Aujourd’hui, autre chose (de cinéma), bonnes et mauvaise nouvelles

 

Le critique de cinéma mène en France une vie plutôt agréable, pour plusieurs raisons dont la principale est qu’il sort dans ce pays un nombre de films intéressants (et des fois bien davantage) infiniment plus élevé que n’importe où ailleurs dans le monde. Le souci est que, parfois, il en sort trop le même jour – contrairement au dicton, en la matière, abondance de biens nuit. Surtout aux films eux-mêmes bien sûr.

Cette corne d’abondance de la distribution peut tout de même avoir des ratés. Ainsi de ce mercredi 2 mars, qui voit apparaître sur nos grands écrans 15 nouveautés. On ne les a pas toutes vues, celles qu’on a vues, on préfère ne pas en parler du tout.

On choisit donc de profiter de l’occasion pour parler d’autre chose – mais toujours de cinéma. Et d’abord de bien meilleurs films que les sorties du jour, films qui viennent de devenir accessibles grâce à leur édition en DVD.

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Ce sont quelques uns des plus mémorables titres de l’an dernier, qui méritent un rattrapage d’urgence pour qui ne les aurait pas vus, et offrent la possibilité d’heureuses retrouvailles à qui les a découverts en salles.

Commençons par Ni le ciel ni la terre, le seul le vrai l’unique meilleur premier film français de l’année, victime d’une des pires injustices commises par le palmarès des Césars (avec le prix du meilleur documentaire à un produit sympathique qui n’a absolument rien à faire avec le cinéma, Demain).

Film de guerre, conte fantastique et très remarquable invention de mise en scène, le premier long métrage de Clément Cogitore déploie une troublante aventure au sein d’une escouade de soldats français isolés en Afghanistan à proximité de la frontière avec le Pakistan et des Talibans. Mais d’autres ennemis rôdent aussi.

Parmi les suppléments, on pourra également découvrir le court métrage Parmi nous, l’un des meilleurs films tournés avec des migrants à Calais – et ce n’est pas peu dire, vu le nombre de caméras en activité dans cet endroit.

Le deuxième film (de cette liste) est le deuxième film (de son réalisateur). Découvert dans la sélection cannoise de l’Acid (alors que le film de Cogitore se trouvait, lui, à la Semaine de la critique), Les Secrets des autres du jeune cinéaste nord américain Patrick Wang aura été une des rares bonnes surprises en provenance des Etats-Unis en 2015. Chronique familiale vibrante d’humour, frémissante de fantastique, et d’une étonnante capacité à entrer en sympathie avec ses personnages et leurs interprètes, ce film à la fois mystérieux et accueillant laisse de long et délicats échos, longtemps après qu’on l’ait vu.

bIl faut à présent faire place à deux magnifiques réussites de deux des plus grands cinéastes asiatiques, le Japonais Kiyoshi Kursawa et le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, réussites également révéles à Cannes, dansla section Un certain regard. Vers l’autre rive et Cemetery of Splendour sont deux films de fantômes, qui ne ressemblent à aucun autre film de fantôme – et ne se ressemblent pas du tout. La légèreté rieuse et délicate du premier accompagnant un couple à travers le pays alors que le mari est décédé, l’invocation envoutante du second ouvrant un accès étrange et émouvant sur les tragédies du passé et les angoisses du présent, font de ces deux films si vivants d’admirables témoignages des puissances du cinéma.

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La mauvaise nouvelle maintenant. Elle vient de Pologne où, le 25 février, la télévision nationale a diffusé Ida de Pawel Pawlikowski, film salué dans tous les pays où il a été distribué et couronné d’un Oscar du meilleur film étranger l’an dernier (aparté : deux films venus de l’ex-Europe de l’Est consacrés par l’Oscar du meilleur film étranger deux années de suite, le très beau Fils de Saul ayant succédé à Ida, est plus intéressant que le pseudo succès du cinéma mexicain salué par les médias, quand Iñarritu et Cuaron sont de purs serviteurs du modèle hollywoodien).

Mais retournons en Pologne, où la télévision nationale est désormais sous le contrôle du gouvernement d’extrême droite sorti des urnes le 25 octobre 2015. Ses dirigeants ont toujours détesté Ida et l’avaient souvent attaqué au motif que, laissant entendre qu’il y a avait eu des Polonais antisémites ayant livré des Juifs aux Allemands durant l’Occupation, il ternissait la glorieuse et pure nation polonaise.

Qui a vu Ida sait à quel point le film refuse tout simplisme, mais il fait en effet état de pratiques peu respectables de certains Polonais, ce qui est par ailleurs plus qu’avéré par les historiens.

Pourquoi les dirigeants ont-ils diffusé le film ? Pour le dénoncer, en le faisant précéder de déclarations, explications et remontages d’extraits du film visant à établir son infamie anti-polonaise. On ne connaît guère d’exemple de cette variante de la fameuse exposition d’art dégénéré organisée par les Nazis, mais où c’est cette fois un film qui est exposé, jugé et condamné en place publique par le pouvoir.

Tandis que l’Association des réalisateurs polonais publiait un communiqué qualifiant d’« outrage » le comportement du pouvoir, il restait la possibilité de constater que celui-ci, attaché à promouvoir l’image de la Pologne, avait réussi à donner l’image d’un pays ayant voté pour des dirigeants aux méthodes fascisantes, et complètements idiots. Ce que constatait avec tristesse Pawlikowski lui-même dans un entretien accordé aux journaux… américains.

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Le génie du cinéma Lumière en 114 films de 50 secondes

freres-lumiereLe plus surprenant est sans doute que cela n’existait pas. Qu’il ait fallu attendre tout ce temps, y compris tout ce temps depuis l’invention de la VHS puis du DVD, pour disposer enfin d’un ensemble significatif de films Lumière dans de bonnes conditions. Certes, il y a YouTube, mais ça ne se compare pas. Ça aide à se faire une idée, mais ce ne sont pas les films. Parce qu’avant même de revenir brièvement sur l’importance, à de multiples titres, de l’ensemble de productions Lumière et de l’échantillon aujourd’hui publié, il faut dire et redire que ce sont des films magnifiques.

C’est même incroyable que Louis et Auguste, et les opérateurs qu’ils engagent très vite, aient d’emblée trouvé tant de ressources plastiques, tant de pouvoir d’évocation, de rêve, de comique, de révélation, d’inquiétude, de séduction, en posant un peu partout leur boite en bois et cuivre, et en tournant la manivelle pendant cinquante secondes. Incroyable, sauf à considérer, sans minimiser leurs talents et leur sensibilité, que cette puissance-là est d’abord celle du cinéma lui-même, telle que la met en œuvre l’invention des Lumière –et nul avant eux, ni Edison à New York, ni les frères Skladanowsky à Berlin, ni Marey à Paris, quels que soient leur rôle éminent dans l’invention des appareils de prise de vue et de monstration.

À la différence de ce qu’ont subi la plupart des films de l’époque du muet, les films réalisés sous la marque Lumière ont été remarquablement préservés. Béatrice de Pastre, directrice des Archives françaises du film, donne le chiffre de 1.422 «vues» réalisées sous la bannière des industriels lyonnais. Le DVD aujourd’hui édité par l’Institut Lumière en propose un choix de 114, remarquablement restaurés, et offrant un survol aussi complet que possible des principaux aspects de la production de la firme du quartier Monplaisir.

Beauté mystérieuse

Cent-quatorze vues, cela fait exactement 1h31 de projection, la durée d’un long métrage. Et, sous le titre Lumière!, c’est bien ainsi que l’ensemble a été conçu par Thierry Fremaux, le directeur de l’Institut Lumière de Lyon, qui est situé dans les locaux mêmes –Château Lumière et hangar du Premier film– où officièrent les frères au nom prédestiné. Locaux eux aussi amplement restaurés bien sûr. Cent-quatorze vues qui font un film, qui chante la naissance de l’idée même de cinéma.

Depuis vingt-cinq ans qu’il dirige l’Institut, Fremaux s’est fait une spécialité de montrer, sur place et partout dans le monde, des vues Lumière qu’il commente en direct. Mélange d’érudition et de talent de bateleur mis en œuvre à nouveau sur la bande son (en option) du DVD. C’est instructif, et souvent amusant. Mais on aimerait conseiller de commencer par regarder (avec ou sans la musique de Saint-Saëns, également en option), les films, au moins quelques-uns d’entre eux, sans le commentaire.

La richesse des images, leur étrangeté, la multiplicité de leurs sens possibles sont telles qu’il y a là une véritable magie, que malgré toute sa pertinence et sa bonne humeur, le commentaire ne peut que réduire – a fortiori lorsqu’il emploie des formules telles que «le vrai sujet du film, c’est…». Il sera temps ensuite, à cinquante secondes le film, ce n’est pas difficile, de le revoir avec les explications[1].

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La sortie de l’usine Lumière, L’Arrivée d’un train entrant en gare de la Ciotat, L’Arroseur arrosé, Le Repas de bébé, Bataille de boules de neige, les «classiques» sont bien là, et d’autres moins connus, voire inconnus sauf des spécialistes. Et, toujours, cette beauté lumineuse, mystérieuse.

Vocabulaire de l’imprévu

Au fil des vues, classées thématiquement en dix chapitres, on suit de manière particulièrement claire l’invention, réfléchie ou fortuite, d’un grand nombre des éléments de ce qui deviendra le vocabulaire du cinéma, mouvements d’appareil, choix de cadrage, jeu entre documentaire et fiction, trucages, effets de montage, vues aériennes, animation, couleur –les Lumière ont aussi fait d’importantes avancées sur le son, et sur le relief, qui ne figurent pas dans le DVD mais sont mentionnés ailleurs.

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D’emblée, les puissances d’enregistrement du cinéma font une place importante à l’impondérable, à ce qui advient «en plus», depuis le mouvement des feuilles dans un arbre jusqu’à un véritable accident, de la grimace d’un figurant qui tout à coup prend un sens ou une force imprévus aux effets de dégagements de fumée et de vapeur. Impossible à prévoir, ce qui advient sur le visage de la petite fille qui nourrit un chat fonde ce que Bazin nommera le cinéma de la cruauté, avec une violence étrange, d’autant plus étrange que quotidienne.

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« La Ligne de mire » résurrection d’un film fantôme, jalon majeur de la Nouvelle Vague

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La Ligne de mire de Jean-Daniel Pollet. Avec Pierre Assier, Claude Melki, Yves Barsaq, Edith Scob, Michèle Mercier. 1960. Durée 1h14. DVD édité par POM Films.

Au royaume (imaginaire) des cinéphiles, c’est la découverte d’un petit Graal. L’édition cet été du premier long métrage de Jean-Daniel Pollet rend accessible un film qui occupe une place singulière dans l’histoire de la révolution artistique connue sous le nom de Nouvelle Vague.

Au tournant des années 50-60, Pollet est proche des jeunes rédacteurs des Cahiers du cinéma qui entrent dans la lumière de la modernité – Truffaut, Godard, Rohmer, Rivette, Chabrol, mais aussi un autre pilier de la revue, le dandy noctambule et érudit Pierre Kast. Son premier court métrage, Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958) est considéré comme un des manifestes les plus convaincants des nouvelles écritures de cinéma qui s’inventent alors, aussi chez Agnès Varda, Alain Resnais, Chris Marker ou Jacques Demy. En 1959, l’année des 400 Coups, Pollet a 23 ans. Il se lance dans la réalisation d’un long métrage poétique, théorique et burlesque.

Porté par une voix off comme en affectionne alors le jeune cinéma, de Hiroshima mon amour à Jules et Jim, le film accompagne son personnage principal, Pedro, dans une déambulation mentale et temporelle polarisés par deux endroits aussi différents que possible, le Paris des noctambules et un château dans une campagne alternativement enneigée et noyée de soleil. Interprété par le musicien et chanteur Pierre Assier, Pedro songe, ou peut-être se souvient, ou imagine. Il y aurait eu des nuits blanches, et l’éclat de l’été. Des solitudes passées et futures. Dans le hall à la perspective infinie du château, les boules  de billard s’entrechoquent selon des configurations toujours changeantes, comme l’algorithme d’une fiction sentimentale, policière et dépressive.

L’utilisation des lieux, des voix (notamment celles d’Edith Scob et de Michèle Mercier), des présences de silhouettes nettement découpées mais comme en à-plat, et la circulation dans le temps, évoquent L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais d’après Robbe-Grillet, la circulation stylisée dans le temps peut faire songer à La Jetée de Chris Marker (films tout deux postérieurs à La Ligne de mire). Nulle imitation ici, mais des enjeux communs de fiction, et des réponses stylistiques comparables, mais où interfère une dimension singulière, portée par cet acteur incomparable, sinon à Buster Keaton lui-même, Claude Melki, jardinier burlesque, danseur des bosquets, camionneur de nuit et interprète de tous les films de fiction de Pollet – et de pas assez d’autres films.

Récit où le film de gangsters, les échos assourdis de la guerre d’Algérie, l’introspection alcoolisée et la futilité mondaine se nourrissent et se masquent, La Ligne de mire cherche une forme inédite, où des boucles narratives et temporelles construiraient un volume mental, un espace dans l’esprit du spectateur au sein duquel il serait possible de circuler à loisir, sans forcément suivre davantage le fil établi par le scénario.

Projet passionnant, tellement ambitieux que le jeune cinéaste hésite, cherche des conseils. Il en trouve, trop, qui lui font reprendre et reprendre sans cesse son projet. Comme dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, celui-ci finit par disparaître sous les reprises, les modifications, les remontages. Il ne sortira jamais, et deviendra invisible durant des décennies.

Le film a pourtant bel et bien existé, il a même fait l’objet de deux critiques, de Jean-Luc Godard dans les Cahiers du cinéma et de Louis Seguin dans Positif. Revenu d’entre les ombres, c’est lui qui est désormais visible. 55 ans après, c’est une œuvre troublante, audacieuse et ludique, émouvante et un peu bancale, comme enrichie non du temps écoulé mais de tout ce que le cinéma aura engendré d’autre, et qui atteste l’audace visionnaire de Jean-Daniel Pollet.

Celui-ci suivra ensuite, sans jamais obtenir la reconnaissance qu’il méritait, les deux pistes esquissées ensemble par son premier long métrage. Il explore à la fois la piste intimiste et burlesque (son court métrage dans Paris vu par…, L’Amour c’est gai l’amour c’est triste, L’Acrobate) et celle de poèmes-essais (Méditerranée, Bassae, L’Ordre) remettant en question les règles du récit comme l’ordre du monde. Après le grave accident survenu en 1989 (il a été happé par un train alors qu’il filmait), son état physique conditionnera son cinéma. Et cela engendra un chef-d’œuvre, Dieu sait quoi inspiré par Francis Ponge, et les très beaux Ceux d’en face et Jour après jour, terminé après sa mort en septembre 2004 par son ami le critique et réalisateur Jean-Paul Fargier.      

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Trois monuments à découvrir en DVD pour Noël

De l’intégrale Rohmer à la «Trilogie papoue» australienne en passant par l’oeuvre du trop méconnu René Allio, voici des objets témoignant du travail éditorial de plus en plus ambitieux sur ce support.

rohmer_0 Détail de la jaquette du coffret Éric Rohmer aux éditions Potemkine. –

Dans les récentes parutions DVD, voici trois objets hors du commun, trois découvertes à faire —à l’occasion de Noël, pourquoi pas? D’abord, du Rohmer au cube, comme l’imposant objet que viennent de faire paraître les éditions Potemkine sous l’appellation Eric Rohmer, l’intégrale. Alors que le DVD comme produit de grande consommation s’efface au profit du téléchargement, il devient le support d’un travail éditorial de plus en plus ambitieux dont témoigne ce bloc de 28 disques, revendiquant non sans raison la comparaison avec la Pléiade.

Comme Agnès Varda l’a fait pour Jacques Demy et pour elle-même, comme Arte est en train de le faire pour Chris Marker, le cinéma de Rohmer dispose désormais d’une édition, sinon définitive, du moins qui prend en charge toute la richesse d’une œuvre sans équivalent.

Réalisateur, critique, producteur, écrivain, Rohmer aura pensé en stratège et en artiste l’ensemble du processus de création cinématographique. Et cette réflexion nourrit secrètement l’ensemble de son cinéma, constamment hanté par des enjeux de points de vue, de distance, de partage ou non d’éléments d’information, de construction de croyance —et qui ne voit que ces questions-là, qui sont précisément celles que le critique et théoricien se posait également, sont absolument aussi des questions politiques?

Cette quête inlassable, il l’aura menée joyeusement, sensuellement, gracieusement. Son immense amour et sa non moindre érudition en matière littéraire auront nourri son goût des intrigues et des formules, mais c’est bien son idée de l’existence même, une idée de gourmet de la vie, qui lui aura permis d’être toujours du côté de l’incarnation, de la présence physique des acteurs, et plus encore des actrices. (…)

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Quelques DVD pour attendre le printemps

 

La trilogie de Pékin de Ning Ying (Tamasa)

Zhao Le, jouer pour le plaisir (1993), Ronde de flics à Pékin (1995) et I Love Beijin (2001) constituent ensemble un des meilleurs témoignages des extraordinaires mutations qu’a connues la capitale chinoise durant la dernière décennie du 20e siècle. Ces trois fictions aux tonalités différentes, comédie sentimentale pour le premier, parabole cruelle nourrie d’un impressionnant travail documentaire pour le deuxième, chronique en forme de romance pour le troisième, construisent une véritable exploration des mutations de la ville et des comportements. Des vieux chanteurs d’opéra traditionnel dans le Pékin des hutongs de Zhao Le aux jeunes entrepreneurs dynamiques et désorientés dans un désert de shopping malls de I Love Beijin (également connu sous le titre Un taxi à Pékin) en passant par le télescopage burlesque et violent des règles étatiques et de l’émergence d’une classe moyenne, la cinéaste démontrait alors l’étendue de ses talents dans de multiples styles, et la capacité de son cinéma à vibrer de toutes les tensions et bouleversements en train d’affecter son pays.

L’Epine dans le cœur de Michel Gondry (Editions Montparnasse)

Le documentaire construit par Michel Gondry autour de sa tante, et de sa famille, est un objet troublant, et d’une grande complexité sous son extrême simplicité apparente. Accompagnant le parcours de cette institutrice de campagne, à travers les villages des Cévennes, les témoignages de proches et les films de famille en super-8, Gondry ne raconte pas une histoire, mais en évoque plusieurs, en un jeu instable de moments saillants, de petites plages souriantes, de méandres brusques. Affleurent ainsi, parfois comme de dangereux récifs et parfois comme des caresses, une histoire alternative de la France d’après guerre, une évocation de tensions familiales décuplées par la maladie et la perception de l’homosexualité, la présence des harkis « importés » en masse dans un paysage de la France profonde, les cadres et changements de l’éducation nationale, quelques aspects de la place du cinéma dans les imaginaires. Dépassant l’opposition entre pudeur et impudeur avec une innocence parfois perverse, jamais malhonnête, le réalisateur compose une sorte de bricolage affectif et attentif, qui ne cesse de surprendre et de se reprendre pour mieux multiplier ses échos.

Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira (Epicentre Films)

Sorti dans une injuste discrétion, ce fut pourtant l’un des plus beaux films de 2012. Le plus récent ouvrage du cinéaste portugais installe une situation qui semble théâtrale (décor unique à l’artifice visible, stylisation du jeu, frontalité du filmage) pour au contraire laisser se déployer les ressources profondément cinématographiques de la mise en scène de cette parabole cruelle et farouche. Grâce aussi à la subtilité et à la sensibilité de l’interprétation de ses acteurs, au premier rang desquels un Michael Lonsdale carrément génial, le drame du comptable honnête cerné par l’amour éperdu des femmes et la ruse avide de son fils devient une fable mythologique, d’une beauté foudroyante.

La Commissaire d’Alexandre Askoldov (Editions Montparnasse)

Réalisé à la fin des années 60, le film n’a été montré qu’à partir de 1988, après 20 ans d’interdiction. Il est devenu l’emblème de ces œuvres « mises sur l’étagère » par la censure soviétique, et libérées par la Perestroïka.  Unique réalisation d’un cinéaste broyé par le système, La Commissaire réussit à composer ensemble l’héritage du grand style du cinéma russe, volontiers lyrique, et une dimension plus intimiste, émouvante et légère, en racontant la rencontre entre une commissaire politique aux armées et les membres d’une modeste famille d’artisans juifs, auxquels elle se lie et à qui elle confiera son bébé.

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« Dersou Ouzala », « Sibériade », la non-indifférente nature

Deux DVD édités par Potemkine, Dersou Ouzala d’Akira Kurozawa et Sibériade d’Andrei Konchalovski.

Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa

Un esprit superficiel s’imaginera peut-être que c’est parce que le nom des deux réalisateurs commence par la même lettre K qui lui sert de logo que l’éditeur Potemkine publie ensemble Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa et Sibériade d’Andrei Konchalovski. Il y a à cette double édition de bien meilleurs motifs. L’art, la géographie et l’histoire (deux fois) rapprochent ces œuvres de 135 et 200 minutes. Et plus encore ce qu’ils donnent à voir et à percevoir, aujourd’hui.

L’histoire à double titre, puisque les deux films sont sortis à la même époque, la deuxième moitié des années 70 (1975 pour le premier, 1979 pour le second). De multiples manières, ils sont habités par l’esprit de ce temps-là. Et parce que ce qu’ils racontent s’origine à la même période, l’aube du 20e siècle. Et la géographie puisqu’ils se passent dans la même région, la Sibérie.

L’art tout simplement parce qu’il s’agit de deux très beaux films dans le registre périlleux de la fresque. A sa sortie, Dersou Ouzala fut salué comme un chef d’œuvre, même si sa mémoire a pâli depuis – comme d’ailleurs celle de son auteur, aujourd’hui moins considéré, et par exemple supplanté par son compatriote Ozu dans la plupart des classements cinéphiles. Revoir le film, récit inspiré du journal de l’explorateur russe Arseniev et de sa rencontre, aux confins de la Russie et de la Chine, avec le chasseur indigène Dersou, est une merveille intacte. Le sens de l’espace et de la durée de Kurosawa, sa capacité à inscrire des relations triviales dans un écrin de cinéma qui leur donne une puissance épique sans les trahir, l’infinie générosité avec laquelle il regarde tous ses protagonistes déploient le souffle et le charme d’une grande œuvre, qui marquait aussi à l’époque la « résurrection » de son auteur après l’échec cinglant de Dodes Kaden qui avait mené le cinéaste à une tentative de suicide. Moins coté à sa sortie, ne serait-ce que du fait de son évidente approbation du régime soviétique – et aussi de la moindre renommée de son signataire – Sibériade raconte la transformation d’un village marqué par d’archaïques rivalités sous l’effet de la modernisation et de la révolution russe. Voulu comme le pendant du 1900 de Bernardo Bertolucci (autre immense entreprise historique et artistique aujourd’hui un peu perdue dans les brumes du passé), Sibériade évoque surtout par son énergie et sa volonté de dramatiser les rapports entre nature et humains le grand cinéma hollywoodien ayant célébré la conquête du territoire et la construction de la nation – du côté d’Autant en emporte le vent et de La Conquête de l’Ouest. Konchalovski, auquel on devait les très beaux mais de format beaucoup plus modestes Le Premier Maître et Le Bonheur d’Assia (et qui tenterait ensuite sa chance à Hollywood avec notamment Maria’s Lovers et Runaway Train) dépasse les conventions du genre grâce au mélange de lyrisme et d’intense matérialité de son style.

Sibériade d’Andrei Konchalovski

Deux beaux et grands films, donc, ou pour être plus précis une très grande œuvre, Dersou Ouzala, et un film important et marquant, Sibériade. Mais il y a plus. En phase avec leur époque qui voyait naître de nouvelles préoccupations établissant les bases de l’écologie comme composante politique, l’un et l’autre font une place essentielle à la nature. Dans les deux films, celle-ci est célébrée comme « l’autre » du développement humain, avec chez Kurosawa une mélancolie – et non pas une nostalgie – de la perte d’un lien traditionnel au cosmos, chez Konchalovski l’exaltation d’un nouveau rapport à un environnement dans une dialectique positive avec le développement économique. Découvrir ces films aujourd’hui, au moment où se profilent des catastrophes majeures et où règne l’impuissance face aux tragédies annoncées, suscite un singulier sentiment de remise en jeu de la relation entre les hommes et ce que, selon une partition dont on commence à percevoir les terribles impasses, on a isolé sous l’appellation de nature. Chacun à sa façon, ces deux films réfutent cette séparation, font vivre dramatiquement d’autres modes d’interactions entre les êtres vivants et inertes. D’une manière dont leurs auteurs ne pouvaient avoir conscience, mais qui est désormais bien visible, ils racontent le mystère de la non séparation des hommes et du reste du monde, ce qu’avait d’ailleurs très bien pris en compte le grand cinéaste qui est à bien des égards, par delà tout ce qui les sépare, le « père » commun de Kurosawa et de Konchalovski – que signale de manière fortuite mais cette fois appropriée le nom de l’éditeur : Serguei Eisenstein, qui rédigea à la fin de sa vie un ouvrage justement intitulé La Non-indifférente Nature.

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DVD: un écrin pour de rares joyaux de cinéma

Coffret World Cinema Foundation. Carlotta. Avec Le Voyage de la hyène (Touki Bouki) de Djibril Diop Mambety (Sénégal); La Flute de roseau d’Ermek Shinarbaiev (Kazakhstan); Transes d’Ahmed El Maanouni (Maroc); Les Révoltés d’Alvarado de Fred Zinnemann et Emilio Gomez Muriel (Mexique).

Cette deuxième proposition de DVD concerne des films fort différents, mais réunis dans un unique coffret. Coffret remarquable en lui-même, puisqu’il est la première matérialisation accessible sous cette forme de l’activité menée depuis 2007 par la World Cinema Foundation.

Fondée et présidée par Martin Scorsese, cette institution travaille avec un grand nombre de réalisateurs importants du monde entier (Stephen Frears, Abbas Kiarostami, Cristi Puiu, Walter Salles, Abderrahamne Sissako, Elia Suleiman, Wim Wenders, Wong Kar-wai…), qui aident ses responsables et notamment son directeur, le critique Kent Jones, à identifier les grands films devenus difficiles d’accès ou en danger de disparition.

Ce sont ainsi des trésors du patrimoine mondial, représentatifs de la créativité du cinéma sur tous les continents, qui sont arrachés à l’oubli. Ces films (16 à ce jour) font systématiquement l’objet de restauration, mise en œuvre par les experts du laboratoire L’immagine ritrovata de la Cinémathèque de Bologne. Ce sont quatre de ces films qui composent le premier coffret édité par Carlotta, qui annonce la suite.

Noble entreprise, donc, qu’il convient de saluer et d’encourager. Mais ensuite, les films, on les regarde un par un, et les conditions dans lesquelles ils nous parviennent comptent peu au regard de ce qu’ils sont, chacun tel qu’en lui-même. Les quatre titres choisis ici relèvent à cet égard de registres assez différents, à vrai dire ils n’ont même en commun que leur totale singularité.

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DVD pour l’été (1ère salve)

The Story of GI Joe, de William Wellman.
L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu,
d’Andrei Ujica.
Lila Lili
et Petites Révélations
, de Marie Vermillard.

 

1 The Story of GI Joe, de William Wellman, Wild Side Vidéo, collection «Classics  Confidential».

Robert Mitchum et Burgess Meredith dans The Story of GI Joe

A tout seigneur tout honneur, voici l’édition parfaite d’un film exceptionnel. Exceptionnel, The Story of GI Joe, sorti en France sous le titre à la fois niais et assez exact Les Forçats de la gloire, l’est d’abord parce qu’il s’agit d’un des meilleurs films de guerre jamais réalisé. Il est signé d’un très grand réalisateur, William Wellman, que la singularité de ses opinions (pas seulement sur le cinéma) et un caractère de cochon, tirent à l’écart des feux de la reconnaissance.

Connu pour avoir cassé la figure de Daryl Zanuck, «bête noire de Jack Warner et de Louis B. Mayer» [*], cet ancien héro de l’aviation américaine durant la première Guerre mondiale, dont les engagement progressistes sont célèbres, a déjà tourné plus de 60 films (dont L’Ennemi public, premier grand film noir avec James Cagney, la première version de Une étoile est née, L’Etrange Incident, réquisitoire contre le lynchage, Buffalo Bill qui pour la première fois donnait la parole aux Indiens…) lorsqu’on lui propose ce scénario, lui aussi singulier à plus d’un titre. Il s’agit en effet de rendre hommage non à une action héroïque ou à une figure exceptionnelle, mais aux trouffions de base qui se battent toujours.

Chroniqueur des trouffions

On est en 1944, il faudrait prêter davantage d’attention à ce qui distingue les films de guerre tournés durant les conflits de ceux qui seront réalisés ensuite, une fois la guerre gagnée et la légende en train de s’écrire – sur ce plan, le seul rival de The Story of GI Joe est le chef d’œuvre de Raoul Walsh, Aventures en Birmanie. Le titre revendique ce projet, mais le film le décale à nouveau, en faisant très intelligemment d’un civil le personnage central: le correspondant de guerre Ernie Pyle, devenu très célèbre justement pour s’être fait le chroniqueur des hauts faits et des souffrances quotidiennes, des trouffions, sur tous les fronts où combat l’US Army.

Wellmann, qui en bon aviateur méprise les rampants, rencontre Pyle, même pas un soldat, ils deviennent les meilleurs amis du monde. Un très bon acteur qui n’a rien d’une star, Burgess Meredith, a déjà été embauché, choisi par le journaliste pour jouer son rôle, de préférence à Gary Cooper, Fred Astaire ou James Cagney.

Des vétérans, pas des vedettes

Le reporter et le réalisateur travaillent ensemble sur le projet, préférant s’appuyer sur des données de premières mains à commencer par les articles de Pyle et son livre, et les images effectivement tournées en pleine action par un autre grand de Hollywood, John Huston, et qui feront la matière de son admirable La Bataille de San Pietro (1945 toujours). Pour jouer les soldats de la compagnie C du 18e bataillon de la Cinquième armée, Wellman veut des vétérans, pas des figurants.Après moult tractations, le haut commandement les lui accorde.

Il refuse aussi de prendre une vedette pour jouer l’officier qui commande l’unité à laquelle Pyke est affecté, et choisit un abonné des seconds rôles dans des séries B… nommé Robert Mitchum, qui grâce ce seul film deviendra une star.

Modernité quasi-prophétique

Du désert tunisien à la libération de Rome, le résultat est un film incroyablement dense, qui donne la préférence aux hommes sur les péripéties tout en parvenant à maintenir une tension extrême, selon une économie du récit d’une modernité quasi-prophétique, avant Rossellini, bien avant Fuller. Le véritable Ernie Pyle, qui aura beaucoup accompagné la création du film, est mort pendant la bataille d’Okinawa avant que The Story of GI Joe ait été terminé.

A film exceptionnel, édition DVD remarquable, grâce à l’initiative de Wild Side Video de le publier dans sa collection «Classic Confidential», qui se caractérise par l’adjonction d’un livre dédié au film, et surtout d’avoir confié la rédaction de ce livre à Michael Henry Wilson. On retrouve la plume de l’auteur de livres décisifs sur Raoul Walsh, Clint Eastwood et Martin Scorsese ce mélange d’érudition ultra-pointue, d’affection pour les films et ceux qui les font, d’humour tongue in the cheek qui en font l’un des meilleurs raconteurs de l’histoire du cinéma qu’on connaisse. Accompagné de nombreux documents photographiques, le livre inscrit avec verve l’aventure de GI Joe dans ses différents contextes, celui de la grande histoire, celui de l’histoire d’Hollywood, et celui de l’histoire du langage cinématographique.

2 L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu d’Andrei Ujica. Mandragoa International.

Sorti en salle l’automne dernier, le film d’Ujica démontrait avec une virtuosité sidérante les puissances du montage cinématographique pour construire d’autres regards sur la réalité et sur l’histoire. Utilisant uniquement des archives de propagande produites sous le contrôle du Parti Communiste Roumain, s’abstenant de tout commentaire en voix off, il déployait avec finesse, humour et cruauté les replis d’une domination où le geste, le mot, la routine, le spectaculaire, le jeu sur les apparences et sur les sentiments, le détournement des idéaux et l’inversion des signes deviennent les agents d’un contrôle total et vétilleux.

Archive et réquisitoire

L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu est à la fois une véritable leçon d’histoire de la deuxième moitié du 20e siècle, un témoignage incroyablement riche sur les êtres et les choses d’un certain temps, et un réquisitoire d’autant plus implacable qu’il est subtil. C’est aussi une archive irremplaçable des procédures de manipulation, bien au-delà des simplismes et des ridicules de la dictature roumaine.

Au vertige dynamique mis en mouvement par le film lors de sa projection, l’édition DVD ajoute une intrigante mise en profondeur. En publiant dans un livret la brève biographie des principaux protagonistes du film, il accroit le jeu sur la surface et la profondeur qui est au principe de celui-ci: les choix d’image et le montage d’Andrei Ujica montraient, en restant à la surface de ce que les oppresseurs avaient eux-mêmes voulu montrer, les abymes de déshumanisation et de misère mentale qu’ils engendraient, le petit who’s who qui l’accompagne désormais inscrit de plus la possibilité de multiples perspectives individuelles qui, là aussi au-delà de l’intérêt strictement historien, fait s’épanouir les inquiétudes et les bizarreries qui vibrent au fond de cette évocation d’un grand cirque absurde et sombre, mais d’autant plus inquiétant et bizarre d’avoir été mis en œuvre par celles et ceux qui redeviennent ici des personnes.

3 Lila Lili et Petites Révélations, de Marie Vermillard. Revolver Edition.

Rare et précieuse (mais pas chère), cette édition DVD rend accessible deux film d’une cinéaste elle aussi trop rare. Premier long métrage de Marie Vermillard sorti en 1998, Lila Lili témoignait pourtant d’une sensibilité et d’un sens de la narration, une façon singulière de faire surgir la comédie, le fantastique et le drame dans le quotidien. Marie Vermillard semble souvent filmer de manière frontale pour mieux faire apparaître ce qui se trouverait à côté, bord cadre ou hors champs: tout un monde d’inquiétude ou de rêves. Autour de son personnage de jeune fille sombre, c’était un monde à la fois réaliste et décalé qui prenait vie, il se colore aujourd’hui d’une tonalité étrange, tant ce monde-là, le monde des maltraités par la vie, notre monde, a changé, s’est durci – comme l’anticipe d’ailleurs la séquence finale. C’était la justesse de la mise en scène qui captait alors un état du réel par les moyens de la fiction, et devient ainsi également une sorte de poème ironique sur l’aggravation du malheur des uns depuis 15 ans.

Emotions de traces de lait

Huit ans plus tard, la forme brève (moins d’une heure) et éclatée de Petites Révélations déploie les ressources de la micro-fiction toujours habitée d’une prééminence de la présence à l’écran sur l’anecdote pour composer une sorte de grand chant à l’humanité, plus émouvant d’être seulement murmuré. Vous ne savez, sans avoir vu ce film qui est aussi une formidable déclaration d’amour aux acteurs, comme les traces d’un litre de lait répandu sur les pavés peut soudain troubler.

Il est absurde que ces films ne soient rendus accessibles que par un éditeur allemand, l’excellente filiale DVD de la non moins excellente revue berlinoise Revolver. Sur Internet, ce n’est pas plus compliqué de se la procurer que chez un éditeur français.

* Les passages entre guillemets viennent du texte de Michael Wilson, Le Ciel ou la boue. Retourner à l’article.

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Ça veut dire quoi, «un film de Tarkovski»?

1596 cm3 exactement. C’est tout petit. C’est le volume du coffret qui, pour la première fois, rend accessible l’intégrale des films d’Andrei Tarkovski. C’est énorme. Sept longs métrages seulement en un quart de siècle, de L’Enfance d’Ivan (1962) au Sacrifice (1986), mais une œuvre immense, à explorer sans fin. Le petit nombre de films raconte un peu de l’histoire, ils disent l’infinie difficulté pour faire exister chacun de ces êtres géants et fragiles.

Le coffret comporte également de nombreux documents, une présentation de chaque film par le critique Pierre Murat, un portrait réalisé par un jeune Russe élevé aux Etats-Unis, Dmitry Trakosky, et les courts métrages tournés dans les années 1950. On y trouve aussi une sorte de journal filmé pendant un voyage de repérage avec le scénariste de Nostalghia, Tonino Guerra, qui est surtout un beau dialogue entre les deux artistes, Tempo di Viaggio. C’est très utile et judicieux. Il faut bien dire que cela fait pâle figure, ou plutôt n’appartient pas au même registre, à la même dimension.

Les films de Tarkovski sont des dragons, immenses et fascinants, mais pas à leur place dans ce monde. Le Sacrifice, au Festival de Cannes, on croirait peut-être qu’alors la place essentielle de son auteur était enfin acquise. Mais la projection de presse s’était achevée devant une salle presqu’entièrement vide, que des rangs entiers de gougnafiers accrédités journalistes de cinéma quittaient en faisant exprès claquer les fauteuils. Honte éternelle sur ces pisse-copie qui se nourrissent du cinéma sans l’aimer (il y a, hélas, bien d’autres exemples).

Le mois suivant, le rédacteur en chef d’un célèbre magazine de cinéma signait un éditorial qui disait en substance «il paraît que Tarkovski est très malade, vivement qu’il meure et cesse de nous casser les pieds». Ce type-là, dont il vaut mieux oublier le nom, est aujourd’hui un réalisateur à succès du cinéma français dans ce qu’il a de plus médiocre et de plus prospère. Il a été exaucé, Tarkovski est mort, du cancer qui le rongeait, d’épuisement au terme d’une vie de combat incessant.

Mort avant d’avoir vu la fin de l’URSS

Il est mort le 28 décembre de cette même année 1986. Il avait 54 ans. On le voit dans le film bouleversant que lui a consacré Chris Marker, Une journée d’Andreï Arsenevitch, tourné en janvier 1986. Malgré la tignasse et la moustache très noires, il a un visage…

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Lumières sur les images

 

Il ne figure ni en tête des box-office, ni dans les panthéons cinéphiles. Images du monde et inscription de la guerre est pourtant un film très célèbre, une sorte de star, du moins parmi ceux qui cherchent à réfléchir avec le cinéma. C’est pourquoi il faut remercier les éditions Survivance de rendre enfin disponible en DVD le film de Haroun Farocki, devenu une des pierres de touche de la pensée des images, et de leur rôle dans l’histoire. Terminé en 1988, au terme de trois années de travail, le film s’ouvre sur des vagues, construisant aussitôt un rapprochement, plus poétique que logique, entre mouvement des flots et mouvement de la pensée. Ainsi procèdera Farocki, qui cherche à rendre sensible des effets de ressemblances, de rimes formelles, par où passent d’autres éléments de sens que les ordinaires constructions du discours. Le résultat est nécessairement complexe même si le film se regarde sans aucune difficulté, il est même pratiquement infini comme le ressac, en tout cas d’une extraordinaire richesse.

Images du monde et inscription de la guerre s’élabore autour des enjeux de construction du ce qui est vu du fait de la combinaison d’une pratique humaine et de l’emploi d’appareils. Des dispositifs d’optique et de mesure qui, à partir du 18e siècle, participent à la naissance de la modernité aux outils contemporains, dans des contextes variés où dominent les deux approches, plus symétriques qu’opposées, de la recherche scientifique et de la visée guerrière, les stratégies de vision et de monstration sont interrogées sur un mode critique.

Rien de systématique dans la manière de faire de Farocki, il ne s’agit ni d’écrire un catalogue ni d’établir une chronologie, il s’agit de partager des sensations qui ouvrent de nouveaux champs de pensée, qui suggèrent des nouvelles connexions, des rapprochements inédits et possiblement féconds. C’est le processus même de la pensée exploratoire (interconnexion de synapses auparavant jamais reliées), et c’est le processus même du cinéma, plus précisément du montage au sens large tel que l’a défini Jean-Luc Godard il y a plus d’un demi-siècle (Montage mon beau souci, Cahiers du cinéma, décembre 1956).

Si Farocki emprunte des chemins buissonniers qui parcourent deux siècles d’histoire européenne, l’épicentre de sa méditation vagabonde est clairement situé là où en effet à été radicalisée à mort la question de l’image : à Auschwitz. C’est en particulier l’occasion de l’aspect le mieux connu du film, l’explication de la manière dont les caméras embarquées sur les avions de reconnaissances alliés photographièrent le camp d’extermination, mais qui ne donnèrent lieu à aucun effet : ce que montraient ces photos n’a pas été vu par les spécialistes chargés de les analyser, tout simplement parce qu’ils cherchaient autre chose. Ils ont vu Birkenau, mais ne l’ont pas regardé. Ce n’est qu’à la fin des années 70, après la diffusion de la série Holocaust à la télévision américaine, que deux agents de la CIA exhumèrent les clichés, et découvrirent avec quelle précision étaient figurés les bâtiments, y compris les chambres à gaz et les crématoires.

Par touches suggestives, Farocki donne à comprendre ainsi l’importance de la construction des regards, des cadres historiques, politiques, psychologiques, médiatiques dans lesquelles les images toujours sont vues, mais vues d’une certaine manière. Il établit les conditions d’une politique du point de vue, et d’une critique politique des systèmes de représentation – ceux des géographes, des architectes, des retransmissions de matches de foot, etc. aussi bien que des dirigeants politiques et militaires.

Il interroge également la complexité de ce qui se joue entre deux regards, celui qui « prend » l’image, et celui est pris par elle. Il le fait en convoquant deux situations où des rapports de force violents interfèrent entre les deux : homme/femme, prisonnier/geôlier, colonisateur/colonisé, bourreau/victime. Il met en branle cette réflexion à partir du portrait d’une femme juive photographiée par un nazi et figurant sur un des clichés de l’Album d’Auschwitz, et la série de portraits d’identité de femmes algériennes forcées de se dévoiler, réalisés sur ordre par le soldat (et déjà grand photographe) Marc Garanger durant la Guerre d’Algérie (1). A partir de ces deux exemples extrêmes, c’est toute l’incertitude de ce qui circule entre deux regards, y compris beaucoup moins clairement assignés à des positions d’inégalité, qui est mobilisé par le travail d’une mise en scène conçue comme une mise en échos par Farocki.

S’il date d’un quart de siècle, le film frappe par son actualité, malgré les immenses bouleversements qu’a connu l’univers de l’image depuis sa réalisation. Il est même impressionnant d’acuité contemporaine, notamment dans l’ample réflexion sur le virtuel, le simulacre, le maquillage qu’il propose, à partir de prémisses qui empruntent notamment à Michel Foucault et à Jean Baudrillard.

Mie en partage d’une méditation par le choix et l’organisation d’images extraordinairement hétérogène, Images du monde et inscription de la guerre est d’une puissance d’évocation qui dépend directement de la beauté de son organisation. Aucune affèterie décorative ici, mais la certitude que c’est dans le juste assemblage des idées, des mots, des éléments visuels et sonores, des rythmes et des scansions, dans un art de la composition qui vient de la musique même s’il emploie d’autres instruments, que se trouve la possibilité d’ouvrir à chaque spectateur les ressources de sa propre réflexion, dans un processus qui fait toute sa place au plaisir.

Un deuxième film de Harun Farocki, En sursis, figure dans la même édition DVD. Il s’agit d’un travail à partir des plans tournés au camp de transit nazi de Westerbork aux Pays-Bas, en mai 1944. Commandité par l’officier SS dirigeant le camp, réalisé par des prisonniers juifs, le film, muet, n’a jamais été terminé. Certains de ces plans ont été souvent utilisés par des films de montage, depuis Nuit et brouillard, ils contiennent quelques unes des très rares images de déportation vers les camps de la mort, dont un portrait d’une petite fille dans un wagon à bestiaux qui fut longtemps une « icône » de l’extermination des Juifs, jusqu’à ce qu’on découvre qu’elle était en fait une rom de l’ethnie Sinti.

A nouveau Farocki déploie sa capacité à réfléchir à partir de ce qui est montré, et des conditions dans lesquelles cela est montré.  Contrairement aux autres réalisateurs ayant recouru à ces plans, il en montre la totalité,  sans aucun ajout d’image, et sans non plus ajouter de sons :  dans un souci de respect du matériau existant, il choisi d’en faire un film muet. Muet mais pas sans paroles, celles-ci étant formulées sur des cartons qui scandent le déroulement du film.  Mais En sursis surprend par le ton volontiers comminatoire de ces cartons, où le réalisateur indique ce qu’il convient de voir, et comment il convient d’interpréter ce qu’on voit, ou même ce qu’on est supposé éprouver. Ainsi est-on surpris de lire, à propos de la célèbre image de la jeune fille sinti, que « sur le visage de la jeune fille on lit la peur de la mort ou le pressentiment de la mort », et que cela expliquerait que le caméraman aurait dès lors évité les gros plans, alors que rien ne permet d’attribuer un sens spécifique à ce visage ou à cette expression, et c’est ce qui en fait justement la puissance bouleversante.

Ainsi Farocki s’éloigne ici de la relation ouverte aux images dont la nécessité à été affirmée et les ressources démontrées dans Images du monde – et dans un grand nombre d’autres de ses œuvres importantes, comme I Thought I Was Seeing Convicts, à partir d’enregistrements de vidéosurveillance en prison, ou les installations Eye Machine I, II et III, qui font échos aux travaux de Paul Virilio sur l’imagerie militaire. Cette attitude de magistère affaiblit la force du film, sans pourtant détruire l’importance des éléments rassemblés et mis en lumière.

L’édition DVD est accompagnée d’un important travail d’explicitations confié à deux universitaires spécialistes de l’œuvre de Farocki et de la réflexion sur les images, les historiennes Christa Blüminger et Sylvie Lindeperg. Dans un entretien filmé, en bonus, et dans deux textes figurant dans le livret d’accompagnement, elles mettent en évidence la multiplicité des enjeux mobilisés par les deux films, en particulier l’originalité, la pertinence et les effets féconds pour d’autres (historiens mais aussi et même surtout simplement citoyens) d’Images du monde et inscription de la guerre.

1) L’Album d’Auschwitz, préface de Simone Veil, coédition Al Dante et Fondation pour la mémoire de la Shoah.

Femmes algériennes 1960, Marc Garanger, éditions Contrejour.

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