En 2010, le cinéma

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En 2010, Apichatpong Weerasethakul a obtenu la Palme d’or pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures et c’est quand même la plus joyeuse nouvelle dont on puisse rêver.  Pour le cinéma, pour Apichatpong, pour un grand festival. En plus le film a eu une sorte de succès. Il faut marquer la date, il faudra s’en ressouvenir quand les flots malodorants de la démagogie menaceront à nouveau de tout balayer sur leur passage – presque tout le temps.

En 2010, Eric Rohmer et Claude Chabrol sont morts. On leur doit un nombre impressionnant de films magnifiques, d’autant plus admirables que les films de l’un ne ressemblaient pas du tout aux films de l’autre. Cette absence de ressemblance était ce qu’il y a eu, et ce qu’il reste de plus vif et de plus fécond dans ce qu’on appela un jour la Nouvelle Vague, dont il furent deux des principales figures. Il se trouve que, bien plus tard, j’ai eu le privilège de côtoyer l’un et l’autre, avec un bonheur de la rencontre qui ne s’est jamais démenti. Lorsque j’ai dirigé les Cahiers du cinéma, pendant 6 ans il n’y eut pas de matin où je ne me sois pas levé avec la peur d’apprendre la mort d’un de ces quelques uns si chers à mon cœur, et dont l’âge grandissant rendait plausible un décès. J’ai quitté les Cahiers avec un immense soulagement de n’avoir pas dû « enterrer » un d’entre eux. Et pourtant, le jour de la mort de Rohmer, le jour de la mort de Chabrol, je n’ai pas vraiment été triste. Le sentiment qui dominait était que ces hommes là avaient admirablement vécu, qu’ils avaient fait ce qu’ils voulaient, qu’ils s’étaient énormément amusé, qu’ils pouvaient regarder derrière eux (ce qu’ils ne faisaient guère) avec la certitude d’une œuvre considérable, fidèle à leurs engagements et à leurs enthousiasme, qui resterait. Penser à Eric Rohmer et à Claude Chabrol donne envie de les fêter, pas de les pleurer.

En 2010, on a beaucoup discuté de deux phénomènes distincts, en les mélangeant un peu à tort et à travers : le cinéma numérique et le cinéma 3D. Pour le numérique, la cause est entendue, c’est dans ce format que les films se feront et seront vus. Il ne sert à rien de vouloir l’empêcher ça, même si les grandes cinémathèques devraient continuer de conserver les films sur pellicule, et la possibilité de les projeter à partir du support sur lequel ils ont été réalisés. Mais il sert beaucoup de vouloir combattre les risques particuliers que ce changement technique, également riche d’énormes potentialités, fait courir au film, à de multiples titres. C’est vrai des normes de compression (ce n’est pas parce qu’on numérise qu’on doit appauvrir la qualité des images et des sons, comme cela se pratique actuellement) comme des modes de programmation dans les salles. Sur ce dernier point, un accord a pu être trouvé pour que les petites salles ne soient pas trop pénalisées, c’est heureux même si ça aurait dû être mieux. Côté 3D, rien de bien significatif après la percée Avatar, mais il est clair qu’une promesse de renouvellement du langage cinématographique existe de ce côté. A suivre.

En 2010 la dictature iranienne aura deux fois pris pour cible les cinéastes Jafar Panahi et Mahommad Rassoulof, emprisonnés au printemps, lourdement condamnée en décembre.

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En 2010, je suis allé au cinéma, et j’ai vu des beaux films. Beaucoup. Je ne parlerai ici que ceux qui ont été distribués sur les écrans en France. En 2010, Hollywood se sera montré en petite forme, ne nous offrant que deux films véritablement mémorables, Inception de Christopher Nolan et Social Network de David Fincher. Mais des Etats-Unis est aussi arrivé un mini-Ovni passionnant, ou plutôt de New York : Lenny and the Kids des frères Safdie, incarnation d’une production alternative qui une fois de plus semble capable de renaître de ses cendres. Côté asiatique, outre le grand Oncle fantôme et thaï, et en attendant le bouleversant Le Fossé de Wang Bing révélé à Venise, 2010 aura aussi été l’année de Outrages de Kitano et de Lola de Brillante Mendoza. Au Moyen-Orient, c’est Fix Me du Palestinien Raed Andoni qui laisse la marque la plus mémorable.

Paradoxe : de festival en festival mais aussi dans nos salles nous voyons aussi s’affirmer sans cesse davantage une vitalité latino-américaine, même si aucun auteur majeur ne s’est imposé depuis la révélation des Argentins (Martel, Alonso, Trapero…) et du Mexicain Carlos Reygadas au début de la décennie. Il faut attendre le 29 décembre pour que sorte le plus beau film latino de l’année, Octubre des Péruviens Daniel et Diego Vega. C’est un peu le contraire en Afrique, où du désert émergent les beaux mais isolés Un homme qui crie du Tchadien Mahmat Saleh Haroun, La Chine est encore loin de l’Algérien Malek Bensmai, Un transport en commun de la Sénégalaise Diana Gaye.

L’Europe, elle, ressemble à un archipel dispersé plutôt qu’à un continent. Alors qu’en Italie et en Grande Bretagne le soutien public au cinéma était rayé d’un trait de plume par les gourvernements, on a pu toutefois découvrir quelques pépites. Ainsi de deux beaux films bizarres venus d’Italie, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello et Le Quatro Volte de Michelangelo Frammartino, d’un étrange objet biélorusse, Le Dernier Voyage de Tanya d’Alksei Fedorchenko, du mémorable Policier, adjectif du Roumain Corneliu Porumbuiu, du prometteur Eastern Palys du Bulgare Kamen Kalev, et d’une splendeur portugaise signée Raoul Ruiz, Les Mystère de Lisbonne. Deux des meilleurs cinéastes de la jeune génération allemande, Angela Schanelec (Orly) et Christoph Hochlauser (Sous toi ma ville) ont confirmé leur talent, et combien celui-ci reste marginalisé. Et puis… je crois que c’est tout.

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Sauf, et c’est un peu embarrassant, côté français, où il me semble qu’il s’est cette année encore passé bien des choses passionnantes. A commencer par Carlos, le grand film de cinéma de 5h30 d’Olivier Assayas, mais aussi White Material, nouveau sommet dans l’œuvre hors norme de Claire Denis, et Des dieux et des hommes de Xavier Beauvois dont le triomphe public est, après la découverte du film, une deuxième grande joie. Mais encore les nouveaux films d’Abdellatif Kechiche (Vénus noire), de Mathieu Amalric (Tournée), de François Ozon (Le Refuge et Potiche), de Benoît Jacquot (Au fond des bois), de Christophe Honoré (Homme au bain), en attendant Isild Le Besco en fin d’année avec Bas Fonds. Sans oublier Jean-Luc Godard en bonne forme (Film socialisme), un essai de fiction singulière et plurielle (Suite parlée de Marie Vermillard), et un premier film en forme de comédie musicale déroutante et pleine de vie, La Reine des pommes de Valérie Donzelli, le beau moyen métrage de Louis Garrel Petit Tailleur, ou quatre documentaires qui sont quatre très beaux films de cinéma,  Ne change rien de Pedro Costa, Nénette de Nicolas Philibert,  Valvert de Valérie Mrejen,  Entre nos mains de Mariana Otero. C’est à dessein que je les entasse ainsi pour, au-delà des mots circonstanciés que chacun de ces films appelleraient, attirer  ici l’attention sur leur profusion. Il faut aussi souligner que si les réalisations de Godard, de Jacquot et de Kechiche en particulier ont subi un grave et injuste revers commercial, beaucoup de ces films – ceux de Beauvois et Ozon, mais aussi d’Assayas, de Claire Denis, d’Amalric – ont eu du succès, au cours de cette année qui a vu les entrées augmenter spectaculairement, mais inégalitairement.

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Pour la fin j’ai gardé le plus inclassable (y compris en terme d’appartenance territoriale), grande réponse artistique et politique aux vertiges du virtuel et du faux, de la babélisation des êtres, des mots et des sentiments, l’incroyable et troublant Copie conforme d’Abbas Kiarostami. Bonne année.

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Des hommes et des dieux, un rituel de liberté

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Une semaine après Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul, quinze jours après Poetry de Lee Chang-dong, quinze jours avant Un homme qui crie de Mahmat Saleh Haroun, voici qu’arrive un autre des si beaux films qui ont marqué le Festival de Cannes de cette année, Des hommes et des Dieux de Xavier Beauvoix. Quatre films qui figurent en bonne place dans le palmarès exceptionnellement clairvoyant qui a conclu cette édition du Festival, après ces autres grandes réussites que sont Copie conforme d’Abbas Kiarostami et Tournée de Mathieu Amalric, sortis avant la trêve estivale, tous les deux bien accueillis par le public. Il est insensé que la rumeur ait voulu que Cannes 2010 ait été un cru faible quand on voit se succéder de tels films. En fait, « cru faible » ne signifie qu’une chose : l’absence de grands films américains. Et c’est vrai qu’à l’exception d’Inception, et avec notamment la déception Shyamalan ce mois d’août, Hollywood est resté très discret au cours de cette année (mais le Festival de New York va révéler les nouveaux Fincher et Eastwood, et le Terence Malick finira bien par apparaître). Contrairement aux affirmations paresseuses, l’industrie étatsunienne reste un creuset très créatif, mais la lourdeur de ses procédures fait qu’il était prévisible qu’après la féconde année 2009 (celle d’Avatar, de Gran Torino, de Démineurs, d’Inglourious Basterds) il y ait comme un passage à vide.

Qu’est-ce qui est si beau dans Des hommes et des dieux ? Peut-être la manière dont Xavier Beauvois s’empare, par les moyens du cinéma, d’une réalité complexe et en partie obscure pour construire pas à pas une forme, forme qui offre une relation nouvelle à ce qui anime ses personnages. Obscur, le sort exact des moines de Tibhirine. Complexe, la situation au plus fort de la guerre civile entre armée algérienne et groupes armés islamiques mais aussi la relation entre ces moines trappistes et leurs voisins, villageois musulmans auxquels les lient des formes d’assistance et d’amitié. Les moyens du cinéma, ce sont d’abord regarder et écouter. Voir les lieux (la montagne, le village, le monastère, la chapelle, le potager, la salle de réunion), entendre les mots des psaumes chantés à l’unisson par les huit hommes en robe blanche et noire, sept fois par jour, leurs débats entre eux, ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas dire aux autres, villageois, militaires, clandestins islamistes. Rendre compte de leurs gestes, de leurs pratiques.

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Il y a chez Beauvois depuis toujours, disons depuis qu’il montait lui-même à bord d’un chalutier dans Nord, son premier film dont il était aussi un des principaux acteurs, une croyance intime dans les puissances du « bien montrer », trouver le bon cadre, la bonne distance, le bon rythme. Savoir monter à bord de la réalité, appareiller avec les outils de la réalisation. Alors le monde viendra à ta rencontre pourrait être la promesse. Et bien sûr il y a plus d’une affinité entre cette croyance-là et la croyance des moines, entre cette promesse-là et la promesse religieuse. Une mystique ? Si on veut, mais une mystique concrète, matérielle, qui passe par des choix et des actes quotidiens, à la fois réfléchis et profondément éprouvés – ceux des moines, ceux du cinéastes et de ses compagnons de travail. Dans Des hommes et des dieux, Beauvois ne trouve pas tout de suite comment faire, il a affaire avec le fait divers tragique, l’histoire immédiate, la sociologie et la psychologie, une masse d’informations et un amas de possibilités narratives. Peu à peu, grâce en particulier aux mots et aux gestes du rituel, il trouve comment se défaire de l’anecdote et du superficiel, il construit sa place, on comprend qu’en se focalisant sur les pratiques réelles de ses moines il en trouve le chemin.

Ce chemin, loin de mener à l’enfermement dans le huis-clos du cas de conscience de huit hommes pris entre leur engagement spirituel et un danger mortel, s’ouvre au contraire sur un espace immense et qui concerne tout le monde. Ethique et politique, cet enjeu commun que construit le film existe à son tour grâce à la qualité de regard et d’écoute sur quelque chose de particulièrement difficile à filmer : une réflexion collective, le débat démocratique qui se mène entre les moines. Beauvois le fait en refusant de recourir aux astuces de dramatisation qui sont la béquille de ce genre de situation, par exemple dans la plupart des films qui mettent en scène les jurés d’un procès. Très rare sont les fictions qui prennent au sérieux la question de la délibération, non pas selon une distribution des rôles prévues pour faire de l’effet, mais dans la sincérité et l’incertitude partagée face à une décision grave.

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La réussite de l’œuvre, au sens plein, qu’est Des hommes et des dieux, réussite de la construction d’une « forme qui pense » du fait même de l’intensité et de la qualité des émotions qu’elle suscite, tient très clairement à l’égalité et à la complémentarité des deux collectivités dont est fait le film : la collectivité qu’il montre (les personnages, pas les vrais moines) et la collectivité qui fait le film, acteurs et techniciens. Pas besoin d’aller sur le tournage pour le voir, il suffit de regarder le film pour vérifier comment les interprètes et ceux qui rendent possibles qu’ils soient filmés procèdent en parfaire symbiose avec l’esprit qui anime les moines tels que Des hommes et des dieux les montrent. Chez les uns et les autres, hommes de religion, gens de cinéma, exigence et modestie, rigueur et sens d’une puissance qui porte chacun, vers les autres et vers le haut.

Il faut redire ici que cela n’a rien à voir avec la métaphysique. Bazin, Morin, cela fait des lustres qu’on sait (mais qu’on ne veut pas entendre) que le cinéma révoque l’opposition entre immanence et transcendance, que c’est sa splendeur sans arrogance : Dreyer et Bresson sont les réalisateurs les plus matérialistes de l’histoire du cinéma. Et alors ? Alors, ces films, ces rares films, aujourd’hui celui de Beauvois, permettent une approche critique de cette puissance mystérieuse: ce qui fait bouger les êtres humains, vous, moi, les manifestants contre l’expulsion des Roms, les supporters de Laurent Blanc, les activistes fous de l’islamisme radical… Des hommes et des dieux, à partir d’un contexte très particulier, et grâce à la méticuleuse prise en compte de ce contexte en même temps qu’à la libre capacité de le mettre en scène, interroge ces forces bien réelles selon une écoute qui, jusque dans les situations les plus extrêmes, privilégie la recherche, le questionnement du vivre-ensemble. C’est sa grandeur, qui peut se mesurer à un test tout simple : voyant le film, il est immédiatement évident qu’on pourra le revoir un nombre indéfini de fois. Ce dont il est porteur ne se dénoue en aucune résolution, sa force tient à l’expérience que chacun, comme spectateur, fait et pourra refaire de chaque plan, de chaque moment. Puisque les réponses aux questions qu’invoque Des hommes et des dieux ne sont pas dans le film. Si elles sont quelque part, c’est dans la vie de chacun.

Post-scriptum : la sortie d’un film comme Des hommes et des dieux éclipse inévitablement les autres nouveautés de la semaine. Celle-ci est pourtant riche en propositions intéressantes, au premier rang desquels figure le déroutant et tonique Une Chinoise de Guo Xiao-lu, cinéaste et romancière talentueuse, très à l’écart de ce qu’on associe d’ordinaire au cinéma chinois. Mais aussi la reprise d’une passionnante rareté, Abattoir 5 de George Roy Hill (1972), ou encore le vivifiant Benda Bilili ! qui fit l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.

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Chroniques cannoises

Du 12 au 22 mai, j’ai eu le bonheur de suivre le Festival de Cannes pour slate. Voici ce qu’il en reste.

Imagev 1Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul

12/05: Il faut voir les films (A propos de quelques polémiques)

13/05: Mouillé et affamé, bien fait pour moi (La soirée d’ouverture, hélas)

thumb-5L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira

14/05: Que du bonheur! (L’Etrange Affaire Angelica de Manoel de Oliveira et Tournée de Mathieu Amalric)

15/05: L’autre sélection cannoise (Le beau travail de l’ACID)

_MG_2384 copieUn homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun

16/05: Splendeur du plan (Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun)

17/05: Maîtres asiatiques (I Wish I Knew de Jia Zhang-ke et Outrage de Takeshi Kitano)

Image 3Film socialisme de Jean-Luc Godard

18/05: Lama Godard vient nous servir à voir (Film socialisme de Jean-Luc Godard)

466866_copie-conforme-kiarostami-binocheCopie conforme d’Abbas Kiarostami

19/05: Le jour le plus beau (Copie conforme d’Abbas Kiarostami, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois)

Image  c1Carlos d’Olivier Assayas

20/05: Le débat stupide (Carlos d’Olivier Assayas)

small_484369Irish Route de Ken Loach

21/05: Bad Guys (Fair Game de Doug Liman et Irish Route de Ken Loach)

22/05: Les films qu’il faut avoir faits (Hors la loi de Rachid Bouchareb)

newslet_palmeApichatpong Weerasethakul

23/05: Le Palmarès du bonheur (La Palme pour Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul)

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