Ca sent le Fauve

Les jurés ont rendu publique leur sélection pour le 40ème festival d’Angoulême. Qui pourrait être distingué du Fauve d’Or le 3 février prochain?

C’est un des moments que les amateurs de BD attendent chaque année avec impatience. La sélection des oeuvres susceptibles d’être primées au prochain festival d’Angoulême vient d’être dévoilée. La liste comporte près de 60 ouvrages répartis en quatre catégories (sélection officielle, patrimoine, jeunesse et polar). Je vais surtout m’intéresser à cette première, dans laquelle figure le futur gagnant du Fauve d’Or, la récompense suprême du plus prestigieux festival de BD européen. De toutes façons, à part cette distinction et le Grand Prix, qui détermine le futur président du Jury, tout le monde se moque des autres récompenses.

Comme l’an passé, je vais essayer de me livrer au périlleux exercice des pronostics. Même si au final, ce n’est pas un de mes favoris qui l’avait emporté (j’ai été un peu déçue par les Chroniques de Jérusalem de Delisle), ce genre d’exercice est l’occasion d’évoquer quelques très bons albums, mes petits chouchous de l’année.

  • Les BD qui peuvent l’emporter

Mon grand favori est Vingt-trois prostituées de Chester Brown paru chez Cornélius. L’auteur, icône de la BD indépendante canadienne, revient sur 8 ans de fréquentation d’escort girls, de 1998 à 2004. Alors que la prostitution est chez nous un débat de société très actuel, il défend le droit de vendre son corps. Il explique pourquoi lui-même renonce à des relations non-tarifés et pourquoi il se sent mieux ainsi, à différencier clairement le sexe et l’amour. En noir et blanc, le style est précis et fin, presque documentaire sans que cela soit jamais ennuyeux.

Toujours en provenance d’Amérique du Nord, la Ruche de Charles Burns fait figure de prétendant très sérieux. Suite de Toxic le premier opus de ce qui doit être une trilogie, la Ruche conserve le même mystère et la même atmosphère hypnotique, entre rêve et réalité. Dans un univers absurde, l’esthétique des comix undergrounds côtoie les références à la mère de toutes les BD: Tintin. Un mélange détonnant, comme une synthèse de ce qu’est la bande-dessinée par delà ses différentes influences, qui peut séduire un jury éclectique.

Hors Zone est mon petit pari. L’auteur Blexbolex, de son vrai nom Bernard Granger, n’est pas le plus connu des sélectionnés, mais son travail est très intéressant. Illustrateur futuriste et expressionniste, il nous raconte ici dans cette suite de Crimechien, un héros au bord du gouffre, une histoire trépidante et absurbe dans une succession de très belles planches. En récompensant cet album, le jury d’Angoulême récompenserait le travail de toute la maison Cornélius dont il est l’une des deux têtes pensantes avec Jean-Louis Gauthey. D’ailleurs, je n’ai pas fait exprès, mais trois de mes favoris ont été publiés par cette maison d’édition.

Un autre éditeur que j’aime bien, récompensé il y a deux ans par l’entremise de Cinq mille kilomètres par seconde, c’est la maison suisse Atrabile. Et il se trouve qu’un de leurs ouvrages fait partie de la sélection: Heureux qui comme, de Nicolas Presl. J’ai déjà eu l’occasion de vous parler de cet auteur que j’affectionne tout particulièrement, dont la marque de fabrique est de réaliser des BD sans paroles, mais avec des dessins très expressifs, qui évoquent Cocteau et Picasso. Dans sa dernière BD, l’auteur quitte le passé plus ou moins lointain que prenaient pour cadre ses précédents albums pour nous délivrer une histoire contemporaine, entre Europe et Afrique, sur fond de coopération médicale et d’exploitation minière. Il s’essaye aussi à la couleur, présente par petites nuances très symboliques au fil de l’oeuvre. C’est comme d’habitude remarquable, et j’aimerais bien que ce soit remarqué.

Moi, René Tardi, prisonnier du Stalag, où Jacques Tardi raconte l’histoire de son père déporté, paraît aussi bien placé pour gagner. L’icône Tardi, la deuxième guerre mondiale, les camps… Les “mots-clés” y sont. Je ne me prononce pas, j’ai la BD dans ma bibliothèque mais je n’ai pas encore réussi à entrer dedans: il y a plus de textes que dans un Blake et Mortimer et cela me semble un peu trop didactique à mon goût. Mais le dessin de Tardi reste le dessin de Tardi…

Comment ne pas évoquer le deuxième tome de Quai d’Orsay? Si je vois mal la BD remporter le trophée suprême (elle n’a pas besoin de ça, forte d’un impressionnant succès de ventes), il serait injuste qu’une des meilleures BD des dernières années (je vous explique pourquoi ici) ne soit pas primée d’une façon ou d’une autre.

  • Ils ne gagneront pas mais vous pouvez quand même les lire

A l’instar de cette dernière oeuvre, il y a dans la sélection pour Angoulême un paquet de BD que j’ai beaucoup aimées sans que j’imagine toutefois qu’elle puissent décrocher le Fauve d’Or. Soit parce qu’elles sont trop insolites, pas assez consensuelles, pas dans la bonne sélection (en “révélations” ou en “série” par exemple), trop décalées ou, il faut bien l’avouer, parfois pas assez abouties.

C’est l’occasion pour moi de vous conseiller la série manga Thermae Romae de Mari Yamazaki. Le postulat de départ est complètement loufoque: et si un architecte romain spécialisé dans les thermes pouvait faire des voyages dans le temps et découvrir le Japon d’aujourd’hui et ses bains modernes? Véritable ovni du neuvième art écrit par une fondue de bains publics (oui, ça existe), c’est à la fois très drôle et véritablement passionnant. Si j’étais un peu sceptique après le premier album, Aâma tome 2 montre que Frédérik Peeters est toujours aussi habile pour créer des univers de science fiction onirique et apocalyptique. Peu optimiste sur la relation homme-machine, il se demande une fois de plus ce qu’il reste de notre humanité. Et puis la dernière BD de Brüno, Lorna, est également sélectionnée. Je vous ai dit tout le bien que j’en pensais ici.

Je suis également ravie de voir en sélection “révélation” le Singe de Hartlepool, première BD du prometteur dessinateur Jéremie Moreau, qui met en images un excellent scénario de Wilfrid Lupano. En pleines guerres napoléoniennes, un navire français échoue au large des côtes du nord de l’Angleterre. Là où on n’a justement jamais vu un Français de sa vie… Alors quand le seul survivant du navire s’avère être un singe en uniforme, il n’en faut pas beaucoup pour que les villageois d’Hartlepool soient persuadés qu’il s’agit d’un authentique Français qu’il convient de juger… La BD se lit toute seule et délivre un message puissant.

Signalons aussi la bonne surprise d’y voir Monsieur Strip, qui enchaîne les strips déjantés et renouvelle un genre un peu endormi. Même sourire adressé à Marion Montaigne et son Tu mourras moins bête, qui répond à toutes nos questions scientifiques de manière ludique et que j’aimerais bien voir salué d’une façon ou d’une autre à Angoulême.

  • Les absents de la sélection

Toute sélection en dit parfois plus lorsqu’on la lit en creux. Ainsi, certaines bonnes BDs sorties cette année n’ont pas été retenues alors qu’elles n’auraient pas dépareillé. Je pense par exemple au dernier tome de De Cape et de Crocs, De la lune à la terre, qui aurait pu récompenser l’ensemble de la série. La délirante mise en abyme, Contribution à l’étude du léger brassement d’air au-dessus de l’abîme, d’Ibn Al Rabin, publiée chez Atrabile, aurait très bien pu être retenue aussi. Trop conceptuel, peut-être, alors que c’est une des BDs les plus intelligements écrites que j’aie pu lire ces derniers mois. Le très kafkaïen Une métamorphose iranienne de Neyestani aurait également eu sa place, tout comme l’onirique Supplément d’âme d’Alain Kokor. Autant d’albums que je vous recommande chaudement, même s’ils n’auront pas la chance de s’orner d’un félin dans deux mois.

EDIT : Je n’avais pas vu, initialement, que Nicolas Presl faisait partie des sélectionnés. J’en fais un de mes favoris, pour les raisons exposées plus haut.

Laureline Karaboudjan

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Copé et Fillon, la fin du combat des chefs

La guerre Copé-Fillon a enfin trouvé son épilogue. Dommage, elle me rappelait les meilleurs albums d’Astérix.

Ils sont deux chefs. L’un est sur des valeurs traditionnelles de son village. L’autre serait tenté de s’associer avec l’ennemi de toujours pour s’arroger la suprématie. Ils sont tellement opposés que le village a fini par être séparé complètement en deux. Certains membres, ne voulant pas choisir, se voient complètement écartelés. De qui parle-t-on? De Copé et de Fillon? D’Aplusbégalix et d’Abraracourcix? De Ségrégationnix et de Tournedix? Ou de Figatellix et d’Ocatarinetabellatchitchix?

L’affrontement entre Jean-François Copé et François Fillon a pris fin hier soir avec le triomphe du maire de Meaux. En tant qu’amatrice de BD, je suis déçue de cette fin si rapide (25h après la clôture des bureaux de vote, tout de même) car l’affrontement pour la tête de l’UMP était véritablement délicieux. C’était un concentré de gauloiseries et les bisbilles entre les deux camps rappelaient plusieurs albums d’Astérix, une série experte dans le genre de la farce politique.

Un combat interminable
Un peu comme lors de l’affrontement entre Aplusbégalix et Abraracourcix dans le Combat des chefs, on a eu l’impression que la bataille Fillon-Copé aurait pu durer éternellement. Si Fillon avait pu faire voter les sympathisants de droite et Abraracourcix avait pu prendre de la potion magique, cela aurait été plus simple. Là, une nuit a passé, et il n’y a toujours pas eu de vainqueur.

Peut-on faire des parallèles entre l’album et l’UMP? Peut-être… Le fait qu’Aplusbégalix soit prêt à vendre son âme aux Romains pour gagner rappelle les effets de manche de Jean-François Copé pour reprendre les thèmes du FN. En revanche, à part le côté notable de province, je ne vois pas trop ce qui rapproche Abraracourcix de François Fillon… Mais j’ai trouvé qui fait la Cocoe, cette instance qui a mis si longtemps à délibérer… C’est Panoramix, le druide qui est complètement dans les choux tout au long de l’album.

Des serviteurs plus ou moins fiables
L’album Le Grand fossé, vient ajouter à cette division entre des chefs, des serviteurs plus ou moins fiables. Qui est l’incarnation d’Acidenitrix, conspirateur à la tête de hareng? Nadine Morano, Valérie Pécresse? Je ne sais pas. Et pour les deux amoureux, Fanzine et Comix, je ne vois pas trop qui pourrait les incarner. Une histoire d’amour entre Rachida Dati et Eric Woerth? Peut-être…

C’est en tous cas l’album le plus politique de toute la série. L’histoire bien connue se déroule dans village séparé en deux par un fossé, dont chaque partie est dirigée par un chef, qui évidemment se détestent. S’il peut être vu comme une évocation du mur de Berlin (l’album est sorti en 1980), je crois qu’il s’agit surtout d’une métaphore des divisions droite-gauche. En effet, le chef de la partie droite, Ségrégationnix, qui partage les traits de De Gaulle et les postures de Louis XIV, se plaint que ses adversaires veulent mettre en place le SMIG (Sesterce Minimum d’Intérêt Gaulois), référence évidemment au SMIC. Et le chef de la partie gauche, Tournedix, propose lui le “pain, la paix et les congés payés”. Dans la guerre Fillon-Copé, je vois plutôt le premier en Ségrégationnix, dans une évocation de la droite classique, tandis que Copé serait plus proche du populaire/populiste Tournedix.

La bonne vielle méthode corse
Évoquons enfin Astérix en Corse… Puisqu’on est sur l’île de Beauté, les villages sont divisés. Pourquoi? On ne sait pas mais “c’est très grave”. On retiendra plutôt ici l’analogie avec le vote UMP pour leur conception très particulière de la démocratie. “Les urnes sont pleines avant les élections?”, demande ainsi Astérix. “Oui, mais on les jette à la mer sans les ouvrir, et après, c’est le plus fort qui gagne. Une coutume de chez nous”, répond Ocatarinetabellatchitchix. Une réponse qui rappelle la tentative de coup de force de Copé, annonçant prématurément sa victoire le dimanche soir. Pas étonnant non plus que les principaux soupçons de fraude viennent de Nice. Après tout, ce n’est pas si loin de la Corse…

Nous ne devons pas oublier que nous n’avons qu’un seul adversaire, la gauche”, répètent en boucle les partisans des deux camps pour diminuer les tensions. S’ils le pensent vraiment, ils devraient s’inspirer des Gaulois qui finissent toujours par s’allier à la fin des albums pour foutre une bonne dérouillée aux Romains.

Laureline Karaboudjan

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Spirou et Petraeus sont-ils tombés dans des pièges à miel?

L’affaire Petraeus remet en lumière la technique d’espionnage du piège à miel. Un classique de la BD, de Canardo à Spirou en passant par Largo Winch.

Le Merlan rentre dans la poissonnerie, je répète: le merlan rentre dans la poissonnerie”. En une métaphore piscicole, Canardo annonce que le piège se referme autour du ministre de la Culture belgambourgeois. Une femme, la quarantaine avancée, est prête à le séduire… L’actualité est parfois bien faite. Alors que la CIA et les forces armées américaines sont secouées par l’affaire Petraeus, une histoire de coucheries extra-conjugales, Sokal sort un nouvel épisode de Canardo chez Casterman, Piège de miel.

Certes pour l’affaire Petraeus, ce n’est sans doute pas exactement un honey trap. Peut-être une simple histoire de jalousies, mais le mélange détonnant d’espions, de sexe, et de secrets d’Etat rappelle les grandes heures du bloc de l’Est. Pendant la guerre froide, et encore aujourd’hui, certains services secrets se sont fait une spécialité d’utiliser des appâts sexuels pour voler des informations à l’ennemi ou le faire chanter. C’est la fameuse technique du honey trap, “piège à miel” ou “piège de miel”.

Sokal reprend ce bon vieux principe. Betty, surveillée par Canardo, doit conduire le ministre de la Culture vers une chambre d’hôtel où il sera filmé lors d’une partie fine torride. Mais rien ne se passe comme prévu. Il se met à neiger trop fort, et toute la petite troupe doit se dérouter vers un manoir appartenant à une famille noble désargentée. Comme d’habitude avec Canardo, le ton est truculent et désenchanté, la prostituée a des états d’âme, le piégé, qui a autant de morale que DSK, est aussi peu sympathique que les piégeurs, et, comble de malheur, il n’y a plus de Nutella!

Puisqu’il est une technique classique d’espionnage, on retrouve logiquement le piège à miel dans de nombreuses BD du genre. Dans Largo Winch – dont le dernier épisode, sacrément mauvais, vient de sortir- c’est une ficelle habituelle. Le piège à miel peut prendre différentes formes, de simples photos prises lors d’une partouze à la mise en scène plus sordide pour faire croire que la personne piégée a assassiné une jeune fille bien sous tous rapports. On passe alors du honey trap au snuff trap.

Dans certaines BD, le piège à miel est souvent une bonne excuse d’ailleurs pour montrer un bout de sein ou de fesse, car, c’est bien connu, les espionnes-prostituées ont le déshabillement facile.

Spirou cède aux charmes d’une espionne soviétique
Même Spirou, qui n’a pourtant pas une vie sexuelle trépidante, est, en quelque sorte, tombé dans un piège à miel. Dans le (remarquable) album Le Journal d’un ingénu, signé par Emile Bravo, on suit un épisode de la jeunesse du héros belge. A l’été 1939, Spirou n’est pas encore devenu l’aventurier que l’on connaît mais est toujours simple groom au Moustic Hôtel à Bruxelles. Un lieu loin d’être calme en cette époque troublée: deux délégations, polonaise et allemande, sont descendues à l’hôtel incognito pour tenter de trouver un compromis diplomatique à l’aube de la Seconde guerre mondiale. Mais le jeune Spirou, âgé de 16 ans et plutôt du genre à lire les aventures de Tintin que les chroniques diplomatiques, n’en a aucune idée. D’ailleurs, il ne sait même pas où se trouve la Pologne…

C’est dans ce contexte qu’il fait la rencontre d’une charmante soubrette blonde, du même âge que lui, qui vient d’être embauchée à l’hôtel. Volontiers aguicheuse, elle lui donne très vite rendez-vous hors de leur lieu de travail et les prémices d’une relation se nouent entre les deux adolescents. Mais la jeune fille pose autant de questions qu’elle est secrète sur ses origines, sa personnalité, ses convictions. La guerre éclate, et Spirou finit par perdre sa trace.

La vérité lui sera révélée par un agent de la Sûreté nationale. La jeune fille, Kassandra Stahl, était une agente du Komintern au service des Soviétiques. L’homme qu’elle avait un jour présenté à Spirou comme “son petit père en quelque sorte” était son chaperon, un espion du NKVD, le service de renseignements de l’URSS de Staline. Il aurait utilisé Kassandra pour faire capoter les négociations entre Polonais et Allemands, puisque l’URSS de son côté négociait avec les Allemands pour récupérer une moitié de la Pologne. Et Kassandra aurait usé de ses charmes auprès de Spirou pour faciliter son “enquête” au sein de l’hôtel.

Reste à savoir si la liaison était uniquement intéressée, ou si un amour véritable était en train de naître entre les deux jeunes gens. La BD laisse volontairement des points de suspension à cette question. En tous cas, Spirou tombe des nues devant tant de révélations. “Mais… Mais non! Ce n’est pas vrai! Elle voulait que les Polonais vivent en paix elle!” répond le jeune groom à l’agent de la Sûreté nationale. “Les gens du Komintern sont souvent des idéalistes en rupture avec la politique étrangère, pragmatique et cynique du parti communiste russe”, lui décrypte l’agent belge, pour qui Kassandra aurait été elle-même manipulée. Avant d’apprendre à Spirou qu’il ne reverrait probablement plus jamais son premier amour.

Laureline Karaboudjan

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Hergé et Tchang étaient-ils homosexuels?

C’est l’hypothèse que formule une -bonne- bande-dessinée qui vient de paraître : “Georges et Tchang, une histoire d’amour au vingtième siècle”.

En plein débat sur le “mariage pour tous”, la BD ne pouvait pas mieux sortir. Et elle fait déjà grand bruit. Dans Georges et Tchang, une histoire d’amour au vingtième siècle, parue depuis quelques jours aux éditions 12bis, Laurent Colonnier explore une hypothèse: et si Hergé et Tchang avaient été amoureux? Les personnages de cet album élégant, tout en nuances de gris, sont ainsi le célèbre créateur de Tintin et son ami, ou amant, Tchang Tchong-Jen.

Ce jeune étudiant en sculpture chinois, qui a pour la première fois croisé la route d’Hergé en 1934 à Bruxelles, a été à l’origine du plus important tournant qu’aient connu les aventures de Tintin. En effet, sous son influence, Hergé a fait du Lotus Bleu son premier album documenté, loin des clichés coloniaux et ouvertement dénonciateur de la politique japonaise de l’époque. Pour pousser le réalisme à son comble, Tchang avait même réalisé les idéogrammes présents dans les décors tout au long de l’album. Pour Laurent Colonnier, les liens entre Hergé et Tchang ont dépassé le domaine de l’artistique et une véritable histoire d’amour s’est nouée entre eux.

A l’origine de cette hypothèse, il y a une émission de télé, Apostrophes, à laquelle Hergé est invité. Le créateur de Tintin y commet un lapsus qui ouvre la porte aux interprétations psychanalytiques. La séquence est reproduite au milieu de l’album de Laurent Colonnier. Lorsqu’on lui demande quel est son album préféré, Hergé répond: “celui au Tibet, parce que c’est une histoire toute simple, où il n’y a pas de méchants, pas de mauvais… où il n’y a pas de gangster, où il n’y a rien. Simplement, c’est une histoire d’amou…d’amitié, comme on dit une histoire d’amour. Il part à la recherche de son ami et contre vents et marées il finit par le retrouver“.

Tintin et Tchang, doubles “je”.

Les deux amis dont Hergé parle, ce sont Tintin et… Tchang. Ce personnage de jeune Chinois, éternel adolescent comme Tintin, est apparu dans le Lotus Bleu. Il est une évocation transparente du “vrai” Tchang, une transposition dans la BD de l’étudiant chinois qui a éduqué Hergé à la Chine. D’ailleurs, la rencontre des deux personnages permet à Hergé de tisser une digression sur la méconnaissance réciproque des peuples. Alors que Tintin vient de le sauver de la noyade, le  jeune Tchang se demande pourquoi Tintin, un blanc, lui est venu en aide, alors qu’il croyait que “tous les diables étrangers étaient méchants” comme ceux qui ont massacré sa famille pendant la guerre des Boxers. Et Tintin de lui répondre que “tous les blancs ne sont pas mauvais mais les peuples se connaissent mal” avant de citer quelques clichés en vogue sur les Chinois : ils sont fourbes, cruels, mangent des oeufs pourris, des nids d’hirondelles et passent leur temps à inventer des supplices.

Des clichés dont Hergé truffait son oeuvre quelques mois avant de rencontrer Tchang Tchong-Jen. Il avait d’ailleurs donné des traits asiatiques à un bourreau chargé de supplicier Tintin dans Tintin au pays des Soviets… Bref, à bien des égards, Tchang et Tintin apparaissent comme des doubles de papier du “vrai” Tchang et de Hergé. Mais après le Lotus Bleu, le personnage de Tchang disparaît pour ne revenir que dans Tintin au Tibet. Un album très particulier, un de mes préférés de la série, qu’Hergé a réalisé alors qu’il traversait une grave dépression. Comme si dans un moment compliqué de son existence, l’esprit et le coeur tourmentés, il avait eu besoin de retrouver Tchang. C’est en tous cas ce que fait Tintin, partant en quête de l’ami disparu après un accident d’avion dans l’Himalaya.

Revenons sur le plateau de Bernard Pivot. “En fait il n’y a jamais d’histoire d’amour dans vos albums… on ne voit jamais de femme” relance le journaliste. “Non, un peu, très peu, dans la caricature, concède Hergé. Les femmes n’ont pas leur place dans mes histoires”. Encore de l’eau pour alimenter le moulin de l’homosexualité supposée de l’auteur. La question de la sexualité de Tintin est une tarte à la crème bien connue, sur laquelle tout a déjà été écrit cent fois, dans une oeuvre qui est justement dé-sexualisée au possible. La contribution de Laurent Colonnier vient s’ajouter au débat.

Pourquoi le créateur de Tintin fascine-t-il autant?

Qu’il ait raison ou non, cela n’importe pas du tout. D’ailleurs, l’auteur prévient en introduction de sa bande-dessinée: “Tout est vrai, tout est faux, tout est vraisemblable, tout est faux-semblant“. En revanche, son travail est remarquable de précision: la BD est très bien documentée et, au-delà des amours potentielles d’Hergé et de Tchang, elle restitue parfaitement le contexte de leur rencontre. La Belgique des années 1930, les interdits bourgeois, la montée du nazisme, le communisme naissant en Chine, etc.  Et elle est par ailleurs truffée de clins d’oeils pour les tintinophiles avertis.

Certaines scènes de Georges et Tchang, on les retrouve dans les Aventures d’Hergé, un ouvrage de Bocquet et Fromental illustré par Stanislas. Paru pour la première fois en 1997, il a bénéficié d’une réédition l’année passée. Là aussi, le héros c’est Hergé. A travers un ensemble de tableau, les auteurs s’attachent à restituer la biographie de l’auteur avec ses doutes, ses zones d’ombres, ses femmes et… Tchang, bien sûr. Comme un complément de Georges et Tchang, l’album retranscrit non seulement leur rencontre en 1934 mais aussi leurs retrouvailles très médiatisées en 1981, deux ans avant la mort d’Hergé, à l’issue d’un feuilleton diplomatique.

Après le succès planétaire de son personnage à houppette, est-ce au tour d’Hergé de devenir un personnage récurrent de bande-dessinée? Je suis prête à parier qu’il y aura en tous cas d’autres albums qui lui seront consacrés. Les esprits chagrins diront que c’est parce que ça fait vendre. Les autres souligneront que raconter Hergé, ses renoncements et ses évolutions, c’est raconter le XXème siècle qu’il a traversé et dont il est un témoin privilégié. Mais surtout, la complexité et le mystère de sa personnalité, offrent une matière romanesque idéale. Y compris parce que sa vie sentimentale s’écrit avec des points d’interrogation.

Laureline Karaboudjan

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«Je vous reconnais vous»

Vu dans la rue à Ivry. J’aime bien quand la BD s’empare de l’espace public, surtout avec humour. Tournesol soudain n’est plus sourd, mais aveugle face à ce personnage mi-Obélix, mi-Sam le pirate. Confusion des sens, petit moment de synesthésie.

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