Même si l’oeuvre de Spiegelman est incontournable, il y a d’autres BD pour découvrir le pays co-organisateur de l’Euro.
En organisant avec l’Ukraine l’édition 2012 du championnat d’Europe de football (avouez que c’est un nom plus claquant que “l’Euro”), la Pologne veut avant tout changer d’image. Dans l’imaginaire collectif, le pays reste vaguement associé aux barres d’immeubles gris et blème d’une période communiste peu réjouissante ou au ghetto de Varsovie et aux camps de concentration de la Seconde guerre mondiale. Une carte de visite peu reluisante et poussiéreuse, en tous cas très réductrice.
Car la Pologne présente un visage bien plus souriant, ne serait-ce que sur le terrain économique. Alors que ses voisins de la zone euro sont en plein marasme, le pays affiche une croissance soutenue et compte bien attirer toujours plus d’investisseurs. Par ailleurs, la Pologne veut s’affirmer comme une destination touristique majeure d’Europe de l’Est, à l’instar de Prague en République Tchèque. Il y a peu, le pays avait notamment misé sur une campagne d’autodérision autour du fameux plombier polonais. La compétition sportive en cours offre une vitrine à la Pologne que le pays compte bien faire fructifier. D’ailleurs, le président de l’UEFA Michel Platini vient de féliciter les deux pays hôtes pour la réussite de l’accueil proposé.
Et en BD, quelle est l’image de la Pologne? Lorsqu’on évoque le pays dans la neuvième art, la référence qui vient tout de suite à l’esprit, c’est l’incontournable Maus d’Art Spiegelman. La BD-somme sur l’Holocauste de l’auteur américain, multi-récompensée et vendue à 3 millions d’exemplaires à travers le monde, est la plus fameuse évocation de la Pologne en bande-dessinée. Maus est un travail remarquable, tant d’un point de vue historique que narratif, au point d’être (avec Watchmen et The Dark Knight Returns) une des oeuvres fondatrices du genre du roman graphique. Mais évidemment, vu son thème, ce n’est pas ce qu’on peut appeler une carte postale de rêve pour la Pologne…
Maus mal reçu en Pologne
D’ailleurs, Maus n’a pas été bien reçu dans le pays, au grand dam d’Art Spiegelman, particulièrement attentif à la traduction de l’oeuvre dans la langue de ses parents. Alors que le premier tome relié sort en 1986 et le deuxième en 1991, il faut attendre… 2001 pour voir Maus traduit et publié en Pologne. On doit la traduction à l’énergie du réalisateur Piotr Bikont, par ailleurs journaliste de la Gazeta Wyborcza, et à la maison d’édition alors naissante Post. Les éditeurs établis, eux, avaient peur de publier une oeuvre qui suscite la polémique dans leur pays. D’ailleurs, quand Maus a été traduit, une manifestation a été organisée devant les bureaux du journal de Piotr Bikont et un exemplaire de Maus a été brûlé (bel hommage aux auto-dafés hitlériens au passage).
Pourquoi une telle virulence? Principalement parce que Spiegelman a choisi de représenter les Polonais sous des traits porcins dans son oeuvre où les Juifs sont des souris et les Nazis des chats (et les Français… des grenouilles). Le reproche lui en avait été fait dès 1987 par un officiel consulaire polonais, alors que Spiegelman voulait visiter le pays pour ses recherches. Le fait est qu’en Pologne, “porc” est une insulte très violente et du coup, représenter tout un peuple sous les traits de cochons est malvenu. Ca tient aussi du fait qu’à travers cette image vexatoire, les Polonais non-Juifs se sentent renvoyés à un rôle peu glorieux durant la Seconde Guerre Mondiale. Quelque chose qui tient peut-être du mécanisme psychologique du complexe du survivant.
Il existe bien d’autres BD qui évoquent la Pologne à travers le Génocide (Dans la nuit du champ, Yossel, 19 avril 1943, La fille de Mendel ou la récente Nous n’irons pas voir Auschwitz) ou, plus globalement, le prisme de la Seconde Guerre Mondiale, alors que très peu d’albums évoquent d’autres périodes de l’Histoire du pays. Après tout, il en va de même au cinéma: généralement, la Pologne sur grand écran c’est la Pologne pendant la guerre. Est-ce pourtant la seule identité de la Pologne que celle de pays martyr?
Marzi, entre Persepolis et Aya de Yopougon
Une BD me vient particulièrement à l’esprit pour découvrir l’histoire récente polonaise: c’est Marzi, du couple que forment Marzena Sowa et Sylvain Savoia. Elle est une Polonaise venue étudier en France, lui un dessinateur de bande-dessinée qui décide d’illustrer les souvenirs d’enfance de sa compagne. Le récit est sorti en différents albums chez Dupuis avant qu’une intégrale ne voie le jour il y a trois ans. Il se présente comme une sorte de Persepolis ou d’Aya de Yopougon polonais. Du premier il y a la dimension politique, du second celle du journal intime. A travers les yeux de Marzi, on découvre la situation du pays dans les années 1980. La contestation menée par Solidarnosc et la répression du général Jaruzelski bien-sûr, mais aussi toute la vie très quotidienne, depuis les produits alimentaires jusqu’aux peurs enfantines de Marzi.
Marzena Sowa offre avec sa BD une vision nuancée d’une jeunesse à Stalowa Wola, une petite ville industrielle du sud-est du pays, dans la Pologne communiste. On y découvre que c’est évidemment pas la fête, mais que ce n’est pas non plus un enfer et que malgré la chape de plomb du régime, la vie continue. La présence très forte de la religion dans la société polonaise est aussi évoquée au fil des albums dont le dessin, très simple, presque enfantin, rend la bande-dessinée particulièrement accessible au plus petits; malgré un gros volume de texte.
Marzi est une ouvre d’autant plus précieuse que c’est une des rares BD polonaises (franco-polonaise en l’occurrence) à nous parvenir en France. Dans une interview au site evene.fr, Marzena Sowa explique toutefois que la bande-dessinée est nettement moins développée dans son pays d’origine que chez nous: “La bande dessinée n’a pas la même place en Pologne que dans les pays francophones. Les bibliothèques, les librairies privilégient les romans ou, pour les enfants, les livres illustrés. Effectivement, avant de quitter la Pologne, je ne me suis jamais intéressée à la bande dessinée. Peut-être c’est en partie ma faute, mais je crois que c’est surtout parce que personne ne communique là-dessus. […] Lorsque j’ai connu Sylvain, je me suis intéressée de plus près à ce qu’il faisait, et donc à la bande dessinée. J’ai été franchement étonnée de l’ampleur et de toutes ces belles choses dont les bandes dessinées peuvent parler ! Dans mon esprit, le 9e art ne concernait que les univers fantastiques, les super-héros, etc. Rien pour une jeune fille”.
Vous ne le savez peut-être pas, mais vous en connaissez tout-de-même, des auteurs polonais de BD. Peut-être avez vous lu l’excellent Achtung Zelig de Gawronkiewicz et Rosenberg, édité en France par Casterman et qui se déroule… pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ou bien connaissez vous le dessinateur Kas, auteur notamment des séries Halloween Blues et Les Voyageurs. En tous cas, j’en suis sûre, vous connaissez Grzegorz Rosinski. Ce dessinateur né en 1941 à… Stalowa Wola n’est rien de moins que le dessinateur de Thorgal ou du Grand Pouvoir du Chninkel. Des séries fantastiques dont l’action se passe dans des contrées bien éloignées de la Pologne…
Laureline Karaboudjan
Illustration extraite de Marzi, de Marzena Sowa et Sylvain Savoia, DR.
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Polina, Portugal, Habibi ou encore Les Ignorants… Autant de BD qui pourraient décrocher un fauve, dans un mois, lors de la 39ème édition du festival d’Angoulême .
Le Festival d’Angoulême a dévoilé, cette semaine, sa sélection des meilleurs albums de l’année. L’un d’entre eux recevra le Fauve d’or le 29 janvier prochain, la récompense suprême du festival européen de bande-dessinée le plus connu. Comme chaque année, la liste est longue comme le bras. Normal: il y a une dizaine de prix à se répartir et il faut faire plaisir à tous les éditeurs.
Du coup, il s’avère très difficile de faire des pronostics à l’avance… Qui aurait parié un mois à l’avance, en 2011, sur Cinq mille kilomètres par seconde de Manuele Fior, publié par la petite (et excellente) maison d’édition suisse Atrabile? Si, comme pour chaque festival, il y a toujours des favoris, le propre d’un bon palmarès c’est justement de les prendre à contre-pied. Et puis, surtout, le choix final dépend en grande partie des envies d’Art Spiegelman, le président de cette année, voire, si j’étais mauvaise langue, de la quantité d’alcool ingurgitée au bar de l’hôtel Mercure où se retrouvent les festivaliers.
Si l’on regarde la sélection de plus près, on trouve évidemment de bons et de très bons albums, mais aucun ne m’apparaît comme un gagnant évident. On peut néanmoins dégager quelques opus qui seraient plus «logiques» que d’autres. Dans cette catégorie, Habibi apparaît comme un prétendant solide. Puisant à la fois dans les contes des Mille et une Nuits et dans le Coran, Craig Thompson bâtit une histoire intemporelle où l’Art, comparable à la jouissance sexuelle, transcende l’amitié, l’amour et la mort. Une BD à la fois émouvante et très intelligemment construite, ludique et profonde, qui se dévore d’une traite sous un croissant de lune. Magistral. D’un autre côté, Art Spiegelman oserait-il récompenser un compatriote? Étant l’un des rares étrangers président du jury, il pourrait être tenter de donner des gages à une BD francophone plus traditionnelle. Mais bon, tout ceci n’est que de la spéculation. Reste la qualité d’Habibi que je vous invite à dévorer, prix ou pas prix.
Juste derrière, on pense évidemment à Polina de Bastien Vivès… Mais si, vous savez, l’album qui est sur les sacs qu’on vous donne quand vous achetez une BD, car il a reçu le prix des libraires et le Grand prix de la Critique. Si le jury était mon entourage, cette BD gagnerait sûrement par sa capacité à faire l’unanimité, chez les hommes et les femmes, chez les lecteurs assidus et chez ceux qui d’ordinaire n’aiment pas les livres avec des images. D’un autre côté, le festival aime bien surprendre et cette BD n’a pas besoin de ce prix pour se vendre. De plus, Bastien Vivès est encore jeune et il a le temps pour gagner tous les prix qu’il veut. Ce qu’il fera et il le sait.
Portugal de Cyril Pedrosa pourrait également faire l’unanimité. L’auteur raconte le voyage de Simon, alter-égo de plume et de crayon et auteur en panne d’inspiration, vers ses racines portugaises. Un voyage qu’il fait aussi bien au Portugal qu’en France, en remontant le fil des souvenirs de sa famille immigrée, depuis plusieurs générations. De l’expérience personnelle on s’élève vers une réflexion plus générale sur l’identité, l’histoire familiale, les attaches et l’immigration. Le tout servi par un trait et une mise en couleur très attachants. Je serai très étonnée que Portugal n’obtienne rien à Angoulême tant c’est une des BD les plus abouties que j’ai lu cette année.
Après cette année très politique, le jury pourrait également être séduit par l’Art de Voler de Antonio Altarriba pour le scénario et de Kim pour les dessins. L’album raconte à travers la vie du père du scénariste presque un siècle d’histoire de l’Espagne. La guerre civile tient évidemment une place essentielle, centrale, et de longues pages de la bande-dessinée y sont consacrées. Ce qui frappe le plus dans l’Art de Voler, ce sont moins les glorieux faits d’armes du héros que son caractère “normal“, avec autant de défauts que n’importe qui. La partie sur la guerre d’Espagne entre ainsi en dissonance assez réussie avec toute celle qui suit la Seconde guerre mondiale, où, après avoir été combattant républicain puis résistant, le héros devient… employé d’une petite entreprise, vit la routine, l’usure des sentiments amoureux, etc. Si je n’ai pas été toujours convaincue par le dessin, ce témoignage “vrai”, un peu à la Maus (tiens, tiens), ne laisse pas insensible. Et puis c’est pas tous les jours qu’une BD espagnole est ainsi mise en avant.
Dans cette même volonté de raconter l’histoire ou l’actualité, les BDs “journalistes” sont à l’honneur cette année: entre Chroniques de Jerusalem de Guy Delisle, Reportages de Joe Sacco ou même Les Ignorants de Davodeau. Ce genre là est, pour ma plus grande joie, en expansion ces dernières années. Malheureusement, les derniers albums des deux premiers auteurs cités, s’ils sont intéressants, ne sont pas leurs meilleurs. Davodeau, oui, pourquoi pas: c’est bien mené, ça parle de vin mais aussi de BD, ça donne envie de boire autant que de lire. C’est peut-être un peu trop gentil tout de même, après réflexion. Mais c’est en tous cas le cadeau idéal pour Noël.
Ensuite, il y a aussi les auteurs reconnus par la critique: pourquoi pas un Blutch avec son Pour en Finir avec le Cinéma, Enki Bilal avec Julia & Roem, Larcenet et sa parodie de Valérian, L’armure de Jakolass ou même Aâma de Frederik Peeters (même si c’est moins bien que Lupus ou le Château de sable). Je fais de tout ce beau monde mes outsiders préférés.
Et puis, qui sait, peut-être que le jeune auteur Brecht Evens, prix de l’audace en 2011, pourrait séduire le jury cette année avec Les Amateurs et sa capacité à renouveler les codes de la narration. Pour le prix de l’audace de cette année, justement, j’imagine bien 3’’ de Marc-Antoine Mathieu. Le projet de son album tient véritablement de l’expérimentation: il s’agit de raconter un instant (de 3 secondes, donc) sur plus de 600 cases à travers un procédé vertigineux d’images mises en abîme. On s’approche de la pupille d’un personnage, on y voit une pièce avec un miroir dont on se rapproche de plus en plus pour que se dévoile un autre angle de la pièce, où se trouve un vase dont on se rapproche de plus en plus.
Pour terminer, dans les BDs que j’ai appréciées mais que je n’imagine pas remporter le Fauve d’or, n’hésitez pas à lire Coucous Bouzon d’Anouk Ricard, l’Île aux Cent Mille morts de Fabien Vehlmann et Jason, Atar Güll de Brüno et Fabien Nury, Beauté d’Hubert et Kerascoët ou Cité 14 de Pierre Gabus et Romuald Reutimann.
Bonne lecture!
Laureline Karaboudjan
Illustration: extrait d’Habibi, DR.
lire le billetAvec le procès de Douch, qui s’est achevé lundi dernier par la condamnation à 35 ans de prison de l’ancien responsable du camp S-21, le génocide cambodgien est revenu sur le devant de l’actualité. Cet épisode terrible de l’histoire du Cambodge, entre 1975 et 1979, durant lequel près de 2 millions de personnes périrent, n’est pas très bien connu en France. L’amateur de bandes-dessinées peut pourtant trouver facilement matière pour mieux réviser son Histoire. Car le génocide cambodgien, comme d’autres événements historiques similaires, à commencer par la Shoah, a suscité l’attention d’auteurs du neuvième art, déterminés à utiliser les cases et les bulles pour témoigner des événements.
L’oeuvre la plus connue sur le génocide perpétré par les Khmers Rouges est la trilogie signée par Séra, Impasse et rouge, L’eau et la terre et Lendemains de cendres. Si le premier ouvrage n’aborde pas directement le génocide, se concentrant sur la guerre civile au Cambodge, le second album y est directement dédié. A travers différents récits l’auteur tente de donner une image plurielle et donc la plus juste possible des événements. On retrouve d’ailleurs ce procédé de la mosaïque de témoignages et des histoires entremêlées dans de nombreuses bandes dessinées consacrées à des génocides. L’album a été récemment traduit en khmer et distribué au Cambodge. Comme son nom l’indique, la troisième bande dessinée parle de l’après-génocide. Toute l’œuvre de Séra est minutieusement documentée d’archives et de témoignages, un trait également commun à de nombreuses BD mémorielles du même type.
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