Et voici le tant attendu dernier volet du Top BD de la décennie, avec les albums classés de la 10ème à la 1ère place. Vous pouvez retrouver le reste du classement avec les BD de la 50e à 41e place, celles de 40 à 31, celles de 30 à 21 et celles de 20 à 11. Bon, là normalement c’est le moment où vous vous déchaînez en commentaire pour me demander pourquoi j’ai pas mis telle ou telle BD. Et c’est le moment où je vous explique pourquoi, ou alors où je vais courir me les procurer si je ne les ai pas lues! Très bonne année 2010 à tous!
10. Persépolis, tome 2 (Marjane Satrapi) – L’Association – 2001
Elle est devenue incontournable dès qu’on parle de l’Iran, au point que ça en devienne un peu agaçant. Il n’empêche, ce n’est pas pour rien. En signant Persépolis, la BD présente dans toute bibliothèque bobo qui se respecte, Marjane Satrapi n’a pas fait qu’un joli coup commercial. Perspéolis est un témoignage d’ampleur sur l’histoire iranienne depuis 1979, d’autant plus puissant qu’il assume sa subjectivité. La grande histoire est mêlée à la petite, celle du parcours de Marjane, qui grandit de tome en tome. Dans le deuxième opus, l’Iran et l’Irak rentrent en guerre, Marjane fume des cigarettes en cachette et préfère Michael Jackson à Dieu. C’est le début de l’adolescence, l’âge d’un certain éveil politique qui coïncide avec le durcissement du régime au début des années 1980. Avec ses désormais fameux traits tout en noir et blanc, doux même pour évoquer les pires horreurs, Marjane Satrapi a ouvert une grande fenêtre sur l’Iran contemporain, dont le passé proche ne cesse de résonner aujourd’hui. En étant détournée cette année par des opposants à Ahmadinejad, la BD prouve toute son actualité et a déjà atteint le statut d’oeuvre culte.
9. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, volume 1 (Alan Moore, Kevin O’Neill) – America’s Best Comics – 2000
Parce qu’Alan Moore ne pouvait pas être absent du top 10. Avec la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, le scénariste s’attaque une fois de plus à quelques monstres sacrés de la littérature de genre, en réunissant dans une équipe de proto-superhéros Wilhelmina Murray, Allan Quatermain, le Dr Jekyll, le Capitaine Némo et l’Homme Invisible. Ils mènent des aventures rocambolesque dans le Londres victorien si souvent dépeint, et notamment par Moore dans From Hell. Ca part dans tous les sens, ça explose ici, ça se bastonne là, le tout dans des couleurs incroyables. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, c’est la preuve, s’il en fallait, que la BD d’aventures à l’ancienne a encore de beaux jours devant elle.
8. Les mauvaises gens (Etienne Davodeau) – Delcourt – 2005
J’adore Etienne Davodeau. Voilà, c’est dit. Que ce soit pour son trait, élégant et subtil, ou la précision journalistique qu’il met dans l’élaboration de ses ouvrages, c’est à mon sens un des auteurs de la décennie. D’ailleurs, je mets les Mauvaises Gens dans ce top mais ça compte double avec Rural!. Mais le premier est le meilleur des deux à mon sens. La BD retrace, de l’après-guerre à l’accession au pouvoir de Miterrand, l’engagement militant dans les Mauges, une région rurale, ouvrière et catholique du Grand Ouest. Dans des terres volontiers conservatrices, la génération des parents de l’auteur se lance alors dans le syndicalisme, à la JOC –Jeunesse Ouvrière Chrétienne – puis à la CFDT. Sur la couverture de l’album, une cheminée d’usine se dresse face à un clocher d’église, résumant les contradictions, les déchirements, l’identité complexe des militants que Davodeau décrit. Il n’y a pas une page où l’on n’apprenne pas quelque chose. Et les pages sont nombreuses. Les Mauvaises Gens, ou le véritable journalisme de qualité en BD.
7. Pilules Bleues (Fréderik Peeters) – Atrabile – 2001
Des BD qui parlent du SIDA, on a l’impression d’en avoir lu des dizaines et de toujours savoir ce qu’on va nous raconter. Le syndrome Tendre Banlieue, sans doute. Pilules Bleues n’est pas de celles-là. Peut-être parce qu’elle est autobiographique, sûrement parce qu’elle est très bien écrite, cette bande dessinée fait partie de celles qui marquent durablement. L’auteur y narre sa propre rencontre avec Cati, jeune femme mère d’un enfant. Le courant passe bien entre eux et très vite Cati doit avouer à Frederik son lourd secret: elle est séropositive. Tout est raconté très simplement, sans pathos excessif ni atténuation volontaire. L’auteur ne se pose pas ni en martyr ni en héros: il témoigne d’une tranche de sa vie parce qu’elle a un réel intérêt. Une sacrée leçon à l’usage de tous les autobiographes de bande dessinée.
6. Le Cri du Peuple, Les heures sanglantes (Jean Vautrin, Jacques Tardi) – Casterman – 2003
En BD, Paris, c’est Tardi. Qu’il fasse déambuler Nestor Burma dans les différents arrondissements de la capitale ou qu’Adèle Blanc-Sec y combatte ptérodactyles et autres créatures étranges, la ville lumière s’illumine sous le crayon du dessinateur. Mais c’est peut-être avec le Cri du Peuple qu’il y rend le plus vibrant hommage, car il y associe un autre de ses traits constituants: l’engagement politique. En adaptant le roman de Jean Vautrin, Tardi raconte la Commune de Paris à travers une sombre histoire de vendetta, aux accents de polar, genre dont il se délecte. Le capitaine Tarpagnan, qui tourne casaque dès le début de la révolte, part à la recherche de Caf’Conc’, passionaria au visage d’ange et au sein lourd dont il est amoureux. Il va ainsi dans le Paris de 1871, des espoirs de mars aux massacres de mai. Tardi prend son temps pour raconter cette histoire: 4 volumes pour une grande fresque en format à l’italienne. L’idéal pour dessiner de superbes vues panoramiques de la capitale, radieuse ou en flammes.
5. De Cape et de Crocs, le Maître d’Armes (Alain Ayrolles, Jean-Luc Masbou) – Delcourt – 2007
Parfois les BD les plus classiques dans la forme restent les meilleures. Une ligne claire: classique. De belles couleurs: classiques. Un monde de cape et d’épées, époque vénitienne: classique. Mais avec des humains qui vivent aux côtés d’animaux humanisés qui parlent et se battent: déjà moins classique. Et s’ils parlent en alexandrins, en imitant le Don Juan de Molière, alors là c’est presque original. Le talent du scénariste fait le reste pour la plus formidable histoire d’aventure de la décennie. Surtout quand les héros quittent la Terre pour rejoindre la Lune. Là tout n’est plus que rimes, poésie et combats aux fleurets. Déjà 9 tomes sont parus, mais le huitième, Le Maître d’Armes, est mon favori. Dans des espaces magnifiques, le scénario permet à la fois d’aller vers des contrées inconnues, l’au-delà de la Lune, et d’amener ce qui sera la bataille finale dans le tome 9. Parfois, on a l’impression d’être dans une pièce de théâtre et, à chaque fois, après avoir relu les 9 tomes, je n’ai qu’une envie: non pas aller relire mes classiques, mais que quelqu’un enfin, dans les marges, pour les longs jours d’école, y ajoute des dessins à la manière De Cape et de Crocs.
4. Spirou, le journal d’un ingénu (Emile Bravo) – Dupuis – 2008
J’ai toujours aimé Spirou. C’est un classique avec Tintin, Astérix, Lucky Luke et d’autres. Mais depuis quelques années, la série est un peu en déshérence. J’aimais bien Tome et Janry même s’ils n’atteignaient pas le niveau du regretté Franquin. Par contre, les derniers de Morvan et Munurea ne m’ont vraiment pas plu. Mais depuis quelques années, Dupuis a lancé “Une aventure de Spirou et Fantasio par…” une collection de one shots dans lesquels carte blanche est laissée à un auteur. Et miracle, c’est souvent très bon. Spirou, le groom vert de gris s’est glissé à la treizième place de mon top, et l’album d’Emile Bravo se retrouve à une méritée 4ème place. Le trait, tout en douceur, colle avec ce qu’à voulu dire l’auteur. Un Spirou encore immature, déjà généreux, mais loin d’imaginer qu’un jour il vivra toutes ses aventures. Alors qu’il n’est qu’un groom dans un hôtel où se trame le début de la Seconde Guerre Mondiale, il est dépassé par les évènements. A sa manière, Spirou l’ingénu peut être vu comme une réinterprétation de Candide. Mais là où le héros du conte de Voltaire, après avoir vu tant d’horreurs, deviendra sage en choisissant de se couper des affaires du monde, de “cultiver son jardin“, chez le jeune Spirou germe à la fin de l’album les prémices du futur aventurier, toujours prêt à secourir la veuve et l’orphelin. En souvenir d’une jolie femme?
3. Donjon, Retour en fanfare (Joann Sfar, Lewis Trondheim, Boulet) – Delcourt – 2007
Si vous n’avez jamais lu Donjon mais simplement aperçu en librairie, vous vous demandez sans doute pourquoi cette série (car ici il faut parler d’une série dans son ensemble plus que d’un tome particulier) se retrouve à la troisième place. Bah oui: à première vue, l’album n’est pas très cher (et avec l’explosion des BDs à 22 ou 25 euros, il semble que pour les éditeurs le prix devienne un gage de qualité), les dessins sont colorés, les personnages sont animalisés. Pas de doute, c’est une série classique de heroic-fantasy pour enfants! Mais à y regarder de plus près, on change vite d’avis. Trondheim et Sfar au scénario. Larcenet, Blain, Boulet et d’autres aux dessins. Et l’on comprend que cette série de heroic-fantasy est un peu l’aboutissement de la nouvelle vague des dessinateurs et scénaristes français, qui ont tous plus ou moins gravité autour de l’Association (avant d’être récupérés par les “grands”, comme pour Donjon, publiée chez Delcourt). La série ne manque pas d’ambition puisque qu’elle veut raconter toute l’histoire d’un monde en différents cycles (Potron-Minet, Zénith, Crépuscule, auxquels s’ajoutent les cross-overs Donjon Parade et Monsters). De sa création à son crépuscule. Peut-être n’y aura-t-il jamais de fin, un peu à la manière d’un Balzac et sa Comédie Humaine, surtout que Sfar, notamment, a toujours d’autres projets en cours. Les deux scénaristes affirment que rien n’a été prévu à l’avance et qu’ils fonctionnent au coup par coup. Un peu comme Terry Pratchett, autre démiurge, qui dans les Annales du Disque-Monde, prétendait qu’il n’avait pas prévu grand chose et qu’il n’y avait pas de cartes précises. Au final, l’on se rend compte que tout prend forme au fur et à mesure et que dans la supposée incohérence un monde unique se crée. S’il ne fallait retenir qu’une BD, ce serait Retour en Fanfare, sixième tome de la partie Zénith, le cycle “principal” de la série. Parce que Boulet est au dessin et avec Kerascoet, Larcenet et Trondheim, c’est ceux qui incarnent le mieux le trait standard de la série. Parce que le canard Herbert revient chez lui et que cet album, chose assez rare, éclaire à la fois sur la partie Zénith, sur la partie Potron-Minet et sur des ébauches du Crépuscule. Mais je pourrais en sélectionner plein d’autres. J’ai un faible pour les Donjon Parade ou certains Monsters, comme Des soldats d’honneur, le plus tragique et poétique de tous.
2. Blacksad, Âme Rouge (Diaz Canales, Guarnido) – Dargaud – 2005
Rappelez-vous, c’était en 2000. Le premier tome de Blacksad, Quelque part entre les ombres, vraie bombe venue d’Espagne, sortait en France. Pourtant l’histoire, celle d’un chat détective privé, John Blacksad, dans le New York des 1950’s, a tout du polar habituel. Sauf que tout, mais absolument tout y est. Les dialogues savoureux, la voix off du privé, les réflexions cyniques et le scénario alambiqué côté plume. Le mouvement, le cadrage, les expressions du visage, la couleur côté crayon. Il faut dire que le dessinateur Juanjo Guarnido a fait ses classes dans les studios d’animation Disney, excusez du peu. Donc les personnages anthropomorphes à tête d’animaux, il maîtrise. Les aquarelles aussi. Le plus impressionnant, c’est peut-être de constater qu’après le premier tome, la série n’a fait que s’améliorer puisque des trois qui sont parus, je préfère le deuxième au premier et plus encore le troisième au second. Âme Rouge, ainsi que s’intitule le troisième opus, nous plonge en pleine chasse aux sorcières, à l’époque où la menace atomique hante les Etats-Unis. On y croise un décalque d’Einstein sous les traits d’une chouette, on reconnaît Allen Ginsberg en train de déclamer Howl en bison, et le sénateur McCarthy est un coq. Il n’y a pas une page qui ne soit pas un émerveillement graphique et le scénario rebondit comme il se doit. Depuis 5 ans, rien. Mais il paraît que le Tome 4 est prévu pour l’an prochain. Ah, vivement le changement de décennie…
1. Le Combat Ordinaire, les Quantités Négligeables (Manu Larcenet) – Dargaud – 2004
Je me suis parfois longtemps triturée le cerveau pour savoir si je classais une BD 26ème ou 27ème dans mon top. Cela n’avait pas vraiment d’importance. Pour le premier, le seul ou presque que l’on retiendra, donc le plus important, je n’ai pas hésité longtemps. Le Combat Ordinaire. Comme une évidence. La BD, très personnelle, scénarisée et dessinée par Manu Larcenet, réussit la prouesse d’allier deux récits très forts, notamment dans le tome 2, Les Quantités négligeables. D’un côté le récit de Marco, trentenaire, photographe névrosé qui ne peut pas se passer de son psy. Il tente de s’installer à la campagne. Il est le symbole de cette génération un peu perdue, qui ne sait pas trop pourquoi elle est là et ce qu’elle doit faire. Celle qui a regardé passer le temps. De l’autre un monde ouvrier en déshérence, dans un chantier naval. Marco fait régulièrement l’aller-retour entre sa maison de campagne et le port. Là, les ouvriers ont des gueules cassés, votent Front National ou coco et son père perd la mémoire. Entre les aléas de la vie quotidienne et la disparition d’un monde industriel, Larcenet livre une œuvre qui a su toucher la critique, les amateurs de BD et le grand public. On dépasse la bande-dessinée, on est dans une méditation sur la condition humaine, qui a la grand mérite de ne pas imposer sa vision, de seulement poser des pistes de réflexions. Entre désabusement, colère et, surtout, espoir.
Laureline Karaboudjan
lire le billetQuatrième et avant-dernier volet du Top BD de la décennie, avec les albums classés de la 20ème à la 11ème place. Vous pouvez retrouver le reste du classement avec les BD de la 50e à 41e place, celles de 40 à 31 et celles de 30 à 21. Conclusion la semaine prochaine!
20.Blast, Grasse Carcasse (Manu Larcenet) – Dargaud – 2009
Blast vient de sortir, c’est la dernière oeuvre de Larcenet. Dans Le Combat ordinaire, le héros a un ami d’enfance, Bastounet. Gros, persuadé d’avoir raté sa vie, il part un jour sans retour. Sans que le lien soit formellement établi, Blast raconte un peu cette histoire sauf que le personnage, Polza Mancini, au lieu d’être un ouvrier est un écrivain gastronomique. Si, dans Le Combat ordinaire, il y a encore l’espoir, Blast, tout en encre de Chine, est une oeuvre très sombre. L’aboutissement d’un processus où l’homme devient clochard, où le présent, sous quelque angle qu’on le prenne, est sans issue. Polza est en garde à vue, il a fait “quelque chose à Carole“. Avant de tout avouer, il veut expliquer aux deux flics son parcours. Les raisons et ses blasts, ces moments où son esprit s’envole et qu’il atteint un stade d’extralucidité, que Larcenet traduit par des dessins de ses filles, les seuls instants en couleur dans un album en nuances de gris. Blast n’est que 20ème de ce top car il vient de sortir, car il y aura une suite et qu’il serait peut-être trop rapide de le classer plus en avant. Mais quelque chose me dit que dans le top 2010-2019 il sera plus haut. Beaucoup plus haut.
19. L’enquête corse (Pétillon) – Albin Michel – 2000
Pétillon a soupoudré la décennie des aventures de Jack Palmer. L’enquête corse reste ma préférée. C’est la plus drôle et la plus juste. Chaque dialogue est digne d’un Michel Audiard. La BD a connu un succès fou, au point d’être adaptée au cinéma dans un nanar bien de chez nous avec Jean Réno et Christian Clavier. Pétillon est un vieux de la vieille aujourd’hui. Mais sa capacité de toujours créer chaque semaine pour le Canard et une ou deux fois par an en format cartonné me surprendra toujours. Evidemment, les ficelles sont connues et on est rarement bouleversé. Mais, comme avec un bon Audiard, on sourit toujours, et, dans le cas présent, on ne peut s’empêcher d’aimer ces Corses qui savent reconnaître à l’explosion la distance et la longueur de la mèche.
18. Isaac le Pirate, Les Glaces (Christophe Blain) – Dargaud – 2002
Je suis une descendante de pirate, une vraie. C’est une histoire que je vous raconterai peut-être un jour. Donc, fatalement, j’ai une faiblesse pour les marins de tous bords, les tempêtes et les batailles. Quand on me demande mon prénom, je réponds toujours, Call me Laureline, référence à Moby Dick d’Herman Melville. Dans Isaac le Pirate, il y a tout ce que j’aime. Des pulsions sexuelles, des grands voyages, la mort. Rien que par sa couverture, Les Glaces est mon album préféré des cinq. Le navire dérive lentement, plus personne n’a vraiment de prise sur sa propre réalité. Les fantômes et la maladie les guettent, c’est certain. De là à dire qu’Isaac en oublierait sa bien-aimée, non bien évidemment. Mais il comprend, et nous avec lui, qu’il y a autre chose déjà.
17. Pyongyang (Guy Delisle) – L’Association – 2003
La République Populaire de Corée du Nord, ses paysages charmants, sa dictature, ses ateliers de dessin, sa dictature, ses monuments géants, sa dictature. Guy Delisle, après avoir raconté la Chine de Shenzen et avant de sortir ses Chroniques Birmanes, raconte son expérience nord-coréenne dans le meilleur de ses trois carnets de voyage. Pendant trois mois, l’auteur a encadré un atelier de dessin animé dans la dernière dictature stalinienne du monde. Ca n’a pas l’air funky comme ça – d’ailleurs, ça ne l’a pas vraiment été – mais ça a permis à Delisle de livrer un témoignage exceptionnel (très rares sont les Occidentaux à être admis en RPDC) sur la vie quotidienne de l’autre côté du 38ème parallèle. Le trait est simple, presque naïf, et sert du coup parfaitement un propos proprement hallucinant. Heureusement, dans l’enfer gris, l’auteur conserve humour et détachement. L’antidote au totalitarisme?
16. Lost Girls (Alan Moore, Melinda Gebbie) – Post Shelf Productions – 2006
Je le savais. Je l’ai toujours su. Alice cède volontiers à la concupiscence, Wendy se complait dans le stupre et Dorothy n’est qu’une petite cochonne délurée. Quand les héroïnes du Pays des Merveilles, de Peter Pan et du Magicien d’Oz se retrouvent dans un sanatorium autrichien à la veille de la première guerre mondiale, elles se racontent leurs histoires de cul. Trois âges (pour respecter la date de publication des trois ouvrages, ayant 20 ans d’écart chacun), trois expériences, une seule et même célébration de la vie quand l’Europe s’apprête à entrer dans une danse macabre. Une œuvre conçue en couple, puisque Melinda Gebbie, excellente aux pastels, est la compagne d’Alan Moore qu’on ne présente pas. Deux vieux amants qui, comme dans la chanson, savent “être vieux sans être adultes“.
15. Le Roi des Mouches, Hallorave (Mezzo, Michel Pirus) – Glénat – 2005
Le Roi des Mouches, à ne pas confondre avec Sa Majesté de la même espèce, c’est une sorte de gros trip à l’acide aux fondements particulièrement sombres. Le décor: un suburb américain lambda. Le héros: un adolescent paumé, complètement accro à ses pilules, au point de virer psychotique et d’adorer s’affubler d’un énorme masque de mouche. Et nous voici embringués pour une histoire où le sexe, la drogue et le rock’n roll ont rarement été aussi intimement liés en un cocktail démoniaque. Le dessin est très sobre et ne cache pas ses influences américaines (Burns ou Clowes). Il est sublimé par une mise en couleur toute particulière, aux tons psychédéliques. Les personnages se quittent, se retrouvent, se croisent, dans un scénario complexe, entêtant et addictif, vraie drogue dure. A lire en écoutant Joy Division ou les Black Angels.
14. Lincoln, Crâne de Bois (Olivier, Jérôme et Anne-Claire Jouvray) – Paquet – 2002
Chier. Putain. No Future. Lincoln est un cow-boy, fils d’une pute et d’un alcoolique. Élevé à coups de torgnoles, gueule cassée mais sacrément intelligent. Sacrément égoïste aussi. Et râleur. Bah ouais, Putain, Chier, pourquoi aimer la vie? Il rencontre Dieu qui croit en lui. Drôle d’idée. Il le rend immortel. Le Tout-puissant veut qu’il sauve le monde. Lui en a rien à faire. Chier, putain. Lincoln est la création d’une même famille, les Jouvray, aux dessins, au scénar et à la couleur. Le dessin est assez simple, les couleurs aussi, et le scénario est plaisant, mais chier, putain, ça marche. Peut-être parce qu’au delà d’un simple cow-boy râleur, cette BD dresse un tableau assez juste d’une certaine jeunesse. Un peu désabusée, un peu emmerdée, à la recherche du plaisir, pas vraiment de morale, ni de gauche ni de droite, mais qui, au final, ne peut pas s’empêcher d’avoir un grand coeur.
13. Spirou, le groom vert-de-gris (Yann et Schwartz) – Dupuis – 2009
Je crois que j’ai déjà un peu tout dit sur ce Spirou dans cette chronique. L’un des albums pour moi les plus réussis. Parce que Yann a réfléchi très longuement au scénario et que chaque case est un hymne à la bande dessinée, comme les films de Tarantino en sont au cinéma. Au point parfois d’en oublier le réel ? C’est ce que pensent certains esprits chagrins, comme Joann Sfar qui a accusé Yann d’antisémitisme latent et de prendre trop à la légère la Seconde Guerre Mondiale. Querelle de générations ? Peut-être. Moi, je continue de ne pas bouder mon plaisir, de lire et relire cette BD, car et c’est une évidence de l’écrire, c’est aussi par le rire que l’on prend conscience de l’horreur de la guerre.
12. Peter Pan, Crochet (Loisel)- Vents d’Ouest – 2001
Le deuxième Loisel de ma liste. La série que tous les amateurs de BD ont lu. Il fallait oser s’attaquer à cette oeuvre qui dans l’esprit de beaucoup tient un peu du monde des Bisounours, Disney oblige. Tragique par moments, certes mais Bisounours quand même. Avec Loisel, on est plus dans le Dickens, avec Peter Pan qui a une mère alcoolique et Jack l’Eventreur qui n’est jamais loin. Comme toujours il aura fallu une quinzaine d’années pour arriver au bout de ce cycle, sans doute plus symbolique des années 1990. Dans Crochet, on est dans une sorte d’apogée du principe de cette série. Des allers et retours permanents entre les mondes réels et féériques, de la couleur et du noir sans savoir où est le bien et le mal, des aventures physiques et un affrontement psychologique éprouvant. Et le crocodile, évidemment.
11. Le chat du rabbin, la Bar Mitsva (Joann Sfar) – Dargaud – 2002
Oui, d’accord, chaque nouvel album s’est retrouvé en tête de rayon dans les supermarchés culturels et le Chat du Rabbin, avec Titeuf et quelques autres, est sûrement un des plus gros succès commerciaux de la décennie. Mais est-ce immérité? Il suffit de se replonger dans le premier opus de la série pour se convaincre du contraire. Sfar met tous ses talents de conteur au service d’une histoire où les chats devisent de religion, les rabbins et les imams s’entendent et où l’on peut rire des Juifs sans risquer de procès mal-intentionnés. Une jolie fable sur la tolérance, bien écrite et érudite, illustrée par le trait inimitable de Sfar, le meilleur des dessinateurs qui ne savent pas dessiner. Ah, en ces mois hivernaux, je prendrais bien un thé à la menthe en caressant doucement le félin savant…
Laureline Karaboudjan
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