Après 20 ans d’existence, l’éditeur de BD avant-gardiste est en pleine implosion, entre AG, grève et guerre des fondateurs. La simple marche de l’Histoire ?
Si vous aimez la bande-dessinée, vous connaissez forcément l’Association. Sinon, je peux vous dire qu’il s’agit d’une maison d’édition essentielle du paysage de la BD française, éditeur entre mille autres choses de Persépolis de Marjane Satrapi ou de La Vie secrète des jeunes de Riyad Sattouf, pour citer deux des plus grands succès.
L’originalité de l’Association est d’avoir été fondée en 1990 par un collectif de jeunes auteurs qui souhaitaient produire de la BD différemment, en rupture avec les codes traditionnels. Basée sur une structure associative (d’où son nom), la maison d’édition avait pour principe une gestion collégiale et un certain avant-gardisme dans ses choix éditoriaux. Tout allait pour le mieux au départ pour cet éditeur atypique, dont les codes-barres invitent les lecteurs à chanter que “l’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste !”. Comme l’explique le responsable éditorial, Jean-Christophe Menu, dans sa thèse la bande dessinée et son double, «les principes esthétiques de L’Association se sont, dès le départ situés en antinomie absolue avec les critères dominants du “secteur”. L’idée principale était de se démarquer radicalement des caractéristiques ordinaires et réductrices de l’album standard». Mais depuis plusieurs mois, il semble que l’Association ait rencontré les limites de l’utopie.
L’éditeur traverse en effet une grave crise. Au début de l’année, ses salariés ont fait grève pendant plus d’un mois, notamment pendant le festival d’Angoulême où l’on trouvait plus de tracts que de BD sur le stand de l’Association. En cause : l’annonce de la suppression de la moitié des postes de la petite maison d’édition par Jean-Christophe Menu, son responsable éditorial. Mais les problèmes de l’Association sont bien antérieurs. Ces dernières années, la plupart des fondateurs ont pris leurs distances (où ont été écartés, selon les interprétations), laissant peu à peu Jean-Christophe Menu diriger seul la maison d’édition. Aux divergences éditoriales s’ajoutent, comme souvent dans le milieu artistique, de grosses guerres d’égo.
Dernier avatar du conflit à l’Association : une assemblée générale, tenue la semaine dernière à Paris. D’après ce que raconte Liberation.fr, l’ambiance y était plus pourrie que jamais, les différents auteurs s’invectivant parfois franchement. Après plusieurs heures de débats et de vote, les membres de l’Association ont finalement élu un nouveau bureau où figure toujours Jean-Christophe Menu en compagnie de membres historiques, comme Trondheim, Killofer ou David B., qui contestent sa légitimité. Autant dire que l’éditeur n’est pas sorti de l’affaire.
Chacun veut son Association
Alors, l’Association à l’article de la mort? Peut-être, même si on ne lui souhaite pas. Faut-il s’en désespérer? Peut-être pas. Certes, l’Association a édité beaucoup de très bons albums et a permis à une génération d’auteurs aujourd’hui reconnus (Sfar, Trondheim, etc.) de sortir du bois. Elle a contribué à bouleverser les codes, à sortir la BD française d’une certaine routine, à explorer de nouveaux champs. C’est par exemple chez l’Association qu’ont été édités les remarquables ouvrages de Guy Delisle (Pyongyang, Shenzen) qui préfigurent par exemple ce que peut-être du journalisme en BD. C’est encore l’Association qui a permis à un Trondheim ses expérimentations narratives avec Lapinot. L’Association a tout simplement prouvé qu’on pouvait faire de la BD différente, qu’on pouvait raconter d’autres histoires, dans d’autres formats.
D’ailleurs, la plus belle preuve de l’influence de l’Association est à chercher… chez les autres éditeurs. Aujourd’hui, tout le monde se doit, dans une mesure plus ou moins grande, de “faire de l’Association” dans son catalogue, souvent au sein d’une collection spécifique. Parallèlement à cela, les auteurs historiques de l’Association sont, pour la plupart, allés publier leurs oeuvres chez de gros éditeurs, entre autres parce que les contrats y sont bien plus juteux. Et bien hypocrites seraient ceux qui leur jetteraient la pierre pour ça. Certains se sont même vus confier des responsabilités, à l’instar de Joann Sfar qui dirige la collection Bayou (Aya de Yopougon, Klezmer, etc.) chez Gallimard ou Lewis Trondheim, qui s‘occupe de Shampooing chez Decourt. Des collections où l’on retrouve des œuvres qui auraient très bien pu parfois s’insérer dans la ligne éditoriale de l’Association. Dans ce contexte, pourquoi regretter l’Association, puisque le type d’oeuvres qu’elle a permis de faire éclore est maintenant publié partout?
Jean-Christophe Menu déplore lui pourtant dans sa thèse publiée en 2010 cette récupération des idées de sa maison, le fait que chaque éditeur lance son département de «roman graphique», pour bénéficier de reprise dans la presse nationale qui ne s’intéresse pas ou très peu à la BD mainstream. Au passage il égratigne certains de ses camarades, expliquant ainsi que les «cofondateurs démissionnaires ne furent pas les derniers à nourrir les faux labels indépendants pour le compte de gros éditeurs (citons donc Trondheim créant Shampooing pour Delcourt)».
Le principe des éditeurs-copieurs
Il ne faut pas oublier non plus ce bon vieux principe des éditeurs-copieurs : la ligne éditoriale d’un éditeur est souvent moins dictée par des considérations propres que pour “contrer” ou “récupérer” tel ou tel succès. Aussi, si l’Association venait à disparaître, l’engouement des autres éditeurs pour la BD qu’elle a pu promouvoir pourrait disparaître ou tout du moins s’atténuer. On aime piquer dans l’assiette du voisin, mais encore faut-il qu’il y ait une assiette pour avoir envie d’y prendre des choses.
Ce raisonnement laisse à supposer que l’Association donne encore le “la” de la BD “indépendante”. Mais rien n’est moins sûr. D’une certaine manière, non seulement les gros éditeurs commerciaux ont rattrapé l’Association, mais ils l’ont même dépassé. Car si j’ai lu récemment de très bonnes choses publiées chez Delcourt, Glénat ou Dargaud (pour en citer trois gros au hasard) ou chez Atrabile, çà et là (comme Elmer) ou Cornélius (pour en citer trois petits), j’avoue avoir peine à me rappeler d’un excellent bouquin paru récemment à l’Association, à part le toujours efficace La Vie secrète des jeunes. L’un des plus remarqués en 2010 a été Coney Island Baby de Nine Antico, sélectionné en février dernier à Angoulême. En dépit d’une critique de la presse spécialisée très favorable, j’ai été déçue par cet ouvrage, qui s’apparente comme (hélas), de nombreuses biographies en BD, à de l’illustration un peu plate de notices Wikipedia. Est-ce que l’Association est encore avant-gardiste? Je ne sais pas.
Ce qui est sûr, c’est qu’il existe d’autres petits éditeurs indépendants à côté de l’Association. Je pense par exemple à la maison d’édition suisse Atrabile, dont les 5000 kilomètres par seconde ont remporté cette année le Fauve d’Or à Angoulême et qui fait un travail remarquable. Avec relativement peu de moyens, Atrabile parvient à éditer quelques ouvrages par an qui sont presque toujours très bons, notamment ceux de Frederik Peeters. L’auteur des Pilules Bleues étant une des têtes de proue de cette petite maison.
Au final, pour la grande majorité des lecteurs, l’important est d’avoir des bonnes Bds à lire. Le circuit de production et de symboles esthétiques précédant la parution, le lecteur ne le connaît pas et il n’en a cure. Surtout, beaucoup semblent capables aujourd’hui de passer d’une bande-dessinée mainstream à des Bds plus indépendantes, ce que ne semblent pas vouloir Jean-Christophe Menu, préférant élever des barrières entre les différents publics. Dans sa thèse, il raconte ainsi sa seule expérience grand public, le fait d’avoir participé à un Donjon, oeuvre scénarisée par Trondheim et Sfar et publiée chez un gros, Delcourt. «J’ai pu constater, lors des festivals, à quel point le public d’une série comme Donjon est différent du lectorat de ce que j’ai publier par ailleurs. Le public de Donjon correspond à ce que l’on imagine de pire comme lectorat fan de Bd: jeunes garçons collectionneurs mal dans leur peau, qui dans la majorité demanderont pour la dédicace, en guise de rituel, leur personnage préféré», explique-t-il.
Aimant beaucoup la série Donjon, mais ne m’etant jamais considérée comme une jeune fille mal dans ma peau, je dois l’avouer, le mépris qui transpire à travers ses lignes m’a profondément vexé. En les lisant, je me suis dit que Jean-Christophe Menu, et à travers lui malheureusement l’Association, n’avait pas tout compris à la modernité, restant enfermé dans des années 1990 fantasmées. Dommage.
Laureline Karaboudjan
Illustrations de une et intermédiaire, extrait de la couverture et de la 4ème de la bande dessinée et son double.
Merci pour ce billet. Je ne connaissais pas les turpitudes actuelles de l’Association mais il se trouve que pas plus tard que la semaine dernière, trainant chez mon libraire, je me faisais la réflexion que je ne trouvais plus rien de bien chez cet éditeur.
Il y a encore 5 ans, j’étais certain de ressortir de mon marchand de bédé avec au moins un album de l’Association, tant les parutions étaient bouillonnantes. Aujourd’hui je ne vois plus rien qui me fasse envie.
Mon préféré restera en tout cas Pyong Yang. Une des bédés les plus drôles, humaines et innovantes de ces dix dernières années à mes yeux. Petite correction, Chroniques Birmanes est sorti chez Delcourt.
C’est triste! Comme beaucoup de monde, j’ai découvert des chefs d’oeuvres avec l’association. Les Delisle, les Guibert etc… En plus de bonnes BD, l’association m’a fait acheter de très beaux ouvrages. Mais il est vrai que ces derniers temps, des éditions comme Cornélius ou Vertige Graphic ont semble-t-il repris le flambeau…
Papier très intéressant en tout cas. Les tracts à angoulème m’avaient mis la puce à l’oreille mais je ne pensais pas que c’était à ce point le dawa. Merci Laureline!
En espérant que ça tourne bien pour eux!
Euh, je suis parfaitement d’accord avec Menu lorsque il dit que Donjon est fait pour les jeunes garçns mal dans leur peau.
Pour prendre mon cas et celui de mes amis en exemple.
Nous etions jeune, nous étions mal dans notre peau, et nous etions fans de donjons au lycée !!!
Aujourd’huis j’ai 25 ans, j’aime toujourt donjon mais malheuresment, je suis moins fan, tres curieusement depuis la prise en main du dessin par Boulet ! ( qui est tres bon, mais qui fait un dessin beaucoup trop lisse, pas assez d’irregularité, trop leché, pas assez de patte pour un donjon alors que pour chicou chicou, il etait excelent car son dessin collait a l’univers des personnages. )
Par contre, j’ai pas trop aimé Pillule bleu, pour la meme raison que je n’ai pas aimé le film Precious c’est tragique avec une vison sans distance, le choc psycologique est mis en scene, travaillé, et presenté de façons trop léché, la mise en scene de l’image tue l’histoire car elle desequilibre le lecteur dans son centre d’interet : au bout de 50 pages on regarde plus la mise en scene que l’histoire qui passe au second plan…
Bon, c’est mon avis personnel, et ce n’est pas sur que je m’exprime correctement.
Concernant le public de Donjon, vous faites parti des exceptions ok (donc inutile de vous sentir visée, ne vous donnez pas trop d’importance non plus) mais c’est être lucide de parlez ainsi du public de Donjon et c’est regarder la vérité en face. Après on peut dire que c’est mépris ou que c’est juste un avis lucide. Mes potes qui lisaient ça étaient des puceaux très mal dans leur peau et boutonneux, fou de collection et obsédés par les dédicace.
Pour ce qui est “coney island baby” à mon avis, c’est une très grande oeuvre qui est complètement à part des autres bio par ses distances avec son sujet et son atmosphère, le rythme, le découpage du scénario. Pour moi c’est vraiment qqun qui fait avancer la bédé, un peu comme chris ware.
Alors que “5000 kilomètres par seconde” et “pilules bleues” restent très consensuel à mon avis et bien lisse. “pilules bleues” j’ai trouvé que ça restait très superficiel face à un sujet pareil, on dirait qu’il n’a pas osé poser certaines questions, aller au fond de lui même. “5000 km” j’ai lu une fois mais je ne relirais pas.
Mais c’est juste mon avis.
Petite correction: “Dernier avatar du conflit à l’Association : une assemblée générale, tenue la semaine dernière à Paris. D’après ce que raconte Liberation.fr, l’ambiance y était plus pourrie que jamais, les différents auteurs s’invectivant parfois franchement. Après plusieurs heures de débats et de vote, les membres de l’Association ont finalement élu un nouveau bureau où figure toujours Jean-Christophe Menu en compagnie de membres historiques, comme Trondheim, Killofer ou David B., qui contestent sa légitimité. Autant dire que l’éditeur n’est pas sorti de l’affaire.”
Le paragraphe n’est pas correct : je ne pense pas d’apres le compte rendu que vous étiez à cette AG. Si vous vous contentez de recopier ce qui dit un autre journaliste… Moi j’y étais et l’ambiance était nettement moins pourrie que ce qu’on dit : Oui c’était pas la joie. Oui quand les candidats officiels au conseil d’administration se sont présentés ils n’ont pas été applaudis et ils ont été moqués. Mais globalement sur la centaine de personnes présentes, quatre vingt dix souhaitaient la même chose : faire perdurer l’Association. (Les dix autres personnes étant les “prete-nom” du conseil d’administration et leurs proches) Un premier pas a été fait en cette direction en choisissant d’élire les 7membres fondateurs au CA. Et grosse erreur à corriger : les membres fondateurs ne contestent pas la légitimité de Menu : ils l’ont inclus dans la liste des membres fondateurs, ils souhaitent repartir sur de bonnes bases mais AVEC LUI.
Pour avoir un compte rendu plus impartial, je vous conseille celui-ci
http://longue-vie-a-lassociation.mopi.fr/
Alors c’est vrai que ca va pas super bien à l’Association depuis quelques mois, mais je pense (après avoir vu tout le monde dialoguer, et non pas s’engueuler, à l’AG) qu’on va vers le mieux.
Et puis pour finir, c’est quoi la définition d’un excellent bouquin ? Ca me parait assez vague et personnel. Et même si moi aussi je ne suis pas fan de tout ce que propose l’Association, il me semble indispensable de la défendre en tant que symbole (elle fonctionne différemment des autres maisons d’édition, ne cherche pas le profit, et publie des choses qui lui semblent indispensables et qu’on ne trouve pas ailleurs)
“c’est être lucide de parlez ainsi du public de Donjon et c’est regarder la vérité en face”
Nan mais franchement, comment peut-on dire des choses pareilles ? Alors les lecteurs de donjons sont mal dans leur peau, ceux de tintin sont des néo-colonialistes, ceux de Spirou des homo refoulés (allez, Fantasio…) et ceux de Yoko Ono des fans de hentaï ?
Je connais tout un tas de fans de Trondheim, Sfar, de Donjon et d’autres séries “under-stream” (comprendre grand public mais pas trop), et aucun n’a de problème avec son identité, ni à ma connaissance pour ramener quelqu’un dans son lit.
Les propos de Jean-Christophe Menu transpirent la condescendance et l’aigreur : s’il a envie de se toucher la nouille dans son coin, c’est son problème.
Certains ont tendance à oublier (en BD comme en musique, cinéma, littérature) qu’on est là pour se faire plaisir, à la base. Culture, oui, alternative, ok, mais divertissante avant tout.
quand une association devient un projet personnel,
c’est le début de la fin,
cela dit la forme de l’association ou du collectif n’est pas en cause, mais c’est une formule qui a ses exigences propres et par conséquent a (ou devrait avoir) une durée de vie limitée.
en musique, des labels associatifs existé, dépassant rarement la dizaine d’années d’existence, comme le montre bien l’historienne Barbara Lebrun.
Je sais que c’est une manie des amateurs de BD d’apprécier les petites choses dans les petites cases mais restons sérieux !
Beaucoup de gens (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires) se “battent” au quotidien pour changer l’image de la BD auprès du grand public et on lit que Donjon c’est pour les ados boutonneux mal dans leur peau.
Et la bande dessinée c’est pour les enfants
Et les amateurs d’HF sont tous des gros boeufs
Et la BD américaine, y’a rien que des types en collant
Et les mangas ben y’a que des petites culottes à l’intérieur
Et Titeuf c’est vulgaire…
Non mais arrêtons avec ces poncifs à la noix. C’est condescendant et ça va dans le sens du “la BD ce n’est pas de la lecture…”
Franchement – et je n’ai qu’un point de vue totalement extérieur aux événements – en tant que lecteur, la politique de radicalisation entreprise par l’Association depuis quelques temps n’a pas produit des dizaines et des dizaines d’albums et d’auteurs incontournables… comme elle avait pu le faire auparavant. Il y a eu de belles choses mais combien sont passés ailleurs ?
Pour ma part, j’ai toujours du mal avec les extrêmes et les extrémistes et je me méfie des gens qui détiennent l’ultime vérité. La plupart du temps, ils défendent leurs propres intérêts.
Après, il est clair qu’à partir d’un certain seuil, le fonctionnement associatif a ses limites. Il est sans doute possible d’un point de vue purement artistique de réunir un “comité éditorial” comme, si je l’ai bien compris, à la grande époque. Mais structurellement, la gestion associative quand on devient une maison d’édition comme l’association est-elle encore possible ?
Finalement, peut-être que cette crise a du bon ? En espérant que l’hydre revienne avec de nouvelles têtes…
“j’avoue avoir peine à me rappeler d’un excellent bouquin paru récemment à l’Association,”
Je vous invite alors à découvrir “Jeanine” de Matthias Picard sorti cette semaine.
Du neuf.