Les Américains se demandent si l’acolyte français du super-héros peut être musulman, d’origine algérienne et de Clichy-sous-Bois.
La maison d’édition DC, qui domine le marché des BD américaines de super-héros avec son homologue Marvel, a donné vie le mois dernier à un justicier costumé made in France. Dans les éditions de décembre de Batman Annual et de Detective Comics Annual, le célèbre homme chauve-souris recrute un affidé en France: Nightrunner. Mais sous le masque noir du “coureur nocturne”, point de Julien, Marc ou Paul mais… Bilal (peut-être une référence à Enki Bilal). Bilal Asselah a 22 ans, il est français d’origine algérienne, musulman et habitant de Clichy-sous-Bois. Une identité qui a évidemment fait réagir certains commentateurs réactionnaires outre-Atlantique.
Le magazine Death and Taxes rapporte ainsi quelques réactions sur la blogosphère conservatrice, qui globalement ne comprend pas pourquoi Batman est allé chercher un partenaire là où ont éclaté les émeutes de 2005 plutôt que de recruter un “vrai Français”. Ainsi pour Avi Green, «Bruce Wayne va en France où il ne recrute pas un véritable garçon ou fille française avec un vrai sens de la justice, mais plutôt un représentant d’une minorité ‘oppressée’».
Pour le scénariste britannique David Hine, qui a créé le personnage, il était au contraire logique que le super-héros français vienne des cités. «Le processus d’écriture d’une histoire est complexe et j’ai fait attention à beaucoup de choses. Sous le gouvernement Sarkozy, l’actualité française est dominée par les banlieues et les problèmes de ses minorités éthniques. C’est devenu inévitable que mon héros ait une origine franco-algérienne” explique l’auteur, qui souligne qu’il a «créé le type de héros de comic qu’il souhaiterait voir s’il était Français».
Ce genre de polémique revient régulièrement et l’histoire des comics en est truffée. Récemment, à peu près les mêmes voix conservatrices se sont élevées contre Marvel, qui, selon elles, serait partisane, c’est-à-dire soutenant la cause démocrate, alors que les super-héros devraient être juste patriotiques, au-dessus des partis.
Depuis la fin des années 1950, la bande-dessinée de super-héros s’est de plus en plus affranchie du carcan du fameux Comics code authority (CCA), un ensemble de règles très contraignantes qui empêchaient les scénaristes d’aborder toutes sortes de thématiques sociales. Ainsi, au cours des 50 dernières années, les comics se sont de plus en plus fait le reflet de leur temps, via des innovations souvent jugées provocantes au moment de leur parution. Quelques exemples entre mille: Stan Lee décidant de s’affranchir du CCA pour aborder le problème de la drogue dans Spiderman en 1971, l’apparition de super-héros noirs (là encore, Stan Lee, qui créé Black Panther en 1966) ou bien la plus récente homosexualité de Batwoman (dans un ironique pied de nez à l’histoire, puisque le personnage de Batwoman avait été créé, en 1956, pour nier la supposée homosexualité de Batman affirmée par le retentissant pamphlet anti-comics Seduction of the Innocent, paru deux ans plus tôt).
Nightrunner est révélateur de la perception anglo-saxonne des problèmes français
(Yamakasi)
On pourrait donc considérer que Nightrunner est simplement la dernière pierre posée à ce vaste édifice d’actualisation des super-héros. Et c’est sûrement le cas. Derrière la promotion ce super-héros d’origine étrangère et musulman, il y a évidemment un propos politique. Alors que le terrorisme islamiste constitue la plus grande menace pour l’Occident dans le discours ambiant, le choix de mettre derrière un masque de justicier un jeune musulman n’est pas anodin. C’est d’ailleurs ce qui fait réagir les blogueurs conservateurs américains: pour eux, un arabe ne peut être un partenaire de ce bon justicier qu’est Batman.
Dans un billet qu’il consacre au sujet chez Smith-d’en-face, le compère Sébastien Naeco explique avec sincérité comment lui-même, par excès inverse (trouver l’initiative formidable parce qu’elle serait un contre-pied inattendu) s’est rendu complice de la stigmatisation: «J’ai voulu d’abord justifier le choix d’un héros musulman et prendre la défense des auteurs face à cela en cherchant des arguments… forcés. Or, justifier, c’est justement accepter tacitement l’ostracisme, la stigmatisation, comme si cela n’était pas naturel qu’un musulman puisse être un héros, voire un super-héros, et qu’il faille absolument ajouter un billet de cent ou une lettre de recommandation avec le passeport du personnage car, sait-on jamais, ça pourrait bloquer quelque part.» Il n’empêche, pour susciter telle réaction, l’initiative est belle et bien originale et reflète probablement une évolution sociale. D’ailleurs, c’est un propos largement développé dans les premiers épisode de ce nouveau héros: la thématique de la discrimination ethnique y est explicite, notamment à travers le masque qui permet au Nightrunner d’y échapper.
Clichés-sous-bois
Mais voir uniquement Nightrunner comme un «progrès» culturel ou social, ce serait occulter ses côtés très caricaturaux. Bilal, qui habite donc Clichy-sous-Bois (où, à en croire la BD, il y des émeutes continuelles depuis vingt ans) est devenu super-héros parce que son meilleur ami, Aarif, s’est fait tuer… par la police, ce qui a déclenché les inévitables émeutes. Les auteurs n’ont pas poussé le cliché jusqu’à faire mourir Aarif dans un transformateur électrique, mais le parallèle avec 2005 est évident. Et puis Bilal, qui se présente comme un «musulman sunnite» (aucun musulman français ne prendrait spontanément la peine de préciser ce détail), va évidemment faire sa prière sur un tapis avec sa mère voilée sur les toits de la cité..
C’est de bonne guerre: c’est un des traits des comics grand-public de manier un certain nombre de lieux communs et de s’y complaire. Ce n’est d’ailleurs pas le seul du Comic: les premières pages nous entraînent entre les gargouilles de Notre-Dame et les catacombes. Il devient du coup très intéressant de mon point de vue de Française de lire Nightrunner puisqu’on peut y déceler une certaine perception outre-Atlantique de nos grands enjeux nationaux. Il est donc question de sécurité (on nous présente une France en quasi guerre civile), de minorités visibles, de l’opposition entre un centre-ville bourgeois, «capitale de la romance, du luxe et de la nourriture» et des banlieues délaissées. Quand on y assassine quelqu’un, c’est soit un leader syndical ayant des accointances au PCF, soit le leader d’un parti d’extrême-droite (avec des symboles nazis en arrière-fond de ces meetings, chose possible au Danemark, mais impossible en France). Même si le tout est ponctué de nombreuses maladresses et de quelques passages obligés, on ne peut s’empêcher de parcourir cette vision de la France avec intérêt. Ne serait-ce que parce que le chef de la police s’appelle Henri Lafayette.
Laureline Karaboudjan
Illustration : Extrait de Nightrunner, Batman Annual #28, DR.
PS : Vous pouvez en profiter pour relire mon billet sur les super-héros à la française. On y retrouve notamment Shaango, un éducateur de banlieue qui à le pouvoir de lancer des éclairs et qui est en conflit permanent avec la police.
lire le billetEn BD aussi, l’Afrique c’est souvent les clichés
Une ambiance de fête, des résultats inattendus, du football, et puis une guérilla sécessionniste, des armes, du sang, des larmes, de la sueur. Un peu comme si tous les clichés du continent africain s’étaient donné rendez-vous à Cabinda la semaine dernière et en Angola en général. Des clichés sur l’Afrique également véhiculés par la bande dessinée.
Evidemment, il y a Tintin au Congo. Impossible de ne pas en parler, c’est un peu la matrice des clichés sur l’Afrique en BD. Tout y passe : les Noirs sont fainéants (“Moi y’en a fatigué”), lâches, bêtes (“Li missié blanc très malin”). L’Afrique de Tintin, c’est une Afrique où l’on vit dans des cases perdues au milieu d’animaux sauvages, avec le bon missionnaire blanc comme point de repère. Nulle peine d’en rajouter, la BD est connue de tous, les raisons de ses torts aussi: elle a été écrite en 1930-1931, à l’apogée de l’empire colonial belge et publiée dans un journal de la droite chrétienne, Le Petit XXème. A l’époque où en France, on organise une exposition coloniale tout aussi nauséabonde. Soulignons plutôt que Tintin au Congo n’est malheureusement pas un cas isolé, et qu’à l’époque, l’Afrique en bande dessinée c’est nécessairement des clichés. Cette histoire continue encore aujourd’hui de faire régulièrement polémique, notamment à l’étranger. Elle a ainsi été retirée des rayons de la bibliothèque de Brooklyn.
Il en va ainsi de ce qu’on considère généralement comme le premier personnage noir à apparaître dans la bande dessinée américaine. Dès son premier comicstrip publié en 1934, Madrake Le Magicien est accompagné de Lothar, son meilleur ami qu’il a rencontré en Afrique, sûrement dans une ancienne colonie allemande vu le prénom… Lothar était “Prince des Sept Nations”, une fédération de tribus de la jungle, mais a préféré renoncer à sa chance d’accéder au trône pour suivre Mandrake dans ses aventures. Et évidemment, le brave Lothar est un concentré de clichés: il parle un très mauvais anglais, s’habille de peaux de bêtes et se coiffe d’un fez. Il est surtout plus réputé pour sa montagne de muscles que pour ses aptitudes mentales. Le parfait compagnon de ce grand esprit (blanc) de Mandrake. Citons également Ebony White, le side-kick du Spirit, le détective imaginé par Will Eisner, qui est un bon exemple de la description caricaturale des noirs (lèvres hypertrophiées, mauvaise diction…) que l’on retrouve dans bien d’autres BD.
Mais revenons à l’Afrique. Avouons-le, certains clichés ont du bon, comme celui qui veut qu’elle soit une terre d’aventures. Ce ressort nourrit une série comme Jimmy Tousseul, qui nous emmène avec un jeune garçon dans des péripéties africaines rocambolesques et… pleines de clichés. Braconniers d’ivoire, trafiquants d’armes ou de drogue, fils de dignitaire qui s’appelle Napoléon, c’est encore une “certaine Afrique” que nous dépeignent les auteurs de Jimmy Tousseul, qui cède volontiers à l’exagération. Mais leur en veut-on vraiment, tant cette Afrique là permet des aventures pleines de rebondissements? Surtout que l’aventure est le seul moteur de ces clichés (alors que chez Tintin, on peut y ajouter le racisme).
Un portrait juste de l’Afrique
Heureusement, toutes les BD se déroulant en Afrique n’enfilent pas les clichés comme des perles. Certaines BD “sérieuses” tentent au contraire de dépeindre un portrait juste de l’Afrique. A commencer par ses drames. Comme la série Rwanda 1994 de Masioni, Grenier et Austini. Elle raconte le Rwanda touché par la guerre civile, dans toute son horreur. Très engagés, les auteurs n’hésitent pas à suivre la thèse contestée qui affirme que l’armée française a non seulement apporté une aide logisitque aux génocidaires mais a aussi participé aux massacres.
Parfois, la précision n’empêche pas la poésie. Replongez-vous dans les Ethiopiques de Corto Maltese pour vous en convaincre. Hugo Pratt nous emmène, pour quatre aventures du marin libertaire, dans l’Ethiopie de la fin de la première guerre mondiale. Un pays qu’il connaît bien puisqu’il y a vécu l’autre guerre mondiale auprès de son père, dans l’armée italienne. Signalons aussi Abdallahi, superbe bande dessinée basée sur le récit de voyage de René Caillé, explorateur du XIXème siècle. Il est le premier blanc à réussir à pénétrer dans Tombouctou, ville qui leur était alors interdite. Pour se faire il se grime en arabe et se fait appeler Abdallahi. Les paysages sont saisissants, l’atmosphère extrêmement bien rendue et tout sonne très juste.
Se débarrasser des clichés de l’Afrique en guerre, de la famine et du SIDA et peindre une vie quotidienne heureuse, c’est l’objectif avoué de Marguerite Abouet dans Aya de Yopougon. Elle y dépeint sa jeunesse à Abidjan, entre 1970’s et 1980’s, faite de cancans et d’amourettes, dans un langage fleuri hilarant. A l’instar du Persépolis de Marjane Satrapi, Aya est une vision partielle de la société ivoirienne, celle d’une fille de classe moyenne supérieure, avec une vie forcément plus tranquille et rigolote que celle des plus démunis. Mais comme les auteurs européens vont plus difficilement s’attacher à décrire cette vie moyenne qu’à dépeindre des grandes tragédies larmoyantes, il faut bien que les locaux fassent le boulot autobiographique.
Et la BD africaine alors?
Enfin “locaux”… Pas tant que ça. Si Aya a le succès qu’on lui connaît, c’est parce que Marguerite Abouet a émigré de Côte d’Ivoire en France, où elle aura pu trouver beaucoup plus facilement un éditeur pour son histoire. Exactement la même trajectoire que Marjane Satrapi d’ailleurs, dont on imagine bien qu’elle n’aurait jamais pu publier Persépolis en Iran. Pour autant, il existe aussi des auteurs africains sur place. On ne va pas se mentir : l’Afrique n’est pas une terre de BD comparable aux trois poids-lourds Europe, Etats-Unis et Japon. L’environnement économique africain rend difficile l’implantation de maisons d’éditions locales et donc l’émergence d’une bande dessinée d’albums, qui du coup se publie plutôt dans les journaux. Le site Africultures dresse un état des lieux de cette bande dessinée africaine, en recensant auteurs, éditeurs, associations, etc. Dans cet autre article, très intéressant, on découvre l’existence d’une “exception” dans le marasme de la BD africaine: Gbich!. “Plus de 300 numéros parus, 20 000 exemplaires diffusés chaque semaine, quinze auteurs de bande dessinée à plein-temps : Gbich ! a un poids économique et culturel indéniable à Abidjan. Savant équilibre de bandes dessinées en une page, de dessin de presse et d’articles sur la société, le magazine séduit la population ivoirienne qui se rue dessus chaque vendredi”. Fait par et pour des Africains, gageons que Gbich! est encore ce qui doit livrer le mieux une vision à peu près juste de l’Afrique contemporaine.
Laureline Karaboudjan
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