Festival expérience

C’est une expérience que vous ne ferez jamais – sauf peut-être, vous aussi, dans un festival. C’est à certains égards une expérience absurde, mais qui dit aussi une certaine vérité. Une vérité des films, et de ce que c’est que de voir des films. Le hasard (mais qui a des vertus d’exemplarité) m’a fait assister cet après-midi de vendredi à deux films à la suite, deux films aussi différents que possible. Deux films que j’aime bien, mais qui paraissent solliciter une relation complètement différente avec leur spectateur. Soit Le jour où il vient de Hong Sang-soo, à Un certain regard, et Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan, en compétition officielle.

Le premier, qui semble un nouveau chapitre d’un film sans fin tourné par le réalisateur coréen depuis ses débuts (Le jour où le cochon est tombé dans le puits, 1996) est une de ses plus belles variations sur un motif omniprésent dans la majorité de ses films (La Vierge mise à nue par ses prétendants, Turning Gate, La femme est l’avenir de l’homme, Conte de cinéma, Like You Know It All, Les Femmes de mes amis, Ha ha ha). Cette fois dans les rues de Séoul, et comme toujours dans un grand nombre de bars, on y suit la dérive d’un cinéaste incapable de continuer à filmer, qui croise de multiples personnages. Ce sont des figures d’amis de jeunesse devenus un peu des rivaux, un peu des doubles embarrassants, mais surtout d’innombrables et toujours très séduisants personnages féminins, variations infinies d’une utopie amoureuse et incarnations difficiles à affronter de réalités humaines.

Dérive sensuelle des sentiments, du désir et de la solitude, Le jour où il vient trouve dans le noir et blanc à la fois émouvant et ironique des images les multiples vibrations d’une errance intérieure plus encore que le long de trottoirs de la capitale. Autodérision inquiète saturée dune douceur scandée de réactions violentes, comédie de l’absurde ouvert sur le désespoir, le film suscite une empathie flottante, réclame et obtient de ses spectateurs une disponibilité qui crée un état proche de l’ivresse perpétuelle de son anti-héro, et où s’épanouissent les troublantes beautés de cette œuvre d’une sincérité d’écorché capable de garder le sourire dans la souffrance et de marcher droit au bout de la nuit.

Exactement à l’opposé se trouve ce qu’inspire le nouveau film de Bilge Ceylan. Chez l’auteur d’Uzak et des Climats, il s’agit pourtant là aussi d’une quête, qui semble d’abord une enquête, enquête policière à travers la campagne anatolienne, à la recherche d’un cadavre. A bord de trois véhicules, flics, meurtriers, procureur, médecin et chauffeurs accomplissent un périple qui semble devoir être sans fin, en tentant d’identifier le lieu où se trouve la victime. Autre film-trajectoire scandé de multiples épisodes donc, mais où cette fois chaque élément est posé à sa juste place, avec un sens du cadre et de l’organisation du récit qui est l’antithèse du lâcher prise de Hong Sang-soo.

Dans les deux cas, les récits ne sont qu’en apparences linéaires. Mais si le déroulement du premier se révélait un écheveau où il n’y avait pas plus de sens, ou d’absurdité, à repasser par les mêmes points, la successions des haltes et péripéties du second, selon une toute autre économie narrative, sert à s’enfoncer dans une accumulation qui transforme la recherche d’un fait en méditation ouverte, et invocation d’une profondeur quand tout semblait se jouer en surface. Plongée dans la nuit durant toute  la première heure, dessinée par les lumières des phares et recadrée par l’habitacle des voitures, redéfini par les enjeux et angoisses de chaque personnage, la succession des événements décolle peu à peu de son sens littéral, d’autres histoires « secondaires » se faufilent, de nouvelles questions sont posées, de nouveaux éléments d’explication, qui compliquent les chosent plutôt que de les résoudre, sont proposés.

Autant le spectateur du film coréen était amené à adopter un attitude flottante, autant celui du film turc est incité à une attention précise, à une pratique d’archiviste de ce qui se passe sur l’écran, et qui comporte d’ailleurs moult scènes d’états des lieux et de procès verbaux au fil d’une projection délibérément et nécessairement longue (2h37). Passer de l’un à l’autre de ces films sans guère de transition est une étrange gymnastique, pas évidente surtout en fin de festival si bien rempli – on pourrait décrire de même la « posture mentale » qu’appellent beaucoup d’autres films, étant entendu que toutes ces postures ne se valent pas. Mais là n’est pas l’important. L’important est, finalement, la manière dont, dans le cas des films HSS et de NBC, ces expériences convergent et se font écho. Non parce qu’elles se mettraient à se ressembler, mais parce qu’elles sont deux modalités de ce qui peut advenir de troublant, et de très heureux dans la rencontre avec un film qui déjoue la relation attendue avec la fiction, avec les personnages, avec un lieu, une durée ou un genre.

Ce ne sont que deux exemples, tirés du ressenti d’un après-midi, les avoir vécu presqu’à la suite l’un de l’autre ne fait que mieux souligner la multiplicité des moyens dont un film dispose, dès lors qu’il ne cherche pas à reproduire les poncifs de la relation produit/consommateur. L’ébriété désirante du premier, la méticulosité obsessionnelle du second sont des passages vers ce sur quoi le cinéma peut ouvrir, et ainsi rencontrer chez chacun ce qui lui importe, pour le pire de ses angoisses et le meilleur de ses joies. Un film ne « dit » rien, n’a rien à dire contrairement à ce qu’on ne cesse de nous harceler. Un film, comme toute œuvre d’art, mais avec des moyens particuliers au cinéma, suscite des émotions qui offrent (ou pas) à chacun un accès à quelque chose de lui-même où il ne savait pas aller, et qui peut le concerner de la manière la plus intime et personnelle comme dans les innombrables formes de rapport au monde, à la nature, à la société, etc. Radicales et radicalement différentes, les approches du cinéaste coréen et du cinéaste turc aidaient à mieux s’en rendre compte, ou du moins à le formuler.

Les commentaires sont fermés !

« »
  

Les auteurs

Jean-Michel Frodon est critique de cinéma. Ancien responsable de la séquence cinéma du Monde, il a aussi dirigé les Cahiers du Cinéma. Il tient le blog «Projection Publique».

Titiou Lecoq est auteur, journaliste, blogueuse, et parisienne.

Henry Michel est auteur, blogueur, et Cannois.

Sélection officielle 2011: le programme