
On le connaît depuis… Je veux dire on le reconnaît depuis, allez, 45 ans et plus : Le Mépris, Jean-Luc Godard, Brigitte Bardot… Il n’a pas tellement changé, Michel Piccoli, il a pris de l’âge bien sûr mais avec lui, c’est ce qui demeure qui compte surtout. Et c’est pour cela qu’on est si frappé lorsqu’on le distingue, cardinal tout de rouge vêtu parmi une horde de cardinaux. Parce que le voilà, pour une fois, en costume, un costume qui ne lui va pas, justement parce qu’il s’impose, insiste, définit, circonscrit. Voilà qu’il a l’air déguisé, lui qui semblait ne jamais l’être. Et ce sera encore pire lorsqu’à l’issue d’une hilarante et très précise reconstitution d’élection papale, c’est lui qui a la surprise générale, surtout la sienne, est élu pape pour succéder à Jean Paul II. C’est-à-dire quand l’ami Michel endosse les attributs ultracodés du saint Père. Frisson où se mêle grotesque et tristesse.
HABEMUS PAPAM de Nanni Moretti – Bande annonce -…
C’est évidemment burlesque, un conclave avec tous ces vieux messieurs compassés vêtus de grandes robes rouges qui votent en silence tandis que se trament en sourdine complots et manœuvres, c’est burlesque et effrayant. Moretti le filme donc comme c’est, sans se moquer ni en rajouter. Jamais, de tout son film, il ne se moquera – sauf, un peu, de son propre personnage, celui du psychanalyste convoqué et bientôt séquestré au Vatican, pour essayer de débloquer ce Pape appelé à régner, et qui ne veut pas.
Araignée ? Pourquoi pas libellule ou papillon?, comme dit la vieille blague qui trouve là une étrange illustration, bien qu’elle ne puisse exister en italien ni aucune autre langue. Car le cardinal Piccoli ne veut pas, mais pas du tout devenir le pape Piccoli. En fait il est clair qu’il ne voulait pas, ou plus, être cardinal non plus. En un mot comme en cent, ça le déprime – pas au sens superficiel mais à celui de dépression, dans toute sa gravité.
Il refuse d’apparaître au balcon de Saint Pierre. Urbi, orbi et in media, la foule des fidèles s’interroge sur l’identité du souverain pontife, c’est le souk, la curie s’arrache les calottes et se cherche des crosses, avant d’aller chercher, donc, le «meilleur des psychanalystes», Nanni lui-même.
SSMP (Sa Sainteté Michel Piccoli) se retrouve devant une autre psy, à qui elle dit la vérité. Quand elle lui demande son métier, il répond: acteur. Dès lors, la scène est en place, la cité côté jardin et la Curie côté cour, SSMP peut prendre la poudre d’escampette et papillonner dans une Rome où nul ne le connaît, où il croisera une troupe d’acteurs qui répètent Tchekhov – lui aussi connaît La Mouette par cœur.
Le spectacle, les apparences, les croyances, la fabrication d’un substitut du Pape pour abuser les cardinaux sur la gravité de la situation, l’invention par le psy d’une coupe du monde de volley entre représentants épiscopaux des cinq continents, les vertiges de la croyance, croyance et adhésion pas plus (ni moins) légitime dans le sport que la science ou la religion ou la politique. Mais ne comptez pas plus sur Nanni Moretti pour une sage dénonciation en trois points des vilénies de l’illusion face aux vertus du «réel» (sic) que pour un pamphlet anticlérical.
Ce qui est en jeu ici, avec une joyeuse virtuosité au-dessus des abimes, c’est l’angoisse d’agir, le trouble qui creuse de l’intérieur, dans ce monde saturé de représentations, de sommations à paraître et à comparaitre, d’habillages, celui qui sous l’effet d’un choc inattendu soudain ne se sent relever d’aucune définition. On songe au personnage que jouait Moretti dans Palombella Rossa, quand il giflait la journaliste avide de définition et trend explicatif. Mais Moretti ne gifle plus personne, il sait bien que ça ne sert à rien, et se défie des défoulements.
Dans Habemus papam, le fait que la place assignée soit un des titres les plus élevés que connaissent l’humanité ne sert qu’à renforcer et à dramatiser un processus qui concerne chacun. Puisque Habemus papam n’est évidemment pas un film sur le Pape, ou sur l’Eglise, ou sur la religion. Ce n’est même pas, ou pas principalement un film sur le spectacle ou le métier de cinéaste. C’est un film avec les humains, et leur difficulté de l’être, humain.
Deux figures littéraires habitent ce film étincelant de drôlerie, mais hanté d’une très sombre et profonde mélancolie. La figure de Tchekhov bien sûr, dans le théâtre duquel finiront par entrer cardinaux et religieuses, en une cauchemardesque procession de fantômes droit sortis d’un film de morts-vivants (les bons films, ceux de Romero, où il y a malgré tout de la tendresse pour ces pauvres cadavres en souffrance).
Mais surtout la figure de Bartleby, le personnage du roman de Herman Melville qui «would prefer not to», qui «préfèrerait ne pas». Figure décisive et infiniment troublante du personnage de fiction qui se dérobe à l’impératif de l’action, être mythologique qui passionna Deleuze et Agamben en ce que, avec son impavide «j’aimerais mieux pas», il porte la critique passive mais efficace de toute une morale omniprésente qui a façonné nos sociétés depuis des siècles. Logiquement, le cardinal joué par Michel Piccoli s’appelle Melville.
NB: ce texte a été publié sur le blog “Cannes” de Slate.fr lors de la présentation du film au Festival.
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