Ce qu’Art Spiegelman dessinait avant de faire Maus

La première case de "Don't Get Around Much Anymore," une BD d'une page d'Art Spiegelman

 

Dans un livre intitulé Metamaus sorti au début du mois aux Etats-Unis et prévu pour janvier en France, le dessinateur Art Spiegelman discute avec Hillary Chute de la genèse de son chef-d’œuvre Maus, qui reste la seule BD à avoir reçu le prix Pullitzer. Voici un extrait exclusif de ces conversations, où Spiegelman parle de l’essence de la BD et décrit une planche qu’il avait réalisée au début de sa carrière et dont il est «extrêmement fier», que vous pouvez lire ci-dessous.

Vous avez insisté sur le fait que la bande dessinée en tant que format ne rime pas forcément avec un bon dessin en soi. A la place, vous parlez de ce que vous appelez «picture writing» («l’écriture d’image»).

Je dirais plutôt que les BD que j’ai le plus de mal à regarder sont celles qui sont les plus illustratives, parce que ce sont celles qui cassent la magie au lieu de la créer. Il y a un sous-genre de BD qui s’appelle fumetti, des BD-photos qui ont été très populaires au Mexique et en Italie, qui ont tendance à ne pas bien fonctionner dans la forme. Les photos ont tendance à contenir trop d’information; c’est très dur de supprimer le superflu. Le travail qui marche le mieux est celui qui déploie l’information de manière visuelle pour vous donner les signaux nécessaires mais pas beaucoup plus. J’adore le gribouillage, et je préfère les dessins faits avec verve qui expriment la personnalité du dessinateur.

La BD est un dessin qui va à l’essentiel. La BD est une forme dépouillée qui permet de schématiser un mouvement narratif. Pour moi, c’est un art de compression qui réduit les évènements narratifs à leurs instants les plus nécessaires. Si vous montrez trois fois la même case, cela représente un laps de temps important. Si vous voulez indiquer ce genre de durée au cinéma, cela prend pas mal de plans atténués pour le faire comprendre.

Pouvez-vous parler un peu plus de vos intérêts formels avant Maus?

Je m’étais intéressé au cinéma d’avant-garde des années 1960, les films non-narratifs de Ken Jacobs, Ernie Gehr et Stan Brakhage sont devenus importants pour moi. Ils m’ont amené à me poser la question: à quel moment des images juxtaposées deviennent-elles une bande dessinée? Et cela m’a amené à réaliser une page en 1973 appelée «Don’t Get Around Much Anymore» (Je ne me ballade plus beaucoup) Elle montre un homme assis dans son salon, et des détails de cette pièce. Les légendes sont des phrases plates et aliénées comme «Le réfrigérateur est vide».

C’est basé sur quelque chose que j’avais écrit quand j’étais déprimé et j’ai décidé d’utiliser ça comme scénario d’une BD même si, ou plutôt parce que, il ne se passe rien. Je voulais savoir ce qu’il se passerait quand rien ne se passe. Rien n’est synchronisé entre les mots et les illustrations, elles ne fonctionnent plus comme des illustrations mais plutôt comme des remorques visuelles qui font bouger votre œil sur la page mais en même temps qui le gardent piégé dessus. C’est sans doute la raison pour laquelle la planche s’appelle «Don’t Get Around Much Anymore», comme le morceau de Duke Ellington.

Il n’y a qu’un moment de mouvement continu sur la page: à travers la fenêtre, vos yeux ricochent entre deux cases pour voir un enfant qui fait rebondir une balle. C’est le seul échappatoire vers la vie et le mouvement physique. C’est une page durement gagnée, dont je reste extrêmement fier. Une tentative de trouver une nouvelle manière d’utiliser ces mots et ces images ensemble pour indiquer la langueur et la dépression intemporelle à laquelle je reste enclin: le sentiment que «Oh, une fois que je m’en suis débarrassé, m’y voilà encore, enfermé, et je ne serai plus jamais autre part.»

"Don't Get Around Much Anymore," une BD d'une page d'Art Spiegelman, 1973.

 

Un commentaire pour “Ce qu’Art Spiegelman dessinait avant de faire Maus”

  1. Et surtout c’est lui qui est à l’origine des Crados quoi! (mais je ne sais plus si c’était avant ou après Maus)

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