Polina, Portugal, Habibi ou encore Les Ignorants… Autant de BD qui pourraient décrocher un fauve, dans un mois, lors de la 39ème édition du festival d’Angoulême .
Le Festival d’Angoulême a dévoilé, cette semaine, sa sélection des meilleurs albums de l’année. L’un d’entre eux recevra le Fauve d’or le 29 janvier prochain, la récompense suprême du festival européen de bande-dessinée le plus connu. Comme chaque année, la liste est longue comme le bras. Normal: il y a une dizaine de prix à se répartir et il faut faire plaisir à tous les éditeurs.
Du coup, il s’avère très difficile de faire des pronostics à l’avance… Qui aurait parié un mois à l’avance, en 2011, sur Cinq mille kilomètres par seconde de Manuele Fior, publié par la petite (et excellente) maison d’édition suisse Atrabile? Si, comme pour chaque festival, il y a toujours des favoris, le propre d’un bon palmarès c’est justement de les prendre à contre-pied. Et puis, surtout, le choix final dépend en grande partie des envies d’Art Spiegelman, le président de cette année, voire, si j’étais mauvaise langue, de la quantité d’alcool ingurgitée au bar de l’hôtel Mercure où se retrouvent les festivaliers.
Si l’on regarde la sélection de plus près, on trouve évidemment de bons et de très bons albums, mais aucun ne m’apparaît comme un gagnant évident. On peut néanmoins dégager quelques opus qui seraient plus «logiques» que d’autres. Dans cette catégorie, Habibi apparaît comme un prétendant solide. Puisant à la fois dans les contes des Mille et une Nuits et dans le Coran, Craig Thompson bâtit une histoire intemporelle où l’Art, comparable à la jouissance sexuelle, transcende l’amitié, l’amour et la mort. Une BD à la fois émouvante et très intelligemment construite, ludique et profonde, qui se dévore d’une traite sous un croissant de lune. Magistral. D’un autre côté, Art Spiegelman oserait-il récompenser un compatriote? Étant l’un des rares étrangers président du jury, il pourrait être tenter de donner des gages à une BD francophone plus traditionnelle. Mais bon, tout ceci n’est que de la spéculation. Reste la qualité d’Habibi que je vous invite à dévorer, prix ou pas prix.
Juste derrière, on pense évidemment à Polina de Bastien Vivès… Mais si, vous savez, l’album qui est sur les sacs qu’on vous donne quand vous achetez une BD, car il a reçu le prix des libraires et le Grand prix de la Critique. Si le jury était mon entourage, cette BD gagnerait sûrement par sa capacité à faire l’unanimité, chez les hommes et les femmes, chez les lecteurs assidus et chez ceux qui d’ordinaire n’aiment pas les livres avec des images. D’un autre côté, le festival aime bien surprendre et cette BD n’a pas besoin de ce prix pour se vendre. De plus, Bastien Vivès est encore jeune et il a le temps pour gagner tous les prix qu’il veut. Ce qu’il fera et il le sait.
Portugal de Cyril Pedrosa pourrait également faire l’unanimité. L’auteur raconte le voyage de Simon, alter-égo de plume et de crayon et auteur en panne d’inspiration, vers ses racines portugaises. Un voyage qu’il fait aussi bien au Portugal qu’en France, en remontant le fil des souvenirs de sa famille immigrée, depuis plusieurs générations. De l’expérience personnelle on s’élève vers une réflexion plus générale sur l’identité, l’histoire familiale, les attaches et l’immigration. Le tout servi par un trait et une mise en couleur très attachants. Je serai très étonnée que Portugal n’obtienne rien à Angoulême tant c’est une des BD les plus abouties que j’ai lu cette année.
Après cette année très politique, le jury pourrait également être séduit par l’Art de Voler de Antonio Altarriba pour le scénario et de Kim pour les dessins. L’album raconte à travers la vie du père du scénariste presque un siècle d’histoire de l’Espagne. La guerre civile tient évidemment une place essentielle, centrale, et de longues pages de la bande-dessinée y sont consacrées. Ce qui frappe le plus dans l’Art de Voler, ce sont moins les glorieux faits d’armes du héros que son caractère “normal“, avec autant de défauts que n’importe qui. La partie sur la guerre d’Espagne entre ainsi en dissonance assez réussie avec toute celle qui suit la Seconde guerre mondiale, où, après avoir été combattant républicain puis résistant, le héros devient… employé d’une petite entreprise, vit la routine, l’usure des sentiments amoureux, etc. Si je n’ai pas été toujours convaincue par le dessin, ce témoignage “vrai”, un peu à la Maus (tiens, tiens), ne laisse pas insensible. Et puis c’est pas tous les jours qu’une BD espagnole est ainsi mise en avant.
Dans cette même volonté de raconter l’histoire ou l’actualité, les BDs “journalistes” sont à l’honneur cette année: entre Chroniques de Jerusalem de Guy Delisle, Reportages de Joe Sacco ou même Les Ignorants de Davodeau. Ce genre là est, pour ma plus grande joie, en expansion ces dernières années. Malheureusement, les derniers albums des deux premiers auteurs cités, s’ils sont intéressants, ne sont pas leurs meilleurs. Davodeau, oui, pourquoi pas: c’est bien mené, ça parle de vin mais aussi de BD, ça donne envie de boire autant que de lire. C’est peut-être un peu trop gentil tout de même, après réflexion. Mais c’est en tous cas le cadeau idéal pour Noël.
Ensuite, il y a aussi les auteurs reconnus par la critique: pourquoi pas un Blutch avec son Pour en Finir avec le Cinéma, Enki Bilal avec Julia & Roem, Larcenet et sa parodie de Valérian, L’armure de Jakolass ou même Aâma de Frederik Peeters (même si c’est moins bien que Lupus ou le Château de sable). Je fais de tout ce beau monde mes outsiders préférés.
Et puis, qui sait, peut-être que le jeune auteur Brecht Evens, prix de l’audace en 2011, pourrait séduire le jury cette année avec Les Amateurs et sa capacité à renouveler les codes de la narration. Pour le prix de l’audace de cette année, justement, j’imagine bien 3’’ de Marc-Antoine Mathieu. Le projet de son album tient véritablement de l’expérimentation: il s’agit de raconter un instant (de 3 secondes, donc) sur plus de 600 cases à travers un procédé vertigineux d’images mises en abîme. On s’approche de la pupille d’un personnage, on y voit une pièce avec un miroir dont on se rapproche de plus en plus pour que se dévoile un autre angle de la pièce, où se trouve un vase dont on se rapproche de plus en plus.
Pour terminer, dans les BDs que j’ai appréciées mais que je n’imagine pas remporter le Fauve d’or, n’hésitez pas à lire Coucous Bouzon d’Anouk Ricard, l’Île aux Cent Mille morts de Fabien Vehlmann et Jason, Atar Güll de Brüno et Fabien Nury, Beauté d’Hubert et Kerascoët ou Cité 14 de Pierre Gabus et Romuald Reutimann.
Bonne lecture!
Laureline Karaboudjan
Illustration: extrait d’Habibi, DR.
lire le billetPourquoi il ne faut pas attendre grand chose du film Lucky Luke
Autant le dire tout de suite : je n’ai pas vu le nouveau Lucky Luke et j’ai au moins une chance sur deux de me planter avec un titre pareil. Parce que Lucky Luke sera peut-être vraiment bien, parce que Jean Dujardin, parce que teasing péchu, belle affiche, tout ça, tout ça. N’empêche, si on regarde empiriquement les adaptations de bandes dessinées, a fortiori francophones, au cinéma, il y a de bonnes raisons d’avoir peur. De “Blueberry” à “Michel Vaillant” en passant par… “les Dalton”, justement, nombreux sont les films tirés de BD que l’on a bien vite oubliés. Peut-être pour mieux rouvrir les albums originaux. De fait, que la qualité soit là ou pas, la bande dessinée est depuis longtemps adaptée au cinéma. C’est le cas depuis longtemps, dès les années 1930 avec “Bécassine”, beaucoup dans les années 1960 avec par exemple “Tintin et le Mystère de la Toison d’Or” (encore un bon navet, d’ailleurs), mais depuis une décennie, le nombre d’adaptations s’est considérablement accru, qu’il s’agisse des comics américains ou des bandes dessinées européennes. Pourquoi fait-on autant de films tirés de bandes dessinées, surtout s’ils sont souvent mauvais ?
Par essence, et on ne le répètera jamais assez, la bande dessinée c’est traditionnellement de l’action, de l’aventure, des personnages hauts en couleurs et tout ce qui s’en suit. Autant d’ingrédients qu’exploite aussi le cinéma et qui permet donc des passerelles évidentes. Surtout, le cinéma et la bande dessinée sont deux arts de figuration narrative séquentielle. Leur mode de construction est très similaire et les correspondances sont nombreuses. Les deux sont circonscrits à un cadre, avec un notion de plan, de composition, de photographie (on parlera plutôt de couleur en BD, mais l’idée est la même). La proximité entre la bande dessinée est le cinéma tient d’ailleurs dans un seul objet : le storyboard. D’ailleurs on en a vu certains sortir en librairie au rayon BD. Yves Alion, rédacteur en chef du magazine “Storyboard”, dans un entretien à ActuaBD, nuançait à peine : “S’il s’approche de la bande dessinée, le storyboard ne s’y confond pas. Parce qu’il ne s’embarrasse pas de phylactères et qu’il admet une certaine discontinuité dans la narration. Et pourtant… “.
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