Ca sent le Fauve

Les jurés ont rendu publique leur sélection pour le 40ème festival d’Angoulême. Qui pourrait être distingué du Fauve d’Or le 3 février prochain?

C’est un des moments que les amateurs de BD attendent chaque année avec impatience. La sélection des oeuvres susceptibles d’être primées au prochain festival d’Angoulême vient d’être dévoilée. La liste comporte près de 60 ouvrages répartis en quatre catégories (sélection officielle, patrimoine, jeunesse et polar). Je vais surtout m’intéresser à cette première, dans laquelle figure le futur gagnant du Fauve d’Or, la récompense suprême du plus prestigieux festival de BD européen. De toutes façons, à part cette distinction et le Grand Prix, qui détermine le futur président du Jury, tout le monde se moque des autres récompenses.

Comme l’an passé, je vais essayer de me livrer au périlleux exercice des pronostics. Même si au final, ce n’est pas un de mes favoris qui l’avait emporté (j’ai été un peu déçue par les Chroniques de Jérusalem de Delisle), ce genre d’exercice est l’occasion d’évoquer quelques très bons albums, mes petits chouchous de l’année.

  • Les BD qui peuvent l’emporter

Mon grand favori est Vingt-trois prostituées de Chester Brown paru chez Cornélius. L’auteur, icône de la BD indépendante canadienne, revient sur 8 ans de fréquentation d’escort girls, de 1998 à 2004. Alors que la prostitution est chez nous un débat de société très actuel, il défend le droit de vendre son corps. Il explique pourquoi lui-même renonce à des relations non-tarifés et pourquoi il se sent mieux ainsi, à différencier clairement le sexe et l’amour. En noir et blanc, le style est précis et fin, presque documentaire sans que cela soit jamais ennuyeux.

Toujours en provenance d’Amérique du Nord, la Ruche de Charles Burns fait figure de prétendant très sérieux. Suite de Toxic le premier opus de ce qui doit être une trilogie, la Ruche conserve le même mystère et la même atmosphère hypnotique, entre rêve et réalité. Dans un univers absurde, l’esthétique des comix undergrounds côtoie les références à la mère de toutes les BD: Tintin. Un mélange détonnant, comme une synthèse de ce qu’est la bande-dessinée par delà ses différentes influences, qui peut séduire un jury éclectique.

Hors Zone est mon petit pari. L’auteur Blexbolex, de son vrai nom Bernard Granger, n’est pas le plus connu des sélectionnés, mais son travail est très intéressant. Illustrateur futuriste et expressionniste, il nous raconte ici dans cette suite de Crimechien, un héros au bord du gouffre, une histoire trépidante et absurbe dans une succession de très belles planches. En récompensant cet album, le jury d’Angoulême récompenserait le travail de toute la maison Cornélius dont il est l’une des deux têtes pensantes avec Jean-Louis Gauthey. D’ailleurs, je n’ai pas fait exprès, mais trois de mes favoris ont été publiés par cette maison d’édition.

Un autre éditeur que j’aime bien, récompensé il y a deux ans par l’entremise de Cinq mille kilomètres par seconde, c’est la maison suisse Atrabile. Et il se trouve qu’un de leurs ouvrages fait partie de la sélection: Heureux qui comme, de Nicolas Presl. J’ai déjà eu l’occasion de vous parler de cet auteur que j’affectionne tout particulièrement, dont la marque de fabrique est de réaliser des BD sans paroles, mais avec des dessins très expressifs, qui évoquent Cocteau et Picasso. Dans sa dernière BD, l’auteur quitte le passé plus ou moins lointain que prenaient pour cadre ses précédents albums pour nous délivrer une histoire contemporaine, entre Europe et Afrique, sur fond de coopération médicale et d’exploitation minière. Il s’essaye aussi à la couleur, présente par petites nuances très symboliques au fil de l’oeuvre. C’est comme d’habitude remarquable, et j’aimerais bien que ce soit remarqué.

Moi, René Tardi, prisonnier du Stalag, où Jacques Tardi raconte l’histoire de son père déporté, paraît aussi bien placé pour gagner. L’icône Tardi, la deuxième guerre mondiale, les camps… Les “mots-clés” y sont. Je ne me prononce pas, j’ai la BD dans ma bibliothèque mais je n’ai pas encore réussi à entrer dedans: il y a plus de textes que dans un Blake et Mortimer et cela me semble un peu trop didactique à mon goût. Mais le dessin de Tardi reste le dessin de Tardi…

Comment ne pas évoquer le deuxième tome de Quai d’Orsay? Si je vois mal la BD remporter le trophée suprême (elle n’a pas besoin de ça, forte d’un impressionnant succès de ventes), il serait injuste qu’une des meilleures BD des dernières années (je vous explique pourquoi ici) ne soit pas primée d’une façon ou d’une autre.

  • Ils ne gagneront pas mais vous pouvez quand même les lire

A l’instar de cette dernière oeuvre, il y a dans la sélection pour Angoulême un paquet de BD que j’ai beaucoup aimées sans que j’imagine toutefois qu’elle puissent décrocher le Fauve d’Or. Soit parce qu’elles sont trop insolites, pas assez consensuelles, pas dans la bonne sélection (en “révélations” ou en “série” par exemple), trop décalées ou, il faut bien l’avouer, parfois pas assez abouties.

C’est l’occasion pour moi de vous conseiller la série manga Thermae Romae de Mari Yamazaki. Le postulat de départ est complètement loufoque: et si un architecte romain spécialisé dans les thermes pouvait faire des voyages dans le temps et découvrir le Japon d’aujourd’hui et ses bains modernes? Véritable ovni du neuvième art écrit par une fondue de bains publics (oui, ça existe), c’est à la fois très drôle et véritablement passionnant. Si j’étais un peu sceptique après le premier album, Aâma tome 2 montre que Frédérik Peeters est toujours aussi habile pour créer des univers de science fiction onirique et apocalyptique. Peu optimiste sur la relation homme-machine, il se demande une fois de plus ce qu’il reste de notre humanité. Et puis la dernière BD de Brüno, Lorna, est également sélectionnée. Je vous ai dit tout le bien que j’en pensais ici.

Je suis également ravie de voir en sélection “révélation” le Singe de Hartlepool, première BD du prometteur dessinateur Jéremie Moreau, qui met en images un excellent scénario de Wilfrid Lupano. En pleines guerres napoléoniennes, un navire français échoue au large des côtes du nord de l’Angleterre. Là où on n’a justement jamais vu un Français de sa vie… Alors quand le seul survivant du navire s’avère être un singe en uniforme, il n’en faut pas beaucoup pour que les villageois d’Hartlepool soient persuadés qu’il s’agit d’un authentique Français qu’il convient de juger… La BD se lit toute seule et délivre un message puissant.

Signalons aussi la bonne surprise d’y voir Monsieur Strip, qui enchaîne les strips déjantés et renouvelle un genre un peu endormi. Même sourire adressé à Marion Montaigne et son Tu mourras moins bête, qui répond à toutes nos questions scientifiques de manière ludique et que j’aimerais bien voir salué d’une façon ou d’une autre à Angoulême.

  • Les absents de la sélection

Toute sélection en dit parfois plus lorsqu’on la lit en creux. Ainsi, certaines bonnes BDs sorties cette année n’ont pas été retenues alors qu’elles n’auraient pas dépareillé. Je pense par exemple au dernier tome de De Cape et de Crocs, De la lune à la terre, qui aurait pu récompenser l’ensemble de la série. La délirante mise en abyme, Contribution à l’étude du léger brassement d’air au-dessus de l’abîme, d’Ibn Al Rabin, publiée chez Atrabile, aurait très bien pu être retenue aussi. Trop conceptuel, peut-être, alors que c’est une des BDs les plus intelligements écrites que j’aie pu lire ces derniers mois. Le très kafkaïen Une métamorphose iranienne de Neyestani aurait également eu sa place, tout comme l’onirique Supplément d’âme d’Alain Kokor. Autant d’albums que je vous recommande chaudement, même s’ils n’auront pas la chance de s’orner d’un félin dans deux mois.

EDIT : Je n’avais pas vu, initialement, que Nicolas Presl faisait partie des sélectionnés. J’en fais un de mes favoris, pour les raisons exposées plus haut.

Laureline Karaboudjan

8 commentaires pour “Ca sent le Fauve”

  1. J’ai mis une petite pièce quand même sur le singe de Hartlepool ^^ Pour 23 prosituées, je le positionne aussi mais … bon allez, croisons les jambes, heu les doigts !
    Dans les absents, j’ajouterai : “En Silence” d’Audrey Spiry ou un album d’Aurélien Ducoudray, très actif en 2012 🙂
    (bel article en tout cas) ” J’aime ” !

  2. Je trouve étonnant de ne pas y trouver sélectionnnés « Le loup des mers » et « Georges et Tchang », de loin les meilleurs albums de l’année., peut-être sortis trop tard ou ostracisés pour cause d’éditeurs non fréquentables.

  3. @Oliv Je n’ai pas été tout à fait convaincue par “En Silence”, même si graphiquement c’est une BD assez impressionnante. En revanche, j’ai beaucoup aimé “Gueule d’Amour” de Ducoudray et ça aurait très bien pu être sélectionné.

    @Francis En effet, les deux albums auraient également mérité de figurer dans la sélection. “Georges et Tchang” est sorti avant “Heureux qui comme” de Nicolas Presl, ce n’est donc pas pour ça… Ah, mystères des sélections…

  4. il y a un quotat offcieux par éditeur et 12Bis n’a droit qu’à un album sélectionné, qui est le tome 3 de l’or et le sang
    Delcourt a 2 albums dans la sélection et en sélectionner un troisième l’aurait trop “favorisé” par rapport à ses concurrents.
    Reste le mystère Dargaud, qui, avec Urban Comics et Kana, totalise 6 livres sélectionnés. Mais j’ai l’impression que tous les ans, Dargaud est sur-représenté.

  5. Bonjour. Le dernier album de Chris Ware, Building Stories, hallucinant d’innovations, n’a aucune chance d’avoir un prix ?
    Peut-etre avez-vous fait un article dessus, je vais regarder.

  6. pour avoir un prix, Buildong Stories doit d’abord être traduit en français. Il me semble qu’il est prévu pour fin 2013, Donc à Angoulême en 2014 ?

  7. […] ont rendu publique la liste des albums en compétition pour les différentes récompenses, et Laureline Karaboudjan, de Slate, a déjà commencé à donner ses favoris. En gros, si vous cherchez un album à lire, prenez […]

  8. Heureux qui comme est une excellente bd je vous la recommande

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