l’a supplantée parmi les principales manifestations internationales et commence au milieu du déroulement de la Mostra. D’autre part et peut-être surtout elle souffre du peu d’intérêt des grands médias italiens pour l’art cinématographique, télévisions et journaux du pays qui fut dans les années 50 à 70 la patrie d’un des plus beaux cinémas du monde, mais ne se soucient plus désormais que par les stars hollywoodiennes et les querelles de clocher italo-italiennes.

Un tel environnement explique le caractère hétérogène, pour ne pas dire difficilement lisible, de la sélection vénitienne. Alberto Barbera, la valeureux directeur artistique, doit se battre pour attirer des titres “porteurs”, peu demandeurs d’un passage par le Lido aussi onéreux que dépourvus de suites commerciales visibles. Il doit satisfaire au moins un peu aux exigences des groupes locaux. Il doit aussi s’assurer de la venue de quelques grandes figures du cinéma mondial pour rester attractif auprès de la presse cinéphile internationale. Bref il doit effectuer simultanément plusieurs grands écarts dans des directions différentes.

D’où une sélection, toutes sections confondues, très inégale. Une sélection où figurait un objet aussi étrange que symbolique de ces tiraillements : The Young Pope sembla d’abord la réalisation la plus intéressante jamais signée par Paolo Sorrentino. Si on retrouvait les outrances tape-à-l’œil de l’auteur de Il Divo et Youth, ce qu’on était en droit de considérer comme un film, puisque présenté par un grand festival de cinéma, trouvait une sorte d’étrangeté et de liberté dans la disjonction entre ces différents protagonistes et le côté ouvert des éléments narratifs autour du jeune Pape, aussi madré et racoleur que le réalisateur, interprété par Jude Law. Jusqu’à ce qu’il apparaisse qu’il ne s’agissait pas d’un film, mais des deux premiers épisodes d’une série, toutes les qualités inattendues du produit se révélant dues  à son inachèvement, tout en laissant deviner les manipulations auxquelles Sorrentino pourra se livrer dans les épisodes à venir.

il-più-grande-sogno-2016-michele-vannucci-recensione-1-932x460Mirko Frezza, acteur et pesonnage principal de “Il piu grande sogno”

Pourtant, comme chaque année, il aura été possible de faire quelques heureuses rencontres au bord de la lagune, souvent inattendues. Ainsi d’un premier film italien, Il piu grande sogno de Michele Vannucci, aventure frénétique et plus qu’à demi-documentaire d’un groupe de marginaux de la banlieue romaine tentant de se réinventer un avenir, version très contemporaine et très vive de La Belle Equipe.

Autre film italien, mais signé par un des plus grands auteurs du cinéma moderne, Amir Naderi, iranien aujourd’hui exilé de par le monde, de New York à Tokyo, Monte est un conte médiéval et obsessionnel où se rejoue dans la splendeur aride des Apennins une éternelle fable de la solitude et de l’obstination de l’homme à forger son destin qui est le thème majeur de réalisateur.

Capture d’écran 2016-09-06 à 14.58.24Drum” de Keywan Karimi

Un autre iranien aura lui présenté le plus beau film vu durant ce passage à Venise. Le jeune cinéaste Keywan Karimi n’est hélas pour l’instant surtout connu que comme victime d’une condamnation à 1 an de prison et 223 coups de fouet, à cause d’un remarquable documentaire sur l’histoire contemporaine de l’Iran racontée par les inscriptions sur les murs de Téhéran, Writing on the City. Tourné clandestinement au printemps dernier dans l’attente de l’exécution de la sentence, composé de plans séquences en noir et blanc hypnotique, son premier long métrage de fiction, Drum, est une parabole en forme de conte policier et drolatique, aussi mystérieux que splendide. Ne ressemblant à rien de ce qu’on connaît du cinéma iranien – s’il faut chercher une comparaison ce serait plutôt du côté de Béla Tarr – ce film présenté à la Semaine de la critique est peut-être la plus importante œuvre de cinéma présente à Venise cette année.

THE-ROAD-TO-MANDALAY_webThe Road to Mandaly” de Midi Z

Egalement dans une section parallèle, The Road to Mandalay, le nouveau film du jeune réalisateur birman, mais installé à Taïwan Midi Z aura lui aussi impressionné ses spectateurs. Le mélange de douceur et de violence, de précision et de poésie qui accompagne deux jeunes Birmans sans papiers essayant de survive en Thaïlande est une tragédie réaliste d’une rare puissante. Des personnages, des situations, la réalité et la fiction : dans ces plans fixes mais palpitants de vie, le cinéma est là, il brûle.

A côté, des réalisations dignes d’estime, comme El Ciudadino Ilustre des argentins Mariano Cohn et Gaston Duprat, mise en scène plutôt conventionnelle d’une interrogation aussi judicieuse que douloureuse, celle du divorce, éventuellement violent, entre art et goût populaire. Ce Citoyen illustre aura été le meilleur film de la compétition qu’on ait pu voir, avec Frantz de François Ozon, qui sort dans les salles françaises ce mercredi 7 septembre.

frantz-francois-ozon-avec-pierre-niney-paula--L-2QXuqTPaula Beer et Pierre Niney dans “Franz” de François Ozon

Cette variation sur un beau film d’Ernst Lubitch, L’homme que j’ai tué possède une vertu rare désormais, le parti pris de raconter son histoire sans tricher, avec fois dans son scénario et dans la construction des émotions que les spectateurs sont susceptibles d’éprouver en accompagnant ce récit. Il bénéficie en outre de deux associations bénéfiques.

La première concerne l’apparence visuelle du film, avec le surgissement dans un très légitime et élégant noir et blanc de poussées chromatiques utilisées comme le serait une musique de film venant à certains moments intensifier ou commenter un état des relations entre les personnages.

La seconde tient aux deux acteurs, l’allemande Paula Beer, sublimement classique et vraie révélation, et le français Pierre Niney, subtilement postmoderne. La qualité comme la disparité de leur présence à l’image donne à cette histoire d’amour entre une jeune Bavaroise pleurant son fiancé tué au front en 1918 et un soldat français une richesse secrète qui anime de l’intérieur le récit de leurs relations marquées par le jeu entre les apparences et les passions.

maxresdefault-728x410Nick Cave dans One More Time With Feeling

Décidément très présent, mais de manière fort variée, le noir et blanc est aussi une des caractéristiques visuelles du film peut-être le plus émouvant et le plus inattendu découvert sur la lagune. One More Time with Feeling est un documentaire en 3D consacré au musicien Nick Cave décidément très présent au cinéma en ce moment : si Nocturama emprunte son titre à une de ses chansons, s’il signe la BO de Comancheria, il fait aussi une remarquable apparition dans un autre film en 3D, Les Beaux Jours d’Aranjuez de Wim Wenders d’après une pièce de Peter Handke, également en compétition à la Mostra.

One More Time with Feeling est en effet cela : un documentaire en noir et blanc et en 3D sur Nick Cave enregistrant son disque Skeleton Tree, film signé d’Andrew Dominik auquel on devait le remarquable L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford en 2007. Ne serait-il que cela que ce serait un film remarquable, pour cette simple et imparable raison qu’il n’est rien de plus beau peut-être au cinéma que le travail, le travail bien filmé. Mais le film se révèle peu à peu aussi bien autre chose, à mesure qu’affleure peu à peu dans son déroulement la tragédie qui a frappé le musicien, et qui hante l’homme, l’artiste, sa musique et le film de manière à la fois directe et spectrale. One More Time with Feeling était presque d’emblée passionnant, à mesure qu’il se déploie, il devient bouleversant.

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La balade magique de « Bella e perduta »

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Bella et perduta de Pietro Marcello, avec Sergio Vitolo, Tommaso Cestrone, la voix d’Elio Germano.

Durée : 1h27. Sortie le 1er juin.

Etrange cinéma italien, qui fut jadis le plus beau du monde. A peine si on y repère en position visible deux représentants dignes de cet héritage encore en activité, mais issus de deux générations déjà anciennes, Marco Bellocchio et Nanni Moretti. Ensuite, leurs soi-disants successeurs sont des histrions berlusconisés (les Sorrentino et autres Garrone) ou des fabricants de téléfilms sans relief. Pourtant les talents, immenses, existent dans la péninsule, mais ils sont presqu’entièrement marginalisés.

De festival en festival, et au gré de sorties souvent trop discrètes, on suit les parcours d’Alice Rohrwacher (Les Merveilles), Pippo Del Bono (Amore Carne, Sangue), Michelangelo Frammartino (Il Dono, Le Quatro Volte), Emma Dante (Palerme), Ascanio Celestini (La Pecora nera), Leonardo Di Constanzo (L’Intervallo), Alessandro Comodin (L’Été de Giacommo) – sans oublier les documentaires de Gianfranco Rosi, de Stefano Savona, de Vincenzo Marra… C’est à la fois beaucoup, par le nombre de films et la diversité des propositions artistiques, et si peu, par l’écho que ces films et leurs auteurs rencontrent, y compris et même surtout dans leur propre pays.

Dans cette mouvance, une place singulière revient à Pietro Marcello, découvert il y a 6 ans grâce à l’admirable La Bocca del Lupo. Il est de retour avec un film sidérant de beauté élégiaque et de pugnacité politique, un conte mythologique vibrant des réalités les plus crues de l’Italie actuelle – du monde actuel.

Avec un naturel de grand conteur, le cinéaste accompagne d’abord le parcours de deux créatures fabuleuses, un jeune buffle à la langue bien pendue et un Pulcinella, individu féérique vêtu de blanc et affublé d’un masque, émissaire d’un monde parallèle auquel a été confié une singulière mission. Marcello les accompagne en caméra portée, reportage sur le vif d’un surgissement magique, alliance modeste et suggestive du quotidien et du surnaturel.

Et voici que, chemin faisant dans la campagne napolitaine, ces personnages de féérie rencontrent un château enchanté, un héro et un dragon. Sauf que ce château, ce héro et ce dragon sont bien réels.

Le château est le Palais Royal de Carditello, joyau de l’architecture baroque tombant en ruine du fait de l’impéritie et de la corruption des autorités locales et nationales. Le héro s’appelle Tommaso Cestrone, paysan du voisinage qui, scandalisé par cet abandon, consacre une énergie et un talent insensés à entretenir les lieux, et à les protéger des invasions du dragon. Lequel n’est autre que la Camorra, la mafia napolitaine qui entend utiliser le domaine comme terrain d’enfouissement des déchets dont le trafic lui est si lucratif, avec des conséquences environnementales désastreuses.

Avec une égale délicatesse de filmage, où l’humour, la tristesse et la colère se donnent la main, Pietro Marcello accompagne les aventures du Polichinelle et la description du combat solitaire du protecteur auto-désigné du palais. Bella e perduta est comme un songe, un songe réaliste et inquiétant, qui tire sa force de l’étonnante grâce avec laquelle sont filmés les champs et les bâtiments, les visages, les arbres et les corps.

Ce cinéma peut être dit véritablement panthéiste, au sens où il ne hiérarchise absolument pas le réel et l’imaginaire, les hommes et les bêtes, la nature et la culture, cinéma « pluriversel » qui avance comme au rythme d’une ritournelle opiniâtre, d’une farandole angoissée. Car si la promenade du Pulcinella commis d’office et de son imposant protégé appartient aux contes, ce qu’ils révèlent sous leurs pas, et qui appartient au monde bien réel de l’argent et de la violence, n’a rien d’enchanté.

 

 

 

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“Mia Madre”, à bonne hauteur, à bonne distance

Shots from "Mia Madre"Mia Madre de Nanni Moretti, avec Margherita Buy, Nanni Moretti, Giulia Lazzarini, John Turturro.  Durée : 1h47. Sortie le 2 décembre.

Les meilleures raisons du monde tendent à s’interposer entre Mia Madre et ses spectateurs. Ce sont les effets logiques de la reconnaissance dont jouit aujourd’hui Nanni Moretti, au nom d’une œuvre remarquable et largement reconnue comme telle. Une œuvre, qui plus est, largement personnalisée, à la fois par le côté toujours en relation avec l’intimité (affective, familiale, politique) de son auteur, et du fait de sa présence à l’écran dans la totalité de ses films.

Il est donc naturel d’aller retrouver il caro Nanni, dans un film qui à l’évidence le concerne de très près. Le personnage principal de Mia Madre réalise des films, et l’événement principal du scénario concerne un événement qui frappe au cœur de chacun comme individu, comme être singulier: la perte d’une mère. Que la mère soit qualifiée dès le titre par un possessif, mia, ne peut que le confirmer – qu’on sache ou pas, mais lui-même n’en a pas fait mystère, que Moretti a effectivement perdu sa mère récemment, ce qui lui a inspiré ce film.

Dès lors, que le personnage qui réalise des films ne soit pas joué par Moretti lui-même, mais par Margherita Buy, et que les films en question ne ressemblent guère à l’œuvre de l’auteur de Palombella rossa et du Caïman, apparaît tout au plus comme un moyen d’élargir, au-delà de son cas personnel, des questions qui travaillent le cinéaste – qui s’est réservé le rôle secondaire du frère, témoin et commentateur des tourments de Margherita confrontée à la maladie de sa mère, à ses problèmes de réalisatrice, et à un conflit avec sa fille adolescente.

Tout cela est bien présent dans le film, et en constitue la trame romanesque et émotionnelle. Ce qui se transmet et ce qui se perd d’une génération à l’autre, la difficulté d’une œuvre collective, et préoccupée du collectif, sans se renier comme individu et comme artiste, les questions de jeu avec les apparences que vient hystériser la star histrion campée avec faconde par John Turturro, composent cette balade avec la création et la mort.

Moretti scénariste et réalisateur y orchestre une circulation entre des moments le plus souvent drôles, d’un comique qui est celui de la pudeur devant le malheur, ou de l’ironie pour prendre en charge les questions les plus sérieuses en s’affranchissant au mieux de l’esprit de sérieux. On rit souvent, on sourit beaucoup, on finit en larmes.

Cette virtuosité narrative repose, comme souvent chez Moretti, sur la capacité à circuler entre réalité, imaginaire, souvenirs, artifice du tournage de la regista Margherita et hyper-artifice des scènes du film tourné par elle. La manière dont Nanni Moretti ne cesse de peaufiner cette souplesse, cette fluidité de circulation entre plusieurs régimes de fiction au sein d’un unique être-au-monde qui ne sépare pas « le réel » de « l’ imaginaire » ou du « fantastique », confirme ce qu’on ne cesse de mieux voir de film en film : le réalisateur de Habemus Papam est le seul héritier légitime de Federico Fellini – notamment parce qu’il s’abstient de toute fantasmagorie grimaçante et tape à l’œil, abusivement labellisée fellinienne, et qu’un Sorrentino incarne à l’extrême.

Au passage, en même temps qu’une méditation nuancée sur le monde du cinéma, son impureté faite d’ambition, de narcissisme, de technologie, des camaraderie, de bricolage, de rêves obstinés, Moretti compose la bouleversante figure d’une femme, la mère, ayant incarné une haute idée de ce que c’est qu’être humain, et ayant dédié sa vie à la partager.

Par quoi s’inscrit explicitement dans le récit du film ce qui en travaille souterrainement toute la mise en scène, toute la quête. Une question qui vibre à l’intersection de deux formules répétées dans le film. Margherita a l’habitude de dire à ses interprètes « je veux voir l’acteur à coté du personnage » – formule obscure, qu’elle est bien en peine d’expliciter lorsqu’à la fin on lui demande : mais qu’est-ce tu veux dire ? Ce qui ne signifie bien sûr pas que la demande n’avait aucun sens, juste qu’elle ne marche qu’acceptée dans son opacité, comme toute incantation. Et par ailleurs, face à la maladie de sa mère, aux médecins, à son frère qui semble toujours en savoir plus long qu’elle, face à sa fille en rupture, face à ses techniciens et à ses comédiens sur le tournage, elle ne cesse de se demander si elle saura  « être la hauteur », et donc à en douter.

« A côté », « à la hauteur » : deux formules spatiales, mais qui bien plus qu’une position dans l’espace désigne des enjeux éthiques et politiques, ceux-là même qui portent tout le film – et tout le cinéma de Moretti. « A côté », dans la capacité à la fois d’être-là et d’ouvrir un écart, une distance où l’autre prend place, « à côté » c’est à dire là où le personnage de fiction et l’acteur bien réel composent ensemble un être plus complexe, qui est l’être de cinéma même, si le cinéma n’est ni une drogue d’oubli ni un dispositif de vidéosurveillance. « A la hauteur », soit en constante interrogation sur les effets et les implicites de ses actes, de ses choix, de ses paroles, inquiétude éthique formulée dans des termes qui renvoient ici à cette activité singulière qu’est la mise en scène, comme positionnement relatif de chacun et des objets et situations, en en évaluant les conséquences.

Et c’est bien ainsi que Moretti filme, singulièrement Mia Madre même si bien sûr le film s’inscrit dans la continuité de son œuvre. A cause de la double dimension très intime (ma mère, mon métier de réalisateur), voire à cause même de l’accumulation des films d’avant, Mia Madre invente ces constants déplacements, réajustements, questionnements du (des ?) sens de chaque distance, de chaque évocation, de chaque écho. Dès lors ce risque mentionné au début de recouvrement du film par son auteur, et de Moretti par sa statue, peut cesser d’être un obstacle, ou disons une simplification. Il devient l’enjeu le plus vertigineux, le plus ouvert du film, qui aura assurément raconté ce qu’il avait l’air de raconter, et fort bien, mais ce sera surtout laissé transporter par une tension plus ample et plus profonde. Et ses spectateurs avec lui.

 

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Festival de Venise 2015 : une poignée de découvertes dans un océan chaotique

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Parmi les multiples usages des grands festivals figure, ou devrait figurer la possibilité d’y observer un état de la planète cinéma, de de découvrir de grands repères sur ce qui travaille le cinéma, et la manière dont lui-même travaille le monde et ses représentations. A mi-parcours de la 72e édition du Festival de Venise, qui se tient du 2 au 12 septembre au Lido, le moins qu’on puisse dire est que la Mostra vénitienne ne joue pas du tout ce rôle.

Impossible de discerner la moindre logique de programmation, la construction d’un quelconque assemblage porteur de sens – hormis le poids massif de film aguicheurs et médiocres en compétition, section pour laquelle l’ambition artistique semble être devenue un repoussoir, surtout en l’absence d’un « grand nom ». Mais si ces noms sont devenus « grands », c’est bien parce qu’en d’autres temps et d’autres lieux des programmateurs et des critiques avaient parié sur ces auteurs.

Face à cette confusion, on peut toujours s’en tirer en revendiquant le chaos, comme le fait dans le sabir prétentieux et prétendument rebelle qui est devenu la langue commune de la plupart des curateurs de grandes manifestations artistique le commissaire de la Biennale Okwui Enwezor, faisant de la confusion  le principe directeur de la gigantesque exhibition d’art contemporain qui s’étale aux Giardini, à l’Arsenale et dans de multiples autres lieux dispersés dans la Sérenissime – dont un certain nombre d’œuvres signées de réalisateurs de films (Chris Marker, Chantal Akerman, Harun Farocki, les Gianikian, Jean-Marie Straub…), rarement à leur avantage.

A défaut, donc, de pouvoir tirer la moindre conclusion un peu générale des quelque 30 films vus au Lido, on se contentera ici de saluer une poignée de découvertes. En compétition officielle, outre Marguerite de Xavier Giannoli dont on aura la possibilité d’expliciter les qualités lors de sa sortie le 16 septembre, et le très singulier Sangue de mi Sangue de Marco Bellocchio, attendu le 7 octobre, deux grandes œuvres ont dominé de la tête et des épaules la première moitié du Festival. Deux œuvres ambitieuses, où se mêlent fiction, documents, reconstitution, pour travailler des enjeux historiques et politiques avec un sens des ressources du cinéma dont la plupart des autres réalisateurs de cette section ne semblent pas avoir la moindre idée.

francofoniaFrancofonia d’Alexandre Sokourov

Ainsi de Francofonia du Russe Alexandre Sokourov répondant à une commande du Louvre, et convoquant archives, jeu avec des acteurs reconstituant des séquences historiques, petits shoots de fiction, pour travailler avec inventivité et un certain humour la question de la place des grandes institutions culturelles dans la construction des nations, et les lignes de force souterraines qui pourraient donner un sens au mot Europe.

rabin_the_last_dayRabin, The Last Day d’Amos Gitai

Et ainsi de Rabin, The Last Day, vertigineux travail de mise en relations des événements qui ont mené à l’assassinat du premier ministre israélien le 4 novembre 1995 et des réalités actuelles. Le vertige ici n’est pas source de confusion, mais de déstabilisation des idées reçues, de remise en mouvement de la pensée, par la construction d’un assemblage rigoureux de documents factuels et de représentations critiques des régimes de langage et d’image.

Brève halte du côté de Hollywood : après une ouverture en altitude qui est surtout un sommet d’ennui et de conformisme (Everest de Baltasar Kormakur, sabotant l’histoire passionnante vécue et racontée par Jon Krakauer dans Tragédie à l’Everest) et le totalement transparent The Danish Girl de Tom Hooper, on aura eu droit à deux retours au classicisme des genres, bizarrement tous les deux situés à Boston. Tout à fait vaine resucée de films noirs 1000 fois vus, Black Mass de Scott Cooper ne vaut que pour la fausse calvitie de Johnny Depp. En revanche, sur un modèle lui aussi éprouvé, Thomas McCarthy réussit un thriller qui pourrait s’appeler Les Hommes du Cardinal : Spotlight raconte en effet la manière dont, en 2002, les journalistes du Boston Globe ont mit à jour l’étendue de la pédophilie au sein du clergé de leur ville, déclenchant une trainée de scandales dans toute l’église catholique, américaine puis mondiale. Du film émane aussi un parfum singulier, lié au rôle de la presse écrite dans l’établissement de la vérité, avec plans obligés des rotatives et des camions se répandant dans la ville, images aux accents aujourd’hui nostalgiques.

Parmi les autres sélections de la Mostra (Orizzonti, Semaine de la critique, Journées des Auteurs), et à condition là aussi de prendre le risque de tomber sur des abominations navrantes, il était possible de faire également des rencontres réjouissantes, qui relèvent de deux groupes, dont on voyait bien (et qu’on entendait confirmer par les collègues) qu’ils attiraient très peu d’attention et de visibilité médiatique, au risque d’une marginalisation toujours aggravée.

2eb761759088d847334afbf29bcec15cA Flickering Truth de Pietra Bretkelly

Parmi les documentaires, à côté d’un montage indigent consacré à la révolution ukrainienne (Winter of Fire) et d’un autre, utile mais sans grande énergie politique ou artistique, dédié à la destruction de l’URSS (Sobytie, The Event de Sergei Loznitsa qu’on a connu plus inspiré), un film véritablement extraordinaire accompagnait la résurrection du cinéma en Afghanistan. Dans A Flickering Truth, la réalisatrice néo-zélandaise Pietra Bretkelly suit pas à pas les efforts du réalisateur et producteur afghan Ibrahim Arify, et c’est à la foire l’histoire moderne du pays, les enjeux artistiques, politiques et éducatifs qu’est capable de mobiliser le cinéma, la fonction d’analyseur social que constitue un travail sérieux de restauration de films, et une admirable aventure humaine qui se déploient.

Outre le nouvel opus, très singulier, de Frederick Wiseman cartographiant la diversité infinie du quartier le plus multiethnique de New York, In Jackson Heights, un portrait assez plan-plan de Janis Joplin (Janis) s’embrase littéralement sous la puissance d’émotion suscitée par la présence à l’image, et au son, de la chanteuse. Et on sait gré à la réalisatrice Amy Berg de n’avoir pas cherché à trop traficoter son matériel, et de laisser réadvenir, dès le surgissement de Balls and Chains et jusqu’à ce que se dissolve Me and Bobby McGhee le magic spell de la plus grande blueswoman blanche de l’histoire.

20920-Viva_la_sposa_2-610x404Viva la sposa de et avec Ascanio Celestini

Avouons être embarrassé de réunir ensemble sous une étiquette réductrice, quelque chose comme « cinémas du monde » (comme si tous les films n’était pas « du monde », comme si « le monde » était en réalité celui des marginalisés du star système et du commerce poids lourds), des films tout à fait singuliers, et différents entre eux.

Bonne nouvelle, voici que s’avance un deuxième bon film italien – aux côtés du maestro Bellocchio, le trublion Ascanio Celestini, repéré il y a 4 ans pour son étonnant premier film, La Pecora nera. Avec Viva la Sposa, il quitte le Mezzogiorno pour la banlieue de Rome, et un asile de fous pour un monde complètement dingue, mais présent, surprenant, vif, comique et triste.

Le grand réalisateur algérien Merzak Allouache a, lui, présenté une nouvelle œuvre puissante et ancrée dans un réel de cauchemar, Madame courage – le titre est le surnom donné à une des drogues qui ravagent une jeunesse sans présent ni avenir.

Dans un magnifique noir et blanc, le réalisateur tibétain Pema Tseden propose avec Tharlo, histoire d’un berger pris dans les mirages de la ville, une fable contemporaine et éternelle, portée par un interprète impressionnant de puissante. Fable aussi, sur les ambigüités de la volonté de bien faire et les dérives délirantes que provoque l’argent,  le premier film de l’Iranien Vahid Jalilvand, Wednesday, May 9.  Véritable découverte – de paysages, d’un mode de vie, d’une manière de raconter – un autre premier film, Kalo Pothi de réalisateur népalais Bahadur Bham Min. Fable, histoire pour enfants même, mais intensément mêlée aux drames de la guerre civile qui a ravagé le pays durant la première décennie du 21e siècle.

234464Beijing Stories de Pengfei

Et, à nouveau premier film, étonnant de puissance d’évocation et de capacité à raconter beaucoup par des moyens très simples, Beijing Stories du jeune et très prometteur réalisateur chinois Peng Fei, accompagnant plusieurs personnages dont les chemins se croisent et se séparent, avec une émotion attentive, des éclats de comédie et des frémissements de drame, finissant par susciter la grande image d’une urbanisation délirante dans la Chine actuelle (Sortie en France annoncée pour le 18 novembre).

De cette réelle et stimulante diversité, à laquelle d’autres titres montrés à Venise mais pas vus pourraient légitimement s’ajouter, il y aurait  tous lieux de se réjouir. Mais ce serait oublier qu’à la Mostra, ces films-là sont de moins en moins visibles, reconnaissables, accompagnés et valorisés par le processus même d’une manifestation qui s’honore d’être le plus ancien festival du monde, mais n’entretient plus que des rapports distants avec ce qui vibre et s’invente dans le cinéma contemporain.

 

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Rencontres à Locarno

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Le Festival de Locarno, dont la 68e édition au bord du Lac Majeur se tient du 5 au 15 août, occupe une place singulière sur la carte de plus en plus fournie des festivals de cinéma. Faisant partie des plus anciennes manifestations du genre, le festival tessinois s’est construit une position enviable, qui ne rivalise pas avec les poids lourds (Cannes, Berlin, Toronto, Venise) tout en affirmant sa vocation généraliste très ouverte, du cinéma de recherche le plus exigeant au blockbuster sur la prestigieuse Piazza grande, de la star légendaire venue de Californie à l’icône du cinéma d’auteur européen comme au jeune réalisateur indonésien ou vénézuélien présentant son premier film. Et cela tout en offrant également une vitrine luxueuse pour le cinéma suisse, des rétrospectives inventives (cette année, Sam Peckimpah) et une visibilité recherchée pour les courts métrages du monde entier. Il faudrait compléter par l’imposant arsenal d’hommages, ateliers de production, formation de jeunes critiques, dispositifs d’aides aux œuvres à venir.

Malgré les aléas et réajustements depuis 1946, Locarno doit cette position à la quasi-continuité de l’excellence de ses directeurs artistiques, depuis Freddy Buache, désormais légende vivante (et toujours spectateur assidu, débonnaire mais exigeant, du Festival) à l’actuel maître de cérémonie, le critique italien Carlo Chatrian. Il le doit aussi à sa capacité à mobiliser des moyens matériels importants, que peuvent lui envier bien des manifestations situés dans des zones moins prospères, et au soutien des autorités locales et régionales, sensibles aux bénéfices collatéraux générés par la manifestation.

Un festival de cinéma, et Locarno plus encore, mieux encore que beaucoup d’autres, ce sont des rencontres. Rencontres avec des films, d’une réjouissante diversité, on l’a dit – même si cette diversité implique aussi la rencontre avec des films parfaitement antipathiques, et cordialement détestés. Rencontres avec des gens, cinéastes, producteurs, critiques, cinéphiles de tous âges et de toutes origines, retrouvés d’une année sur l’autre ou au contraire croisés pour la première fois, dans un environnement qui échappe à la kafkaïenne hiérarchie des multiples accréditations et aux labyrinthes sécuritaires triant et retriant les VIP, les superVIP, les extramegaVIP (ad lib) qui sont l’ordinaire conditions des festivaliers dans les autres manifestations qui gèrent la venue de vedettes.

Mais un festival, cela peut être aussi la rencontre entre des films. Des œuvres conçues très loin les unes des autres, par des gens qui le plus souvent ne se connaissent pas. A côté de la découverte d’autres réalisations sur lesquelles on se promet de revenir à leur sortie, notamment les nouveaux films de Chantal Akerman (No Home Movie) et d’Otar Iosseliani (Chant d’hiver), à côté aussi des films qu’on n’a pas réussi à voir au cours d’un trop bref séjour, ce sont deux rencontres de ce type qu’on aura envie de mettre ici en évidence.

 

L’Arcadie perdue et retrouvée

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La première rencontre rapproche, ou met en écho, deux œuvres qui s’avèrent avoir le même sujet, mais regardé sous des angles très différents. Ils ont signés par deux des cinéastes européens les plus stimulants, qui l’un et l’autre œuvrent  aux frontières de ce qu’on nomme le documentaire, l’Italien Pietro Marcello et le Catalan José Luis Guerin.

Pure splendeur d’intelligence politique, Bella e perduta de Marcello, réalisateur découvert il y a 5 ans avec l’admirable La Bocca del Lupo, prend en charge la véritable histoire d’un paysan de Campanie qui, il y a quelques années, se consacra à l’entretien et à la défense d’un château du 18e siècle, essayant de le protéger du pillage systématique mis en place par la Camorra.

Cette histoire, qui convoque forces sociales et paysages actuels de l’Italie du Sud, est racontée grâce à l’intervention de personnages mythiques, un « Pulcinella » (masque de la commedia dell’arte) et un jeune buffle doué de parole, qui construisent une poétique sensible du refus de la médiocrité, de la soumission et de la laideur d’une bouleversante puissance. Sans en avoir l’air, Bella e perduta devient ainsi un manifeste rêveur et ultra-précis contre la berlusconisation de l’Italie, et ses profonds ravages.

L’Accademia delle Muse de Guerin, auteur notamment du si beau Dans la ville de Sylvia, semble bien loin, accompagnant l’enseignement d’un prof de philologie de l’université de Barcelone cherchant à rendre sensibles à ses élèves la puissance des mots à partir des récits mythologiques et de l’œuvre de Dante. Concret, joueur, sensuel, émouvant, ce parcours ouvertement pédagogique circule de reflets en échos, de salle de cours espagnole en campagne sarde, et finalement fait naître sous ses plans la même quête que le film de Marcello.

La quête méthodique, argumentée poétiquement et sensoriellement, des possibilités d’une reconception du monde, d’une réinvention de la manière de l’habiter qui ne se soumettrait pas à la laideur et à l’argent. Les jeux du vocabulaire et du désir, la musique des ombres et des matières y déploient des ressources qui invitent à penser en souriant, à sourire en pensant, heureuse promenade où n’existent nulle séparation du corps et de l’esprit, où là aussi les bergers du présent  portent un savoir et une séduction pour aujourd’hui et demain.

L’Arcadie est bien le territoire commun de ces deux films, lieu non pas d’une nostalgie mais d’un possible à faire émerger des êtres d’ici et maintenant.

 

A l’aventure

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L’écart de départ est encore plus grand avec l’autre belle rencontre entre films à laquelle la programmation de Locarno aura permis d’assister. D’un côté le retour d’un réalisateur perdu de vue depuis le siècle dernier, après une carrière aussi inégale que remarquée, et qui se lance dans l’adaptation d’un des chefs d’œuvres de la littérature les plus inadaptables qui soient. De l’autre un jeune chinois de 26 ans, venu d’une région reculée de son pays, et qui surgit avec un poème visuel assez renversant.

Ici, donc, Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, entreprenant de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de Witold Gombrowicz.

Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma, grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Oliveira et Ruiz, Zulawski relayé aussi par trois jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.

Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant.

C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd. Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Klossowski, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre, avec quelques moments explosifs.

Ce saut dans l’inconnu est aussi à quoi invite Kaili Blues. Bi Gan est un jeune poète cinéaste originaire d’une zone excentrée du Sud de la Chine, dont une ville donne son titre au long métrage. Glissant entre des personnages dont la relation parait d’abord obscure, ou absente, avec comme viatique une citation de Bouddha affirmant l’unité des choses au-delà de leur apparente diversité (certes), et d’énigmatiques fragments de poème, il semble qu’il faille accepter de se perdre dans le labyrinthe de situations que propose le film. Cette perte n’a d’ailleurs rien de déplaisant, tant le réalisateur sait s’approcher d’un visage, rendre sensible un espace, suggérer des tensions émotionnelles.

Mais Kaili Blues raconte une histoire, et celle-ci sera narrée, même si pas selon les usages. Peu à peu se mettent en place les tenants et les aboutissants, au fil de déplacements – géographiques, temporels, stylistiques – qui s’enrichissent progressivement de sens qui paraissaient d’abord disparates. Loin de Kaili, le film culmine avec une incroyable séquence en un seul plan de 40 minutes en mouvement à travers un village d’une communauté rarement montrée, les Miao, qui est une véritable plongée dans un monde réel et affectif inconnu.

Ici aussi, quoiqu’avec d’autres moyens, c’est bien d’une aventure de cinéma – c’est à dire aussi d’une aventure comme spectateur, qu’il s’agit. Se recomposant constamment comme la caméra fluide de Bi Gan ne cesse de redessiner l’inscription de ses protagonistes dans leur environnement,  la relation au médecin parti à la fois sauver un enfant vendu par son père et accomplir un pèlerinage sentimental au profit d’une autre – double mission qui produira des effets aussi inattendus que délicats – ne cesse de se réinventer avec une émotion qui ne fait que croître. Double émotion, même, à la fois celle engendrée par le film et celle engendrée par la certitude d’assister aux débuts d’un authentique cinéaste.

 

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Cannes/5: «Le Fils de Saul», «Ni le ciel, ni la terre»: le bouclier d’Athéna

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Géza Röhring dans Le Fils de Saul de Laszlo Nemes. Jérémie Renier dans Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore.

Mia Madre de Nanni Moretti avec margherita Buy, Nani Moretti, John Tuturro, Giulia Lazzarini. Durée 1h42. Sortie 23 décembre 2015.

Le Fils de Saul de Laszlo Nemes, avec Géza Röhrig, Molnar Levente, Urs Rechn. Durée: 1h47. Sortie novembre 2015.

Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore, avec Jérémie Renier, Swann Arlaud, Kévin Azaïs. Durée: 1h40. Sortie 2015.

Que retenir de l’offre particulièrement féconde de ce week-end sur la Croisette? Si on pose la question en termes d’origine, l’Europe l’emporte sans mal face aux Etats-Unis, non seulement sous-représentés numériquement cette année, mais avec des films en petite forme. Et si on s’interroge du point de vue des générations, les jeunes réalisateurs l’emportent haut la main face aux praticiens chevronnés. Encore faudra-t-il apporter des nuances.

Les films en compétition de Gus van Sant (The Sea of Trees, une parabole mystique et bien pensante entre suburbs états-uniens et forêt japonaise, étonnamment lourde de la part d’un tel auteur) et de Todd Haynes (Carol, une histoire d’amour entre femmes dans l’Amérique des années 50, compassée et prévisible) tout comme le nouveau Woody Allen hors compétition (L’Homme Irrationnel, retour un peu laborieux sur une fable morale déjà explorée avec bien plus de brio par l’auteur de Crimes et délits) font partie des déceptions.

Mais il faut ajouter un réalisateur jeune et européen, le Grec Yorgos Lanthimos, dont le conte fantastique Lobster (Compétition), cherchant avec insistance du côté de la cruauté et de l’humour noir, se révèle vite d’une grande vanité. Et, a contrario, il convient de chanter haut les louanges d’un cinéaste on ne peut plus reconnu, Nanni Moretti.

Sur un canevas qui pouvait être simpliste, opposant la réalité d’une situation dramatique –la mort imminente de la mère– à l’artifice de l’univers où évolue le personnage principal, celui du cinéma, Ma Mère (Compétition) se révèle séquence après séquence d’une finesse et d’une émotion exceptionnelles.

Il faudra revenir sur l’intelligence de la construction à partir de cette division de lui-même qu’opère Moretti. Il confie en effet la fonction de faire des films à Margherita Buy (absolument magnifique), jouant la réalisatrice tandis que lui-même joue un frère en impeccable contrepoint, et très subtile déroute. Il faudra revenir, surtout, sur la manière dont le film dépasse l’opposition binaire sur laquelle il semblait construit, pour ouvrir vertigineusement vers ce qui nous porte et nous limite, et qui est tout autant réel et imaginaire, face à la mort et avec la fiction.

Mais les deux films peut-être les plus importants, en tout cas les plus prometteurs de ces deux derniers jours sont des premiers films, Le Fils de Saul du Hongrois Laszlo Nemes (Compétition) et Ni le ciel ni la terre du Français Clément Cogitore (Semaine de la critique). Bien qu’extrêmement différents, ils ont en commun d’inventer avec une étonnante liberté, face à des situations tragiques inscrites dans l’histoire contemporaine, des réponses de cinéma –de cinéma comme moyen de prendre en charge l’horreur, ni pour la cacher ni pour l’édulcorer, mais pour continuer d’exister, sans amnésie, dans le monde de «ça».

Dans son maître-livre Théorie du film. La Rédemption de la réalité matérielle, Siegfried Kracauer comparait le cinéma au bouclier de Thésée, ce miroir offert par Athéna et qui permettait de regarder indirectement la Gorgone sans être paralysé par elle. C’est ce que font ces deux très beaux films, littéralement chez Nemes, de manière plus contournée chez Cogitore. (…)

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“Les Merveilles”: le miel de la vie

MERVEILLES

Les Merveilles d’Alice Rohrwacher, avec Maria Alexandra Lungu, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Sabine Timoteo, Monica Bellucci. Durée: 1h51 | Sortie: 11 février 2015.

Elle est bizarre cette maison, immense bâtisse entre inachèvement et délabrement, avec quelque chose de majestueux et un côté minable. Elle est encore plus bizarre, cette famille qui habite la maison, et dont on mettra du temps à identifier les liens qui relient les personnages, la nature de leurs relations, sans que tout soit d’ailleurs éclairci –on est en Italie, mais tout le monde ici n’est pas italien, et alors?

Le père, despote écolo assez illuminé et pas uniquement antipathique, et une tribu féminine de divers âges, occupent des positions plus ou moins symétriques d’une batterie de ruches. Entre femmes et abeilles vient s’immiscer un garçon sorti un peu de nulle part, et pas mal d’un centre de jeunes délinquants.

Et voici que débarquent aussi les organisateurs d’un jeu télévisé, histoire d’entrainer tout ce beau monde sur davantage encore de trajectoires divergentes, avec boucles de rétroactions passionnelles, fascination malsaine, moments de pur comique, instants de grâce, télescopage d’hyperréalisme et de burlesque onirique, d’acuité imparable du regard sur les êtres et de poésie du quotidien prête à surgir, et se déployer à l’infini, au tournant d’un geste, d’une réplique, d’un regard, d’un objet qui n’importe où ailleurs serait trivial.

Les Merveilles est un film si singulier, si imprévisible, qu’il aura dérouté plus d’un spectateur lors de sa présentation à Cannes en mai dernier (dont l’auteur de ces lignes). Neuf mois plus tard, le film est devenu un des souvenirs les plus heureux, à la fois les plus intrigants et les plus prometteurs de cette sélection par ailleurs de très haute tenue. (…)

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Duel au soleil

Palerme d’Emma Dante, avec Emma Dante, Alba Rohrwacher, Elena Cotta. 1h34. Sortie le 2 juillet

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Figure importante du théâtre contemporain italien, et également romancière, Emma Dante « passe au cinéma », comme on dit, sans beaucoup s’éloigner de chez elle. Parce qu’elle a tourné dans la ville où elle est née, et même dans la rue où elle a habité 10 ans, cette Via Castellana Bandiera qui est aussi le titre original du film. Et surtout parce qu’il y a en effet une dimension théâtrale dans ce film, par ailleurs très cinématographique, mais construit dans le cadre de ce que les Américains appellent show down, le duel final notamment caractéristique de la fin des westerns classiques. Et c’est exactement ce à quoi on assiste dans Palerme, avec des enjeux pas si lointains d’ailleurs des affrontements mythologiques métaphorisant l’invention des Etats-Unis qu’aura raconté Hollywood.

Interprété par la cinéaste et la star montante du cinéma italien Alba Rohrwacher, Palerme appelle également une autre comparaison, également dans le régime du mythe : la tragédie antique. La situation de départ aurait pu aussi bien être celle d’une comédie à l’italienne des années 60-70 – chacune au volant de sa voiture, deux femmes appartenant à des mondes différents de la société italienne se retrouvent bloquées l’une en face de l’autre, et refusent de céder le passage. En hommage au Grand Embouteillage de Comencini, on aurait pu surnommer le film « le petit embouteillage », ce ne serait pas rendre justice à sa dureté tragique, malgré (ou à cause de) l’absurdité même de la situation.

Situation matériellement d’une simplicité qui confine à l’épure, et en même temps riche de sens multiples, une des vertus du film étant de ne surtout pas choisir entre ceux-ci. Le face-à-face de deux femmes au volant de leur voiture (la Dante et la remarquable Elena Cotta en vieille albanaise au bout du malheur), qui finit par mobiliser tout un quartier pour des motivations aussi diverses que peut avouables, possède surtout une qualité qu’on désespérait de retrouver dans le cinéma italien fondé sur la représentation stylisée des comportements populaires. De Bellissima ou Il bidone aux Monstres ou à Mes chers amis, ou même à Affreux sales et méchants, c’était la grandeur de ce cinéma d’avoir su porter sur leur propre monde un regard très critique, volontiers grotesque ou aussi outré que le permet l’héritage de la commedia dell’arte, mais sans jamais mépriser ceux qui étaient filmés ; exactement ce qu’il a été ensuite incapable de faire, sous l’influence trop visible des veuleries télévisuelles – y compris lorsqu’il prétendait dénoncer ces mêmes veuleries, comme récemment  Reality de Matteo Garrone.

Ces deux femmes sont folles, si on veut, et pas moins fou le monde commun que ni elles ni leurs proches ne savent plus habiter, chacun(e) pour soi et moins encore ensemble. Mais ce sont des êtres humains, et pas de pantins ni des caricatures. Les traiter ainsi, en humain, est le début de la seule réponse possible à cette folie même. C’est aussi la condition, admirablement remplie, d’un film intense et émouvant.

Post-scriptum: Avez-vous remarqué? Sangue et Palerme, deux bons films italiens deux semaines de suite (et dont aucun n’est signé Nanni Moretti)? Cela mérité d’être salué!

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La caméra, le camarade et la camarde

sangueGiovanni Senzani et Pipo Delbono
dans Sangue

Sangue de Pipo Delbono, avec Pipo Delbono, Giovanni Senzani, Margharitia Delbono, Anna Fenzi, Bbo. 1h32. Sortie le 25 juin.

Il dit : « Durant ces jours je devais filmer, toujours, pour ne pas me laisser transpercer par cette douleur immense. » Ces jours sont ceux de la mort de sa mère. Il est avec elle, la vieille dame très croyante que Pipo Delbono, on le savait des précédents films et surtout de Amore carne , aime et respecte infiniment. Le cancer est en train de l’emporter. Pour elle, il a fait ce voyage absurde et inévitable, en Albanie où il paraît qu’on vend un remède contre le cancer, à base de venin de scorpion bleu. Oui, cela aussi il l’a filmé.

Les chansons font ce qu’elles peuvent. Delbono ne détourne pas son objectif. « Le soleil ni la mort… », bien sûr. Mais qu’ont fait d’autres les poètes, depuis la nuit des temps, que d’essayer de regarder en face le soleil et la mort ? Et le cinéma, à son tour. Ceux qui l’ont lu se souviendront toujours du beau texte d’André Bazin, Mort tous les après-midis, ce paradoxe de répéter à chaque projection ce qui ne peut être qu’un instant unique. Ne pas le savoir serait immonde, mais cela ne disqualifie pas le geste, au contraire – Wim Wenders avec Nicolas Ray, Alain Cavalier ici et Naomi Kawase là-bas,  avec leurs parents, la jeune Mitra Fahrani (Fifi hurle de joie) et même Maurice Pialat par delà la « fiction » (La Gueule ouverte) ont cherché et trouvé eux aussi comment faire face à ça. Est-ce chercher à refuser la mort ou au contraire l’apprivoiser autant que faire se peut ? C’est exactement dépasser cette opposition. Pipo Delbono filme sa mère, vivante, mourante, morte, il filme ce qui est encore un mouvement, un cheminement. Pas une seconde sans douter. Pas une seconde sans amour.

Sangue est dédié à cela, filmer la mort dans le processus de la vie. Pas la résurrection, et sans aucun optimisme, mais comme une sorte de constat opiniâtre. La vie, où est-elle encore dans ce qui a animé Giovanni Senzani, ancien dirigeant des Brigades rouges, combattant révolutionnaire, prisonnier politique durant 17 années (+ 5 de conditionnelle) ? Aujourd’hui, ayant purgé sa peine comme on dit si bizarrement, Giovanni a fait la connaissance de Pipo, ils sont devenus amis. Delbono n’a jamais partagé les thèses ni apprécié les méthodes des groupes clandestins armés des années 70.  Mais, vieille affaire de bébé et d’eau du bain, il entend la rage contre l’injustice, l’exploitation et l’arrogance des puissants, pas moins atroces aujourd’hui qu’il y a 40 ans. Et c’est ce qui résonne dans sa mise en scène de Cavalleria rusticana au théâtre San Carlo de Naples comme dans son désespoir en parcourant les rues de L’Aquila, ville fantôme, détruite par un tremblement de terre mais ruinée par les promesses non tenues de la clique Berlusconi et consorts.

Sangue regarde en face la mort des proches aimés, la mort des idées, la mort d’une époque sinon d’une idée du monde. Et Sangue, exactement du même mouvement, regarde en face la rémanence malgré tout d’un élan, comme les tout petits pas de Bobo, l’acteur de tous les spectacles de Delbono, comme l’éclat des fleurs rouges qui accompagnent le cercueil d’un Prospero qui ne fut pas roi d’une ile imaginaire mais militant d’une cause aujourd’hui plus qu’à demi oubliée, ile bientôt engloutie. Avec ses moustaches blanches et ses lunettes aux verres épais, Giovanni aurait l’air d’un papy paisible, s’il ne racontait en détail comment autrefois il a « exécuté un traitre », et les sévices longuement infligés par les flics. La mort d’une autre aussi passe, hante le film, fantôme tendre de la femme de Giovanni, qui l’a attendu 17 ans, elle qui était contre la « lutte armée » – pour la lutte désarmée ?

Film littéralement « fait à la main », porté à bout de bras dans la mobilité ractive et fragile d’une caméra légère, mobile dans l’espace mais ferme sur les principes,  Sangue est un fulgurant poème vital tissé de la présence de la mort. Du fond de la colère, de la douleur, il en émane des vibrations d’une incroyable douceur. Le Festival de La Rochelle  qui se tient actuellement a bien raison de présenter une intégrale des films de Pipo Delbono, qui est si bien connu pour son œuvre de théâtre qu’il ne faudrait pas que cela fasse obstacle à la visibilité de son œuvre filmé, qui ne cesse de confirmer sa singulière nécessité.

 

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«Viva la Libertà!»: (pas) la belle époque

Roberto Andò nous livre un film sur la politique italienne à l’image de l’Italie d’aujourd’hui: stagnante. Malheureusement.

viva-libertaToni Servillo dans Viva la liberta : Enrico ou Giovanni?

Viva la Libertà! de Roberto Andò avec Toni Servillo, Valerio Mastandrea, Valeria Bruni Tedeschi | Durée: 1h34

Il s’appelle Enrico Oliveri, on trouverait sans mal le nom de ceux qu’il représente à l’écran: tous ces dirigeants de centre-gauche italiens qui, avec des réussites diverses liées surtout à des arrangements ou à des concours de circonstances, ont incarné l’opposition politicienne à Berlusconi. Il n’est pas vieux, Enrico Oliveri, mais il est fatigué. Et puis, il est lié par des alliances, des promesses, la routine du parti, celle des médias, marqué par le passé et le manque d’idée sur l’avenir. Mais les élections approchent. Un jour qu’il monte à une tribune, une de plus, il se retrouve incapable de rien dire. Dans le public, une femme l’insulte, lui crie qu’il est le fossoyeur de tous les espoirs d’un monde moins pire. La nuit suivante, toujours sans rien dire à personne, il plie bagage et quitte Rome pour se réfugier à Paris, chez une ancienne amoureuse. Panique au QG du parti.

Seulement voilà qu’Enrico avait un double, un vrai jumeau, Giovanni. Giovanni n’est ni fatigué, ni triste, ni muet. Il est fou. C’est un philosophe qui vient tout juste de sortir de l’asile. Et que croyez-vous qu’il advint? Les apparatchiks remplacèrent l’absent par son double, et celui-ci, réjouissant mélange d’irrévérence farfelue et de vraie sagesse indifférente à la raison des puissants, souleva l’enthousiasme des foules, redonna espoir au peuple, rouvrit les portes de l’avenir.

C’est une fable, n’est-ce pas.

Une fable qui se veut progressiste sur le plan politique, et qui entend renouer avec une certaine veine du cinéma politique italien. Cette fable, Roberto Andò l’a d’abord écrite, sous forme d’un roman, Il trono vuoto (Le Trône vide) devenu un bestseller. Il l’adapte au cinéma en s’appuyant sur le jeu hyper efficace de Toni Servillo, qui s’en donne à cœur joie dans le double rôle d’Enrico qui fait la gueule et Giovanni qui rit. (…)

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