La BD numérique, ce chien fou

Les éditeurs de BD multiplient les modèles pour percer sur le numérique. Sans véritable succès pour le moment.

Dans une galaxie très très lointaine, vit une population bédéphile un peu étrange, un peu à l’écart du reste du monde, souvent oubliée par tous. Mais elle est persuadée qu’un jour elle déferlera sur la planète Terre, comme les forces de l’Empire sur Coruscant. Ces jeunes fous fringants, ce sont les partisans de la BD numérique. Mais si, vous savez, une BD qui se lit sur écran, de préférence celui d’une tablette ou d’un téléphone portable.

Dans ce cosmos lointain, les rois se font et se défont. Manolosanctis, jeune maison qui avait tenté d’envahir les terres classiques de l’édition papier, a dû renoncer et retourner en arrière. Son modèle était simple. Proposer à des jeunes auteurs de publier gratuitement leurs BDs en ligne et ensuite éditer les ouvrages qui rencontreraient le plus de succès critique. En un peu plus d’un an, elle a ainsi publié une trentaine d’albums, à la qualité inégale. Certains sont pas mal du tout, je pense par exemple à Super Rabbit, Le Grand Rouge ou Le Monstre. D’autres sont corrects sans plus et certains franchement nuls (mais bon, c’est le lot de toutes les maisons d’éditions).

Malheureusement les ventes ne semblent pas avoir suivi et Manolosanctis a annoncé vouloir se recentrer sur le numérique dans les prochains mois, en proposant une solution d’auto-édition aux auteurs. Plus globalement, si les blogs ont toujours de beaux jours devant eux, la BD numérique en tant que modèle économique peine encore à se développer.

Le seul succès récent en France est celui de la BDnovela Les Autres Gens, scénarisée par Thomas Cadène et dessinée par une foultitude d’auteurs. Le principe est là aussi simple: soit vous vous abonnez pour suivre les épisodes chaque jour en ligne, soit vous achetez les gros pavés qui sortent en librairie à intervalles réguliers. Comme pour une novela traditionnelle, c’est assez addictif bien qu’un peu long. Je dois avouer que j’ai un peu lâché dernièrement (et puis je trouve qu’au final ça revient un peu cher pour la qualité globale, j’ai un peu le même problème avec certaines séries de manga ou de comics à rallonge)…

L’édition participative, défaite des éditeurs

Dans ce paysage, les poids-lourds Dargaud, Dupuis et le Lombard ont décidé de jouer sur le modèle très prisé du participatif. Depuis le 17 octobre, ils ont lancé My Major Company BD, selon un principe popularisé par l’industrie musicale (et qui a fait émerger le chanteur Grégoire) ou que Marc Dorcel a adapté au porno. Avec My Major Company BD, les Internautes peuvent acheter des parts dans des sujets pré-sélectionnés et en échange ils bénéficient d’avantages exclusifs comme des rencontres avec l’auteur, les planches en avant-première etc. Le projet veut ainsi «faire découvrir les jeunes talents de la bande dessinée aux Internautes et faire participer ces derniers à l’expérience d’éditeur aux côtés de trois maisons d’édition historiques (Dargaud, Dupuis et Le Lombard)».

Il y a peu de chances que les trois éditeurs perdent leur pari. Moins parce que leur assise financière est plus importante qu’une petite maison comme Manolosanctis que parce que le participatif est un jeu sans perte. Faire participer des lecteurs à des projets d’édition, c’est la garantie d’être rentable ou presque avant même qu’un ouvrage soit publié. C’est plus probablement cet argument économique que la volonté de “faire découvrir les jeunes talents” qui guide le projet. D’autant que c’est un aveu de faiblesse terrible, voire un renoncement complet du métier d’éditeur, qui avant tout celui de faire des choix, “d’avoir du nez” et de dénicher des auteurs.

Autre offensive sur le numérique: l’association de 19 éditeurs de bande-dessinées depuis l’année dernière pour proposer le site Izneo, qui permet de louer en durée déterminée ou indéterminée, des versions numériques des dernières BDs sorties. Bon, pourquoi pas. Je ne connais personne dans mon entourage qui utilise ce genre de site mais si vous en êtes devenu habitué, n’hésitez pas vous signaler dans les commentaires. La société AveComics propose un peu le même genre de services. Dans une interview récente au blog Le Comptoir de la BD, sa directrice Claudia Zimmer estime que la BD numérique a du mal à décoller, car les Français «ne font pas partie des pays “Early Adopters” comme les États-Unis par exemple» mais aussi parce que les gros éditeurs ont du mal à s’y mettre.

Selon elle, «la technologie occupe une place très importante dans le marché du livre numérique. Il faut être capable de délivrer un fichier léger, rapidement téléchargeable, avec une interface ergonomique adaptée au support de lecture, sur plusieurs supports et – surtout – sur la dernière tablette sortie» et certains éditeurs ont dû mal à accepter l’arrivée de nouveaux acteurs spécialisés.

Pourtant, on l’a vu, les éditeurs multiplient les pistes, donnant le sentiment que la BD numérique est pour l’instant un chien fou qui part un peu dans tous les sens. Ce n’est donc pas l’offre qui est a priori en cause, mais la demande. Un des défi de taille des éditeurs traditionnels, c’est de venir concurrencer avec des offres payantes des blogs BD gratuits. Il existe un public qui est prêt à lire sur écran, mais existe-t-il un public prêt à payer pour lire sur écran? L’Observatoire de la BD numérique, qu’anime l’éditeur Manolosanctis, avait sorti une étude rapide assez parlante à ce sujet. Seuls 8% de sondés pensent que le smartphone est l’avenir de la BD et 71% de gens interrogés restent attachés au papier dans l’avenir. Plus intéressant: la moitié des sondés reconnaissent qu’ils téléchargeraient plus de BD sur smartphone si c’était gratuit.

Je suis peut-être une fille un peu vieux jeu, mais je crois, moi aussi, que rien ne remplacera le bon vieux papier. D’abord pour des raisons purement matérielles: l’attachement à l’objet BD, l’envie, pourquoi pas, d’avoir une dédicace d’un auteur en page de garde, le plaisir d’avoir une bibliothèque garnie chez soi, d’inviter ses amis à y piocher des albums, etc. Mais aussi parce que le papier met mieux en valeur le travail graphique du dessinateur, tout spécialement lorsqu’il travaille en nuances d’encre ou d’aquarelles. Si l’édition numérique devait se développer, je suis convaincue que la BD serait le dernier bastion à tomber.

Laureline Karaboudjan

Illustration de une: extrait de Boule et Bill par Roba, DR.

lire le billet