Une bonne BD sort pour démonter des théories du complot et rétablir des vérités scientifiques. Ce sont toutefois les premières qui font les meilleures histoires.
L’homme n’a jamais marché sur la Lune, c’est bien connu: tout a été tourné à Hollywood. La théorie du réchauffement climatique est une vaste blague, la preuve: Claude Allègre est contre. Et vous pensez vraiment que nous descendons du singe? Ce n’est pourtant pas ce que nous enseigne la Bible… Dans Fables Scientifiques, qui vient de sortir aux éditions Ca et Là, le britannique Darryl Cunningham passe en revue un certain nombre de ces théories fumeuses bien connues, notamment parce qu’elles hantent le Net, et il remet habilement les points sur les i en BD (au départ, c’était un blog).
L’ouvrage ne se présente pas comme un album traditionnel avec un ou plusieurs héros à qui il arrive des péripéties, mais plutôt comme un véritable documentaire scientifique porté en bande-dessinée, avec essentiellement des cases d’illustration sans bulles pour un texte en cartouches. Dans la forme, ça ressemble beaucoup à Saison Brune (dont je vous avais parlé ici) si ce n’est que, contrairement à la BD de Philippe Squarzoni, Fables Scientifique est beaucoup moins austère et, globalement, nettement plus digeste. Car il y a une économie de moyens bienvenue dans la déconstruction des mythes pseudo-scientifiques à laquelle se livre Darryl Cunningham. C’est à la fois précis mais concis, et les dessins sont simples et ludiques. Des qualités particulièrement appréciables quand on traite de théories scientifiques qui peuvent vite devenir rébarbatives.
L’auteur s’attaque à des théories du complot et des pseudo-vérités très “grand public”. De l’homéopathie au réchauffement climatique ou aux vaccins censés causer l’autisme: tous les sujets nous parlent. Au-delà de rétablir des vérités, l’auteur s’attache à démontrer que les canulars pseudo-scientifques servent souvent les intérêts de groupes de pression qui les entretiennent pour parvenir à leurs fins. Après tout, à en croire les lobbies des années 1950, la cigarette n’était pas nocive pour nos poumons.
Une des grandes qualités de l’auteur est de n’être pas dogmatique. Certes Darryl Cunningham s’attache à démontrer que les réponses valables à ces questions sont celles qu’apporte la science, mais il admet à de nombreuses reprises que celle-ci peut faire fausse route. Les affirmations scientifiques, comme toutes autres, ne sont pas à prendre pour parole d’Evangile. En revanche, ce qui importe (et c’est là la conclusion de son ouvrage) c’est la méthode scientifique, qui est celle du doute systématique et de l’expérience comme seule réponse viable.
Que serait Tintin sans mythes scientifiques?
La lecture de cet ouvrage m’a toutefois amené à une réflexion. Il est évidemment salutaire de démonter les fausses théories du complot de toutes sortes (à l’instar de la remarquable BD de Will Eisner sur le Protocole des Sages de Sion). Mais n’est-ce pas dans les complots que l’on puise les meilleures histoires et, donc, les meilleures BD? De longue date le neuvième art s’est fait fort d’exploiter des complots abracadabrants et des délires pseudo-scientifiques pour bâtir les plus belles aventures. Dans le registre historico-religieux, c’est par exemple la série du Décalogue, qui fait le postulat que Mahomet aurait dicté Dix nouveaux Commandements qui ont une résonance sur différents évènements historiques. Ou bien c’est le Triangle Secret, à l’intrigue qui rappelle celle du Da Vinci Code (postérieur à la série de BD) et mêle franc-maçons, sociétés secrètes de l’Eglise et mystérieux document.
Pour ce qui est des théories scientifiques boiteuses, le meilleur exemple reste probablement Tintin. Dans un hors-série que Science & Vie a consacré il y a une dizaine d’années au petit reporter, Serge Lehman (oui, le même qui signe La Brigade Chimérique et Masqué) note ainsi : «La réputation de sérieux dont jouit l’oeuvre d’Hergé est proverbiale. Des horreurs de la guerre sino-japonaise décrites dans le Lotus Bleu à la lutte des Picaros sud-américains en passant par la re-création d’une Autriche-Hongrie imaginaire pour Le Sceptre d’Ottokar, on a souvent dit qu’elles caractérisaient, dans le souci du détail, la minutie documentaire de l’auteur. Les choses se compliquent lorsqu’on se penche sur la crédibilité scientifique de la série.» Et Serge Lehman au contraire d’énumérer les mythes pseudo-scientifiques qui jalonnent la série: entre autres choses le Yéti, l’astéroïde en Calysthène qui fait tout grossir, la sorcellerie Inca et bien-sûr la soucoupe volante de Vol 714 pour Sydney.
Serge Lehman explicite: «Comme les autres grands auteurs classiques, Jacobs avec la série des Blake et Mortimer, et Franquin dans Les Aventures de Spirou, Hergé s’inscrit dans une tradition particulière, celle du “merveilleux-scientifique”, c’est-à-dire la SF française qui va de Verne aux années cinquante». Profondément liée au roman d’aventure, génératrice par excellence de péripéties, cette tradition n’est pas scientifically correct et a longtemps été décriée par les élites culturelles française, ne re-gagnant du crédit que lorsque ses divagations se révèlent prémonitoires (chacun sait que le vrai premier homme sur la Lune, c’est Tintin et non Neil Armstrong). Il n’empêche que c’est elle qui fait rêver les enfants (et moi).
Laureline Karaboudjan
Illustration extraite de Fables Scientifiques, de Darryl Cunningham, DR.
lire le billetGringos Locos, un album qui met en scène les dessinateurs Morris, Franquin et Jijé, sort aujourd’hui. L’ouvrage a pourtant failli ne jamais voir le jour.
Yann et Schwartz, le tandem d’auteurs de l’excellent Spirou, le groom vert de gris (dont je vous avais parlé ici), reviennent dans les bacs avec Gringos Locos. L’album parait aujourd’hui et raconte l’épopée de trois auteurs mythiques du Journal de Spirou, Morris, Franquin et Jijé, partis aux Etats-Unis puis au Mexique en 1948 pour tenter de séduire Disney avec leurs dessins. Faire de dessinateurs des héros de BD (à l’instar certes des Aventures d’Hergé de Bocquet, Fromental et Stanislas) n’est pas la seule originalité de l’album. Il est également accompagné d’un fascicule de “droit de réponse” et d’un avertissement en guise d’incipit.
“L’album que vous tenez entre les mains n’est pas pour autant un documentaire scientifique ou un biopic historique. Il s’agit, en premier lieu, d’une aventure historique Les personnages, bien qu’inspirés de figures ayant existées, doivent avant tout à la libre interprétation des narrateurs”, explique un «avertissement au lecteur» en début d’album.
Et encore, c’est là un moindre mal. Il y a quelques mois, Isabelle Franquin, la fille du créateur de Gaston, et les enfants de Josph Gillain (Jijé) avaient carrément exigé la destruction pure et simple des albums déjà imprimés. D’après levif.be, ce ne sont pas moins de 35 000 exemplaires qui étaient ainsi menacés de partir au pilon sans autre forme de procès. Parmi les plus virulents, Benoît Gillain assurait ainsi au Soir: “Quand un collectionneur français nous a amené les planches publiées dans les journaux, la moitié de la famille a souhaité que cet album soit détruit et ne sorte jamais.”
Caricature blessante et malhonnête
Pour l’héritier de Jijé, la caricature truculente qui est faite de son père est à la fois fausse et blessante. “Les auteurs n’ont jamais connu mon père. Il n’avait rien à voir avec ce grossier personnage. L’image qu’on donne de lui est malhonnête. Derrière des faits à peu près exacts, on dessine quelqu’un qui jure tout le temps alors qu’il n’a jamais prononcé un gros mot de sa vie. Il porte un tricot de corps avec des bretelles, court parfois en caleçon : je ne l’ai jamais vu comme ça !”. Dans ce concert de reproches, seule Francine Morris, la veuve de l’auteur de Lucky Luke, a apprécié la bande-dessinée de Yann et Schwartz.
Finalement, un accord a pu être trouvé et la BD parait bien aujourd’hui, augmentée de son cahier “droit de réponse”. On ignore quels ont pu être les termes du débat entre Dupuis et les héritiers des auteurs en question, mais il est certain que la maison d’édition de Marcinelle, en banlieue de Charleroi, n’avait pas intérêt à se fâcher avec la brochette d’ayant-droits. En jeu, c’est l’image de marque de Dupuis qui aurait pu être écornée à travers ses personnages les plus connus (et par ailleurs véritables filons éditoriaux) qui appartiennent aux fonds Jijé et Franquin.
Dupuis semble même avoir pris son parti de la solution qui a été trouvée puisque sur son site, l’éditeur explique que “le premier tirage de cet ouvrage (45 000 ex) est enrichi d’un document de 10 pages réalisé en collaboration avec les familles Gillain et Franquin. Sous le titre “Droit de réponse et quelques questions“, Benoît Gillain témoigne sur ce voyage effectué l’année de ses 10 ans. Ce fascicule est illustré de photographies inédites extraites des archives familiales”.
Une bonne BD avant tout
Et l’album dans tout cela? Il n’est pas mauvais du tout et c’est sans doute le principal. On retrouve cette capacité de Yann et Schwartz de jouer avec de multiples références belges des années 40/50, la langue utilisée est parsemée d’expressions bruxelloises et si parfois le lecteur français ne comprendra pas exactement tous les mots (notamment les insultes), il tombera dans une ambiance agréable. Le récit est un pur road trip qui mène les héros de la côte Est à San Diego puis jusqu’au Mexique. C’est vivant et bien mené -même si ce n’est sans doute pas la BD de l’année non plus- et je suis curieuse de voir ce que donnera le deuxième tome, si les deux auteurs arriveront à trouver un sens à l’aventure où si cela tournera un peu en rond.
Découvrir la face cachée, ou tout du moins la face rêvée de ces trois mythes de la BD belge est tout de même plus qu’agréable car assez rare. Peut-être que Jijé ne jurait pas ainsi, peut-être que Morris n’allait pas si souvent aux putes et Franquin ne pouvait sans doute pas être aussi dégingandé que Gaston Lagaffe. Yann et Schwartz ont utilisé leur liberté d’auteurs pour nous proposer un récit enlevé et pour montrer une image de monstres sacrés de la BD bien différente de celle que l’on a lorsqu’on lit Spirou ou Lucky Luke. On s’attache à ces personnages, rendus furieusement sympathiques, car pleins de défauts, donc délicieusement humains.
Laureline Karaboudjan
Illustration : extrait de la couverture de Gringos Locos, DR.
lire le billet“Le groom vert-de-gris” fait partie de mes albums préférés parus cette année. Yann au scénario et Olivier Schwartz continuent, comme dans “Le journal d’un ingénu” d’Emile Bravo, de plonger Spirou au cœur de la Seconde Guerre Mondiale. Mais là où “Le journal d’un ingénu”, que j’aime également beaucoup, est tout en ambiance feutrée, “Le groom vert-de-gris” prend le parti de l’aventure rocambolesque, un peu à la manière d’un “Inglorious Basterds” au cinéma. Et comme le film de Tarantino, la bande-dessinée est truffée de références. L’intertextualité, comme dans une grande œuvre littéraire, y est si forte qu’elle donnerait sans doute des palpitations de plaisir à Gérard Genette. Aussi, pour rendre hommage à cet album indispensable, je me suis amusée à dénicher toutes les clins d’œil qui peuplent ses cases (d’autres sites s’y sont amusés aussi). Et vous, vous en avez d’autres?
Couverture : Ca ne vous rappelle pas La Marque Jaune? Moi, si.
Page 1 : La publicité pour le Cirage Blondin est un hommage a la série de Jijé “Blondin et Cirage“. On voit une rue “Robert Velter“, le nom du créateur du personnage de Spirou.
Page 5 : Le gag avec la peinture qui éclabousse les soldats allemands n’est pas sans rappeler une fameuse scène du Dictateur de Chaplin.
Page 8 : Le “Moustic Hotel” fait référence au journal “Le Moustique“, lancé par Jean Dupuis, des éditions du même nom. Dans la deuxième case, le colonel allemand s’en prend violemment à ses subalternes: “Non mais regardez-vous? Que sont devenus les jeuves fauves du Führer, l’orgeuil du IIIe Reich? Un ramassi d’incapables abrutis et obèses à force de s’empiffrer de bière et de moules-frites!” avec un plan serré sur les officiers gros. C’est une référence à Obélix et Compagnie où César s’en prend à ses généraux pages 12 et 13. L’un, énorme lui dit: “Souviens-toi de nos campagnes, César! Nous avons fait plier le monde devant nos legionnaires!” et César de répondre: “vois ce que tu es devenu! Oui! Voyez ce que votre or, vos villas, vos orgies ont fait de vous! Des décadents!”
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