Jia Zhang-ke : « J’ai réagi à une commande de l’actualité »

Entretien à propos de A Touch of Sin

22sino-jiazhangke-blog480Jia Zhang-ke devant une image de Zhao Tao, l’actrice principale de A Touch of Sin

Le film se passe dans quatre endroits très différents de Chine. Considérez-vous que, même si évidemment incomplet, cet ensemble dessine une carte de la Chine actuelle ?

Oui. Mais je dirais que cela cartographie les Chinois plutôt que la Chine, qui est bien sûr infiniment plus diverse, que ce soit en termes de paysages naturels ou d’urbanisme. Les cinq environnements où se déroule le film (puisque le quatrième épisode en utilise deux) sont des lieux très différents qui, ensemble, cristallisent sinon la totalité, du moins l’essentiel des pressions et des difficultés qu’affrontent la grande majorité des Chinois aujourd’hui – c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas les bénéficiaires des mutations économiques. Ce sont ces gens-là qui m’intéressent, ceux dont on ne parle jamais dans les médias officiels chinois tant qu’ils subissent en silence, ceux aussi par qui arrivent les explosions de violence incroyables qui alimentent depuis quelques années la rubrique faits-divers.

 

Le Shanxi où se situe le premier épisode, celui du justicier poussé à bout par l’injustice et la corruption, est votre région natale, où se déroulaient vos trois premiers films. Le Sichuan où se passent les épisode avec le tueur à gages et avec la jeune femme humiliée et maltraitée à la fois par un cadre citadin et par les mafieux ivre de pouvoir et de richesse, était le cadre de vos films Still Life et 24 City. La région de Canton où se situe l’histoire du jeune ouvrier qui quitte l’enfer de l’usine pour chercher fortune dans les sinistres eldorados du loisir pour nouveaux riches est celle de votre documentaire Useless. Vous vouliez aussi revisiter vos principaux territoires cinématographiques ?

Oui, j’avais envie de continuer de raconter des histoires dans ces différentes régions, de le montrer autrement que je ne l’avais fait. Et le fait que le personnage féminin, l’héroïne du troisième épisode, retourne dans le Shanxi à la fin a permis de donner une unité à cet ensemble, qui est un peu ma propre géographie. Mais surtout, ce sont des endroits que je connais bien.  Il était important d’avoir une connaissance intuitive, affective, de ces lieux, de ces paysages, etc. Ce n’est sans doute pas perceptible pour les spectateurs occidentaux, mais dans chacune de ces régions on parle une langue très différente, c’est toujours la langue chinoise mais elle est composée de patois très variés. Leur diversité participent aussi de la « carte en mosaïque » de la Chine actuelle qu’est A Touch of Sin.

 

Le scénario a-t-il fait l’objet de discussions avec les coproducteurs, votre partenaire depuis plus de 10 ans, la société japonaise Office Kitano, et Shanghai Film Group, le grand groupe de production chinois ?

Non. A l’origine du scénario, il y a la multiplication de ces actes de violence localisés, mais d’une brutalité inouïe, qui suscitent un énorme écho sur Weibo (le twitter chinois) et les autres réseaux sociaux. Ils m’ont beaucoup frappé, alors que j’étais pris dans les difficultés de la préparation du film d’arts martiaux qui devait être mon prochain film, coproduit par Johnnie To, et auquel je n’ai d’ailleurs pas du tout renoncé mais que j’ai dû repousser pour pouvoir avoir les acteurs que je souhaite. Je me suis isolé pour écrire le scénario de A Touch of Sin à partir de ces faits divers, à Datong (ville minière du Shanxi où Jia a tourné In Public). C’est allé très vite, je n’avais rien prémédité mais cette vague de violence populaire, désespérée,  que je voyais prendre de l’ampleur m’a semblé exiger que j’en fasse quelque chose. J’ai vraiment réagi à une commande de l’actualité, même si bien sûr concrètement personne ne m’a passé de commande. Et Shozo Ichiyama, le responsable d’Office Kitano, m’a dit ok immédiatement. Bien avant que le scénario ait été traduit en japonais… Shanghai Film Group nous a rejoint ensuite.

Après les projections de Touch of Sin à l’étranger, à Cannes et surtout aux festivals de Toronto et de New York en septembre, des voix officielles se sont élevées en Chine contre le fait que le film donnerait une image négative du pays.

La violence que je montre n’est pas dans la fiction, elle est dans la réalité chinoise. Je me considère comme un observateur de la société dans la quelle je vis. Ensuite bien entendu il y a une mise en forme, le cinéma est un moyen de représenter ce qui se passe, à travers certains codes. La véritable question pour moi est : pourquoi des gens en arrivent à commettre de tels actes ? En étudiant les situations, je me suis aperçu que ceux qui agissent ainsi ne sont pas dans des circonstances exceptionnelles, ce ne sont pas non plus des fous, mais des gens comme moi, qui vivent des existences pas si différentes de la mienne, et puis un jour ça dérape. Pour comprendre le processus qui les mène au passage à l’acte, j’avais besoin de faire le film. Cela dit, ce ne sont pas seulement les officiels qui se plaignent que je montre ça, je reçois aussi des messages de gens ordinaires qui me demandent de ne pas le faire, alors que d’autres m’y encouragent.

 

De toute façon, vous considérez que vous devez montrer cela au cinéma ?

Quand je faisais mes premiers films, certains de mes amis m’ont dit que je faisais un cinéma trop sérieux, qu’il n’était pas nécessaire que je me focalise sur des sujets graves. Leur réaction compte pour moi, j’y ai réfléchi, mais je trouve qu’avoir la possibilité de faire des films est si extraordinaire qu’il est indispensable que, si je profite de cette possibilité, ce soit pour me consacrer à ce qui me semble primordial. Je trouverais stupide et immoral de profiter de ce privilège pour faire des choses sans grande importance, ou qui ressemblent à ce que tant d’autres font. Je viens d’un milieu très modeste, faire des films n’allait pas de soi, j’ai en permanence le sentiment que cela pourrait s’arrêter, que je ne dois pas gaspiller les possibilités qui me sont données.

 

Bien que s’inscrivant dans cette continuité, A Touch of Sin emprunte bien davantage aux films de genre, aux codes du western, du film policier, du film d’arts martiaux, à la comédie, ou même un peu aux films d’horreur que vos précédentes réalisations. Cherchiez-vous à trouver des formes plus proches du cinéma de divertissement, tout en continuant de prendre en charge la description des phénomènes à l’œuvre dans la société chinoise ?

Oui, mais avec une référence principale, qui n’est pas forcément très repérable en dehors de Chine, les romans de chevalerie de la tradition chinoise. La véritable source, du point de vue de l’apport de la fiction à l’évocation de ces faits divers, c’est Au bord de l’eau. Les quatre histoires ressemblent à des épisodes de ce livre, et je me suis servi de certains de ses héros pour dessiner mes personnages. Je me suis aussi servi de références à des classiques du film d’arts martiaux, essentiellement ceux de King Hu et de Chang Cheh, films qui étaient d’ailleurs les descendants en ligne directe des grands récits romanesques de la littérature d’aventure chinoise. Celle-ci s’inspirait de personnages réels, comme je l’ai fait en m’inspirant de faits divers. J’adorerais que les personnages de A Touch of Sin soient recyclés par d’autres, dans des films, à la télévision, sur Internet… C’est un peu ce qui s’est produit avec un autre de mes films, 24 City, qui a servi de matrice à une série télévisée consacrée aux récits de vie d’anciens travailleurs de l’industrie.

 

Y a-t-il aussi pour vous une dimension ludique à réaliser des scènes d’action ? Est-ce un plaisir pour vous de vous livrer à ces exercices que vous n’avez jamais pratiqué auparavant ?

Oui, c’est comme un jeu dont il faut découvrir les règles : la chute de corps assassinés, la manière dont le sang jaillit, etc., tout cela doit trouver des réponses formelles qui concilient les codes du cinéma de genre, leur côté graphique ou même chorégraphique, et une exigence de réalisme qui n’a pas cours dans ces films mais qui demeure essentiel pour moi. Lorsque j’ai rencontré le responsable des cascades pour la première fois, il s’imaginait que je voulais faire un film à la John Woo ou à la Johnnie To. Mais je ne voulais pas de ce type d’abstraction, je voulais prendre en compte les lois de la physique et de l’anatomie et pourtant trouver une puissance expressive, formelle et rythmique.

 

Comment avez-vous travaillé avec les acteurs ?

Nous avons beaucoup travaillé en amont du tournage, afin de trouver le point de convergence entre dramatisation et quotidien. Avec les comédiens, nous avons cherché à ce que chacun trouve une apparence, une manière de se tenir, de bouger, de parler, qui associe le réalisme le plus banal et chaque fois une figure héroïque issue des mythologies populaires : les deux premiers s’inspirent de héros d’Au bord de l’eau, Zhao Tao des héroïnes de King Hu surtout celle de A Touch of Zen, le jeune homme de la quatrième histoire de Chang Cheh, issu du monde méridional, cantonais. Les comédiens ne parlaient pas le dialecte de la province où ils sont supposés vivre, ces dialectes sont des marqueurs essentiels de l’inscription dans des réalités locales, je les ai obligés à beaucoup travailler cet aspect. Il était important qu’en Chine même, personne ne comprenne entièrement tout ce qui se dit : personne n’est familier de tous ces dialectes. C’est cela la réalité de nos échanges, de notre manière de communiquer entre nous. Cette part d’opacité en fait partie.

Nous avons aussi choisi de limiter la profondeur de champ, pour donner plus de présence aux personnages au premier plan, alors que d’habitude j’avais tendance à donner de l’importance à l’environnement, et même à y fondre les personnages.

Les petits rôles et les figurants devaient participer de cette impression, même lors de la grande scène de foule à la gare, qui n’est pas prise sur le vif mais mise en scène, avec des centaines de figurants, tous choisis soigneusement. Je voulais des visages qui ne rompent pas avec ce mélange de contemporain et d’archaïsme – un contemporain sans effet de modernité.      

 

Aviez-vous défini à l’avance un style de mise en scène ?

Avec Yu Lik-wai (le chef opérateur de tous les films de Jia Zhang-ke, par ailleurs lui-même réalisateur), nous savions que le film serait plus découpé que d’habitude, mais nous ne voulions pas renoncer à l’usage des plans séquences lorsqu’il se justifiait. Yu Lik-wai m’a proposé d’utiliser la steadycam, système qui permet des mouvements de caméra éliminant toutes les secousses même dans les situations les plus agitées. J’ai toujours été contre, j’ai toujours préféré la caméra à l’épaule et son côté physique, incarné. Mais dans ce cas, il avait raison, cela s’est révélé une très bonne manière de passer de manière fluide des scènes réalistes en plans longs aux scènes d’action, surtout dans des espaces réduits. Le choix du format scope renvoie quant à lui à celui des films d’arts martiaux.

 

Quel est le sens du titre chinois du film ?

Le titre original, Tian Zhu Ding, signifie : « le ciel l’a voulu ». Il y a une dimension fataliste, une soumission aux événements qui est pessimiste. Mais le titre est aussi porteur de l’idée que la révolte est décidée par le ciel. Tian, « le ciel », signifie à la fois une force supérieure, extérieure, et le cosmos en tant que nous en faisons tous partie. Tien, c’est encore le siège des grandes idées, là où résident les notion de liberté, de justice. Le titre laisse ouvert le choix entre ces différentes acceptions. Tian Zhu Ding est aussi la formule qu’on trouve très fréquemment sur les réseaux sociaux en guise de commentaire à des événements de toute nature, crises politiques, drames humains, catastrophes en tous genres. Avec à nouveau un usage ambigu, fataliste chez certain, ironique chez d’autres.

 

Le film se termine avec un spectacle d’opéra devant un public populaire, en plein air, qui représente une scène dans un tribunal de l’ancien temps, où une jeune femme est accusée à tort. Pourquoi avoir voulu terminer ainsi ?

La fin du film pointe vers une idée de permanence, ou de retour. Le personnage de Zhao Tao est dans le Shanxi où se passait le premier épisode. L’ordre n’a pas été transformé, malgré les événements auxquels on a assisté rien d’essentiel n’a changé. Quant à la scène de cet opéra très connu, elle montre le juge qui ne cesse de demander à la jeune fille : es-tu coupable ? Pour moi, il y a, au-delà l’innocence de l’héroïne accusée à tort, l’idée que c’est le public lui-même qui est accusé à tort. J’ai d’ailleurs tourné un plan où un jeune homme en colère dans l’assistance criait au juge sur scène, qui est un noble : « Seigneur ! Etes-vous coupable ? ». Mais finalement je n’ai pas mis cette scène, je préfère une fin plus ouverte. A Touch of Sin n’est pas un pamphlet.

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Patrice Chéreau, le génie de la scène à l’épreuve de l’écran

A l’heure de sa disparition, ce n’est pas rendre service à cet immense artiste que d’uniformiser son parcours: malgré quelques réussites éclatantes, de «Hôtel de France» à «Intimité», sa puissance scénique n’aura jamais trouvé son plein équivalent au cinéma.

Mai 1987, Festival de Cannes. Dans la section parallèle Un certain regard est présenté Hôtel de France. Son réalisateur est une célébrité, mais pas une célébrité de cinéma.

Patrice Chéreau a 43 ans. Il est l’enfant prodige du théâtre, devenu une des figures majeures de cet art. Une figure de proue d’un mouvement de réinvention du théâtre dans l’orbe historique qui a mené à Mai 68 et l’a prolongé, réinvention esthétique et émotionnelle tout autant que politique —mouvement allumé sans doute par les aînés, Vitez, Sobel, mais repris par lui avec une verve ravageuse et raffinée, mouvement dont son ancien acolyte à Villeurbanne, Roger Planchon, ou Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie sont d’autres figures majeures.

Mais seul Chéreau a rejoint, en degré de reconnaissance, son mentor Giorgio Strehler et les deux autres grands maîtres de la scène théâtrale européenne, Peter Brook et Klaus Michael Grüber.

Ses mises en scène ont stupéfait et enthousiasmé les publics de France et d’ailleurs. Il a mis le feu à Wagner et à Bayreuth, il est le seigneur d’un Anneau du Nibelung qui a fait le tour du monde.

Il a mis en scène Ibsen et Marivaux, Mozart et Berg, comme nul ne l’avait fait. Avec Combat de nègres et de chiens et Dans la solitude des champs de coton, il a révélé un grand auteur dramatique contemporain, Bernard-Marie Koltès.

Il règne depuis 1982 sur l’équipement culturel le plus vivant, le plus excitant du pays, le Théâtre des Amandiers à Nanterre, après avoir fait de cette salle de banlieue, grand navire froid échoué au milieu des cités, un rendez-vous impératif pour quiconque a du goût pour le théâtre.

Il y a aussi installé une école d’où, sous la direction éclairée, rigoureuse et affectueuse de Pierre Romans, émerge une génération de jeunes acteurs: Valeria Bruni-Tedeschi, Marianne Denicourt, Agnès Jaoui, Laura Benson, Vincent Perez, Laurent Grévill, Bruno Todeschini, Pierre-Loup Rajot, Thibault de Montalembert, Marc Citti…

A Cannes, une indifférence même pas polie

Pourtant, lors de ce Festival de Cannes 1987, Patrice Chéreau, s’il est évidemment connu, n’est pas une vedette. Côté cinéma, il n’en est pourtant pas non plus à son coup d’essai.

Mais La Chair de l’orchidée (1974) et Judith Therpauve (1978) n’ont semblé ni convaincants, ni cohérents avec ce qu’il a exploré à la scène. L’Homme blessé (1983), plongée fantasmatique dans les abîmes du désir, grand rôle offert à Jean-Hugues Anglade (et mémorables apparitions de la Gare du Nord et de Claude Berri) a impressionné, mais plutôt comme une promesse.

Transposition contemporaine du Platonov de Tchekhov (que Chéreau monte en parallèle aux Amandiers), Hôtel de France est un moment de cinéma libre, qui proclame sa foi en l’espace habité par les corps jeunes, en des formes aussi aériennes et solaires qui répondent en contrepoint à celles, d’un expressionnisme volontiers sombre et oppressant, construites avec Richard Peduzzi aux décors et André Diot aux lumières pour le théâtre.

A Cannes, le film est accueilli avec une indifférence pas même polie. (…)

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Exploration amoureuse d’un visage

La Vie d’Adèle, chapitre 1&2, d’Abdellatif Kechiche. Avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, Jérémie Laheurte… 2h59.

Le Festival de Cannes a pris une baffe. Une grande baffe très douce et très puissante, administrée par un cinéaste au sommet de son art nommé Abdellatif Kechiche (sur son parcours, lire aussi ici). Le jury présidé par Steven Spielberg ne s’y est pas trompé en lui attribuant une Palme d’or incontestable – et qui fut d’ailleurs, fait exceptionnel, incontestée à Cannes. On dira que La Vie d’Adèle, chapitre 1&2 raconte une histoire d’amour entre deux jeunes femmes. Ce ne sera pas faux, il n’est pas certain que ce soit juste.

Le cinquième film de Kechiche est dédié à un enjeu plus vaste et plus mystérieux: un visage de jeune fille, un visage d’être humain –  «la mystérieuse faiblesse du visage d’homme». Sauf, peut-être, lorsque Cassavetes filmait Gena Rowlands dans Une femme sous influence ou Love Streams, jamais le cinéma n’aura pris aussi au sérieux la richesse, l’immensité devrait-on dire de ce qui se joue sur un visage.

Ce visage est celui d’Adèle, qui a 17 ans au début et 7 ou 8 ans de plus quand se termine le film, composé en trois actes: Adèle au lycée, lorsqu’elle rencontre Emma, Adèle et Emma en couple quelques années plus tard, Adèle seule, au travail, et en manque d’Emma.

Le personnage porte le prénom de celle qui l’interprète, une actrice jusqu’alors inconnue nommée Adèle Exarchopoulos. Celle-ci est au cœur d’une sorte de conspiration à trois, où Léa Seydoux (Emma), admirable, joue tout de même le second rôle pour, en totale connivence avec le cinéaste, permette que s’épanouisse à l’infini les beautés, les sensations, les inquiétudes, les engagements, l’intelligence du monde d’une jeune femme. On aurait pu leur donner à eux trois, Adèle, Léa et Abdel comme une seul personne, le prix d’interprétation féminine – sans bien sûr que cela minimise ce qu’accomplit à titre personnel la jeune actrice.

Le titre du film fait écho à La Vie de Marianne, dont un passage est lu et commenté par des élèves de 1re au début du film –même si en toute rigueur, la deuxième partie du titre, qui souligne qu’il s’agit du début d’une histoire, aurait dû être «Chapitres 1, 2 et 3». La référence au texte de Marivaux installe l’idée qu’il s’agira du parcours d’une héroïne. Adèle n’est pas une héroïne qui accomplit des actes extraordinaires, elle est une héroïne de la vie, quelqu’un qui parvient à faire de son existence quotidienne quelque chose de digne et d’exemplaire. Adèle sera institutrice, on sait au moins depuis L’Esquive l’importance que Kechiche accorde à l’éducation.

Adèle a la vocation. C’est une chose mystérieuse et touchante que la vocation, ce sentiment définitif d’être fait(e) pour certaines choses. Adèle a su très jeune qu’elle était faite pour enseigner, et pour aimer Emma. Elle accomplira une de ses vocations, pas l’autre. Ses joies et ses détresses, ses tensions et ses accomplissements, ils se racontent en mille instants croqués sur le vif, en dizaines de scènes dont chacune est un moment d’extrême précision dans la capacité de capter ce qu’il y a de plus vibrant, de plus instantané dans ce qui peut naître entre des humains, entre les deux jeunes femmes, mais aussi avec les parents de l’une et de l’autre, les copains de l’une et de l’autre, les enfants de la classe, l’un ou l’autre soupirant d’Adèle.

Au milieu coule un fleuve impétueux, qui est la grande scène d’amour physique où Adèle et Emma découvrent leur accord profond, l’étendue du désir qu’elles éprouvent l’une pour l’autre, l’immensité du plaisir qu’elles sont capables de se donner. Abdellatif Kechiche, qui est sans doute le meilleur observateur de la société française avec les moyens propres au cinéma, comme le furent avant lui Jean Renoir ou Maurice Pialat, s’est donc trouvé naturellement en phase avec les débats récents sur le mariage gay, l’adoption ou la procréation assistée, alors que le projet de son film est bien antérieur à la loi Taubira et à ses suites. Tout simplement parce qu’il film ce qui travaille les habitants de son pays.

Dans les rues de Lille chante et danse la GayPride sur les mêmes pavés où les lycéens manifestaient (en vain) contre le bradage de l’Education nationale, dans l’intimité de l’appartement où vivent ensemble les deux amoureuses, dans les regards des proches, la liaison entre deux femmes existe telle que vue selon les jugements, les préjugés, les revendications des un(e)s et des autres. Dans le regard du cinéaste, elle existe pour ce qu’elle est: une histoire d’amour.

La beauté des deux corps nus en train de faire l’amour est d’une telle évidence, une telle affinité les unit dans le partage du don de soi et de l’offrande de son plaisir que c’en est miraculeux. Et s’il y a, malgré tout, une dimension singulière au fait que ce soit deux femmes qui s’aiment, ce serait dans le sentiment de possible éternité, une promesse d’infini de cet échange amoureux, quelque chose dont sont privés les mâles, homo ou hétéro.

Il est question de peinture et de sculpture dans La Vie d’Adèle, Emma est étudiante aux Beaux-Arts puis artiste peintre : la manière de montrer ainsi en liberté et en mouvement les corps nus retrouve une sorte de secret perdu, un secret qui court de Praxitèle à Bonnard, celui d’un érotisme extrême où ne rôde aucune pornographie. La puissance sismique de cette scène d’amour, dont les tremblements se feront sentir durant les deux heures qui suivent dans ce film dont la durée (3h) passe comme un songe, cette puissance travaille obscurément tout ce qui se joue dans le film.

Celui-ci est tendu par l’importance du choix de sa vie par chacun(e), mais aussi par la puissance des barrières sociales, des codes, des habitus comme disait l’autre : ce réseau incroyablement serré tissé par les mots, les gestes, les silences, les habits, les plats et les boissons, les souvenirs… et qui interfère massivement, décisivement, avec les raisons du cœur, et du corps.

Et La Vie d’Adèle est, aussi, une tragédie. Une tragédie sociale, sans misérabilisme ni schématisme mais qui prend acte du monde tel qu’il fonctionne, comme l’a toujours fait l’auteur de La Faute à Voltaire, de L’Esquive, de La Graine et le mulet et de Vénus noire.

Mais ce serait absurde de résumer le film ainsi, comme de lui coller l’étiquette «film sur des lesbiennes», ou encore: film sur ce qui rapproche et ce qui différencie l’art et l’enseignement, ce dont il est pourtant bel et bien question. Parce que sur un visage de jeune fille, il peut y avoir tout cela, et bien davantage, sans limite, à condition que quelqu’un soit capable de le filmer. Abdellatif Kechiche l’a fait, et c’est magnifique.

 

Cette critique est une nouvelle version de celle publiée sur slate.fr lors de la projection du film au Festival de Cannes. C’est très délibérément qu’il n’y a été ajouté aucune référence aux polémiques qui ont fait suite, polémiques qui ne devraient en rien interférer avec le film lui-même.

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Sa vie à elle

Jeune & jolie de François Ozon

Il est arrivé une injuste mésaventure à François Ozon et à son film. Bien accueillis lors de la présentation en compétition au début du Festival de Cannes, ils ont ensuite été quasi-effacés de l’attention collective. La bonne qualité de l’ensemble de la sélection l’explique en partie, et surtout le fait qu’un autre film français consacré aux amours d’une très jeune fille a ensuite concentré toute l’attention : La Vie d’Adèle d’Abdelatif Kechiche, qui a parfaitement mérité son succès et sa Palme d’or, sans que cela ne diminue en rien les mérites de l’autre film. Il vient confirmer l’importance et l’ambition de l’œuvre que le réalisateur construit sans relâche, avec un sens du récit, une capacité à se renouveler sans se déjuger et une recherche sur les déplacements de points de vue à partir de situations souvent convenues qui font des François Ozon, 14 longs métrages en 15 ans, une figure importante du cinéma français actuel.

Jeune & jolie part d’une banalité protégée et proche, celle d’une famille de bourgeois cultivés et libéraux (ils fument des pétards!) en vacances au bord de la mer. Dans le rôle tout de suite intéressant, même s’il ne sera pas développé, du réalisateur lui-même, le petit frère mate tant qu’il peut les émois de sa (demi-)sœur, qui vient de fêter ses 17 ans et de faire l’amour pour la première fois. Les vacances finies, Isabelle retourne au lycée Henri IV, mais surtout se met à donner des rendez-vous sur internet et couche pour 300 euros. Pourtant, Jeune & jolie n’est pas une histoire de prostitution. Là, exactement, se situe la force et la finesse du film.

Elle tient, durant l’essentiel de sa durée, à la mise en jeu simultanée de trois ressources. La première est la beauté de Marine Vacth qui joue Isabelle, beauté d’autant plus troublante d’être de manière aussi instable entre adolescente et femme, enfant éperdue et allumeuse, force érotique et être mélancolique. La jeune actrice est assurément très charmante, mais pour faire percevoir, et faire vivre dans la durée cette complexité, il faut en outre une mise en scène inhabituellement subtile.

Celle-ci, et c’est la deuxième ressource de Jeune & jolie, évite toute insistance (le film est quasi-dépourvu de scènes de sexe) et se révèle capable de décalage —c’est l’enjeu du regard de son frère et de son beau-père sur Isabelle, ou du pas de côté le temps d’une récitation collective du On n’est pas sérieux quand on a 17 ans de Rimbaud, sans oublier le commentaire flottant et délicat par quatre chansons de François Hardy, qui scandent les quatre saisons de cette histoire.

La troisième ressource consiste à déjouer les explications prévisibles du comportement de l’héroïne, sans pour autant se réfugier dans une opacité simpliste, mystère féminin ou incompréhensible jeunesse. François Ozon pose une équation, qui ne prétend pas signifier au-delà du cas d’Isabelle: sexe+argent=addiction+solitude. C’est comme ça. C’est comme ça pour cette fille-là. Avec son titre en forme d’intitulé de magazine de presse adolescente (où le « & » n’est pas le moins important), le film indique la dimension fabriquée, imposée de ce que vit Isabelle, mais sans en faire un discours. La sociologie n’en peut mais. Le psy, pas plus bête qu’un autre, voit plus ou moins de quoi il retourne, ce qui ne le mènera pas bien loin. Elle, c’est elle, elle fait comme ça —beaucoup ce qu’elle peut, pas mal ce qu’elle veut aussi.

Et voilà que face cet assemblage de comportements et de pratiques qu’aucune clé ne viendra verrouiller sous prétexte de l’expliquer, le spectateur se trouve à nouveau mis en jeu, et en mouvement, sensuellement et mentalement, par un agencement de montré/pas montré, une stratégie de déplacement des points de vue. Ce spectateur pourra plus ou moins partager la situation, nullement confortable, de la mère d’Isabelle (Géraldine Pailhas, excellente), entre volonté d’interpréter, accès de colère et élan d’affection. Cette mise en jeu passe par la mise en question des propres désirs de normalité dudit spectateur face au trouble (physique, moral, légal, affectif…) que constitue le comportement d’Isabelle. Elle trouvera une très belle voie de sortie avec un épilogue qu’on pourrait appeler «Le songe de la chambre 6095». Ce pur geste romanesque d’un cinéaste de toute façon très présent dans son film, on se gardera bien de le raconter.

Cette critique reprend avec des variantes celle publiée sur Slate.fr lors de la présentation du film à Cannes

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Sur les voies du diable

 

Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas

Deux souvenirs s’interposent entre le film et qui l’a vu à Cannes il y a un an. Le premier est la sidération devant la splendeur de la première séquence, moment de grâce cosmique avec presque rien, une gamine dans un champ à demi inondé. Des vaches, des ciels, des chiens, l’orage, de chevaux, et une image bizarre, comme vue à travers le fond d’un verre carré, floue sur les côtés, ou dans un miroir aux bords biseautés. Joie, joie et danger. Le second souvenir est d’avoir eu du mal à accompagner la projection, dans une atmosphère de rejet de la part de festivaliers pas forcément très disposés à de véritables aventures, surtout à la toute fin de la manifestation (le film a été montré la veille de la clôture, une mauvaise idée). Revoir le film au calme, et prévenu de son caractère radicalement non linéaire, ouvre pourtant sur un grand bonheur de spectateur.

Cette splendeur de la première séquence, elle court à travers tout le film comme une basse continue, qui parfois éclaterait littéralement pour envahir l’écran. D’ailleurs ce film de Carlos Reygadas, plus encore que Japon, Bataille dans le ciel et Lumière silencieuse, est construit sur une succession de puissantes déflagrations, dont il faut accepter qu’elles soient, formellement et thématiquement, de natures très différentes. Aussitôt après le grand chant cosmique du début, voici une scène burlesque et magique, où un diable rouge à la queue fourchue, effet spécial qui ne fait pas semblant d’être autre chose, arpente nuitamment les pièces d’une grande maison à la campagne. Il entre. Il sort. Dans la maison vit une famille tout ce qu’il y a de sympathique, des bobos mexicains partis s’établir entre montagne et forêt. Dans la montagne, dans la forêt, il y a d’autres Mexicains, des paysans, des serviteurs, des hommes et des femmes qui sont du même pays mais pas du même monde.

Mais quel monde ? Celui des rêves que font les enfants ? Celui d’un fantasme sexuel montré à égalité avec une promenade dans les bois, sans qu’on sache pourquoi on y parle français, ni quel est le degré de « réalité » (sic) de ces images érotiques et embrumées ? Tout simplement ce monde, le nôtre, qui excèdera toujours ce qu’on en pourra montrer, et qui ici laisse surgir comme traces de cet excès telle scène venue d’un ailleurs, comme les jeunes rugbymen anglais. On sait bien, en revanche, que la violence est là – ou faut-il dire « les violences » ?

Ce pourrait être l’enjeu du film, ce qui se partage et ce qui diffère radicalement, pour le pire davantage que pour le meilleur. Le crime, la trahison, le sang. Les animaux, les enfants, les femmes, souvent, paient la casse, l’incommensurabilité du monde. Contrairement à pratiquement tous les films, qui d’une manière ou d’une autre, construisent une mesure commune du monde, un petit agencement qui fait concorder tenants et aboutissants, Reygadas filme cela même, l’incommensurabilité, le désaccord profond. Au Mexique, pays ultra-violent, et si composite, il y a de quoi faire.

Alors bien sûr le diable phosphorescent semble la clé – mais ce serait en prenant au pied de la lettre l’origine de son nom, le diabolique, ce qui sépare (par opposition au symbolique, qui unit). Le Diable probablement – la référence au film de Robert Bresson, au-delà de moyens esthétiques très différents, trouve de nombreux points d’appui, des grands arbres qu’on abat au suicide sinistre à la fin.

Post Tenebra Lux, sorti à la sauvette une semaine avant le nouveau Festival de Cannes, se trouve bien malheureusement acculé à une sorte de confidentialité un peu méprisante, un peu lasse. Le film est « exigeant », comme on dit ? Disons qu’il demande en effet d’être prêt à une expérience inhabituelle. En quoi est-ce un défaut ?

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«Au-delà des collines», film d’ouverture

Reprise de l’article publié durant le Festival de Cannes. Cette semaine, ce qui s’y dit en faveur du beau film de Christian Mungiu garde son sens dans l’actualité des salles  face aux pénibles “Reality” et “La Chasse”, toujours à l’écran, à “Paradis:amour”, qui arrive, ou au plombé “Thérèse Desqueyroux” qui sort le même jour.

«Au delà des Collines». DRAu-delà des collines, de Cristian Mungiu, avec Cosmina Stratan, Cristina Flutur, Valeriu Andriut (Sortie le 21 novembre).

Au premier tiers du Festival, l’impression qui domine, surtout en compétition, est celle du grand nombre de produits formatés, obéissants à des règles convenues, connues de tous, et qui feraient de l’accomplissement des attentes programmées chez les spectateurs leur but ultime.

C’est exemplairement le cas de Reality, le film de l’Italien Matteo Garrone, prévisible dénonciation convenue des méfaits de la télé réalité et folklorisation condescendante du corps des pauvres et des mœurs napolitaine. Il est même embarrassant d’avoir affaire à une si pauvre redite, 60 ans après Bellissima de Visconti et Le Sheikh blanc de Fellini, cinéastes qui ont vu venir de très loin l’horreur berslusconienne.

Mais c’est tout aussi exemplairement le cas de Paradis: amour de l’Autrichien Ulrich Seidel, rentabilisation malsaine de la misère sexuelle des femmes européennes et de l’exploitation raciste des jeunes hommes des pays pauvres.

Mais c’est aussi le cas de Lawless film complètement américain de l’Australien John Hillcoat, qui démontre sa capacité à réutiliser les clichés du film de violence états-uniens, aux confins du western et du film noir, avec son histoire de paysans bootleggers affrontant les agents fédéraux venus de la ville durant la Prohibition, en prenant grand soin de n’avoir rien à dire sur rien, de n’ouvrir aucun espace d’imprévu.

Et c’est à l’extrême le cas du pénible La Chasse du Danois Thomas Winterberg, calvaire réglé comme du papier à musique d’un homme faussement accusé de pédophilie.

Les réalisateurs sont plus ou moins habiles, voire virtuoses. Cela ne change rien à cette idée déprimante qu’un film serait là pour répondre à ce qu’il annonce d’emblée, confort d’ailleurs, comme on sait, largement plébiscité par le public —à Cannes aussi. C’est à dire l’exact opposé de la découverte, de l’aventure, de l’expérience que pourrait et, si on espère quelque chose de l’art du cinéma, que devrait être la rencontre avec un film.

Cette expérience, cette aventure, elle est au rendez-vous d’un autre film en compétition. Film bizarre, peu aimable a priori, pas forcément plaisant durant le cours de  la projection, mais qui s’en vient chercher en chacun des espaces inconnus, des ressorts inhabituels, et qui fait ainsi vibrer longtemps après toute une gamme d’émotions et d’interrogations.

Au-delà des collines, du réalisateur roumain Cristian Mungiu (Palme d’or 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours) raconte ce qu’il advient dans un monastère orthodoxe roumain à la règle particulièrement stricte après que l’une des sœurs y ait introduit une amie en détresse.

Soit, disons-le, une histoire dont on n’a à peu près rien à faire, pas plus qu’on ne se sentira probablement proche des termes dans lesquelles se pose le problème des personnages, écartelés en foi stricte, exigence de protéger la communauté monacale, pulsions de survie d’orphelines roumaines auquel rien n’incite à s’identifier, logique de pouvoir patriarcal, dénonciation rétrograde de l’emprise de Satan sur le monde moderne…

Si on ajoute que rien ne vient enjoliver le récit, conté en images sombres dans un décor fruste, on se doute que tout cela ne fait pas précisément un moment guilleret ou cool.

Mais voilà, il y a le cinéma. Il y a l’évidence de la puissance de la mise en scène de Mungiu, sa capacité à observer, à laisser vibrer ce qui habite les corps, à attendre l’instant où davantage de sens, et surtout davantage de présence, émane de l’écran. Il y ce paradoxal dispositif qui, mettant en branle une question dont on se fiche, la met si bien en mouvement qu’il est impossible de ne pas commencer à se la poser, de ne pas entrer dans la réflexion sur les possibilités concrètes de réponses à la question telle qu’elle est posée.

Au-delà des collines n’est pas un film sur la religion, ou sur le sectarisme, ou même sur l’individu et la collectivité – ou alors seulement de manière seconde. C’est un film qui pose la question de l’action, qui ouvre pour chaque spectateur une délibération complexe sur les possibilités d’agencer des éléments de réponses face à une construction qui a été établie dans toute sa prégnance, son existence dramatique, le temps du film.

D’où l’impression d’imbécillité obtuse que suscite la réaction «normale» d’un personnage extérieure à l’histoire, à la toute fin du film, la femme médecin qui croit pouvoir juger par la norme au lieu de partir des personnes, et de la manière dont, eux, se posent les questions.

Une manière qui, grâce aux seules puissances de la mise en scène, déplace le spectateur, lui ouvre un ailleurs de lui-même, non pas quant au «sujet» du scénario, mais quant à sa propre relation aux histoires, aux personnages, au spectacle. Le contraire de l’accomplissement d’un programme: une ouverture, partout à l’œuvre dans ce film qui semblait tout d’enfermement.

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Cannes, jour 12: questions après le palmarès

Nanni Moretti a-t-il favorisé les films distribués par la société qui distribue également ses propres réalisations en France?

Le soupçon s’est répandu comme trainée de poudre: Nanni Moretti, président du jury du 65e festival de Cannes, aurait favorisé les films distribués par la société qui distribue également ses propres réalisations en France, Le Pacte.

Cinq des sept récompenses attribuées par le jury de la compétition officielle des longs métrages vont en effet à des films distribués en France, et donc présentés à Cannes, par cette société: le Grand Prix du Jury à Reality de Matteo Garrone, le Prix de la mise en scène à Post Tenebra Lux de Carlos Reygadas, le Prix de la meilleure actrice partagé entre les deux interprètes de Au-delà des collines de Cristian Mungiu, le Prix du scénario attribué au même Cristian Mungiu, le Prix du jury décerné à La Part des anges de Ken Loach.

Rien ne permet d’affirmer pour autant qu’il y a eu une magouille. Personnellement j’ai même l’intime conviction du contraire. S’il faut pourtant prêter attention à ce phénomène, c’est qu’il traduit en l’exagérant un phénomène bien réel, celui de la concentration entre les mains d’un petit nombre de sociétés.

Au reproche récurrent de sélectionner trop souvent les mêmes réalisateurs, reproche auquel s’ajoute cette année celui de primer aussi toujours les mêmes (les cinq cinéastes récompensés ont déjà été lauréats à Cannes, Haneke, Mungiu et Loach ont déjà eu une Palme d’or, Reygadas et Garrone avaient déjà reçu le même prix que celui qui leur a été décerné le 27 mai au soir), s’ajoute le sentiment de la prévalence de quelques sociétés, détentrices des films les plus volontiers choisis par les sélectionneurs.

On peut s’épargner ici les théories du complot et les accusations sans preuve de connivences illicites, pour prendre acte du phénomène dans son caractère objectif. Il s’agit en effet d’un risque pour le Festival lui-même, c’est-à-dire pour le cinéma.

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Cannes jour 11: un palmarès de vieillards

Inégal, ayant suscité des agacements parfois injustes ou exagérés, mais riche aussi de véritables découvertes, le 65e Festival de Cannes s’est terminé avec un palmarès déprimant. On a dit ici qu’Amour, le film de Michael Haneke, ne manque pas de qualités, cela ne change rien à l’impression de parti pris académique qui émane d’une liste de récompenses caractérisée également par son incohérence. De même le brave Ken Loach avec son gentil La Part des Anges n’a-t-il rien à faire là, ni peut-être même en sélection, quand bien même on aura plaisir à voir le film à sa sortie. Carlos Reygadas mérite, lui, un prix de la mise en scène (pour Post Tenebras Lux) mais celui-ci est inaudible dans un tel contexte, quand tous les autres films récompensées, à l’exception d’Au-delà des collines de Cristian Mungiu, patauge dans les conventions d’un cinéma blanchi sous le harnais.

C’est un triste signal qui est envoyé par ce palmarès, celui d’un conformisme vieillot qui tend à accréditer davantage une idée déjà répandue, et en partie injuste, selon laquelle le premier Festival du monde serait aussi le lieu de re-consécration en boucle des mêmes vieilles gloires.  Moretti (Moretti! aiuto!) et ses complices ont rendu un bien mauvais service à Cannes, et au cinéma, en ne laissant filtrer aucun rayon de nouveauté, aucun souffle de vivacité ni d’originalité à l’heure de la distribution des prix.

Un goût amer

Moi qui écris cela, je vais à Cannes depuis exactement 30 ans. Autant dire que j’en ai vu d’autres, question palmarès qui énervent et qui attristent. Si celui-ci laisse un goût particulièrement amer, c’est qu’il existait de multiples possibilités au sein de cette sélection de saluer des idées neuves de cinéma. Et que le jury n’en a saisi aucune. Etant bien entendu qu’il ne s’agit évidemment pas d’un problème d’âge, au sens de l’état civil des réalisateurs, mais de conformisme et de fatigue artistique.

Parmi les 22 films de la compétition, on a déjà clairement revendiqué la prééminence qui aurait dû être accordée à deux grands films signés de deux grands auteurs modernes, Leos Carax pour Holy Motors et David Cronenberg pour Cosmopolis. Pour Carax, les jurés avaient en outre l’opportunité de rendre sa place légitime à un grand artiste après plus de 10 ans de bannissement. Et même si la beauté du film parle pour elle-même, c’est une véritable occasion manquée, un total manque de panache. Mais outre ces deux-là…

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Salut The Artist

 

© Warner Bros / Wild Bunch 

Joyeuse et gonflée, cette idée de raconter sans paroles le triomphe du  cinéma parlant. Avec comme ambition à peine cachée de rappeler à une (ou deux, ou trois) génération(s) que le cinéma peut être fort plaisant, même autrement qu’aux standards du grand spectacle d’aujourd’hui. Puisqu’à n’en pas douter ce film est conçu pour un très large public, ce dont il y a tout lieu de se réjouir.

La première heure de The Artist, sur le mode Rise and Fall, chute de la star du muet campée par Jean Dujardin et ascension de l’actrice devenue vedette du parlant impeccablement incarnée par Bérénice Béjo en décalquant les archétypes à jamais gravés dans le celluloïd par Chantons sous la pluie, est une réussite à peu près parfaite: drôle, vive, gracieuse, inventive. Hollywood plus vrai, donc plus faux que nature, chauffeur de maître en direct hommage du majordome Max von Stroheim de Sunset Bvd, plus un clébard clown qui vaut le petit singe du Cameraman.

On sait ce qui va arriver? Précisément! Sans une fausse note, scénario, réalisation, interprétation, costumes, lumières jouent avec ce savoir, en font non la limite mais la planche d’appel d’une histoire, une bonne histoire bien racontée, heureusement filmée.

Avec les OSS117, Hazanavicius et Dujardin avaient montré leurs talents pour recycler sur un mode ironique les codes d’un genre désuet. Ce qu’ils font ici, avec une énorme affection pour les modèles dont ils s’inspirent sans manquer d’en rire de bon cœur, est d’une autre trempe.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.

Dans The Artist, qui n’est pas principalement sur le mode ironique, cette insistance, cette manière d’enfoncer le clou (les étapes de la déchéance du héros, les stigmates de son orgueil et de son incapacité à prendre la main tendue) fabriquent à nouveau un autre rapport au film, creusent une sorte de gouffre.

© Warner Bros / Wild Bunch
Jean Dujardin et Bérénice Béjo
© Warner Bros / Wild Bunch

 

On ne croit pas une seconde que cette insistance soit une maladresse involontaire. Sa manière d’investir excessivement dans chaque scène pour elle-même, comme si elle pouvait se suffire absolument alors qu’au bout d’un moment ces scènes travaillent contre l’élan du film souligne ce qu’il y a de délirant dans le fétichisme à l’égard de ce cinéma daté, de cet univers mythifié. Et sans doute, aussi, y a-t-il le désir que tout ça ne file pas comme sur des roulettes, du début à la fin.

Hazanavicius et Dujardin (on n’a pas envie de les dissocier tant, avec leurs trois films, se devine une connivence qui fait littéralement ce qu’on voit sur l’écran), H&D, donc, savent faire du spectacle bien huilé et efficace, et ils le prouvent. Mais ils ne veulent pas en rester là. Et si la «morale» et la chute paraissent donner raison à l’horrible et imparable diktat The Show Must Go On, c’est l’essoufflement et la fatigue des êtres de lumière qui touche soudain lors du «et bien, dansez maintenant!». Comme si l’absence de paroles avait eu pour but secret de faire entendre ce difficile filet d’air exhalé par les poumons de la star (comme si une étoile avait des poumons).

Il y a un plan, très bref, où Jean Dujardin a exactement le regard de Chaplin dans Limelight, ce grand film désespéré. Signe fugace de la noirceur nichée dans la comédie enjouée, gracieuse et sentimentale, mais qui ne dit pas encore tout de ce film aux multiples facettes. Des enjeux de la parole, et de l’incapacité de (se) parler, comme de la multiplicité des possibles rapports au réel évoqués par l’irruption ou non de tel ou tel type de son (musiques, bruits…), il aura au passage effleuré bien des aspects.

Mais bien sûr, il s’agit aussi d’un film travaillé non par la nostalgie du passé, mais par des questions bien actuelles : la capacité ou non à comprendre comment se transforme sa propre époque, y compris sur le plan des technologies – le numérique, la 3D étant grosso modo les manifestations actuelles de ce que représentait le son à la fin des années 20. On a même, de 29 à 09, la symétrie des krachs. Largement de quoi donner à The Artist, à l’intérieur de l’indéniable plaisir pris à le regarder, matière à une déclaration d’amour au cinéma, mais au cinéma comme dynamique compliquée, qui ne marche pas droit. Le monde change, ça fait des dégâts, faites en autre chose. Et si vous ne savez pas le dire, dansez-le ! Bien sûr, ça ne vaut pas que pour le cinéma.

NB: Ce texte a été mis en ligne lors de la présentation du film au Festival de Cannes

 

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Chroniques Cannes 2011

Qu’est-ce qu’une sélection?

Introduction au Festival 2011

Woody d’ouverture, vertige du passé et double-fond

«Midnight in Paris», de Woody Allen, Sélection officielle, hors compétition.

La Guerre est acclamée

«La Guerre est déclarée», de Valérie Donzelli, Semaine critique.

Habemus Moretti

«Habemus Papam», de Nanni Moretti, compétion officielle

Les enfants trinquent

«Le gamin au vélo», de Jean-Pierre et Luc Dardenne, compétion officielle

Salut The Artist

«The Artist», de Michel Hazanavicius, compétition officielle

La secte Malick et le monde cinéma

Tree of Life de T. Malick (Compétition), Hors Satan de B. Dumont (Certain Regard), L’Apollonide (B.Bonello), Impardonnables (A. Téchiné)

Jour de grâce

Le Havre de Aki Kaurismaki (Compétition), Pater de Alain Cavalier (Compétition)

Biais d’actualité

” La Conquête” de X. Durringer (Hors compétition), “18 jours”, film collectif egyptien  (Hors compétition)

Une caméra libre à Téhéran

“Ceci n’est pas un film” de Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmabs (Hors compétition)

Festival expérience

“Le jour où il vient” de Hong Sang-soo, “Il étatit une fois en Anatolie” de Nuri Bilge Ceylan

Femmes de Cannes

“La Source des femmes” de Radu Mihileanu, “Les Bien-aimés” de Christophe Honoré

Baisers volés

Palmarès (triste) et bilan (joyeux)

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