Polina, Portugal, Habibi ou encore Les Ignorants… Autant de BD qui pourraient décrocher un fauve, dans un mois, lors de la 39ème édition du festival d’Angoulême .
Le Festival d’Angoulême a dévoilé, cette semaine, sa sélection des meilleurs albums de l’année. L’un d’entre eux recevra le Fauve d’or le 29 janvier prochain, la récompense suprême du festival européen de bande-dessinée le plus connu. Comme chaque année, la liste est longue comme le bras. Normal: il y a une dizaine de prix à se répartir et il faut faire plaisir à tous les éditeurs.
Du coup, il s’avère très difficile de faire des pronostics à l’avance… Qui aurait parié un mois à l’avance, en 2011, sur Cinq mille kilomètres par seconde de Manuele Fior, publié par la petite (et excellente) maison d’édition suisse Atrabile? Si, comme pour chaque festival, il y a toujours des favoris, le propre d’un bon palmarès c’est justement de les prendre à contre-pied. Et puis, surtout, le choix final dépend en grande partie des envies d’Art Spiegelman, le président de cette année, voire, si j’étais mauvaise langue, de la quantité d’alcool ingurgitée au bar de l’hôtel Mercure où se retrouvent les festivaliers.
Si l’on regarde la sélection de plus près, on trouve évidemment de bons et de très bons albums, mais aucun ne m’apparaît comme un gagnant évident. On peut néanmoins dégager quelques opus qui seraient plus «logiques» que d’autres. Dans cette catégorie, Habibi apparaît comme un prétendant solide. Puisant à la fois dans les contes des Mille et une Nuits et dans le Coran, Craig Thompson bâtit une histoire intemporelle où l’Art, comparable à la jouissance sexuelle, transcende l’amitié, l’amour et la mort. Une BD à la fois émouvante et très intelligemment construite, ludique et profonde, qui se dévore d’une traite sous un croissant de lune. Magistral. D’un autre côté, Art Spiegelman oserait-il récompenser un compatriote? Étant l’un des rares étrangers président du jury, il pourrait être tenter de donner des gages à une BD francophone plus traditionnelle. Mais bon, tout ceci n’est que de la spéculation. Reste la qualité d’Habibi que je vous invite à dévorer, prix ou pas prix.
Juste derrière, on pense évidemment à Polina de Bastien Vivès… Mais si, vous savez, l’album qui est sur les sacs qu’on vous donne quand vous achetez une BD, car il a reçu le prix des libraires et le Grand prix de la Critique. Si le jury était mon entourage, cette BD gagnerait sûrement par sa capacité à faire l’unanimité, chez les hommes et les femmes, chez les lecteurs assidus et chez ceux qui d’ordinaire n’aiment pas les livres avec des images. D’un autre côté, le festival aime bien surprendre et cette BD n’a pas besoin de ce prix pour se vendre. De plus, Bastien Vivès est encore jeune et il a le temps pour gagner tous les prix qu’il veut. Ce qu’il fera et il le sait.
Portugal de Cyril Pedrosa pourrait également faire l’unanimité. L’auteur raconte le voyage de Simon, alter-égo de plume et de crayon et auteur en panne d’inspiration, vers ses racines portugaises. Un voyage qu’il fait aussi bien au Portugal qu’en France, en remontant le fil des souvenirs de sa famille immigrée, depuis plusieurs générations. De l’expérience personnelle on s’élève vers une réflexion plus générale sur l’identité, l’histoire familiale, les attaches et l’immigration. Le tout servi par un trait et une mise en couleur très attachants. Je serai très étonnée que Portugal n’obtienne rien à Angoulême tant c’est une des BD les plus abouties que j’ai lu cette année.
Après cette année très politique, le jury pourrait également être séduit par l’Art de Voler de Antonio Altarriba pour le scénario et de Kim pour les dessins. L’album raconte à travers la vie du père du scénariste presque un siècle d’histoire de l’Espagne. La guerre civile tient évidemment une place essentielle, centrale, et de longues pages de la bande-dessinée y sont consacrées. Ce qui frappe le plus dans l’Art de Voler, ce sont moins les glorieux faits d’armes du héros que son caractère “normal“, avec autant de défauts que n’importe qui. La partie sur la guerre d’Espagne entre ainsi en dissonance assez réussie avec toute celle qui suit la Seconde guerre mondiale, où, après avoir été combattant républicain puis résistant, le héros devient… employé d’une petite entreprise, vit la routine, l’usure des sentiments amoureux, etc. Si je n’ai pas été toujours convaincue par le dessin, ce témoignage “vrai”, un peu à la Maus (tiens, tiens), ne laisse pas insensible. Et puis c’est pas tous les jours qu’une BD espagnole est ainsi mise en avant.
Dans cette même volonté de raconter l’histoire ou l’actualité, les BDs “journalistes” sont à l’honneur cette année: entre Chroniques de Jerusalem de Guy Delisle, Reportages de Joe Sacco ou même Les Ignorants de Davodeau. Ce genre là est, pour ma plus grande joie, en expansion ces dernières années. Malheureusement, les derniers albums des deux premiers auteurs cités, s’ils sont intéressants, ne sont pas leurs meilleurs. Davodeau, oui, pourquoi pas: c’est bien mené, ça parle de vin mais aussi de BD, ça donne envie de boire autant que de lire. C’est peut-être un peu trop gentil tout de même, après réflexion. Mais c’est en tous cas le cadeau idéal pour Noël.
Ensuite, il y a aussi les auteurs reconnus par la critique: pourquoi pas un Blutch avec son Pour en Finir avec le Cinéma, Enki Bilal avec Julia & Roem, Larcenet et sa parodie de Valérian, L’armure de Jakolass ou même Aâma de Frederik Peeters (même si c’est moins bien que Lupus ou le Château de sable). Je fais de tout ce beau monde mes outsiders préférés.
Et puis, qui sait, peut-être que le jeune auteur Brecht Evens, prix de l’audace en 2011, pourrait séduire le jury cette année avec Les Amateurs et sa capacité à renouveler les codes de la narration. Pour le prix de l’audace de cette année, justement, j’imagine bien 3’’ de Marc-Antoine Mathieu. Le projet de son album tient véritablement de l’expérimentation: il s’agit de raconter un instant (de 3 secondes, donc) sur plus de 600 cases à travers un procédé vertigineux d’images mises en abîme. On s’approche de la pupille d’un personnage, on y voit une pièce avec un miroir dont on se rapproche de plus en plus pour que se dévoile un autre angle de la pièce, où se trouve un vase dont on se rapproche de plus en plus.
Pour terminer, dans les BDs que j’ai appréciées mais que je n’imagine pas remporter le Fauve d’or, n’hésitez pas à lire Coucous Bouzon d’Anouk Ricard, l’Île aux Cent Mille morts de Fabien Vehlmann et Jason, Atar Güll de Brüno et Fabien Nury, Beauté d’Hubert et Kerascoët ou Cité 14 de Pierre Gabus et Romuald Reutimann.
Bonne lecture!
Laureline Karaboudjan
Illustration: extrait d’Habibi, DR.
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Le jury d’Angoulême vient de dévoiler sa sélection officielle pour le prochain festival qui se tiendra du 27 au 30 janvier prochains. Toute la liste est ici. Voici quelques unes de ces BDs qui m’ont le plus marquée cette année (si je ne parle pas des autres, c’est soit que elles ne me paraissent pas être une des meilleures BDs de l’année, soit parce que je ne les ai pas (encore) lues). Comme le jury a globalement bon goût, on retrouvera certaines de ces BDs dans mon top de l’année que je ferai début décembre (je me spoile moi-même d’une certaine manière). Pour ne pas faire de jaloux les albums sont dans l’ordre d’apparition dans la liste du festival.
On peut noter l’absence de quelques poids lourds de la BD et qui sont habituellement nominés à ce genre de prix comme le Spirou de Trondheim, le Tome 4 de Blacksad (chroniqué ici) ou Chagall de Sfar. Perte de vitesse ou volonté délibérée de changement de la part du jury? Il faut dire que ces dernières années, les prix avaient tendance à rester dans le giron des mêmes auteurs (les deux cités plus haut auxquels on peut ajouter Sattouf ou Larcenet), qui ne manquent pas de talent (bien au contraire) mais qui représentent des courants assez similaires. Et puis bon, ça faisait parfois un peu copinage. Quoiqu’il en soit, on devrait voir de nouvelles têtes récompensées cette année, et c’est très bien. A moins que Blain avec son Quai d’Orsay… Le site Bodoï a déjà lui commencé ses pronostics.
Décidément, Walking Dead cartonne. La série télévisée vient de commencer à être diffusée aux Etats-Unis (les deux premiers épisodes sont pas mal du tout d’ailleurs, très fidèles) et on est déjà au douzième album en France. Il y a toujours des moments qui m’énervent, certains dialogues, le fait que les mots importants soient en gras, j’ai l’impression d’être prise pour une idiote. Et pourtant, à chaque fois on est emporté par le scénario, on dévore les pages comme des zombies affamés et on frissonne. Même pour le Tome 12, sans doute le moins gore de tous, puisque nos héros découvrent un village encore à l’abri, où ils vont essayer de réapprendre à vivre. On se doute que l’accalmie ne va pas durer.
Si je ne suis pas complètement emballée par le dessin, je ne peux que saluer l’ambitieuse tentative de Trois Christs. A partir de cases et de dialogues similaires, mais réorganisés, Valérie Mangin et Denis Bajram créent trois histoires différentes autour du Suaire du Christ. Une manière de montrer qu’il n’y a pas qu’une seule vérité, mais de multiples façons de la raconter. Une démarche proche de l’OuBaPo, mais qui s’exprime dans une bande-dessinée volontiers grand-public, accessible et divertissante.
Sur Quai d’Orsay, j’ai écrit une chronique complète. Ca m’arrive rarement. Un excellent album, tout simplement, qui met en scène un jeune thésard embauché dans le cabinet de De Villepin, lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères. Vivement la suite.
“Hmm. Mon fils… A nous deux nous pourrions fléchir l’Empereur et gouverner la galaxie.
On prend le contrôle de la force. TCHAC!
On fonde un nouvel ordre de chevalerie. TCHAC!
On rétablit la paix jusqu’aux confins des systèmes. TCHAC!”
J’avais bien aimé le premier tome de la série, intriguée par cet étrange péplum onirique qui met en scène une équipe de super-légionnaires, servi par les dessins naïf des auteurs qui font tout à quatre mains. J’ai trouvé le deuxième album encore meilleur. Les invincibles soldats de l’empire se retrouvent confrontés à un troublant ennemi: des amazones. Au-delà des combats, ce nouvel adversaire est l’occasion d’aborder, par touches, de grandes thématiques: les rapports hommes-femmes, le sexe et le sang, l’amour et la mort. Le tout avec beaucoup d’économie et (donc?) de puissance. A noter que Bastien Vivès a remporté déjà l’année dernière le Prix révélation pour Le Goût du Chlore. Le petit jeune qui monte.
En début d’année, j’étais passée à côté de cet album. Grave erreur! De la science fiction comme on l’aime, capable de créer un monde unique et d’être en même temps intimiste, d’aborder des thèmes philosophique tout en étant très agréable à lire. Je n’en parle pas beaucoup car j’ai prévu de revenir dessus plus longuement. Bientôt… Mais vous pouvez déjà la voler, l’acheter ou vous la faire offrir sans risque. Un des meilleurs albums de l’année.
Sans doute une des BDs les plus émouvantes. L’auteur y retrace sa longue maladie, ses pertes de mémoires et ses doutes. Je l’avais déjà conseillée avant les vacances: “Un récit aux dessins simples, épurés, très émouvant, parfois un peu poétique, sans tomber dans le pathos. Dans les dernières plages, j’avais les larmes aux yeux”. Après une deuxième lecture, je ne retire rien de tout ça, bien au contraire.
Voilà une autre BD que j’avais déjà conseillée cette année (c’est quand vous voulez pour que je sois jurée à Angoulême…). L’histoire d’un ancien super-vilain qui s’est rangé, a balancé ses anciens comparses pour bénéficier d’un programme de protection gouvernementale et changer de vie. Mais il s’emmerde sec en employé de bureau modèle, sans relief, méprisé par ses collègues de la gent féminine. Alors c’est trop fort, il replonge. Ed Brubaker continue de faire montre de tout son talent au scénario en racontant une histoire vraiment bien ficelée, qu’on lit sans discontinuer. Haletant.
La fresque historique sur la Deuxième guerre mondiale, entamée par Nury et Vallée avec Il était une fois en France, approche du terme sans s’essouffler. Le destin de Joseph Joanovici, héros trouble au possible, à la fois juif et collabo, n’en finit plus de rebondir puisque le voilà confronté à la Résistance. A travers le parcours de ce personnage atypique, les auteurs dépeignent de manière originale et précise une des pages de l’histoire de France les plus traitées en BD. Un bel exploit qui rencontre également un gros succès de vente. La recette idéale pour être récompensé en Charente?
On ne présente plus Joe Sacco, l’auteur américain qui s’est fait une spécialité des reportages BD en zone de guerre, comme Gorazde ou Palestine. Dans Gaza 1956, le dessinateur-baroudeur-journaliste ajoute une corde à son arc : il se fait historien. L’auteur se penche sur une « anecdote » entendue au cours d’un de ses voyages dans la bande de Gaza : le massacre de 275 personnes complètement oublié par les livres d’Histoire. Joe Sacco décide de mener l’enquête et livre un travail tout simplement impressionnant. Témoignages nombreux, fouillés et recoupés aident l’auteur à disséquer véritablement l’événement. Ses talents de narration et de dessin lui permettent, en plus, de le rendre passionnant.
De Peeters, on se souvient de l’excellent Pilules Bleues. Château de Sable est lui un drame à huis clos à ciel ouvert. Ca ne se passe pas dans un manoir comme à Cluedo, mais sur une plage, et le principal ennemi est le Temps qui enferme et dévore tout le monde à une vitesse folle. A chaque demi-heure, les héros vieillissent de plusieurs années, et ils ne sont pas immortels, loin de là. L’horloge biologique de chacun des prisonniers involontaires va sonner de manière implacable. Comme vous vous en doutez, ça finit mal, mais c’est très beau.
Laureline Karaboudjan
PS: Rappelons qu’il y a aussi une sélection jeunesse (avec notamment le bon dernier Spirou) et une sélection patrimoine.
Illustration : Extrait de l’affiche du festival d’Angoulême 2011 dessinée par Baru, DR.
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Le top était le sport médiatique à la mode le mois dernier. J’y ai succombé. Mais en faire sans essayer d’en tirer des leçons, c’est un peu inutile. Si on considère que je suis une lectrice de BD lambda, on pourra généraliser ces enseignements à la situation de la BD européenne (il y a trop peu de mangas et de comics dans mon top pour que ce soit signifiant) dans la décennie. Si vous n’êtes pas d’accord prenez ça comme une auto-analyse de mes goûts en matière de bande dessinée.
L’affirmation du moi
Une des évolutions récentes qui me frappe le plus, et qui je crois est visible dans mon top, c’est le crédit qu’a pris l’autobiographie en BD. Relativement isolé dans la majeure partie du XXème siècle, le genre commence à s’affirmer dans les années 1980 avec par exemple aux USA des oeuvres comme American Splendor. Dans les années 1990, toujours de l’autre côté de l’Atlantique, on a l’incontournable Chris Ware avec son transparent Jimmy Corrigan. Mais en France, c’est bien au cours de la décennie passée que le genre autobiographique a pris son essor. Bien sûr il y a mon vainqueur, Le Combat Ordinaire, où Manu Larcenet se raconte à travers un héros qui a trop de points communs avec lui pour ne pas être suspect. Le Combart Ordinaire, c’est un peu l’apothéose du genre, mais il reflète une tendance qui est plus profonde, représentée également dans le top 10 par Pilules Bleues (7ème) ou Pourquoi j’ai tué Pierre (42ème).
Pour rendre compte de l’essor de l’autobiographie, deux auteurs qui sont parvenus à la consécration pendant la décennie sont symboliques: Riad Sattouf et Joann Sfar. Consécration que l’on jugera au fait qu’on les a autorisés à poser leurs plumes quelques temps pour prendre une caméra. Une bonne partie de l’oeuvre du premier est teinté d’autobiographie, qu’il s’agisse de Retour au Collège ou de La vie secrète des jeunes. A chaque fois, Sattouf se met en scène, il raconte ce qu’il voit, ce qu’il vit. Quant à Sfar, s’il se situe généralement plus dans la fiction, il cède aussi au genre autobiographique à travers ses carnets de dessins qu’il publie. Parfois c’est passionant (Greffier par exemple, qui raconte le procès des caricatures de Mahomet), parfois ça n’a aucun intérêt (comme quand Sfar raconte la matinée où il est allé chercher un chien à la SPA de Gennevilliers).
Pour comprendre un peu la tendance, il ne faut pas perdre de vue que la décennie a aussi vu l’essor des blogs sur Internet, et entre autres des blogs de bande dessinée. Via un blog BD, on peut raconter sa vie en dessins, et certains qui s’y sont essayé ont gagné une vraie notoriété en étant à présent des auteurs « papier » très connus. C’est par exemple le cas de Boulet qui publie ses Notes en papier après une première parution sur Internet, ou celui de Pénélope Bagieu qui, avec son alter égo de dessin Pénélope Jolicoeur, conquiert les rayonnages de la Fnac après avoir triomphé sur le Net.
L’essor de la « BD vérité »
Autre variante de l’autobiographe: les carnets de voyage, représentés dans mon top par Le Photographe (21ème place) ou Pyongyang (17ème place). Le genre a explosé pendant la décennie grâce notamment à Guy Delisle, l’auteur de Pyongyang, qui, outre son voyage en Corée du Nord, signe aussi un carnet de voyage en Chine et un en Birmanie. Il y a aussi Joann Sfar qui raconte un voyage en Inde dans son carnet Maharadja, Nicolas Wild qui raconte son expérience afghane dans les deux tomes de Kaboul Disco ou Ted Rail avec La route de la Soie en lambeaux qui relate un périple en Asie Centrale. Il faudrait un jour s’amuser à placer sur une carte tous les carnets de voyage publiés en BD: je crois que les régions qui ont été « épargnées » sont rares.
Le succès des carnet de voyage est intéressant à analyser, car ils relèvent des deux grandes tendances que je voulais montrer (et font donc une transition parfaite de l’une à l’autre!): l’autobiographie et ce que j’appellerai la « BD vérité ». Comprendre: tout ce qui est reportage en bande dessinée ou BD qui plonge ses racines dans l’actualité. Dans mon top, outre Delisle, c’est par exemple Davodeau avec Un homme est mort (25ème) ou Les Mauvaises Gens (8ème). Mais au-delà de mon classement, je pourrais évoquer d’autres albums qui relèvent de la tendance, ou encore les reportages en bande dessinée publiés dans la revue XXI. Lentement mais sûrement, la BD s’affirme de plus en plus comme un format journalistique à part entière.
L’affirmation du moi et la BD vérité montrent que globalement les auteurs et les éditeurs ont pris des libertés avec les conventions et n’ont pas hésité à renouveler le genre. Dans le choix des histoires on le voit, mais aussi dans la narration, le style de dessin et le format, favorisé en partie par l’influence grandissante des productions étrangères, américaines et surtout japonaise. Cependant, les grands succès comme Titeuf ou Astérix montrent que le lecteur lambda reste aussi attaché à des BD plus conventionnelles.
Quelques gros éditeurs et plein de petits
Après avoir bouclé mon classement, je me suis aussi amusée à relever les différents éditeurs récompensés. Je souligne une fois de plus tous les biais dont souffre l’analyse, à commencer par le fait qu’elle se base sur un échantillon purement subjectif des BD que j’ai le plus aimé de la décennie. Il n’empêche, il se dégage des écarts assez impressionants: 12 pour Dargaud, 5 pour Delcourt, 5 pour Casterman, 4 pour Glénat/Vent d’Ouest, 2 seulement pour l’Association et Dupuis… Mon classement est dominé par une poignée de gros éditeurs, d’où émergent deux poids lourds: Dargaud et Delcourt. Et encore, j’ai pris en compte les premières éditions et non les traductions pour les ouvrages américains. Sinon les bouquins de Moore se seraient retrouvés aussi classés chez Delcourt (et on aurait vu débarquer Quartier Lointain et Jimmy Corrigan dans le classement, édités à l’étranger avant 2000, après en France). Ces chiffres ne reflètent pas tout à fait la réalité du marché, plutôt les éditeurs qui répondent le plus à mes intérêts. Neuf grands éditeurs actuellement concentrent à eux seuls les deux tiers des activités du secteur, précise l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée. Medias Participations (qui regroupe Dargaud, Dupuis, Blake et Mortimer…) est le groupe qui produit et vend le plus, devant Glénat et Delcourt.
Et après?
Au-delà des nouvelles tendances qu’elle a vu naître ou évoluer, la décennie 2000 aura été celle de la confirmation de l’essor du marché de la bande dessinée. Il n’est jamais sorti autant d’albums que depuis dix ans. 4.863 BD ont été publiées ainsi en 2009, dont 3.599 nouveautés. C’est trop? Pour une amatrice de BD comme moi, c’est clairement parfois difficile de suivre vu tout ce qui sort et, devant la masse, on ne peut s’empêcher d’être influencée par la mise en avant des les rayons ou les campagnes marketings (ce qui automatiquement favorise les grosses maisons). Les éditeurs, eux, doivent s’y retrouver et la tendance ne devrait pas faiblir trop vite. Mais rien ne dit qu’un retournement de conjoncture ne peut pas s’opérer, à la faveur d’un changement de mode ou bien du développement de la BD numérique qui s’annonce déjà comme une des évolutions à suivre dans la décade qui s’ouvre. Enfin, pour ce qui est des contenus, difficile de le prévoir. On peut simplement espérer qu’il y aura d’aussi bonnes histoires à lire dans les 2010’s que lors de la décennie passée.
Laureline Karaboudjan
Illustration: extrait de la couverture de Pilules Bleues, de Frederick Peeters
Et voici le tant attendu dernier volet du Top BD de la décennie, avec les albums classés de la 10ème à la 1ère place. Vous pouvez retrouver le reste du classement avec les BD de la 50e à 41e place, celles de 40 à 31, celles de 30 à 21 et celles de 20 à 11. Bon, là normalement c’est le moment où vous vous déchaînez en commentaire pour me demander pourquoi j’ai pas mis telle ou telle BD. Et c’est le moment où je vous explique pourquoi, ou alors où je vais courir me les procurer si je ne les ai pas lues! Très bonne année 2010 à tous!
10. Persépolis, tome 2 (Marjane Satrapi) – L’Association – 2001
Elle est devenue incontournable dès qu’on parle de l’Iran, au point que ça en devienne un peu agaçant. Il n’empêche, ce n’est pas pour rien. En signant Persépolis, la BD présente dans toute bibliothèque bobo qui se respecte, Marjane Satrapi n’a pas fait qu’un joli coup commercial. Perspéolis est un témoignage d’ampleur sur l’histoire iranienne depuis 1979, d’autant plus puissant qu’il assume sa subjectivité. La grande histoire est mêlée à la petite, celle du parcours de Marjane, qui grandit de tome en tome. Dans le deuxième opus, l’Iran et l’Irak rentrent en guerre, Marjane fume des cigarettes en cachette et préfère Michael Jackson à Dieu. C’est le début de l’adolescence, l’âge d’un certain éveil politique qui coïncide avec le durcissement du régime au début des années 1980. Avec ses désormais fameux traits tout en noir et blanc, doux même pour évoquer les pires horreurs, Marjane Satrapi a ouvert une grande fenêtre sur l’Iran contemporain, dont le passé proche ne cesse de résonner aujourd’hui. En étant détournée cette année par des opposants à Ahmadinejad, la BD prouve toute son actualité et a déjà atteint le statut d’oeuvre culte.
9. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, volume 1 (Alan Moore, Kevin O’Neill) – America’s Best Comics – 2000
Parce qu’Alan Moore ne pouvait pas être absent du top 10. Avec la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, le scénariste s’attaque une fois de plus à quelques monstres sacrés de la littérature de genre, en réunissant dans une équipe de proto-superhéros Wilhelmina Murray, Allan Quatermain, le Dr Jekyll, le Capitaine Némo et l’Homme Invisible. Ils mènent des aventures rocambolesque dans le Londres victorien si souvent dépeint, et notamment par Moore dans From Hell. Ca part dans tous les sens, ça explose ici, ça se bastonne là, le tout dans des couleurs incroyables. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, c’est la preuve, s’il en fallait, que la BD d’aventures à l’ancienne a encore de beaux jours devant elle.
8. Les mauvaises gens (Etienne Davodeau) – Delcourt – 2005
J’adore Etienne Davodeau. Voilà, c’est dit. Que ce soit pour son trait, élégant et subtil, ou la précision journalistique qu’il met dans l’élaboration de ses ouvrages, c’est à mon sens un des auteurs de la décennie. D’ailleurs, je mets les Mauvaises Gens dans ce top mais ça compte double avec Rural!. Mais le premier est le meilleur des deux à mon sens. La BD retrace, de l’après-guerre à l’accession au pouvoir de Miterrand, l’engagement militant dans les Mauges, une région rurale, ouvrière et catholique du Grand Ouest. Dans des terres volontiers conservatrices, la génération des parents de l’auteur se lance alors dans le syndicalisme, à la JOC –Jeunesse Ouvrière Chrétienne – puis à la CFDT. Sur la couverture de l’album, une cheminée d’usine se dresse face à un clocher d’église, résumant les contradictions, les déchirements, l’identité complexe des militants que Davodeau décrit. Il n’y a pas une page où l’on n’apprenne pas quelque chose. Et les pages sont nombreuses. Les Mauvaises Gens, ou le véritable journalisme de qualité en BD.
7. Pilules Bleues (Fréderik Peeters) – Atrabile – 2001
Des BD qui parlent du SIDA, on a l’impression d’en avoir lu des dizaines et de toujours savoir ce qu’on va nous raconter. Le syndrome Tendre Banlieue, sans doute. Pilules Bleues n’est pas de celles-là. Peut-être parce qu’elle est autobiographique, sûrement parce qu’elle est très bien écrite, cette bande dessinée fait partie de celles qui marquent durablement. L’auteur y narre sa propre rencontre avec Cati, jeune femme mère d’un enfant. Le courant passe bien entre eux et très vite Cati doit avouer à Frederik son lourd secret: elle est séropositive. Tout est raconté très simplement, sans pathos excessif ni atténuation volontaire. L’auteur ne se pose pas ni en martyr ni en héros: il témoigne d’une tranche de sa vie parce qu’elle a un réel intérêt. Une sacrée leçon à l’usage de tous les autobiographes de bande dessinée.
6. Le Cri du Peuple, Les heures sanglantes (Jean Vautrin, Jacques Tardi) – Casterman – 2003
En BD, Paris, c’est Tardi. Qu’il fasse déambuler Nestor Burma dans les différents arrondissements de la capitale ou qu’Adèle Blanc-Sec y combatte ptérodactyles et autres créatures étranges, la ville lumière s’illumine sous le crayon du dessinateur. Mais c’est peut-être avec le Cri du Peuple qu’il y rend le plus vibrant hommage, car il y associe un autre de ses traits constituants: l’engagement politique. En adaptant le roman de Jean Vautrin, Tardi raconte la Commune de Paris à travers une sombre histoire de vendetta, aux accents de polar, genre dont il se délecte. Le capitaine Tarpagnan, qui tourne casaque dès le début de la révolte, part à la recherche de Caf’Conc’, passionaria au visage d’ange et au sein lourd dont il est amoureux. Il va ainsi dans le Paris de 1871, des espoirs de mars aux massacres de mai. Tardi prend son temps pour raconter cette histoire: 4 volumes pour une grande fresque en format à l’italienne. L’idéal pour dessiner de superbes vues panoramiques de la capitale, radieuse ou en flammes.
5. De Cape et de Crocs, le Maître d’Armes (Alain Ayrolles, Jean-Luc Masbou) – Delcourt – 2007
Parfois les BD les plus classiques dans la forme restent les meilleures. Une ligne claire: classique. De belles couleurs: classiques. Un monde de cape et d’épées, époque vénitienne: classique. Mais avec des humains qui vivent aux côtés d’animaux humanisés qui parlent et se battent: déjà moins classique. Et s’ils parlent en alexandrins, en imitant le Don Juan de Molière, alors là c’est presque original. Le talent du scénariste fait le reste pour la plus formidable histoire d’aventure de la décennie. Surtout quand les héros quittent la Terre pour rejoindre la Lune. Là tout n’est plus que rimes, poésie et combats aux fleurets. Déjà 9 tomes sont parus, mais le huitième, Le Maître d’Armes, est mon favori. Dans des espaces magnifiques, le scénario permet à la fois d’aller vers des contrées inconnues, l’au-delà de la Lune, et d’amener ce qui sera la bataille finale dans le tome 9. Parfois, on a l’impression d’être dans une pièce de théâtre et, à chaque fois, après avoir relu les 9 tomes, je n’ai qu’une envie: non pas aller relire mes classiques, mais que quelqu’un enfin, dans les marges, pour les longs jours d’école, y ajoute des dessins à la manière De Cape et de Crocs.
4. Spirou, le journal d’un ingénu (Emile Bravo) – Dupuis – 2008
J’ai toujours aimé Spirou. C’est un classique avec Tintin, Astérix, Lucky Luke et d’autres. Mais depuis quelques années, la série est un peu en déshérence. J’aimais bien Tome et Janry même s’ils n’atteignaient pas le niveau du regretté Franquin. Par contre, les derniers de Morvan et Munurea ne m’ont vraiment pas plu. Mais depuis quelques années, Dupuis a lancé “Une aventure de Spirou et Fantasio par…” une collection de one shots dans lesquels carte blanche est laissée à un auteur. Et miracle, c’est souvent très bon. Spirou, le groom vert de gris s’est glissé à la treizième place de mon top, et l’album d’Emile Bravo se retrouve à une méritée 4ème place. Le trait, tout en douceur, colle avec ce qu’à voulu dire l’auteur. Un Spirou encore immature, déjà généreux, mais loin d’imaginer qu’un jour il vivra toutes ses aventures. Alors qu’il n’est qu’un groom dans un hôtel où se trame le début de la Seconde Guerre Mondiale, il est dépassé par les évènements. A sa manière, Spirou l’ingénu peut être vu comme une réinterprétation de Candide. Mais là où le héros du conte de Voltaire, après avoir vu tant d’horreurs, deviendra sage en choisissant de se couper des affaires du monde, de “cultiver son jardin“, chez le jeune Spirou germe à la fin de l’album les prémices du futur aventurier, toujours prêt à secourir la veuve et l’orphelin. En souvenir d’une jolie femme?
3. Donjon, Retour en fanfare (Joann Sfar, Lewis Trondheim, Boulet) – Delcourt – 2007
Si vous n’avez jamais lu Donjon mais simplement aperçu en librairie, vous vous demandez sans doute pourquoi cette série (car ici il faut parler d’une série dans son ensemble plus que d’un tome particulier) se retrouve à la troisième place. Bah oui: à première vue, l’album n’est pas très cher (et avec l’explosion des BDs à 22 ou 25 euros, il semble que pour les éditeurs le prix devienne un gage de qualité), les dessins sont colorés, les personnages sont animalisés. Pas de doute, c’est une série classique de heroic-fantasy pour enfants! Mais à y regarder de plus près, on change vite d’avis. Trondheim et Sfar au scénario. Larcenet, Blain, Boulet et d’autres aux dessins. Et l’on comprend que cette série de heroic-fantasy est un peu l’aboutissement de la nouvelle vague des dessinateurs et scénaristes français, qui ont tous plus ou moins gravité autour de l’Association (avant d’être récupérés par les “grands”, comme pour Donjon, publiée chez Delcourt). La série ne manque pas d’ambition puisque qu’elle veut raconter toute l’histoire d’un monde en différents cycles (Potron-Minet, Zénith, Crépuscule, auxquels s’ajoutent les cross-overs Donjon Parade et Monsters). De sa création à son crépuscule. Peut-être n’y aura-t-il jamais de fin, un peu à la manière d’un Balzac et sa Comédie Humaine, surtout que Sfar, notamment, a toujours d’autres projets en cours. Les deux scénaristes affirment que rien n’a été prévu à l’avance et qu’ils fonctionnent au coup par coup. Un peu comme Terry Pratchett, autre démiurge, qui dans les Annales du Disque-Monde, prétendait qu’il n’avait pas prévu grand chose et qu’il n’y avait pas de cartes précises. Au final, l’on se rend compte que tout prend forme au fur et à mesure et que dans la supposée incohérence un monde unique se crée. S’il ne fallait retenir qu’une BD, ce serait Retour en Fanfare, sixième tome de la partie Zénith, le cycle “principal” de la série. Parce que Boulet est au dessin et avec Kerascoet, Larcenet et Trondheim, c’est ceux qui incarnent le mieux le trait standard de la série. Parce que le canard Herbert revient chez lui et que cet album, chose assez rare, éclaire à la fois sur la partie Zénith, sur la partie Potron-Minet et sur des ébauches du Crépuscule. Mais je pourrais en sélectionner plein d’autres. J’ai un faible pour les Donjon Parade ou certains Monsters, comme Des soldats d’honneur, le plus tragique et poétique de tous.
2. Blacksad, Âme Rouge (Diaz Canales, Guarnido) – Dargaud – 2005
Rappelez-vous, c’était en 2000. Le premier tome de Blacksad, Quelque part entre les ombres, vraie bombe venue d’Espagne, sortait en France. Pourtant l’histoire, celle d’un chat détective privé, John Blacksad, dans le New York des 1950’s, a tout du polar habituel. Sauf que tout, mais absolument tout y est. Les dialogues savoureux, la voix off du privé, les réflexions cyniques et le scénario alambiqué côté plume. Le mouvement, le cadrage, les expressions du visage, la couleur côté crayon. Il faut dire que le dessinateur Juanjo Guarnido a fait ses classes dans les studios d’animation Disney, excusez du peu. Donc les personnages anthropomorphes à tête d’animaux, il maîtrise. Les aquarelles aussi. Le plus impressionnant, c’est peut-être de constater qu’après le premier tome, la série n’a fait que s’améliorer puisque des trois qui sont parus, je préfère le deuxième au premier et plus encore le troisième au second. Âme Rouge, ainsi que s’intitule le troisième opus, nous plonge en pleine chasse aux sorcières, à l’époque où la menace atomique hante les Etats-Unis. On y croise un décalque d’Einstein sous les traits d’une chouette, on reconnaît Allen Ginsberg en train de déclamer Howl en bison, et le sénateur McCarthy est un coq. Il n’y a pas une page qui ne soit pas un émerveillement graphique et le scénario rebondit comme il se doit. Depuis 5 ans, rien. Mais il paraît que le Tome 4 est prévu pour l’an prochain. Ah, vivement le changement de décennie…
1. Le Combat Ordinaire, les Quantités Négligeables (Manu Larcenet) – Dargaud – 2004
Je me suis parfois longtemps triturée le cerveau pour savoir si je classais une BD 26ème ou 27ème dans mon top. Cela n’avait pas vraiment d’importance. Pour le premier, le seul ou presque que l’on retiendra, donc le plus important, je n’ai pas hésité longtemps. Le Combat Ordinaire. Comme une évidence. La BD, très personnelle, scénarisée et dessinée par Manu Larcenet, réussit la prouesse d’allier deux récits très forts, notamment dans le tome 2, Les Quantités négligeables. D’un côté le récit de Marco, trentenaire, photographe névrosé qui ne peut pas se passer de son psy. Il tente de s’installer à la campagne. Il est le symbole de cette génération un peu perdue, qui ne sait pas trop pourquoi elle est là et ce qu’elle doit faire. Celle qui a regardé passer le temps. De l’autre un monde ouvrier en déshérence, dans un chantier naval. Marco fait régulièrement l’aller-retour entre sa maison de campagne et le port. Là, les ouvriers ont des gueules cassés, votent Front National ou coco et son père perd la mémoire. Entre les aléas de la vie quotidienne et la disparition d’un monde industriel, Larcenet livre une œuvre qui a su toucher la critique, les amateurs de BD et le grand public. On dépasse la bande-dessinée, on est dans une méditation sur la condition humaine, qui a la grand mérite de ne pas imposer sa vision, de seulement poser des pistes de réflexions. Entre désabusement, colère et, surtout, espoir.
Laureline Karaboudjan
lire le billetRVoici le troisième volet de mon top 50 des meilleures BD de la décennie. Ca chauffe, avec les BD de la 30ème à la 21ème place, après celles de 50 à 41 et celles de 40 à 31.
30. Retour au Collège (Riad Sattouf) – Hachette – 2005
Ah, les années collège… Celles où tout le monde est moche, où tout le monde le fait remarquer à tout le monde, où le chariage est élevé au rang d’art et où les histoires d’amour prennent une proportion démentielle alors qu’en fait, personne ne sort vraiment avec personne. Riad Sattouf, encore grand ado de 27 ans, a passé un mois dans un collège du XVIème arrondissement. Avec son dessin simple, il raconte ce qu’il voit, il note les expressions, tel un anthropologue qui étudierait cette période si cruelle qu’est l’adolescence. Depuis, il a fait un film, Les Beaux Gosses, qui est au moins aussi drôle que la BD qui l’a inspiré.
29. DMZ Public Works (Brian Wood, Ricardo Burchielli) – DC Comics – 2007
Improbable, une nouvelle guerre de Sécession au XXIème siècle? C’est en tous cas ce qu’imagine Brian Wood pour plonger New York dans une ambiance qui ferait passer Sarajevo en 1992 pour un camp de vacances. Dans la Big (rotten) Apple, on suit un jeune photographe de presse qui décide de capturer toutes les petites et grandes histoires d’une métropole en état de siège. Comme le scandale d’un chantier de reconstruction qui fait la saveur de ce 3ème tome, le meilleur de la série pour le moment. En filigrane, c’est le 11 septembre et l’Irak qui apparaissent dans les rues new yorkaises, sublimées par les impacts de balle et les graffitis omniprésents et auxquelles DMZ est une véritable déclaration d’amour.
28. Où le regard ne porte pas – 2 (Olivier Pont, Georges Abolin, Jean-Jacques Chagnaud) – Dargaud – 2004
Avez-vous parfois l’impression d’avoir vécu d’autres vies ? Et d’y avoir croisé les gens que vous côtoyaient tous les jours ? Si oui, alors Où le regard ne porte pas est fait pour vous. Une femme, quatre hommes, un symbole étrange qui se transmet à travers les siècles. Ce n’est pas ésotérique, cela ne va pas changer le monde, l’histoire est juste entre eux. Ils l’aiment, elle en aime un. D’un petit village italien à la forêt amazonienne, de la jeunesse à l’âge adulte. Tragique parfois. S’il y a quelque défauts dans le dessin, comme parfois les visages qui ont des sourires trop colgate et des traits trop carrés, l’ambiance intimiste et rêveuse est particulièrement agréable. Les deux albums forment un tout, ils n’ont d’ailleurs pas de titres propres, mais, si je devais marquer ma préférence, je la porterais vers le deuxième tome. Pour les trois dernières pages, la petite maison, le vieil homme, la mer, si bleue. Le plongeon.
27. De Gaulle à la plage (Jean-Yves Ferri) – Dargaud – 2007
Là où chez les Américains cela tient parfois du génie, en France, on est souvent très mal à l’aise pour jouer avec des personnages politiques contemporains, même s’ils sont morts depuis un certain temps. Seule la caricature donne l’impression d’avoir le droit de cité. En cela, De Gaulle sous le trait de Ferri est un bol d’air rafraîchissant. Justement, cela se passe sur la plage. Eté 56, le Général a pris du retrait et prend des vacances avec Tante Yvonne et son aide de camp. Toujours tête haute, on retrouve le grand Charles tantôt rêveur, tantôt passionné, toujours conscient de son destin. Même torse nu et en tongs. Et Ferri -oh tabou !- ose poser la question du désir libidineux. “Et cette petite secrétaire bilingue que vous aviez à Londres ?”, demande une fois sa femme. “C’est pour la France que j’étais à Londres, Yvonne. Pour la France“, répond le général. “Admettez que tout ça est très confus“. Tout en finesse, on ne peut que s’y attacher, comme on tombe amoureux des héros du Retour à la Terre du même scénariste avec le même principe d’une succession de scènes courtes.
26. Là où vont nos pères (Shaun Tan) – Dargaud – 2007
Enjoy the silence, nous chantait Depeche Mode il y a vingt ans. En dépouillant cette BD de mots, Shaun Tan raconte au mieux une histoire universelle, celle de l’immigration dans un pays étranger. Tout est contenu dans le dessin, le cadrage et le séquençage des planches. Toute en tons sépias, les cases sont brumeuses, envoûtantes et installent une ambiance inimitable. Ainsi, à l’instar d’un Fabrica (qui aurait pu figurer dans ce top, refrain connu…), Là où vont nos pères est une de ces bandes dessinées sans paroles qui marquent bien plus que certaines planches très bavardes.
25. Un homme est mort (Etienne Davodeau, Kris) – Futuropolis – 2006
Ce n’est pas le tonnerre qui s’est abattu sur Brest, le 17 janvier 1950, mais la déflagration était sûrement aussi violente. Lors d’une manifestation syndicale, un militant de la CGT, Edouard Mazé, est abattu par la police. Le réalisateur René Vautier est immédiatement dépêché sur place par le syndicat pour faire un film de la mort du martyr. Un demi-siècle après les événements, Kris a enquêté minitieusement pour reconstituer cette histoire rocambolesque, et qui donc fait une bonne BD, surtout quand c’est Davodeau au crayon.
24. La Frontière Invisible (François Schuiten et Benoît Peeters) – Casterman – 2002
Le talentueux duo belge n’a pas arrêté son exploration des Cités Obscures au tournant des années 2000, et c’est tant mieux! Dans la décennie, outre La Théorie du Grain de Sable (qui aurait pu, etc.), Schuiten et Peeters ont découvert pour nous, en deux albums, la Frontière Invisible. Roland, jeune géographe, intègre le Centre de Cartographie de Sodrovno-Voldachie. On le charge de réaliser une maquette extrêmement précise du territoire national, mais bien vite les pressions politiques s’en mêlent, pour pousser les projets expansionnistes que nourrit le pouvoir. Comme d’habitude, le tout est profondément poétique, servi par un dessin plus aérien que jamais. Comme aimait à le rappeler ce grand parano de Philip K. Dick, “la carte n’est pas le territoire“. Il aurait adoré ce diptyque.
23. Universal War One, Le Patriarche (Denis Bajram) – Quadrant Solaire – 2006
Dans toute bon film américain, il y a toujours le gros un peu làche mais finalement au grand coeur, et l’homme courageux, sourire enjôleur, tête brûlée. Ajoutez y un chercheur de génie, une équipe de gueules cassées, des vaisseaux, une guerre civile, une bonne dose de voyage dans le temps, des armes impressionnantes, le destruction de la terre, un zeste de folie humaine, de la bible new age, touillez fort et vous aurez Universal War One. Sans doute l’épopée de science fiction apocalyptique de la décennie. Mettons en avant le sixième tome, celui qui explique tout, notamment le rapport au voyage dans le temps. « Le continuum espace-temps est un tout cohérent : le temps y est la conséquence de tous les voyages qui y ont lieu et qui y auront lieu un jour. […] les héros d’UW1 n’ont pas modifié l’Histoire : ils ont leur propre histoire de tout temps. Si leurs actes avaient été différents, l’Histoire aurait toujours été différente de tout temps», a expliqué l’auteur, Denis Bajram dans l’annexe de son dernier tome.
22. Le Photographe, tome 1 (Didier Lefèvre, Emmanuel Guibert, Fréderic Lemercier)- Dargaud – 2003
Bon, soyons clairs, tous les ingrédients étaient réunis pour faire du Photographe une BD poignante. Elle se base sur un témoignage réel, celui de Didier Lefèvre, photographe envoyé en mission par Médecins du Monde pour rendre compte de l’installation d’un dispensaire de fortune au fin fond de l’Afghanistan, en 1986. Le pays étant tristement revenu dans l’actualité, les souvenirs du photographe, évoqués par un mélange de dessin très sobre et de clichés en noir et blanc, n’en résonnent que plus fort. Ajoutez à celà la mort de Didier Lefèvre peu de temps après la parution du dernier album de la trilogie et vous avez la série probablement la plus chargée émotionnellement de la décennie.
21. L’Âge de Raison (Matthieu Bonhomme) – Carabas – 2002
Dans la savane bleue, l’homme rouge marche. Guidé par ses instincts (et par la faim), il chasse. Seul. Heureusement, il se trouve un perroquet pour compagnon. Du coup il est moins seul. Et puis, quand l’hiver arrive, la chair du perroquet fait un bon amuse-gueule. Comme Jean-Jacques Annaud au cinéma avec La Guerre du Feu, Matthieu Bonhomme décrit la vie d’un homme préhistorique. Point de scénario, guère plus de dialogues, plutôt une longue promenade dans un univers aux couleurs hallucinées, où la simplicité des enjeux est compensée par une grande force narrative. Groumph.
Laureline Karaboudjan
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