Jacques Martin, Tibet : une page se tourne sur la BD

Alix

Les décès de Jacques Martin et de Tibet résonnent comme le point final d’une génération essentielle pour la BD.

On a appris hier la disparition, à l’âge de 88 ans, de Jacques Martin, entre autres papa d’Alix et de Lefranc. Deux semaines plus tôt, le 3 janvier dernier, c’est Tibet qui passait la plume à gauche. Parmi ses créations, le cow-boy Chick Bill (69 albums!) et le reporter Ric Hochet (76 albums!!). Jacques Martin et Tibet, ce sont deux facettes différentes de la bande dessinée franco-belge. D’un côté, un pur représentant de la ligne claire,  doté d’un sérieux et d’un souci du détail caractéristiques. De l’autre, un stakhanoviste de la planche qui n’était pourtant pas le dernier pour rigoler. Deux auteurs qui symbolisent pourtant une même génération, celle de l’âge d’or du Journal de Tintin.

La publication a été fondée en 1946 par l’éditeur Raymond Leblanc, tirée évidemment par personnage de Tintin, et sous l’étroite surveillance artistique de son créateur, Hergé. Pourtant, le reporter à la houpette remplira finalement assez peu les pages du Journal de Tintin, puisqu’Hergé ne livrera au journal que 10 aventures en trente ans, entre la création du journal et la publication en 1975 de la dernière aventure, Tintin et les Picaros. Aussi, dans le Journal de Tintin, il n’y avait pas que Tintin. C’est dans ses pages que s’épanouiront par exemple les Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs,  ou… Alix et Chick Bill.

Aujourd’hui, il ne reste que très peu d’auteurs de l’époque encore en vie. Les décès de Tibet et Jacques Martin viennent ainsi presque conclure une longue litanie de disparitions : Hergé (1983), Jacobs (1987), Greg, le père d’Achille Talon qui fut rédacteur en chef du Journal de Tintin (1999) ou encore François Craenhals (2004). Il pourrait sembler artificiel d’évoquer en même temps Jacques Martin et Tibet, car hormis leur décès à si peu de temps d’intervalle (et leur collaboration au Journal de Tintin, donc), les deux hommes n’avaient pas grand chose en commun. Mais c’est justement par leurs deux styles différents qu’ils permettent de bien envisager ce qu’était le Journal de Tintin : une publication pour enfants, mais sérieuse.

L’appliqué et le frénétique

Ainsi, Jacques Martin apparaît comme l’incarnation parfaite du Hergé boy. Graphiquement, il partage avec lui la ligne claire, tant et si bien que Martin rentrera au Studio Hergé en 1954 et y restera jusqu’en 1972, pour aider Hergé sur Tintin. S’il achève les crayonnés d’Hergé, il n’hésite pas non plus à donner son avis sur le scénario. Jacques Martin se revendiquait ainsi comme l’auteur du fameux gag du sparadrap du capitaine Haddock. Comme Hergé, il prête aussi un grand souci au détail. L’exemple le plus clair, c’est bien sûr la précision historique qu’il a apporté à l’univers d’Alix, son héros phare. Une précision qui n’a d’ailleurs pas été sans lui causer des soucis, comme les polémiques autour de la pédophilie que j’ai déjà évoquées dans un autre billet.

De l’autre côté, Tibet est plus un franc-tireur dans le Journal de Tintin. L’auteur de Chick Bill est à contre-courant d’une tradition imposée par Hergé qui veut qu’on doive écrire ses BD lentement. Tout l’inverse de… Jacques Martin. Dans Le duel Tintin-Spirou d’Hugues Dayez (disponible en PDF), Tibet confiait ainsi : “Hergé exigeait de toute son équipe du journal “Tintin” un soi, une méticulosité exagérée… C’est comme ça que Jacques Martin a développé un souci du détail incroyable. Moi, je n’ai jamais été très emballé par ses histoires, mais je dois reconnaître que ses décors étaient tiré au cordeau“. A l’inverse, Tibet était un forcené de la bulle, l’auteur capable de pondre deux albums par an tout en conservant une bonhommie certaine : “Un jour, Greg avec sa ‘gentillesse’ coutumière, m’avait bien dit :Toi tu es un fonctionnaire de la bande dessinée!Mais c’est bien, en définitive : j’ai fait ça, peut être, comme un bon fonctionnaire, fidèle au poste, mais je ne me suis jamais ennuyé !“. A la vérité, Tibet était un peu plus dans l’esprit Spirou – plus rigolard, plus rond, plus de gauche- que dans l’esprit Tintin -plus sérieux, plus carré, plus de droite-, pour lequel il travaillera pourtant jusqu’au bout.

Et maintenant? Jacques Martin avait déjà arrêté de dessiner depuis plusieurs années. C’étaient les dessinateurs qu’il avait formés qui continuaient à faire vivre les personnages qu’il avait créés. Comme il le confiait à Hugues Dayez : “je ne veux pas qu’Alix s’arrête ! […] Ma motivation principale, ce sont les collaborateurs. Si je les investis de mes personnages pour, tant que je vis, X histoires, je trouverais assez dommageable pour eux d’être obligés d’arrêter à ma mort. C’est ce qui s’est passé avec Bob de Moor aux Studios Hergé : Bob de Moor croyait dur comme fer pouvoir continuer les aventures de Tintin, et il ne les a pas continuées ! Il n’a pas survécu longtemps à cette déconvenue, le malheureux.” Au scénario, ça sera donc Patrick Weber qui continuera de donner vie à Alix et Enak. Après tout, les personnages de BD, eux, sont immortels.

Laureline Karaboudjan

Illustration: extrait de la couverture d’Alix l’Intrépide, le premier album d’Alix.

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Pédophile, la BD ?

Alix

Certains héros de BD ont tout de l’éternel adolescent aux rapports ambigus avec les adultes, alimentant la suspicion.

Dans la Mauvaise Vie, lorsque Frédéric Mitterrand évoque ses premiers émois sexuels, il pense à la Bande Dessinée. “Les références qui viennent naturellement sous sa plume sont “Alix”- un jeune Romain de 14 ans en pagne, héros de bande dessinée – ou le Prince Eric, cet adolescent scout de la série Signe de piste, icône trouble de l’imaginaire homosexuel”, raconte l’Express. “Comme toute bonne confession autobiographique, cette Mauvaise Vie joue avec le feu”, ajoute le magazine. Je ne vois pas en quoi le fait qu’un jeune gay craque et s’identifie à un bel héros antique est “jouer avec le feu”, cela me parait plutôt naturel. Jeune, j’ai aussi craqué sur des héros et des héroïnes de bande dessinée (oui, mais on n’est pas là pour parler de ma sexualité).

Enfin, cela pose des questions intéressantes: comment aujourd’hui représenter la sexualité de la jeunesse?  Les jeunes héros de BD du siècle dernier avaient-ils tous une sexualité qu’on aurait qualifiée de “déviante” ? Au-delà de ça, car ce sont les accusations sous-jacentes dans l’article de l’Express, comment parler de pédophilie en bande dessinée?

Justement dans la série Alix, une scène avait fait polémique de l’album Le Fils de Spartacus (dont j’ai même une version en latin!). On y voit un préfet romain prendre un bain avec des jeunes enfants qui lui font des gâteries sous l’eau. “J’adore me baigner en compagnie de mes petits dauphins qui me font des taquineries sous l’eau” explicite même, hilare, le haut dignitaire en question. Pour une BD qui s’adresse à un jeune public la scène peut être considérée comme choquante. Sauf qu’elle se réfère à une pratique rare mais qui avait effectivement parfois lieu sous l’Empire Romain, aux mœurs bien différentes des autres.

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