Essai de décryptage du sens des polémiques qui entourent le lancement du 63e Festival de Cannes
C’est entendu, ce Festival de Cannes s’ouvre sous le signe de multiples polémiques. C’est, d’abord, une bonne nouvelle : signe que ce qui se présente au Festival, et plus généralement que le cinéma est de nature à susciter le débat, voire la controverse. Au menu de celles-ci, des questions variées, et de natures bien différentes, mais qui finalement convergent.
Hors-la-loi de Rachid Bouchareb et le massacre de Sétif. L’affaire fabriquée de toute pièce par un député UMP chassant sur les terres de l’extrême-droite, Lionnel Luca, fait peser un véritable risque de perturbation du Festival par des manifestants nostalgiques de l’Algérie française et leurs épigones racistes, qui se trouvent en nombre dans la région. Comme toujours en pareil cas, la polémique a été lancée sans avoir vu le film. Hors les gros bras menaçants, tout ça serait ridicule et sans intérêt, à cette curiosité près : qu’il se soit trouvé un Secrétaire d’Etat, Hubert Falco, pour faire examiner un scénario (ne correspondant pas au film terminé) par un « comité d’histoire » dépendant de l’armée, et que cela donne lieu à un jugement public de condamnation. Ce procédé inquisitorial pourra au moins aider à rappeler la nature et les enjeux du travail de la fiction pour comprendre l’histoire, pour construire notre relation, nos relations au passé, au présent, aux autres.
Draquila, l’Italie qui tremble de Sabina Guzzanti et le boycott du Festival par le ministre italien de la culture, Sandro Bondi. Alors lui, il a raison de ne pas venir ! Il a raison d’être mécontent d’un film qui met en évidence ce qu’il est, un porte-flingue du gangster qui met l’Italie en coupe réglée, avec le soutien d’une grande part de sa population (faut-il rappeler que c’est la définition même du fascisme d’être populaire ?). A partir de l’utilisation du tremblement de terre de l’Aquila, le « film », qui n’a pas grand chose à voir avec le cinéma et beaucoup avec un dossier d’instruction, construit en effet un réquisitoire plus que convaincant. Mais en Italie, qui le verra là où cela devrait être vu ? C’est à dire pas dans quelques salles activistes et meetings protestataires, mais à la télévision, cette télévision entièrement sous le contrôle du gangster précité.
Soleil trompeur 2 de Nikita Mikhalkov et la pétition des plus grandes figures du cinéma russe. Mikhalkov est un proche, et un fervent soutien de Poutine, et il règne d’une poigne de fer sur le cinéma russe, s’attribuant, à lui et ses affidés, tous les subsides publics, et évinçant qui le dérange. En fait, c’est plutôt Poutine qui est anecdotique, Mikhalkov, lui, occupe fièrement la place qui fut celle de ses ancêtres, près du Tsar, près de Staline, près de Brejnev, celle d’un aristocrate toujours au plus près du pouvoir, et capable d’en tirer le maximum de profits, matériels et symboliques. La protestation de tout ce que le cinéma russe actuel compte de respectable contre le personnage est on ne peut plus légitime. Cela ne préjuge pas du film. Il faut toujours, quoiqu’il en soit, commencer par voir les films avant d’en dire quelque chose.
Carlos d’Olivier Assayas évincé de la compétition et Film Socialisme de Jean-Luc Godard attaqué pour se montrer en VOD sur le site FilmoTV deux jours avant sa sortie. Il semble qu’on ait quitté là les grands sujets de politique et d’histoire pour entrer dans la cuisine professionnelle. Pas si sûr. Derrière ces deux affaires, qui bousculent les règles établies de séparation entre le cinéma et la télévision et d’organisation de la diffusion des films sur les différents supports (salle, DVD, VOD, TV cryptée, TV en clair, etc. – ce qu’on appelé la « chronologie des médias), c’est un état de l’action publique qui est mis en lumière, et pas seulement dans le champ du cinéma, ni même de la culture.
Ce qui fait obstacle aux initiatives à propos des films d’Assayas et de Godard sont des règles qui ont été, au moment de leur mise en place, d’utiles et efficaces composants de la construction d’un rapport plus ambitieux et moins mercantile avec le cinéma. Elles sont aujourd’hui invoquées par ce que le cinéma compte de moins ambitieux et de plus mercantile pour bloquer des œuvres singulières, des œuvres auxquelles le cinéma de la norme, le cinéma du flux ne permettrait même pas d’exister. Il y a la règle, et il y a l’esprit de la règle. Toutes les règles avec le temps se dévoient, il faut en comprendre l’esprit pour les transformer, parfois en profondeur. Pourquoi Carlos n’aurait-il pas du être interdit de compétition ? Parce que c’est un grand film de cinéma, peut-être le film français le plus ambitieux de l’année, et davantage. Ici même Olivier Assayas expliquait, en termes autrement vifs, que jamais le cinéma français d’aujourd’hui ne lui aurait permis de réaliser le grand film qu’il a pu tourner sous l’égide de Canal +. Le résultat relève du cinéma. Qui dit ça ? Moi. Parce que j’ai vu le film. Comment je peux le prouver ? Je ne peux pas. C’est là toute la question. Les lois ne peuvent pas se faire à partir de la subjectivité d’un tel ou d’un autre. Pas directement. Il a fallu toute l’intelligence de grands ouvriers de l’action publique, autour de Malraux et de Lang notamment, pour fabriquer des outils juridiques au service d’une ambition esthétique. C’est difficile ! Parce qu’il faut aller à la rencontre des œuvres ! Il faut les aimer. Il faut trouver comment transmuer cet amour en règlements, qui ont l’air d’être le contraire de l’amour. Cela s’appelle faire de la politique.
Mais si on perd l’amour des films, c’est comme si on perd le sens des humains et de la vie. Alors on fait de la gestion, du quantitatif, on se tire des balles dans le pied et finalement on donne des armes aux hommes comme Berlusconi et Mikhalkov. Godard essaie de dire ça depuis 50 ans et plus, il cherche toujours à faire bouger les cadres, à interroger les points de vue et les perspectives, aussi dans l’économie de son domaine (le cinéma), aussi dans la diffusion ou la technique, aussi dans la dénomination. C’est son travail d’artiste politique. Ça, je peux le dire avant d’avoir vu son Film Socialisme, puisque Jean-Luc Godard, quand il peut, il fait son travail de cinéaste aussi entre les films.
Jean-Michel Frodon
[…] vraiment? A côté des Draquila et Hors-la-loi, c’est à peine une secousse sur le monde cannois. Mais quand même, on ne peut pas […]
Bonjour, je n’ai pas compris le message, pouvez-vous être plus clair?
“Les lois ne peuvent pas se faire à partir de la subjectivité d’un tel ou d’un autre”> Ce sont pourtant aux juges, lors de certains conflits concernant les droits d’auteurs, à qui l’on demande de définir ce qu’est une oeuvre d’art. Ils se reposent en cela sur un article du code de la propriété intellectuelle au contenu pour le moins flou…
C’est exactement la différence entre la loi et la jurisprudence.
[…] Il faut voir les films (A propos de quelques […]