Les désastres sont un classique de la BD japonaise et sont intimement liés à l’histoire ancienne et récente de l’archipel.
Un tremblement de terre de magnitude 9 suivi d’un tsunami ravageur qui emporte tout sur son passage, avec en prime la peur d’une catastrophe nucléaire de grande-ampleur. Ce n’est pas un scénario de bande-dessinée mais bien la réalité que vit le Japon en ce moment, confronté au plus important séisme de son histoire récente. Pourtant, on peut parier que l’épisode cataclysmique de ces trois derniers jours sera adapté, d’une façon ou d’une autre, en manga. Et ce ne serait pas étonnant, puisque le thème de la destruction imprègne tous les pans de l’art japonais.
Dernier exemple en date: le manga Tokyo Magnitude 8, dont la publication a commencé en France il y a deux ans. L’oeuvre d’Usumaru Furuya, dont le titre prend une résonance particulière aujourd’hui, s’intéresse aux conséquences d’un puissant tremblement de terre sur la capitale japonaise. Il suit le parcours de Jin Mishima et Nanako Okano, deux camarades de classe, à travers un Tokyo en ruine. Le scénario n’est pas très original, le motif du “périple” étant un grand classique du genre post-apocalyptique (que l’on songe à Walking Dead ou La Zone, pour prendre des illustrations récentes en Bd).
Tokyo Magnitude 8 est le dernier né d’une longue lignée de mangas catastrophes. Il y a quelques années est sorti A Spirit of the Sun, qui imagine un terrible tremblement de terre, suivi d’un tsunami, qui ravage Tokyo et d’une terrible éruption du Mont Fujia qui a pour conséquence principale de couper l’île d’Honshu en deux.
Le manga X (non, ce n’est pas un hentai), dont la publication a commencé en 1992, s’attache lui à relire le mythe biblique de l’Apocalypse dans le monde moderne.Cela donne une Terre douée de conscience, éreintée par la pollution et l’activité humaine, qui décide d’envoyer des Anges pour massacrer l’humanité. L’une des premières manifestations de cette Apocalypse, ce sont évidemment des tremblements de terre, et le Japon est le point-de-départ de l’Armageddon. Une intrigue banale, voire divertissante, mais qui prend un goût amer lorsque le pays est réellement confronté à un important séisme, tel que celui de Kobé, le 17 janvier 1995. Juste après la catastrophe, l’éditeur a d’ailleurs du suspendre la publication du manga suite à de nombreuses plaintes de lecteurs. La série reprit son cours quelques mois plus tard.
Fascination pour la destruction
Les exemples de mangas-catastrophes abondent. Cela n’a rien d’étonnant, quand on connaît à quel point le thème de la colère de la nature est présent dans la culture japonaise. Pour rester dans le domaine de l’art pictural, il suffit d’en prendre l’oeuvre la plus fameuse: les trente-six vues du mont Fuji réalisées début XIXème par Hokusai. Ce monument de l’art de l’estampe est significatif de l’obsession du dessinateur Hokusai pour le volcan le plus connu du Japon, qu’il présente tantôt sous des dehors apaisés, tantôt sur une note beaucoup plus menaçante. Dans la série, deux estampes illustrent parfaitement cela. La première, la Grande Vague de Kanagawa, probablement l’oeuvre picturale japonaise la plus connue au monde, n’est autre que la vision d’un tsunami, et des hommes, ballotés par lui, qui lui sont soumis.
La seconde, L’Orage sous le Sommet, figure un contraste fascinant entre les dehors apaisés du mont Fuji, dont la tranquille tête enneigée tutoie d’innocents nuages, et son intérieur sombre, tourmenté par des éclairs de lave et prêt à craquer à tout moment.
L’ombre de la bombe
A toute cette mystique autour des catastrophes naturelles, s’est ajouté depuis la fin de la Seconde guerre mondiale un nouvel élément, humain cette fois-ci: la bombe atomique. Le Japon est pour l’instant le seul pays à avoir eu deux villes ravagées par une attaque nucléaire, il en a donc logiquement été durablement marqué. L’évocation la plus fameuse en manga est sans nul doute Gen d’Hiroshima. Son auteur, Keiji Nakazawa, avait six ans quand la bombe atomique a été lancée sur Hiroshima, et se trouvait à un kilomètre de l’épicentre. S’il a survécu, il a vu ses parents mourir brûlés vifs lors de l’explosion, des gens littéralement fondre sous ses yeux, etc. Autant de détails crus qu’il n’a pas hésité à retranscrire dans sa BD, ultra-réaliste et d’une force rare.
Le plus célèbre des monstres japonais, Godzilla, est aussi un enfant de la bombe. Enfoui sous terre, ce monstre de légende aurait été réveillé par des essais nucléaires. Son action est d’ailleurs d’une certaine manière tout a fait justifiable: il vient faire payer aux hommes leurs expérimentations, détruire la civilisation, pour ramener la planète à sa situation originelle: la pureté. Tremblements de terre, tsunami, bombe nucléaire, Godzilla est une incarnation de toutes ces catastrophes. Pour les Japonais, l’affronter et l’affronter encore est une manière d’affronter ses propres peurs, et dépasser ses traumatismes.
Les mangas, la plupart du temps, sont là pour ça. Les auteurs réfléchissent à scénariser l’instant T de la catastrophe, puis, dans un deuxième temps, la vie d’après. Dans le célèbre manga Akira, Tokyo a été ravagé dans les années 80 par une mystérieuse explosion qui provoque la Troisième guerre mondiale et l’affrontement nucléaire qui va avec.
L’action se déroule en 2019 (version japonaise) dans un Néo-Tokyo ultra-corrompu où de nombreux gangs s’affrontent. Comme je l’expliquais déjà dans l’article Les Supers héros, les nouveaux saints patrons des villes, l’idée autour d’Akira est que même après l’Apocalypse nucléaire quelqu’un peut arriver et sauver le monde. Qu’il y a toujours un espoir. Dans le cadre de ce manga, c’est Shotaro Kaneda, un chef de gang de bikers, qui va affronter les militaires. J’écrivais alors à l’époque:
“Métaphore d’un pays en reconstruction après la Seconde guerre mondiale, Kaneda est le symbole des Japonais qui doivent apprendre à se débarrasser de leurs défauts pour, d’une certaine manière, renaître.
Au contraire des américains qui aiment la plupart du temps le héros presque parfait, le gendre idéal, dans les mangas, de Sangoku à Monkey D. Luffy en passant par Ichigo Kurosaki voire Nicky Larson, le héros est toujours perclus de défauts aux premiers abords. Sarinagara, comme dit le poète Kobayashi, Cependant, ils ont tous une qualité en commun: un indéfectible sens de l’amitié. Dans une société japonaise souvent perçue comme trop individualiste, le sens du collectif est vu comme la solution pour s’en sortir.”
Depuis le début des dramatiques événements, les Japonais ont ainsi impressionné par leur capacité à ne pas paniquer et à s’organiser, pour gérer en même temps les incendies, les disparus et les accidents nucléaires des centrales. Parmi eux, les super-pompiers, qui se battent nuit et jour pour empêcher la fusion nucléaire à Fukushima, risquent de rester dans la mémoire collective. Nul doute qu’un manga retraçant leurs exploits leur sera consacré.
Laureline Karaboudjan
Illustration principale: Capture d’écran du premier épisode de l’adaptation télévisée de The Spirit Of Sun
De la culotte aperçues sous la jupe plissée d’une innocente collégienne jusqu’à l’orgie la plus perverse impliquant, à tout hasard, une pieuvre (dans la grande tradition d’Hokusai), la bande-dessinée et les films d’animation japonais regorgent de représentation sexuelles. Parce qu’elles sont très variées, ces évocations rendent parfois assez difficile de distinguer une oeuvre “friponne”, d’un manga “osé” voire complètement pornographique (que l’on désigne sous le terme d’hentai, “perversion” en japonais). Et puis, comme l’explique Agnès Giard, auteur de L’imaginaire érotique au Japon, “dans tous les cas, c’est kawai, c’est-à-dire mignon. Les Japonais rendent tout mignon, même le hardcore”. Bref, dur de faire le tri…
C’est pourtant ce que la municipalité de Tokyo s’apprête à faire dès l’an prochain. Les élus de la capitale nippone ont adopté, le 15 décembre dernier, une réglementation limitant aux plus de 18 ans les mangas et animations où sont représentées des scènes de sexe jugées trop violentes. Le texte prévoit un meilleur contrôle de la vente et la location de mangas et d’animes où figurent notamment des incestes, des viols, des actes sexuels avec des enfants ou autres scènes jugées exagérément obscènes. Et, donc, la ville de Tokyo s’est arrogée la tâche de désigner quelles oeuvres seront interdites à la vente au jeune public.
Malgré les promesses de “tenir compte de la valeur artistique”, la décision a évidemment déclenché la fureur des éditeurs. En début de mois, dix des principales maisons d’édition nippones qui s’opposent à ces restrictions ont publié un communiqué commun menaçant de ne pas participer au salon annuel Tokyo Anime Fair, la vitrine de l’animation japonaise. Les dessinateurs se joignent également à la fronde, estimant qu’il en va de leur liberté d’expression.
Changement de mentalité
Le lecteur européen ne s’en rend peut-être pas compte, mais c’est un véritable coup de tonnerre au Japon. Si elles choquent au-delà des frontières de l’archipel, les scènes pédo-pornographiques (par exemple les Lolicon) sont non seulement acceptées mais protégées par la loi au Japon. La loi japonaise écarte ainsi les mangas et l’illustration en règle générale du champ des images pédophiles dont la diffusion est prohibée.
Dans son ouvrage, Agnès Giard explique que l’érotisme pré-pubère ou tout juste adolescent est une composante majeure de la culture japonaise. Elle cite ainsi Takashi Tanaka, un scénariste de jeux vidéos érotiques : “Les jeunes adultes veulent du sexe avec du romantisme, des histoires d’amour à l’école et des héroïnes mignonnes, à l’aspect enfantin, parce que cela les rassure de voir une jeune fille fragile, inachevée. Les Japonais ont d’ailleurs toujours aimé les jeunes filles inachevées”. Et note que le goût pour les femmes “en devenir” est très ancien au Japon. “En Japonais, le verbe « devenir » occupe la place royale dévolue au verbe « être » dans notre langue” remarque Alain Rocher dans son introduction à l’autobiographie de Dame Nijo (Splendeur et misères d’une favorite), que cite Agnès Giard. Le livre en question est consacré à Nijo, favorite de l’Empereur au XIIIème siècle alors qu’elle n’avait que 13 ans. Il l’appelait Agako, “mon enfant”, en témoignage de son affection, et cela ne choquait personne: à l’époque, on pouvait épouser une fille à 14 ans selon le mode de calcul japonais (12-13 ans selon notre mode de calcul occidental).
Dans ce panorama, Agnès Giard fait de l’écolière à jupe plissée la suite logique de cette tradition pour l’érotisme pré-pubère. Elle explique d’ailleurs qu’elle est née en avril 1984 avec une série de dessins animés grand public – Crime Lemon – dont le premier épisode – Be my baby – provoque un véritable scandale. Il faut dire que l’épisode raconte l’histoire d’un jeune et beau garçon qui tombe amoureux de sa sœur, une petite fille de 11 ans… “Les scènes d’inceste, très érotiques, suscitent à l’époque de vives protestations de la part des associations de parents, explique Agnès Giard dans son livre. Mais son succès propulse l’image de l’écolière en tête des fantasmes au Japon. Vêtue d’une jupe plissée bleue marine, d’un chemisier à col marin et de soquettes blanches montants jusqu’aux genoux, elle apparaît désormais dans une énorme majorité de productions érotiques qui mettent en scène son initiation à toute la gamme des pratiques sexuelles”.
Le fait que la première collectivité locale du pays prenne ainsi position pour freiner la diffusion de ces oeuvres est significatif d’un changement des mentalités. Comme souvent, c’est un faits-divers sordide qui a servi de déclencheur. Début 2005, Kaoru Kobayashi,coupable d’avoir kidnappé, violé et tué une fillette de 7 ans, justifie ses actes lors de son procès par l’influence d’un dessin animé pornographique qu’il a vu étant lycéen. La ministre Seiko Noda, membre du PLD, le parti de droite au pouvoir déclare alors: “Je crois que l’animation pornographique, bien qu’il s’agisse de fiction, est un problème que nous ne pouvons plus ignorer”. Dès lors, la guerre aux dessins est déclarée.
Laureline Karaboudjan
Illustration : Extrait d’un manga hentai, DR.
lire le billet
Recent Comments