“Kaili Blues” le plein de super

kaili2

Kaili Blues de Bi Gan, avec Chen Yong-zhong, Guo Yue. Durée: 1h50. Sortie le 23 mars.

Pour qui garde intérêt à ce qui advient sur les écrans au-delà des grosses machines hypermédiatisées, les propositions singulières, venues d’un peu partout, ne manquent pas. Chaque semaine ou presque y pourvoie, parfois même en si grand nombre qu’il est difficile de s’y retrouver. Parmi ces propositions, l’Extrême-Orient est depuis un quart de siècle une source particulièrement féconde. Et pourtant…

Et pourtant il est exceptionnel que se produise un événement tel que la découverte de Kaili Blues, premier long métrage d’un réalisateur de 26 ans, Bi Gan. Bi Gan est chinois, mais vient d’une région excentrée, le méridional et tropical Guizhou, et est issu de la minorité ethnique miao: pas exactement le profil type du jeune réalisateur préparé à s’imposer sur la scène internationale des festivals et des écrans art et essai. C’est pourtant ce qu’il est en passe de faire, avec ce film qui ne cesse de rafler, à juste titre, toutes les récompenses dans les festivals où il est invité, depuis Locarno qui l’a révélé en août dernier.

Au début de Kaili Blues, on retrouve certains traits communs au cinéma d’auteur chinois, une attention aux gestes et aux atmosphères, une dimension documentaire, le pari sur les puissances fictionnelles de personnages du quotidien, ici deux médecins qui travaillent et s’ennuient dans un dispensaire. Mais déjà des tonalités inédites, un penchant pour l’étrangeté qui rôde dans le banal et tire vers le fantastique, un humour à fleur de réel, la présence de la violence et de la misère, dans un monde où il est encore courant de vendre les enfants. Et surtout ces poèmes qui font irruption, troublent et séduisent.

Poète, ce fut une des activités de Bi Gan, depuis l’enfance. Il a aussi été pompiste, et dynamiteur de chantier. Rencontrer ce jeune homme qui semble plus jeune encore, c’est aller à la rencontre d’une trajectoire qui est elle aussi un poème. Fils d’un camionneur et d’une coiffeuse, élevé par sa grand-mère dans cette ville de Kaili où commence le film, Bi Gan a grandi dans un milieu où la culture n’avait aucune place.

Adolescent, il veut faire de la télévision, parce que «j’aime les animaux et j’espérais pouvoir leur consacrer des reportages». Seule le département média de l’université de Taiyuan, à 2.000 km de là, accepte ce peu prometteur aspirant, qui ne connaît rien au cinéma et ne s’en soucie pas. Un jour, par hasard, il tombe à la médiathèque de la fac sur un extrait de Stalker de Tarkovski. Il déteste ce qu’il voit au point de décider d’écrire un article dans le journal étudiant contre ce film, qu’il regarde alors par tronçons de dix minutes sur YouTube. Arrivé au bout, « j’ai pris conscience que j’avais vu le plus beau film de ma vie ».

Un professeur s’intéresse à lui, lui découvre un talent inattendu, va voir ses parents pour les convaincre de le laisser suivre sa voie. Voie qui se dirige dès lors vers le cinéma, mais avec des détours: Bi Gan étudie l’architecture, et apprend à faire sauter des pans de montagnes à coup d’explosifs.

 

kaili3De tout cela, on perçoit les traces dans Kaili Blues, de même qu’on y entend ses poèmes, que jusque-là personne ne voulait lire. Aujourd’hui, après que son film a remporté les Golden Horse, la plus haute récompense du cinéma chinois (décernée à Taiwan), un grand éditeur souhaite les publier.

Sortir de son monde par des voies improbables, c’est bien aussi ce que raconte Kaili Blues. Bientôt l’un des médecins enfourche sa moto et quitte la ville et son quotidien, chargé d’une double mission –retrouver son neveu abandonné par son père, apporter des souvenirs à l’ancien amoureux de sa collègue, désormais à l’article de la mort. La chronique se fait road-movie, exploration de situations inattendues et traitées avec légèreté, souvent avec humour.(…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

«La Terre et l’ombre», lueurs de Colombie

terre_7La Terre et l’ombre de César Acevedo. Avec Haimer Leal, Hilda Ruiz, Edison Raigosa, Marleyda Soto. Durée : 1h37. Sortie le 3 février.

Rarement un plan d’ouverture aura aussi puissamment non pas résumé, mais suggéré ce qui va se jouer par la suite que dans ce premier film qui a très légitimement remporté la Caméra d’or au dernier Festival de Cannes. Dans toute la profondeur de l’image, coupant un océan de cannes à sucre qui semble occuper tout l’espace, une route sur laquelle chemine lentement vers nous un homme seul. Venu du fond du plan, une énorme machine, un camion s’approche dans le dos de l’homme, qui pour l’éviter doit un moment se fondre dans la masse végétale avant de reprendre son chemin, sa vieille valise à la main. La poussière n’en finit pas de retomber. Rien de très spectaculaire, donc, ni aucune rebondissement dramatique. Uniquement des objets communs, et une situation plutôt banale. Mais une richesse des sens, une fécondité des formes, des matières et des bruits, une fertilité de possibles associations d’idées dans ce monde étouffant mais peuplé d’être étonnamment vivants.

Il marche vers sa maison, le vieil Alfonso, sa ferme qu’il a quittée il y a bien longtemps. Là, son fils se meurt. Là, sa femme, Alicia, ne l’attend pas, toute entière à la haine froide, à la fureur confite qu’elle lui voue, pour un motif qui ne sera jamais entièrement éclairci, et qui l’a fait quitter sa terre. Il y eut peut-être une autre femme, et certainement ce cheval d’une surnaturelle beauté, qui traverse les rêves, et que chevauchent toutes les métaphores qu’on voudra.

Là, dans cette maison, rêve et grandit et s’amuse et s’inquiète son petit fils, là, s’active et se dévoue sa belle-fille. Étouffante, donc, la maison hantée de vieux fantômes et de difficultés matérielles, étouffante la chambre sombre où le fils dépérit, étouffante aussi l’atmosphère saturée de cendres, quand après la récolte sont brulés les champs de canne. Le fils en crève. Étouffante, aussi, la monoculture qui étrangle la région, et où sont exploités par les grands propriétaires des ouvriers agricoles qui travaillent sur ce qui fut jadis leurs champs. Cela se passe aujourd’hui.

Étouffant, oui, et pourtant jamais sinistre, jamais défait, jamais complaisant. Il y a dans la manière de filmer de César Acevedo une attention aux visages, une délicatesse d’écoute des inflexions et des silences, un art musical des gestes quotidiens qui font de ce film une belle et lente éclosion. Son histoire simple et tragique, Acevedo la raconte par grands aplats narratifs, agencement de séquences chacune riche de son énergie propre, qui tient parfois à un état de la lumière, à la pulsion d’un geste. Même dans la chambre aux fenêtres toujours fermées (pour se protéger des poussières du brulage qui tuent le fils à petit feu), d’autres lueurs sont possibles. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

L’exquis cadavre de «Mysterious Object»

140206

Mysterious Object at Noon d’Apichatpong Weerasethakul, avec Somsri Pinyopol, Kannikar Narong, Chakree Duangklao, To Hanudomlapr, Duangjai Hiransi. Durée : 1h23. Sortie le 27 janvier.

Il était une fois. Il était une fois un marchand de poissons qui parcourait les quartiers et les villages. Il était une fois un enfant extraterrestre. Il était une fois un tigre sorcier. Il était une fois des écoliers et des villageois. Il était, il est, il sont, une fois et plein de fois, des militaires au pouvoir, la terreur au service du parrain états-unien, la corruption dans les villes et les campagnes. Ils sont, un nombre infini de fois, des histoires, des visages, des lieux, des lumières, des atmosphères, des voix, des corps.

Il était une fois un film au nom d’OVNI, et qui de fait en était un, surgi dans le ciel des salles obscures en provenance d’une région alors peu féconde pour les écrans internationaux, la Thaïlande, et accompagné d’un nom qu’on allait apprendre à mémoriser, Apichatpong Weerasethakul.

Puisque ainsi se nomme l’un des plus grands artistes des premières décennies du 21e siècle, et que, oui, cela se voyait déjà dans son premier long métrage, repéré et salué dans une poignée de festivals occidentaux (Rotterdam, les Trois Continents à Nantes) mais jusqu’alors jamais sorti en salles. On y voyait déjà les trois sources auxquelles s’abreuverait ce conteur inspiré, ce chanteur-rêveur en images et sons.

Mysterious Object at Noon, avec une liberté qui déroute et emporte, nait en effet à la fois d’un gout immodéré pour les récits, l’invention narrative, avec un penchant prononcé pour le fantastique, en même temps que d’une proximité documentaire avec les réalités de son pays, villes et villages, campagne et jungle, politique et vie quotidienne, et également une inventivité formelle empruntant avec virtuosité aux ressources de l’art le plus contemporain, tel qu’il s’élabore dans les ateliers et les galeries au moins autant que sur les plateaux de tournage et dans les salles.

Apichatpong Weerasethakul avait 30 ans en l’an 2000, il avait étudié les arts plastiques à Chicago et réalisé en Thaïlande bon nombre de formes brèves déjà très inventives[1]. En 1997, il s’était lancé sur les routes de son pays, enregistrant des fragments de récits, se rendant disponible à l’apparition d’une sorte de cadavre exquis très vivant qui surgirait peu à peu sous ses pas, devant sa caméra.

Des clients d’un bistrot, des ménagères au marché, des écoliers contribuaient avec des fragments d’histoires imaginées par eux, ou venues de leur existence, ou empruntées au folklore. Même les infos de la radio étaient mises à contribution. Un film s’inventait dans le mouvement de paroles multiples, d’images à la fois documentaires (nous voyons ceux qui racontent) et fictionnelles (nous voyons ce qu’ils racontent).

C’est simple, étrange, inattendu. Tourné avec des moyens du bord, aujourd’hui restauré grâce à la Film Foundation de Scorsese, c’est un noir et blanc un peu instable, images et sons fréquemment attrapés au vol, malgré la beauté impressionnante de certains plans, qui annoncent déjà les splendeurs de Blissfully Yours, de Tropical Malady et d’Oncle Boonmee. C’est comme un rêve, avec des associations d’idées, ou de formes en apparence erratiques, et qui riment à beaucoup de choses, justement parce que le lien n’est pas logique. Car il est question du monde, ici, toujours, et de ses cruautés autant que de ses beautés, de ses abimes autant que de ses joies simples et de ses songes inventifs.

Non pas at noon mais à l’aube du siècle, un objet mystérieux en effet apparaissait. Sa lumière ne nous atteint qu’à présent, mais son rayonnement est tout aussi émouvant, enchanteur et stimulant.

 


[1] 1446563861854Mysterious Object at Noon vient d’être édité en DVD par le Musée du cinéma de Vienne, auquel on devait déjà le seul ouvrage de référence sur le cinéaste, Apichatpong Weerasethakuk, livre collectif sous la direction de James Quandt (en anglais). Sur le DVD figurent également trois courts métrages.

lire le billet

«Beijing Stories», mélodies en sous-sol

chine_19Beijing Stories de Pengfei, avec Ying Ze, Luo Wen-jie, Zhao Fu-yu. Durée: 1h15. Sortie le 6 janvier.

Le symbole est presque trop évident. À Pékin, des centaines de milliers de personnes vivent dans les sous-sols des immeubles, anciennes galeries anti-atomiques, caves ou aménagements sauvages. Cette face cachée du sidérant boom économique chinois des quinze dernières années aurait pu suffire à constituer la trame d’une chronique de la misère urbaine de masse à l’ère de l’explosion économique. Mais pour son premier film, Pengfei réussit à jouer des ressources dramatiques et métaphoriques de la situation, sans s’y laisser en fermer.

Construisant une intrigue tissée par trois personnages principaux, le réalisateur raconte de manière attentive la situation tout en laissant se déployer les ressources de la fiction, et les émotions que suscitent les protagonistes. Aux côtés du jeune ouvrier, brocanteur à ses heures, et de la jeune femme qui gagne sa vie en s’exhibant dans un bar de pole dance, voisins de sous-sol, comme en compagnie du couple plus aisé qui refuse d’évacuer sa maison expulsée pour cause de promotion urbaine galopante, Beijing Stories se révèle surtout d’une attention délicate aux êtres et aux choses, aux gestes et aux parts d’ombre de chacun.

On peut y reconnaître l’influence de Tsai Ming-liang, dont Peifei a été l’assistant, même si la tonalité est finalement moins sombre que chez le grand cinéaste taïwanais, quand bien les situations évoquées n’ont vraiment rien de réjouissant. L’humour et l’empathie affectueuse pour les personnages, jusque dans leurs limites, leurs erreurs, voire leur ridicule, et une grande élégance dans la manière de filmer, élaborent toute l’épaisseur sensible de ce terrible constat au pays des immigrants (intérieurs) noyés comme des rats dans les sous-sols de la nouvelle classe moyenne, et de l’éviction brutale des habitants pour satisfaire les appétits d’entrepreneurs voraces et de fonctionnaires corrompus.

Beijing Stories n’élude en rien ces réalités, et apporte ainsi une nouvelle contribution de grande qualité à cette prise en charge par le cinéma chinois contemporain des effets les plus sombres de l’évolution du pays, terreau sur lequel continuent de s’affirmer des jeunes réalisateurs. L’ébauche d’une romance en sous-sol, les ressorts d’une comédie ou l’embryon d’un polar se fondent comme naturellement pour nourrir la plénitude du film. Les trajectoires en pointillés des trois protagonistes, et la manière dont elles se croiseront, dessinent ensemble une carte à la fois romanesque, réaliste et imaginaire. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

“Un jeune poète”: Tenter de vivre

1429515065338_0570x0388_1429515203967

Un jeune poète de Damien Manivel, avec Rémi Taffanel, Enzo Vassallo, Léonore Fernandes. Durée : 1h11. Précédé de La Dame au chien, avec Rémi Taffanel, Elsa Wolliaston, 16 minutes. Sortie le 29 avril.

Etrange et heureuse surprise que la sortie, à quelques semaines d’intervalle, de trois films français qui, sans du tout se ressembler, manifestent la même foi dans les puissances poétiques du cinéma, avec humour et  ambition. Chacun à sa manière, La Sapienza d’Eugène Green, Le Dos rouge d’Antoine Barraud et Un jeune poète, premier long métrage de Damien Manivel, revendiquent avec fierté et humour le goût de l’exploration, une aventure qui ne redoute pas les rencontres avec les œuvres et même avec la pensée – une gageure en ces temps de bassesse démagogique.

Voici un adolescent, Rémi. Il arrive dans une ville, Sète. Il a un but : écrire des poèmes, des poèmes sublimes, bouleversants, qui feront frissonner le monde. Grand zigue à la peau pâle, aux paroles alambiquées et aux gestes empruntés, Rémi est un personnage comique. Comique mais pas ridicule, dans une situation qui prête à rire, mais sans ironie, et encore moins de cynisme, ces plaies de l’époque. Comme beaucoup des grands héros du cinéma burlesque, Rémi est maladroit et courageux, entreprenant et brouillon. Son obsession est sa force et sa faiblesse.

La silhouette d’une fille, désirée, perdue, l’éclat trop fort du soleil, des rencontres en porte-à-faux dans les rues et les bars, la tombe de Paul Valéry dans son cimetière marin, et même son fantôme, l’alcool à trop haute dose parsèmeront d’épreuves le vagabondage de l’aspirant poète. « Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire » écrivait Rilke au Jeune Poète qui lui avait demandé conseil. Mais Rémi, lui, ne trouve ni dehors, au contact des autres, de la nature, de la littérature, ni non plus en lui-même les ressources d’où jailliraient les phrases espérées. Rémi n’est peut-être pas poète, quoiqu’il en ait. Ce serait terrible peut-être, l’effondrement d’un rêve qui est aussi une image de soi-même. Ou alors au contraire, s’en rendre compte le délivrerait. Une seule certitude : il faut aller au bout du chemin.

Damien Manivel l’accompagne sur ce chemin, et celui-ci semble naître sous leurs pas, comme les mots paraissent jaillir, impromptu, de la bouche des protagonistes. Le gag et la stase se rencontrent à l’horizon de ce désir un peu fou, et sûrement trop abstrait. Poète. L’erreur est dans la majuscule, peut-être aussi dans le timing. Rémi cherche l’inspiration comme une message codé, ou un trésor caché. En plans fixes, Manivel la trouve comme un état de l’atmosphère, une vibration de la lumière, la douceur ou l’inquiétude d’un regard.

Entre celui qui est filmé et celui qui filme se joue un singulier pas de deux, rieur et attentif, affectueux et léger, disponible à l’accident – bon ou mauvais – et au passage des heures et des humeurs. A force de simplicité directe, Un jeune poète se teinte de fantasmagorie, la chronique se fait formule enchantée, et assez enchanteresse.

Au même programme est présenté un court métrage, La Dame au chien, tourné quatre ans plus tôt par Damien Manivel avec le même Rémi Taffanel, alors âgé de 14 ans. Dans un pavillons de banlieue, le temps d’une étrange parenthèse ludique et un peu inquiétante, se croisent un garçon timide et une grosse dame noire. Il y a le rhum, aussi. Le chien est témoin. Bref et infiniment troublant huis clos, à mi-chemin déjà entre burlesque et fantastique avec les plus réalistes des moyens, ce film de 16 minutes est une véritable joie de cinéma. Le rapprochement entre leux deux films, ce simple et puisssant effet de montage du même corps de jeune homme à quelques années de distance, en est un autre.

lire le billet

«Fidelio, l’odysée d’Alice» : le cinéma par vibrations

fidelio-l-odyssee-d-aliceFidelio ou l’Odyssée d’Alice de Lucie Borleteau, avec Ariane Labed, Melvil Poupaud et Anders Danielsen Lie. Sortie le 24 décembre | Durée: 1h37.

Où vogue-t-elle, la belle et frêle et forte Alice, à bord du Fidelio? Ce n’est pas une passagère, sur ce porte-container bleu et rouge qui semble parfois un monstre, et parfois un jouet. Mécanicienne douée, elle assure la maintenance des énormes machines qui font avancer le navire, répare les grosses avaries et bricoles les branchements quand le matériel ne suit pas. Elle assure, Alice.

Elle assure avec les turbines et les alternateurs, et aussi avec les gars du bord, société masculine des marins depuis la nuit des temps, machisme ordinaire, blagues de cul sans méchanceté, mais quand même elle est canon, et il fait chaud, et les trajets en mer sont si longs. Elle sait faire avec, et contre quand il faut.

C’est avec elle-même qu’elle est moins assurée. Les tuyauteries du désir, les câbles des émotions, l’inextricable machinerie des sentiments sont plus incertains, surtout lorsque, laissant à terre son amoureux dessinateur, elle retrouve à bord, sans d’abord l’avoir voulu, son ex-grand amour devenu capitaine de ce Fidelio bientôt bon pour la casse.

Pilotant d’une main très sûre la trajectoire de ce premier film, la réalisatrice Lucie Borleteau réussit à faire jouer ensemble les «matières» hétérogènes et les espaces sans commune mesure, la claustrophobie de la vie à bord et l’immensité des horizons de la marine marchande, la jungle technique, bruyante et sale, de la salle des machines, les espaces intimes, les codes à la fois factices et nécessaires de la famille réelle, à terre, et de la famille de facto, à bord, la menace d’un énorme bloc de ferraille et la tension de la pointe d’un sein tourmenté par la pulsion de vie elle-même. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

Les tribulations de l’élève Gong-ju

-3A Cappella de Lee Sujin, avec Chun Woo-hee, Lee Youg-lan. 1h52. Sortie le 19 novembre.

Il est assez rare de nos jours de rencontrer un film sans en rien savoir. Entre systèmes de repérage (genre, thème, vedettes, nom du réalisateur…) et prolifération de discours d’accompagnement (publicité, critique, buzz…), la quasi-totalité des films arrivent accompagnés d’un cortège d’indices plus ou moins fiables. Or, voici que ce premier film d’un réalisateur coréen surgit parmi les 20  (20 !) nouvelles sorties de ce mercredi 19 novembre sans aucun éléments d’identification a priori.

Surtout, pour autant que des esprits assez aventureux prendraient le risque d’aller à sa rencontre, A Cappella ne fera rien pour clarifier les choses, ne présentera pas ses papiers, entretiendra durant près d’une heure une féconde incertitude sur les raisons d’agir de ses protagonistes, et la tonalité d’ensemble de l’œuvre.

Loin d’être un obstacle, cette incertitude se révèle au contraire une richesse, porteuse d’intensité, de curiosité, de capacité à s’intéresser à de multiples registres, de la comédie adolescente au drame de société, de la chronique quotidienne à l’interrogation sur les notions de vérité, de culpabilité et de puissance.

Finalement le récit livrera davantage d’éléments d’explication et inscrira le film dans ce qui est bien une sorte de genre, particulièrement nourri en Asie, le film de collège sous le signe de la cruauté des rapports entre adolescents et du renoncement des adultes, genre dont relevait récemment La Frappe de Yoon Sung-yun, également venu de Corée mais situé cette fois cette fois côté garçons.

Cadré par cette thématique, le film n’y perd rien en émotion et en complexité, grâce à un sens de la narration non linéaire et de la mise en scène privilégiant la présence charnelle et l’inscription des corps dans des ambiances toujours très sensorielles. Déplacée, manipulée, à la fois volontaire et toujours prête à l’esquive, la jeune Gong-ju, interprétée avec intensité et complexité par Chun Woo-hee (révélée par l’admirable Mother de Bong Joon-ho) existe au-delà du fait divers sinistre qui marque son destin. De même les figures qui l’entourent (le prof qui l’emmène  dans une autre école, la mère de celui-ci chez qui elle loge, la nouvelle copine de lycée, le garçon victime de harcèlements violents, la mère de Gon-ju, son père, etc.), sont toujours à la fois dessinés avec précision et habités de dimensions qui dépassent l’anecdote ou la seule nécessité dramatique.

Lee Sujin possède ce talent peu commun de savoir donner une présence, un potentiel affectif et narratif, à quiconque apparaît devant sa caméra.  Assurément A Cappella raconte à la fois l’histoire d’une jeune fille et un état pas franchement exaltant de la société coréenne. Surtout, il réussit à engendrer un monde à la fois cohérent et complexe, un monde d’émotions, d’énergies et de rapports de force que la mise en scène rend perceptible de multiples manières, au service, si on veut, de ce qu’il raconte, mais jamais asservi par un sujet ou un thème, vibrant de multiples harmoniques qui l’excède et ne le rende que plus réel, et plus émouvant. Un monde où le sexe, la musique, la famille, l’éducation, la natation, nourrissent autant de branches qui se renforcent réciproquement.

Ainsi, ayant fini par expliciter son thème central et la clé dramaturgique qui organise la succession de situations, A Cappella dépasse son propre sujet, s’épanouit selon plusieurs lignes de force à la fois, devient universel tout en restant physiquement ancré dans sa réalité. Et c’est fort bien ainsi.

lire le billet

«Party Girl», un regard au bout de la fête

pg_1Party Girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis, avec Angélique Litzenburger, Joseph Bour. Durée: 1h35. Sortie: 27 août 2014.

Comme poussé dans le courant, il était, le spectateur découvrant ce film (au Festival de Cannes, en ouverture de la section Un certain regard), sans repère ni carte de visite. C’était quoi, ce tourbillon d’énergie, de fragments de vies cassées mais pas mortes, ces corps chargés d’histoire, de désirs, d’illusions, dans les rues pas folichonnes d’une ville de Lorraine en hiver, avec la fermeture des mines en arrière-plan, jamais visible, jamais absente? C’était du réaliste ou du délirant, du documentaire ou de la fiction, du pour rire ou pour pleurer?

Evidemment, quelques mois, une Caméra d’or et pas mal d’attention plus tard, l’incertitude est moindre. On saura même vaguement que ces gens-là, étonnants personnages de cinéma, sont aussi peu ou prou comme ça dans leur existence de tous les jours, à commencer par la party girl du titre, cette Angélique du tonnerre qui est aussi la mère d’un des trois jeunes réalisateurs, Samuel Theis –également à l’écran, comme ses frères et sœur, dans des rôles qui leur ressemblent.

Angélique a 60 ans, et il serait parfaitement malhonnête de prétendre qu’elle ne les fait pas. Elle vit depuis toujours de ses charmes, entraîneuse aimant cette vie d’ivresses diverses, de rencontres le plus souvent sans lendemain avec de nombreux hommes. Mais il y en a un qui en pince pour Angélique, comme on disait dans les chansons réalistes. Un gars qui s’appelle Michel et qui est tout de suite une sorte de héros, disons comme ce qu’aurait dû jouer Gabin après guerre s’il était resté fidèle au Gabin du Jour se lève, de La Grande Illusion et de La Bête humaine au lieu de devenir, à la ville comme à l’écran, un notable bedonnant, arrogant et madré.

Car quelque chose de Party Girl vient de là, de cette mémoire d’un cinéma qui croyait que les pauvres étaient intéressants –pas les pauvres folklo qui font des choses bizarres, juste les gens dans le RER et le bistrot du coin. C’est lui, Michel, qui porte cet aspect, elle, Angélique, ses copines du dancing et sa famille explosée/fusionnelle, viendraient plutôt de du côté de la Magnani de Mamma Roma ou de la Gena Rowlands des Cassavetes les plus chauds (et de Husbands, même si seulement côté masculin).

Il y a sans doute une injustice à placer ainsi Party Girl sous toutes ces références de cinéma, alors que d’une part le film se tient très bien tout seul, d‘autre part il naît à l’évidence de ce que, faute de mieux, on appellera la réalité –les histoires de boulot et de fête et de sentiments et de rupture et de tristesse et de vie de ces gens-là, précisément ceux qu’on voit sur l’écran.

LIRE LA SUITE

lire le billet

La joyeuse embuscade des «Combattants»

photcombattants2Les Combattants de Thomas Cailley, Avec Adèle Haenel, Kevin Azaïs. 1h38. Sortie le 20 aout.

 Très vite, il y a cette collision, qui fait très heureusement dérailler ce qui s’annonçait comme un nouveau convoi sur des rails bien connus. La voie balisée, c’est une certaine dominante du cinéma français, une forme de naturalisme psychologique où les notations sociologiques – en l’occurrence, une famille de petits entrepreneurs landais frappée par un deuil, une ville balnéaire au moment des vacances, une bande de copains au sortir de l’adolescence… – et une cartographie de sentiments plus ou moins convenue donne matière chaque année à des dizaines de films, pas tous mauvais pour autant d’ailleurs, quelque part sur un éventail allant de la recherche d’auteur à la comédie « grand public » en passant par les multiples variantes de téléfilms abusivement gonflés sur grand écran.

L’obstacle a un corps et un visage, et un nom : Adèle Haenel. Avec L’homme qu’on aimait trop d’André Téchiné et Les Combattants, elle s’impose cet été comme ce qui est arrivé de plus visiblement singulier dans le cinéma français depuis longtemps, à savoir une manière d’exister à l’écran totalement incernable selon les critères en usage où que ce soit, pas plus dans le cinéma hexagonal qu’en référence aux films américains, ou asiatiques. Il faut espérer qu’elle continuera à trouver des cinéastes et des films qui lui permettront, sans se répéter, de poursuivre dans un chemin aussi personnel ce qu’elle a initié depuis La Naissance des pieuvres et L’Apollonide, qui l’ont révélée, mais qui s’impose en toute évidence avec le film de Téchiné, et ce premier film à tous égards remarquable.

Remarquable, notamment, parce qu’il raconte précisément ce qui se joue dans son déroulement autour de l’actrice Adèle Haenel. Le personnage masculin principal, Arnaud (Kévin Azaïs, impeccable), est comme une incarnation de la « fiction à la française », jeune homme à la fois inscrit dans un réseau de définitions géographiques, générationnelles, psychologiques, professionnelles, etc. et disponible à x scénarios plus ou moins convenus. Au lieu de quoi il se prend en pleine gueule, littéralement, cette Madeleine sortie de nulle part, guerrière d’un autre monde, habitée de visions apocalyptiques et d’une volonté autocentrée, qui mêle ascèse et entrainement physique paroxystique. Arnaud et le film acceptent, choisissent, et bientôt s’enchantent de cette rencontre déstabilisante, et s’en vont en sa compagnie partager les épreuves qui sont autant de sauts en avant où les entraine cette jeune femme à la grâce baraquée, taciturne et magnétique.

Il n’y aurait aucune difficulté à continuer de filer le parallèle entre la relation Arnaud/Madeleine et celle « cinéma français »/Les Combattants : les pas de côté de plus en plus amples effectués par le film passent par la traversée et le dépassement du

cinéma d’action formaté (le stage de formation que suivent les deux jeunes gens dans une unité « dure » de l’armée française), cadre très vite décevant, puis l’accès à un territoire ouvert, inventé ensemble par les protagonistes et par le film dans un coin de la province française, entre sauvagerie mythique, réalité triviale de la survie quotidienne et imaginaire de grands espaces à mi-chemin de Mark Twain et de Terrence Malick.  Et jusqu’au fantastique, qui est ici l’élévation ludique et logique de l’offre romanesque qui porte tout le film.

Mais s’en tenir à ce parallèle serait ne pas du tout rendre justice à ce coup d’essai très singulier, qui est loin de se réduire au commentaire sur un état du cinéma national : comme tout récit digne de ce nom, il mobilise une bien plus vaste palette d’affects et d’enjeux. Et ce serait surtout évacuer une dimension essentielle des Combattants : le film de Thomas Cailley est aussi, et même surtout, un film très drôle.

Un film d’un comique singulier, surprenant, un comique aux antipodes de la complaisances des gags et des innombrables manières de se moquer du monde – des personnages, c’est à dire toujours aussi des spectateurs, tout en les mettant « de son côté » par des procédés malhonnête : la veulerie de la « comédie à la française ». Le comique des Combattants nait dans le mouvement même du film, c’est un comique de l’action, qui vient en droite ligne d’une des formes les plus dignes et les plus fécondes du rire de cinéma : le burlesque muet. Les mots y ont aussi bien leur place que les gestes, ce n’est pas le problème, ce qui importe ici, et qui contribue à l’exceptionnelle énergie vitale qui émane des Combattants, est la manière dont gestes, paroles, rapports à l’espace et à la durée sont comme organiquement engendrés par les situations, quitte à emprunter les voies les plus inattendues.

Ces voies inattendues, pour singulières qu’elles soient, ne sont pas si rare dans le cinéma français. Lorsqu’on l’a ici évoqué à plusieurs reprises pour en pointer les aspects les plus prévisibles, il s’agissait de la majorité des films produits dans ce pays, et qui souvent finissent par s’imposer comme représentatifs, au détriment de tout ce qui se fait aussi, d’abord et surtout d’innovant et de singulier dans le cinéma en France. Il se trouve qu’en se même mercredi sortent simultanément deux des films français les plus importants depuis longtemps, l’un signé d’un réalisateur déjà chevronné, Olivier Assayas, avec le très admirable Sils Maria, l’autre réalisation d’un débutant, Les Combattants. Ces deux films n’ont rien en commun, il n’y a pas de sens à les comparer, encore moins à les mettre en concurrence. Il y a juste à prendre acte de cette coïncidence, qui est pour le coup une excellente nouvelle pour… le cinéma français réel dans sa diversité et sa dynamique.

lire le billet

Une petite tache de sang sur le nez

L’Etrange Petit Chat de Ramon Zurcher. (1h12). Sortie le 2 avril.

1388506892996_0560x0254_1388522191380

Une tartine, un chat, une balle, la lumière du matin qui entre dans la cuisine. Un verre qui tombe. Elle, c’est la sœur, et lui ? le voisin ou le frère de la mère ? On ne sait pas, et peu importe. Sans crier gare, un drôle de mouvement s’est mis en route, qui tient de la farandole et de la machine infernale. C’est samedi sans doute, les membres de la famille se lèvent, papa se prépare à aller faire les courses avec la cadette quand elle voudra bien cesser de hurler pour répondre au bruit du mixeur, le chien réclame, dehors le petit voisin joue à la balle, il y a paraît-il un rat sur le trottoir, on ne sait pas. On ne sait presque rien, et on ne s’en soucie guère: ce que ne cesse d’offrir les plans, les scènes, les séquences, c’est une circulation de mots, de gestes, de signes. Parfois, quelqu’un se coupe, rien de grave, un autre lui essuie en souriant la goute de sang sur le nez. Et pourtant il y a eu une cassure, il y a eu une blessure. On ne les a pas vus.

On n’a pas su non plus pourquoi, un moment, la mère qui semble régner sereinement sur cette maisonnée se trouvait dehors, dans un bistrot assez triste, seule et filmée de dos. Par petites touches le plus souvent drôles, parfois mélancoliques ou bizarres, Ramon Zurcher, réalisateur suisse dont c’est le premier long métrage, compose un très curieux film : un film plein, archi-plein, saturé de protagonistes (humains, animaux et choses), bourré de petits gestes, de petits signes, de sons et de formes. Et ce plein fabrique du vide, donne à percevoir, d’une manière qui glisse doucement du comique à l’angoisse, une absence indicible, un manque essentiel.

Si au moins il se passait quelque chose d’un peu décisif, une crise, un crime, mais non. Il y a un bruit dans la machine à laver, la saucisse gicle lorsqu’on la découpe, la chemise du neveu a perdu un bouton, le bouchon de la bouteille d’eau gazeuse a sauté. Et ces micro-événements, bien que traités par les protagonistes (pas vraiment des personnages) exactement avec l’absence de gravité qu’ils méritent, construisent une sorte de ballet compliqué, de burlesque slowburn qui s’entre-baille sur une inquiétude, un malheur d’être, et d’être ensemble, que le film se gardera bien de nommer ou d’expliquer. On songe par moment aux farces métaphysiques et matérialistes de deux compatriotes du réalisateur, Peter Fischli et David Weiss avec leur film combinant d’interminables enchainements d’effets physiques simples entrainant une succession de mouvements bricolés entre gag et catastrophe. A certains égards, Zurcher emploie les membres de sa famille de Berlinois bourgeois modernes comme les deux autres leurs contrepoids, planches et ressorts, dans une stratégie stylisée qui vient d’une cachette secrète et géniale, les Ballets mécaniques d’Oskar Schlemmer, figure majeure du Bauhaus. Mais le plaisant et inquiétant miracle de la reprise par le jeune réalisateur suisse est que ses mécanismes ont l’apparence paisible d’une petite fille, d’un chat roux, d’une violoncelliste en mal de tendresse, d’un oncle bricoleur, de quelques ustensiles de cuisines ou jeux de société.

L’Etrange Petit Chat est surtout un étrange petit film – « petit » n’ayant ici rien de péjoratif, mais désignant la modestie délibérée des ingrédients qu’il mobilise et son exemplaire absence d’effets. Car si on a dit combien sa manière de remplir à l’extrême son espace réussissait à rendre sensible un vide angoissant hantant l’espace domestique de ceux qu’il montre, il faut dire simultanément combien ce même processus d’accumulation, de coq-à-l’âne, de rebonds saugrenus et de changements de tons et de rythmes qui le transforment en une machine proliférante, réussit simultanément à ouvrir au spectateur une sensation de liberté et de légèreté, joueuse même si un peu inquiète, curieuse de l’instant à venir et toujours prêt à renvoyer les balles que le film envoie à des rythmes changeants, improbables, ludiques. Balles pour jouer, balles pour tirer.

lire le billet